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[RP] Il n'y a rien de plus triste qu'une vie sans hasard (*)

Alphonse_tabouret
(*Balzac)





• Expéditeur : Anaon de C.
• Date d'envoi : 21/01/1462 - 18:45:07
• Titre : A.
• Un mot replié, un nom de noté : Alphonse Tabouret


A vous,
Dont j'ai souvenir d'un homme"si bien élevé",

Quoique l'éducation n'est qu'affaire d'apparence et les manteaux les plus raffinés cachent parfois de bien sombre desseins... Votre Aphrodite est fort élégante au demeurant, et c'est ainsi que je viens à vous sans détour, car je gage pouvoir trouver dans votre établissement tout le réconfort qu'un monde puisse rêver. Je crois pouvoir m'assurer que vous possédez quelques rêves, qui ne sont ni de chair ni de soupir et que vous seriez prêt à vendre.

Je suis aveugle et sourde, et bien loin d'être affiliée à un quelque Guet ou Maréchaussée.
Je sais cependant faire tinter l'argent de mes poches.

Ainsi j'aimerais parler affaire.
Votre choix sera le mien et si vous venez à accepter, veuillez remettre votre réponse au jeunot qui vous a apporté ce pli, sans quoi je gage que vous ne saurez me retrouver.

Bien à vous,

A.


Le silence suivit la lecture du pli auquel il accorda une nouvelle valse, cherchant non plus l’intention mais la provenance, connaissance suggérée par quelques détails qui émergeaient çà et là au fil du tracé gracieux écorchant ses tempes d’une curiosité où se mêlaient la méfiance et la simple excitation des accidents qui vous sortent de l’ordinaire.

Sans précipitation il releva ses prunelles sur le commis qui gigotait d’un pied sur l’autre, chorégraphie nerveuse jusqu’aux doigts qu’ils crispaient au fond de ses poches dans l’espoir de se donner de la contenance, mal à l’aise de se retrouver seul dans une pièce aussi imposante que raffinée avec pour seul point de mire, le comptable prenant connaissance d’un pli confié à la faveur de la nuit et de ses secrets. Alphonse l’observa quelques instants porter sur les presses livres ouvragés une grimace de sainte crainte avant de rompre son immobilisme d’un geste pour saisir vélin et plume. Silencieux, déterminé à user de l’effet quand bon le lui semblerait, il s’abima dans une rédaction volontairement lente de sa réponse, laissant filer les minutes lors d’une relecture proprement inutile, jusqu’à plier enfin le vélin et le coincer entre ses doigts, l’agitant à la lisière de l’attention juvénile pour lui signaler qu’il pouvait venir le prendre. Sursautant, le gamin réagit promptement en avançant d’un pas vif pour saisir le pli que le chat ne lâcha pourtant pas, profitant de la surprise pour planter les griffes noires de ses yeux dans les siens.


Homme ou femme?, demanda-t-il d’une voix étonnamment douce, aux courbes presque inquiétantes dans les volutes tendres de son sourire, sachant l’information possiblement assez vague pour qu’il veuille bien la laisser filtrer
Femme répondit l’adolescent après le hoquet d’un silence inquiet en découvrant l'écu coincé à hauteur du papier, libérant de ce fait le courrier qu’il venait de recevoir, tournant les talons sans demander son reste et disparaissant du bureau comptable sans même songer à refermer la porte derrière lui.

L’invitation acceptée n’attendait plus que son hôte.





A vous,
Encre aux multiples qualités,

Vous me trouvez ravi que l’Aphrodite vous ait plu et si je pourrais déplorer de n’avoir point eu le loisir de vous y croiser à l’occasion d’une ronde, je garde la fraiche satisfaction de nous savoir réunis sur votre invitation.

Arrêtez votre choix à la Maison Basse. Pour le reste, je vous conseille la faveur de la nuit pour de plus amples retrouvailles. Votre heure sera la mienne dès le soleil couché.

Respectueusement
A.

_________________
Anaon

    Sous couvert de la nuit avait-il dit. Alors, elle était sortie, bien après que le soleil ne se soit drapé de son linceul d'ombre, bien après que Vêpres ne se soit éteinte dans ses derniers échos mourant. A la faveur d'une nuit sans lune, d'un astre couvert par une trainée de nuage. Peut-être la neige reviendra-t-elle, baiser de ses flocons le front rouillé des toits Paris. Elle ne croit pas... C'est dans ces instants que Bretagne lui manque, quand elle pose son regard sur des falaises faites de torchis et d'immondices, quand elle voit ces colombages rongés de froid et ces hourdages mal calfatés... Elle imagine les pins dressés sous leurs couronnes de neige, ou les buissons épineux enchâssés à la roches, leurs racines parasites couvertes d'un embrun gelé. Son regard tente de remplacer l'horizon de chaume par une cime immaculée... Rien n'y fait. C'est dans ces instants, que Paris perd tous ses charmes. Quand elle languit la neige de ne pas faire ployer ses épaules. L'Anaon se meurt de ne plus mourir de froid.

