Iskander
[Genève le 1er et le 2 novembre 1460 ou comment provoquer un embouteillage pendant les heures de pointe... ]
"Avance, eh, savate !"
"Eh, les préhistoriques ! Bougez-vous !"
"Quand on n'a plus de guibolles, on reste chez soi !"
"TUUUUT TUUUUUUT !" (*)
Comment en étions-nous arrivés là ... ce n'était pas vraiment une question. Nous étions les seuls à partir en lance pour le tournoi, et pour cause ...
Cela avant commencé ...
Bon, contons les choses comme il se doit.
Il était une fois, il n'y a pas si longtemps, en la belle ville de Genève, une belle boulangère, c'est ma Vero, et un jeune berger, c'est moué, qui s'apprêtaient à partir guerroyer au Tournoi du Léman, espérant y vivre une magnifique aventure, enlever des dames de haut lignage contre rançon et revenir couverts de bleus et avec toutes leurs dents, et avec les dents en or des autres.
L'évènement promettait d'être autant sportif que festif, et la préparation des paniers repas prenait presque autant de temps que le fourbissement des armes, l'astiquage des armures et le graissage du tout.
Il nous fallait une monture à chacun, digne destrier pouvant nous porter au coeur de la bataille, et nous en retirer promptement une fois ... enfin, dans toutes batailles, il fallait savoir bouger prestement, car celui qui cesse de bouger a de fortes chances de rester sur place, ce qui pouvait devenir très définitif.
Nous n'eûmes pas à chercher beaucoup ... mes ânesses étaient au courant et se portèrent naturellement volontaires. Enfin, plus exactement, me coincèrent contre la paroi de la bergerie-écurie-animalium jusqu'à ce que je les invite à participer au tournoi. Et quand une ânesse a décidé de ne pas bouger, et bien, elle devient montagne ... Elles avaient décidé entre elles qui viendrait, en l'occurrence Aglaé et Joséphine.
Jusque là, tout allait bien. Mes soeurs avaient trouvé amusant de les vêtir comme de destriers de légende, ou comment faire des merveilles avec des cuirs et des vieilles pièces d'armures récupérées des dernières croisades ... nous avions des ânesses épiscopales, un rien clinquantes.
Jusque là tout allait relativement bien, jusqu'à ce que j'entende un "Où comptes-tu aller comme ça tout seul, gamin ?"
Répondre par un "euh" éloquent ... et voir mes "professeurs" en rang d'oignon. On va dire qu'ils m'avaient pour ainsi dire "tout" appris sur ce qu'il y avait à savoir sur la chose militaire, les armées, les combats, et tout cela.
Ils étaient ... nombreux. Des oubliés, sans le sous, vétérans de mille campagnes. Ils avaient pris Byzance, avaient combattu à Dorylée, dans le défilé de Roncevaux, sur les terres maures et ibériques, avaient franchi les Carpathes, pendu Vlad, plusieurs fois, et avaient arpenté le monde avec des souliers cloutés. Ils étaient vétérans de mille cicatrices, laissés pour compte pour avoir perdu trop de petits bouts de leurs corps pour encore être acceptés dans des armées rutilantes. Et ils formaient les jeune idiots comme moi qui voulaient apprendre comment bien défendre leur cité, pour le prix d'une miche ou de quelques verres, 5 écus d'obole pour entendre leurs histoires et leurs conseils avisés, avinés ...
Ils étaient là, en rang, affublés de cuirasses et d'armures d'autres âges, vestiges d'armées prestigieuses, qui sur ses béquilles, qui avec juste un bras pour son bouclier, qui avec le heaume ne cachant plus vraiment la lumière.
Il y avait eu une "conversation" comme "Vous pouvez pas y aller comme ça", avec un éloquent "Ah bon ?" en réponse. J'avais passé rapidement plein d'arguments en revue, mais ils avaient déjà tout fait, savaient parfaitement vers quoi ils allaient, s'étaient manifestement équipés pour, ... sauf les vivres, évidemment.
J'en étais bouche bée quand le vieux "Hannibal" m'a souri.
" On vient avec toi. Que tu le veuilles ou non. Izaac a bien dit qu'on pouvait être plusieurs, pour autant qu'on était pas plus fort que les autres. Et nous sommes de pauvres indigents infirmes, alors, ça ne changera pas grand chose, pas vrai ?"
Il y eut comme une onde d'approbation.
"On t'a apporté le demi-aigle. On aurait bien voulu y ajouter une clef, pour faire genevois, mais, bon, c'est l'autre moitié d'aigle qui nous reste, puis comme on a tous des bouts en moins, cela ne changera pas grand chose."
J'avais une vision de catastrophe, de champ de bataille couvert de membres mutilés, de ... puis ces regards vaillants, ces coeurs impossibles, ces ventres creux que la misère avait gardé en vie.
J'avais dit un truc con alors.
Pas question d'aller se battre comme des malpropres. Au bain !
Il y eut comme une demi ovation, et un demi grognement. Mais ils y passèrent tous, au grand dam des lavandières qui se virent privées, pour la journée, des commodités du lavoir, sauf celles qui restèrent pour aider nos vétérans à se laver les moignons et astiquer les vieux bouts.
Puis il fallut passer le matériel en revue. Des années de troupe ont appris à ces vieux comment faire blinquer les ferrures et graisser les cuirs, et ils m'avaient appris comment regarder pour voir si c'était bien fait. Les pied survivants y passèrent aussi.
Puis il avait fallu nourrir tout ce monde. Un truc que les genevois oublient, c'est qu'une armée, ça doit aussi manger, plus ou moins régulièrement. J'avais écorché 4 moutons, et espérait en vendre la viande à un camelot pour faire des saucisses épicées pour "alimenter" les combattants lors du tournoi, et faire quelques menus bénéfices. Adieu veaux, vaches, cochons ... toutes nos réservent furent vite partagées dans les besaces, et posées sur mes ânesses pour le reste. Ils auraient du mouton en salaison, ou en fromages.
Solliciter ma Vero pour nous ouvrir sa réserve de biscuits et de pain ... et trouver du vin épicé pour faire passer le tout, et donner de l'ardeur. Les affres de la logistique.
Mais aucun d'eux ne voulut recevoir l'aumône d'une monture. Ils avaient été à la guerre à pied, et ce n'était pas maintenant qu'ils allaient changer.
La troupe se mit en route donc, en rang, adoptant le pas de la Légion, si typique et lent, qui permettait aux culs de jatte de garder rester dans le rang.
Ils avaient fière allure, un manchot portant l'aigle, et autres l'entourant, mais lente allure aussi, qu'ils maintenaient en chantant ces chansons guerrières alimentaires comme "Tiens, voilà du boudin ..." ou de l'andouillette ... ou du Vin ... puis les filles et les femmes, celle du Bédouin, et les autres, sur un tempo olympien.
Ainsi, 12 vétérans sur 4 rangs de front, plus le train d'ânesses bloquaient la chaussée de Nyon jusqu'aux portes de Genève.
Et les camelots, les suiveurs les spectateurs, bref, ... nous formions la tête d'une longue caravane bigarrée, colorée et, surtout, vociférante qui arriva à Nyon après une belle et longue journée de marche là où il ne fallait que quelques heures au mineur pour aller et revenir pour son labeur quotidien.
(*) Exemple de poésie hurlée avec un manque pitoyable d'inspiration. Dire qu'on automatisera cela dans les siècles à venir ... Je viens donc plaider ici pour la pérennisation des vers et des odes de notre Luc national et leur diffusion intense pour donner plus de couleurs à l'environnement sonore de nos routes et nos boulevards, aux heures de grande affluence.
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