    Elle se retient de ne pas caler sa pipe entre ses lèvres alors qu'elle traverse un défilé de murs, auréolés çà et là de lueurs disparates, offertes par la grâce de chandelles tremblotantes, derrière quelques fenêtres mal lavées. Paris est sale avec sa bouillasse qui souille ses rues. Et ce soir, pour la mercenaire, ses petites lucioles de verre ne lui offrent aucun cachet. Le pas est leste, les bottes savent où elles vont. Un ou deux porte-falot aura croisé sa route sans qu'elle ne demande leur aide; le quartier est suffisamment éclairé pour que les yeux d'azurs puissent trouver leur chemin. Et c'est d'ailleurs sans aucun heurt et bien vite que la silhouette aux parures d'hommes se retrouve devant le lieu de son rendez-vous.

    Le visage nimbé de mèches brunes se lève sur la porte cochère et son lampion rougeâtre. Une bise s'engouffrant dans l'avenue lui fait frémir les cils. Après le Louvre, l'Aphrodite avait été de loin le deuxième plus beau bâtiment qu'il lui avait été donné de côtoyer. Ou du moins, le plus luxueux. Des colonnades jusqu'aux statues qui l'avaient laissée muette, quand elle avait posé le pied dans ce milieu qu'elle n'avait jamais souhaité approcher. La femme reste un instant figée, une main gantée lissant vaguement la longue tresse qui pend sur son épaule. Ce soir, ce n'est pourtant pas par la grande porte que la brune doit faire son entrée.

    Les azurites pivotent jusqu'à l'entrée d'une ruelle dans laquelle elle s'avance. Si le maraud avait dit vrai, la porte de la Maison Basse avait une autre entrée, enclavée dans l'étau étroit d'une éminence de bâtiments. En quelques pas, on croit déjà avoir changé de monde. L'odeur est rance, la narine tique bien qu'habituée à pire. Le regard accroche, l'autre lueur, sans couleur et sans mordant, jouant de ses reflets chétifs sur le butoir en tête sculptée. A nouveau, les bottes s'arrêtent. Ça ne peut être que là... Les prunelles se perdent sur les hauteurs des battisses. Coulent jusqu'à un point de la rue. Se tournent dans l'autre sens.

    Dans un geste réflexe, la femme réajuste ses gants. Elle connait la chanson et elle sait se jouer du jeu. Les doigts défont une lanière de son manteau d'où la main s'immiscera pour sortir le poignard qu'elle abandonnera à son portier. Cédant un peu pour préserver le beaucoup... Et faire montre d'une factice transparence. Aux femmes de velours, à celles qui se drapent de soieries et de froufrous, sans doute ne demande-t-on pas patte blanche. Mais celles de sa dégaine, on ne les laisse pas passer en leur offrant le bon dieu sans confession. Les bottes jusqu'aux genoux, les cheveux lâches. Manteau de cuir cintrant ses reins, voilant sous l'amplitude des hanches qui n'ont pourtant rien de masculines. Ce n'est pas là la tenue des femmes honnêtes. Et les mal-honnêtes on leur demande de se délester de leur fer.

    Sous couvert de la nuit avait-il dit. Le nez se pointe au ciel pour une dernière et vaine vérification. La dextre se saisit du heurtoir qui résonne contre son bois. Elle attendra qu'on lui ouvre. Elle attendra qu'on lui demande de laisser ses armes et n'offrira qu'un seul poignard. Puis on la mènera par les couloirs. Mais avant elle s'annoncera.

    Alphonse Tabouret doit la recevoir.

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    | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
--_le_portier


Une soirée, parmi tant d’autre, habillée de quelques parties de cartes en compagnie des gars de faction avec lui, voilà comment Hubert pensait que s’écoulerait son tour de garde.
Le gros du travail avait effectué en fin d’après-midi, déchargeant à la faveur d’un ciel bas mais stérile de nombreuses petites jarres scellées, estampillées de noms aussi étranges qu’exotiques sur lesquelles personne ne s’était interrogé, chacun étant rompu au silence le plus obstiné lorsqu’il s’agissait des commandes de la Maison Basse. En haut, c’était l’enchevêtrement des rires et des extases qui rythmait les heures, mais ici, dans les recoins isolés de la Maison basse, on ne se fiait qu’à son aptitude au silence. Si le professionnalisme des uns attisait cette attitude, d’autres, plus terre à terre, pensaient qu’à ne rien demander, on avait tout simplement moins à dire si d’aventure on voulait vous faire parler.

Hubert savait ce que contenaient les pots, du moins sur le papier, et si Alphonse l’en avait informé, il dut attendre, comme les autres qu’à la faveur d’une maladresse l’une d’elle tombe et se brise dans l’entrée, déversant une épaisse poudre rouge de ses flancs éventrés, pour savoir ce qu’était le Curry. Foutue, la marchandise exposée avait, quelques secondes, figé l’ensemble des hommes de main dans l’expectative d’une volée sans nom et si le comptable avait blêmi, il n’avait néanmoins dispensé qu’un chapelet de jurons dans sa langue natale au travers d’une mâchoire crispée avant de demander à ce que l’on nettoie le plus méticuleusement l’ensemble. Si Hubert savait désormais ce qu’était le curry sur papier et en personne, il savait aussi le prix payé pour chacun des pots, Alphonse ne lui cachant jamais la valeur des marchandises en transaction pour s’assurer de son intérêt, il lui fut également infiniment reconnaissant de ne pas soustraire la somme sur les soldes de fin de mois.

Ce soir donc, la maison basse embaumait des senteurs extraordinaires et parce qu’ainsi la denrée était invendable, en cuisine on avait eu l’autorisation d’user des restes. L’agneau avait joint l’épice dans une énorme marmite en fonte, dansant dans le bouillonnement d’une sauce épaisse, contaminant discrètement l’air de ses effluves moelleuses, laissant chacun sur le seuil d’une expérience olfactive inédite, transporté dans un monde insoupçonné , teintant les images de ces barbares d’ailleurs d’une saveur qui mettait l’eau à la bouche, amenant à une certitude faite d’une foi aussi spontanée que goutue : On était plus artiste que sauvage quand on possédait le savoir de tels assaisonnements

Le judas pivota le premier une fois que les coups retentirent, laissant percevoir une paire d’yeux perçants jaugeant du poids de la visite. La porte s’ouvrit sur Anaon, silhouette sur le perron de cette nuit opaque, laissant les filins discrets des odeurs s’enrouler à ses sens, lui opposant à contrejour le visage sévère d’Hubert qui la regarda longuement, des pieds à la tête, vaguement agacé d’être dérangé si près du repas quand celui-ci promettait plus qu’il n’aurait jamais espéré lui qui n’avait même pas les moyens de s’offrir du poivre une fois l’an. Dans l’ombre qui avait volé en éclat sitôt le panneau de bois laissant filtrer les bougies, le garde, l'épée visible à la hanche, s’étonna brièvement car si elle en avait la beauté, ce n’était pas le genre des femmes qui défilaient le soir en demandant après le patron.
Dans le dos de l’homme de main, ses compagnons continuaient à jouer aux cartes, la tranquillité en guise démonstration de force, sûrs d’eux jusqu’à ne pas s’inquiéter de qui venait trouver le ventre de la maison à cette heure-ci.

-Vous désirez ? fit enfin Hubert, que le patron avait enfin réussi à débarrasser du tutoiement et du rugueux du verbe, au moins lorsqu’il s’agissait de femmes.
Anaon
    *

    La réponse ne se fait pas languir. Après un claquement de judas, le bois tremble sur ses gonds pour dévoiler un interstice de lumière et l'homme l'obstruant. Les prunelles se posent sur le visage rude qui lui fait face, facetté par la lumière ocre qui n'en découpe que les contours. Une allure spartiate que la mercenaire prend soin de relever d'un mouvement des rétines. Ça change des mignons qui gardent parfois l'entrée des bordels. Ou du moins, çà rajoute à la crédibilité du cerbère. L'Anaon se laisse platement décortiquer par le regard austère comme on laisse la pluie ruisseler sur un cuir. Des éclats de voix titillent son ouïe. La mercenaire se penche lentement, pour passer outre le corps de l'homme. Des gars attroupés autour d'une table. Ah ! Le sourcil se rehausse imperceptiblement. On joue aux cartes. Comme en ces soirs de garde, ou l'Anaon bonne comme un clou perdait tous ses jours de repos au profit des collègues de maréchaussée. Par ailleurs, l'ambiance lui fait plus penser à une soirée de ronde dans une tour de guet, un attroupement de mercenaire, ou un conciliabule de malfrat, qu'au bas étage d'un des plus luxueux lupanar de Paris. C'est à se demander si elle ne s'est pas plantée.

    La femme va pour se redresser quand un effluve lui claque soudainement aux narines. Un coup de fouet qui éclaire une étincelle au fond de ses rétines. Stimuli cinglants. Le nez de limier, rompu par mille et une odeur d'avoir travaillé les simples, enivré par toutes les fragrances de France parcourue pendant des années, se voit brutalement éperonné par l'Inconnu. Un percale subtil, enrobant le fumet salé et chaud de la viande en cuisson. Les rouages se mettent en branle, secoués par le désir vital de poser un nom sur la senteur. Mais la réflexion est court-circuitée par l'Ignorance. Le gouffre de savoir ne sait pas. L'avidité est piquée au vif de ne pas se retrouver satisfaite. Le front passablement plissé, c'est vaguement perturbée que la balafrée se redresse pour accorder toute son attention au garde. Du moins, toute... Il lui faut un certain temps pour chasser de ses narines le parfum subtil, mais piquant, qui lui lèche les narines et qui vient maintenant la nouer jusqu'au creux de l'estomac.

    Les prunelles se baladent à nouveau sur les sillons du visage contrastés dans l'ombre, dans un mutisme qui doit sembler bien long au gardien. Les doigts fins se meuvent alors, et la dextre plonge à l'intérieur de son manteau, pour tirer de la hanche un poignard long et effilé qu'elle présente par la lame, garde offerte.

    _ Alphonse Tabouret a dit pouvoir me recevoir...

    Se montrer de bonne foi et anticiper, pour s'éviter le tripotage intempestif d'une fouille minutieuse. La voix est calme et profonde. Le regard tout aussi placide. Derrière elle, les ténèbres de la nuit s'amplifient lentement, mais surement. L'air immobile s'anime du passage de quelques badauds aux allures douteuses. Bien sage, elle attend, non sans laisser sa contemplation se dérober un instant au profit de l'épée qui orne la hanche masculine. Et de s'exprimer le plus naturellement du monde :

    _ Moi je n'aurais pas choisi l'épée... Trop encombrant en intérieur...

Musique : " Noth of the wall" extrait, "Game of Thrones" saison 1, composé par Ramin Djawadi
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--_le_portier



Le silence allait à Hubert, qui lui-même restait toujours peu à l’aise face aux conversations interminables que certains, peu au fait des coutumes attenantes, entretenaient sur le perron de cette porte en déclinant identité, motif, demande en tout genre… Au lieu de ça, dans le silence consenti des deux parties, le temps s’empoigna de quelques secondes dans une observation immobile jusqu’à ce que la main d’Anaon ne plonge dans le manteau sans que le garde ne bronche, les yeux résolument fixés sur l’instant précédant ce qui en surgirait. Il n’y avait pas tension dans la carcasse féminine, et même si l’on devinait dans l’assurance précautionneuse dont elle faisait la démonstration, une certaine force de frappe, le garde ne sentait pas la menace lui chatouiller les sens.
La lame présentée, il baissa les yeux dessus pour s’en saisir tandis qu’elle laissait filtrer les mots de sa bouche ourlée, sage, en attendant le bon vouloir de Cerbère qui accueillit la dernière remarque d’un sourire qui cassa l’angle de sa bouche d’une drôle de façon, souvenir d’une souplesse de la joue qu’il perdait de temps à autre en mémoire d’une guerre où il avait chargé trop tôt, ou trop tard selon qui racontait l’anecdote et à quel moment de la soirée.

Mais, vous, vous vous fiez pas qu’aux apparences, rétorqua-t-il en s’effaçant d’un pas pour la laisser entrer, jugeant de ses premiers pas sur son territoire à la façon de ces colosses attentifs, sachant pertinemment que l’offrande ne valait qu’en guise de bonne foi et que tout comme lui, quelque part sous le matelassé du tissu de la donzelle, se cachait d’autres lames qui, elles, s’embarrassaient de la pudeur de la discrétion. Refermant derrière elle quand l’ensemble des homme de mains attardait sur l’invitée quelques coups d’œil, il lui passa finalement devant, guide tout en silence, s’engageant dans un petit couloir qui en desservait deux autres et si, sur le pas du ventre, les effluves s’étaient faites sentir en corrompant l’air, ici, elles embaumaient littéralement, amenant par un réflexe involontaire l’homme de main à se pourlécher les babines en frappant sur une porte, une série asymétriques de coups pour ne l’ouvrir qu’une fois la voix du comptable lui en donnant la permission. Dans l’un des boyaux, deux soubrettes passèrent en trottinant.

Ouvrant le battant, il jaugea la silhouette du comptable penchée sur son bureau, consultant un de ses épais registres de l’année passée. Si le patron ne l’avait jamais dit, Hubert savait qu’il aimait à chaque fin de mois, lier les recettes et bénéfices des temps d’avant à ceux pendant lesquels il officiait, preuve tangible que son œuvre touchait au but et que bientôt, il se sentirait acquitté de sa dette, mais étrangement, cela n’entachait pas le respect qu’il avait pour le jeune homme. Après tout, comme tous ceux ici, lui aussi n’était que de passage.


Quelqu’un que vous pourriez recevoir,
répéta-t-il, la formule lui ayant plu et sachant qu’elle ferait sourire le patron qui releva en effet un museau amusé.
Selon qui ?, demanda le comptable qui se dérobait encore à la vue de leur hôte nocturne.
Selon vous, répondit Hubert d’un air complaisant
Fais entrer, je prends le risque de me fier à moi-même.

Baissant le regard sur la femme à côté de lui, il lui adressa un signe du menton l’invitant à rejoindre le moelleux de la pièce et le chat attablé derrière le splendide bureau de bois patiné par le temps, élève appliqué, studieux entouré de richesses discrètes mais concrètes, délayant le plaisir du luxe dans les choses les plus discrètes comme le bon gout le demandait, dont les pupilles se dilatèrent d’une surprise impossible à feindre en voyant passer la porte le sourire si particulier d’Anaon.
Anaon

    "Mais, vous, vous vous fiez pas qu'aux apparences. "

    Les lèvres expriment en frémissement infime, une amorce de sourire, dont l'attention glisse jusqu'aux prunelles, où il se trahit, dans un plissement léger de paupières. Est-il question d'arme dans ces mots ? Si c'est le cas, ce serait en effet prendre le garde pour une bleusaille que de croire en sa crédulité. Presque prise à son propre jeu. L'Anaon se ferait-elle prétentieuse à se croire maligne ? Ainsi chacun sait, et la mercenaire se surprend un instant de le voir lui offrir le passage sans pousser plus loin ses investigations. Le pied ne se fait pourtant pas prier pour pénétrer dans la pièce.

    La pénombre de la rue est abandonnée au profit de la lueur mouvante des bougies, crachant des lambeaux fuligineux qui flétrissent leur halo. La femme s'embarque derrière le cerbère, glissant un regard intrigué aux hommes rassemblés autour de la table. Les jeux de cartes l'avaient toujours, tout à la fois fasciné et ininterressé de ne rien y comprendre, bien qu'apparemment ce ne fut pas sorcier. Ces derniers temps, elle était étrangement prise d'une furieuse envie d'apprendre, pour enfin jouer convenablement. Trouver un autre palliatif à son ennui...Se coucher moins bête... et surtout pouvoir espérer gagner aux paris sans se fait pigeonnier comme un indécrottable faisan. La balafrée ne perd pas son nord, non. Et son nord à elle est aussi rutilant qu'un igloo d'écu. Forcée de décrocher son attention du jeu, la femme reporte son intérêt ailleurs.

    Le garde est suivi sans un mot. Les azurites reluquent un instant la carrure des épaules avant d'enfiler une à une les pierres de la bâtisse. Mémoriser le chemin et en comprendre l'agencement. Mais surtout, s'entêter sur autre chose... Ces narines se retrouvent littéralement envahies par l'odeur inconnue qui lui a gifler l'odorat. On la croirait suinter des murs et s'exhaler du plancher. La tête se tourne à droite et à gauche, bien décider de prendre sur le fait le coupable de cette pagaille des sens. Assurément, çà accompagne de la nourriture. Si son nez avait été incapable de le reconnaître, son estomac l'aurait fait pour lui. Peut-être quelque secret exotique, de ses contrées là-bas, par delà les mers. Il n'y a qu'eux pour vous coller au cerveau des senteurs aussi poignantes et pourtant affreusement attirantes. Et puis, la trentenaire serait vexée de ne pas reconnaître une fragrance native de son propre pays.

    Trop concentrée à s'arracher des neurones en conjecture, la mercenaire manque de s'encastrer dans son guide qui s'est soudainement arrêté devant une porte. Petit sursaut glacial. D'un pas rapide, elle se recule. Patiente, l'attention remarque l'irrégularité des coups avant d'être attirée par la course de deux caméristes, ou autres domestiques de la maisonnée.

    La porte s'ouvre. Le nez revient devant elle. Regard légèrement plissé à l'échange, elle salut son guide d'un bref signe de tête avant de s'engager dans le bureau de son hôte.

    L'office se dévoile à sa vue qui en parcoure la hauteur. Frôlant les étagères, parcourant les reliures d'une pointe d'intérêt. D'un geste pensif, elle ôte ses gants. En effet, le bureau ne se targue pas de l'ostentatoire. Il semble lui préférer l'humilité onéreuse. Ça ne miroite pas de partout comme les apparats glorieux du Louvre et l'Anaon a vécu assez longtemps pour pouvoir apprécier tous les étages de la richesse. Du plus médiocre bas-fond, au faîte le plus éclatant. Ici, elle prend le temps d'observer le raffinement, avançant de quelques pas. Un luxe subtil, qui écrase sans qu'on en connaisse la provenance, néanmoins... passablement dépourvu d'un piment dans les senteurs.

    Les prunelles accordent enfin leur attention à leur hôte. Elle avait eu bien peu le temps d'observer le Faune dans son milieu. Cependant, elle gardait de lui l'image d'un compagnon de beuverie qui, ma foy, tenait bien à la bouteille. Mais avant toute politesse, avant toute observation poussée et formule d'usage, il faut ABSOLUMENT que l'Anaon sache quelque chose.

    _ Quelle est cette senteur piquée qui embaume vos couloirs ?

    Regard sérieux. Index vaguement tendu qui désigne la porte. Qu'il apaise enfin sa frustration ! Ensuite, et seulement, elle lui accordera tout son esprit et son attention.

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Alphonse_tabouret
Des témoins de la dernière chute solitaire qu’il s’était offerte un soir de vide, de trop, un seul jusqu’à présent l’avait débusqué et avait choisi de se faire reconnaitre, mais voilà qu’à cette heure nocturne, un printemps tardif le rattrapait de nouveau, une soirée de juin où la chaleur s’était vu balayer par une pluie abondante aux lèvres endormies d’une matrone égarée, une apparition qui avait le gout de l’ivresse passée. Les prunelles s’arrondirent, mais aucun son ne profana l’image, l’inattendue, l’éphémère suspension de la logique mettant en scène devant lui Anaon, duelliste perdue à la faveur de la poudre, camarade fugace d’oublis avinés et de mots jonglés qui avait choisi les plaisirs solitaires de l’abime aux adieux pluriels.

Chat contemplant le nouvel animal sur son territoire, il ne la dérangea pas l’inspection sommaire des lieux, profitant de ce laps de temps pour se livrer à sa propre observation.
Il n’aurait été ni surpris, ni vexé que l’on trouve l’ensemble de la pièce harmonieux mais sans saveur, Alphonse n’ayant jamais eu de gout propre, éduqué pour agencer les choses selon ce qu’il était convenu de faire dans un but bien précis, et c‘était avec les réflexes d’un élève consciencieux que le bureau avait été décoré, sans le faste du bordel dont la vie bruissait parfois au-dessus de sa tête lors d’éclats de rire plus sonores que les autres, mais dans l’opulence discrète du moelleux de la fortune. Si cela n’avait tenu qu’à lui, le seul signe ostensible de richesse qui aurait décoré les quatre murs aurait été un abaque en bois d’Amboine, fleurant encore l’escale de la Perse lointaine dans ses odeurs, des pays dont il n’avait pas idée cachés dans les entrelacs de ses motifs parcheminés, posé devant l’immense fenêtre grillagée, luxe réel de cette pièce selon le félin, donnant aux yeux dans la journée, un écrin de verdure à contempler.
Et pourtant, nul abaque dans le bureau, rien qui ne soit à lui, rien qui ne sorte de cette fonction endossée un an plus tôt après une mise en bière au soleil craintif de mars, passager plus encore que les autres malgré le siège patronal.

Au croisement des regards, il ne broncha pas, attentif à ce qui suivrait ces quelques instants d’observation, partagé entre le contentement de ces retrouvailles imprévues et le murmure discret qui lui rappelait que c’était bien à la Maison Basse qu’était venu le trouver le vélin de ce rendez-vous, et si cela n’enlevait en rien le gout délicat de retrouver le visage au sourire figé d’Anaon, cela enracinait les pieds au sol des encriers et des sceaux que l‘on dépose en bas de chaque contrat. La visite n’était peut être pas que courtoise.

_ Quelle est cette senteur piquée qui embaume vos couloirs ?


Il me semble que cela possède autant de noms que de façons d’être fait, répondit-il quand l'ébauche d'un sourire léger se dessinait à son visage, nullement offensé de l’entrée en matière, choisissant de répondre sur le ton de la conversation. Le terme le plus exact serait Massala (*), répondit-il, le nez pris déjà depuis longtemps dedans et presque convaincu qu’il finirait par perdre l’odorat ou à embaumer tout Paris si l’on se décidait à ouvrir les fenêtres malgré le froid cisaillant de janvier. Un heureux hasard au sein d’un désastre, fit il en haussant les épaules, avec la fatalité des enchainés n’ayant jamais eu le loisir d’exprimer la colère pour marquer leur mécontentement, éludant la perte sèche de plusieurs centaines d’écus. La comptabilité ennuyait la terre entière.
Dois-je vous faire compter pour le repas ? demanda-t-il quand il lui indiquait l'un des fauteuils pour s'assoir



(*Le mot Curry n’apparait que plus tard dans le langage usuel avec la colonisation britannique des Indes, le Massala voulant dire mélange et le curry étant un mélange d'épices.
Merci à celle qui m’empêchera de me coucher moins bête ce soir ^^)

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Anaon

    Alphonse nourrit la curiosité laissée à la famine, rassasie la boulimie de savoir qui a toujours été une facette insoupçonnée de la mercenaire. Les sourcils se froncent, la femme affiche le visage sérieux des analphabètes qui cherchent à comprendre l'absurde d'une notion pourtant des plus simples. Massala. A coups de surin spirituel et broderie synaptique, la senteur est gravée d'un nom dans les recoins organisés de sa mémoire. Un titre comme çà ne peut pas être français. Un instant, les azurites quittent le jeune homme pour se piquer dans le vide, en proie à d'intenses réflexions qui pincent davantage la ride du lion qui a trouvé une place permanente entre les deux sourcils de la mercenaire. Et puis, dans un retournement tout naturel, le visage quitte son masque de sévérité pour l'inexpression grave qui a toujours été sienne. Mais à peine la tête se tourne-t-elle vers son hôte qu'elle se fige, laissée coite par la question du cadet.

    La bouche demeure à demi-ouverte, ne sachant pas sur quel ton prendre la demande qui lui est avancée. L'Anaon se sent soudainement affreusement gênée et presque honteuse que sa curiosité ait pu être prise pour une mendicité détournée. Ne pouvant dire si Alphonse fait preuve d'une amabilité toute honorable ou d'un reproche tout en rondeur, l'Anaon préfère reprendre aplomb, affichant un sourire d'excuse qu'elle ne sort jamais le premier soir.

    _ J'avoue l'odeur forte alléchante, mais je ne me serais pas permise de choisir cette heure dans le seul but de prétendre pouvoir gouter à vos victuailles. Ne vous dérangez pas, je ne m'immiscerai pas aussi familièrement dans votre maisonnée, toute accueillante soit-elle.

    Excuses et remerciements sous-jacent. Dans les deux cas elle ne pouvait avoir répondu que correctement sans froisser l'intention de son hôte. La balafrée prend place sur l'un des fauteuils désignés, après avoir ouvert son manteau qu'elle garde pourtant sur les épaules. Enfin, l'attention de l'Anaon se voue pleinement au jeune homme qui lui fait face.

    Oh oui, ce visage elle s'en souvient, bien qu'il eut laissé, somme toute, une trace plus nébuleuse que concrète dans son esprit. Un concept. Une essence qu'elle a frôlé du bout des sens. Un gout dans la bouche, des rimes à l'esgourde. Cette soirée qui les avait rassemblés avait été bien étrange. Étrange, car c'est comme ci, sans rien s'avouer, ils s'étaient livrés les uns aux autres, dans un silence éloquent. Liés, non par les expériences, ni par les corps, mais par une authenticité la plus pure... presque ingénue. L'oubli. Le désir de l'oubli. Une seule est même ivresse. Commune. Chacun réceptacle égoïste de la souffrance muette des autres. Entre eux, ils n'ont pas cherché à se broder de masque et pourtant ils n'ont pas cherché à se connaître. Cette nuit, ils n'étaient rien d'autre que des âmes dénudées en quête de dérive. Des égaux. Des aveux.

    Aujourd'hui, en face à face direct avec une part humaine de cette Confession, l'Anaon ne peut réprouver ce grain de malaise agaçant qui subsiste dans les rouages de son esprit. Comme si Alphonse la Savait nue, sans qu'il n'ait jamais vu ses cicatrices, sans qu'il ne connaisse ses courbes, sans qu'il n'ait goûté sa peau. Une infime sensation de vulnérabilité pourtant contrecarré par l'assurance d'être en face d'un même dénuement.

    Un bref simulacre de sourire frémit sur les lèvres, comme pour excuser sa contemplation intense, comme si Alphonse n'était pas dupe et qu'il suivait présentement le cours même de ses pensées les plus profondes.

    _ Déjà ce soir-là, je vous savais incapable d'être un homme de basse œuvre. Vous aviez les mains trop belles et trop souples pour avoir déjà saigné contre la rudesse de la terre. J'avoue, très honnêtement, ne pas avoir cherché à en savoir plus sur votre extraction, mais avec du recul, je vous aurais inventé bourgeois ou attisant-tisserand, ou bien encore, un autre de ces métiers qui demandent un minimum de raffinement. Mais de là à vous dire évoluer dans un tel décor...

    Le visage si marmoréen se fait plus ouvert, témoin d'une admiration notable. Anaon méprisait les bordels. Pourtant, elle est sincère. Le faste de l'Aphrotide est une surprise en soi, mais que cet adonis en soit le taulier...

    _ Ça a été un véritable étonnement. D'autant lorsque que j'ai cru comprendre que vous en teniez les ficelles...

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Au prix de la portion, vous auriez tort de vous priver, rétorqua-t-il dans un sourire où la nervosité de l’argent gaspillé se délayait à l’absurdité du repas que tous allaient déguster ce soir, ignorants pour la plus part qu’ils mettraient en bouche l’équivalent de leurs soldes réunies, s’étant déjà préparé, stoïque, statue que rien ne savait écorner lorsqu’il avait eu le loisir de concevoir son rôle, à pallier aux remarques les plus vulgaires (*) quand ce serait le mets d’un prince qu’ils sauceraient en le comparant au bœuf bourguignon du mois dernier.
Nous verrons bien à l’heure du repas si vous êtes toujours là et si vous me laisserez seul juge de la saveur du Massala, éluda-t-il d’un haussement d’épaules léger remettant à plus tard le choix auquel s’était opposé son hôte, laissant toujours à portée de ces autres dont la ligne luisait à son horizon, l’entrebâillement du possible quand bien même la raison s’en était mêlée. Pas de portes closes dans le royaume du chat, mais des couloirs vides, parfois étriqués, parfois gelés, toujours labyrinthiques, soumis à l’œil curieux du félin dont l’infinie patience voyait tour à tour s’approcher et s’éloigner chacun des participants, retranché, faussaire, dans un trompe l’œil qu’il jugeait salvateur.

Assise en face de lui, les souvenirs embrumèrent sa contemplation du visage d’Anaon, lambeaux de rires, volutes avinées, spectres d’une soirée dont seuls trois visages avaient su garder les traits estompés des souvenirs inopinés et il ne rompit pas le silence qui se posait, retrouvant derrière le sourire figé l’amertume discrète des réelles motivations qui l’avaient poussé à arpenter les trottoirs parisiens, à se mêler à n’importe quel groupe assez bruyant pourvu qu’on le laisse se joindre à la fête en échange de quelques verres, à délaisser un temps, le plomb fixé jusqu’à sa moelle, le mors qui lui cisaillait le museau… Un soir jeté en pâture en guise d’os à ronger à quatre animaux ayant la même fringale, se reconnaissant sans mot dire sous la peau des costumes, pudiques ou finalement peut être tous simplement artistes ayant choisi de pousser la représentation au plus loin malgré cette réalité qui grisait la fin de nuit d’une aube pluvieuse. Qu’importait au fond, chacun s’était fait les dents et personne n’avait oublié son texte, on avait juste veillé à ne laisser rien de trop vrai percer le cocon de cette nuit de parenthèses jusqu’à ce que le rideau tombe.

_ Déjà ce soir-là, je vous savais incapable d'être un homme de basse œuvre. Vous aviez les mains trop belles et trop souples pour avoir déjà saigné contre la rudesse de la terre
Un élan lui traversa l’échine pour fourmiller à ses mains, comme mû par un courant invisible le chatouillant précisément à cet instant ci, mais il les laissa pourtant aussi inertes que la seconde précédente, volontairement délassées, à leur place, ignorant avec une superbe féline, l’insupportable torture qui prenait toujours celui qui choisisait l’immobilité à l’envie spontanée de bouger. Outils indispensables, entretenues avec une hygiène qui était devenue une part de lui-même au fil du temps, épargnées par les taches les plus ingrates pour officier dans l’avilissement le plus gracieux, les mains d’Alphonse avaient toujours fasciné sa mère qui aurait souhaité en faire un musicien, s’il avait eu le moindre talent, et si elle avait eu le moindre poids au sein des décisions maritales.
J'avoue, très honnêtement, ne pas avoir cherché à en savoir plus sur votre extraction, mais avec du recul, je vous aurais inventé bourgeois ou artisan tisserand, ou bien encore, un autre de ces métiers qui demandent un minimum de raffinement
Elle n’était pas finalement si loin de la vérité car c’était bien le hasard qui l’avait assis à ce bureau quand bien même il en avait scellé les fers de son plein gré, troquant sa liberté contre une dette de cœur, insatiable esclave dont le joug finissait enfin par s’alléger. Destiné à la parfumerie de luxe, il avait échoué dans un ventre d’arômes tous aussi capiteux et se retrouvait, héritier de ses bourreaux avant toute chose, à servir la courbe de ce sourire forgé par le travail, chiffrant, comptant, mesurant, l’ampleur de chacun des contrats passant devant ses yeux. Ici, ou ailleurs, au final, pour l’heure, il aurait pu avoir dix-sept ans…
Mais de là à vous dire évoluer dans un tel décor...
Ça a été un véritable étonnement. D'autant lorsque que j'ai cru comprendre que vous en teniez les ficelles...

Un sourire anima les lèvres de son hôte, sans qu’il sache en déceler la véritable signification trompé par l’étirement visible qui l’effilait dans une démesure étrangement esthétique, prudent vis-à-vis d’une qui savait déjà beaucoup. Si la réputation de l’Aphrodite grandissait aux yeux de tous, la sienne en revanche n’avait pris de l’ampleur qu’aux oreilles les plus aguerries de Paris, et l’information fut assez significative pour dessiner autour d’Anaon, des cercles de possibilités quant à ses connaissances. Le mot « patron » l’écorchait à chaque fois qu’il l’entendait, et s’il se réfugiait derrière le titre de comptable, c’était autant par soucis de ne pas attirer l’attention sur lui, que par crainte d’un jour se lever sans plus se savoir se dissocier du monstre que son père avait forgé, imbu d’une charge florissante, bouffi d’orgueil et auréolé d’une de ces démesures ridicules qu’entretenaient les complexes des nouveaux riches bourgeois face à l’impavide noblesse.


Je ne tiens que les cordons de la bourse…, la corrigea-t-il avec une douceur trainante dans le timbre de la voix, minimisant sans fausse modestie, le rôle qu’on lui prêtait, ombre la plus visible de toutes celles qui nervuraient la maison basse et ses recoins, face désignée de la pyramide uniquement parce qu’elle était la plus éduquée. L’Aphrodite attendait encore son maitre, le laissant intendant d’un royaume qui ne dormait jamais, rôle auquel il ne s’était soustrait qu’une seule fois, écœuré, épuisé, vide, et dont les aléas venaient aujourd’hui se rappeler à lui … tout au plus suis-je doué pour faire fructifier les acquis que l’on me confie, acheva-t-il en quittant le dossier de son fauteuil pour venir plier les coudes à hauteur du bureau et poser quelques secondes le temps d’une observation perceptible sans quitter les nuées bleues qui lui faisait face avant de reprendre.
Ce soir-là je vous ai su femme d’action. Vous aviez le rire offert à portée de chaque oreille et sachant se lier à la masse des autres… J’avais choisi quant à moi de vous imaginer danseuse, la taquina-t-il en aiguisant un sourire dévoilant l’effleurement de ses crocs, chat retrouvant l’insolence coutumière des éclaircies de liberté au travers de ses années de joug. Pas une seconde il ne l’avait crue histrionne malgré la grâce, la fluidité des gestes ou bien ce corps élancé qui était parti à l’assaut de la table pour s’offrir à la vue de tous en déclamant quelques mots à l’ensemble des ivrognes présents ce soir-là… La chevalerie tout comme le mercenariat avait effleuré ses tempes sans se départager, la réflexion engourdie par l’alcool qui les avait noyés avant que son attention ne soit arrachée par la pièce qui se jouait plus que par ses protagonistes.
Est-ce trop vous demander de faire perdurer ma foi quelques instants de plus, le temps que l’on nous serve quelque chose à boire et que vous me disiez ce que je peux faire pour vous…, lui proposa-t-il en faisant reculer son fauteuil pour se lever, ... car tout aussi étonnant que je puisse être… Contournant le bureau, il s’approche de la porte par laquelle était entrée son hôte, pas lent et visiteur à la façon du chat qui traverse le salon, laissant Anaon face à l’immense fenêtre, baissant les yeux sur cette natte brune et discrète courant au fil de son oreille en passant à côté d’elle… il est rare que l’on s’aventure jusqu’ici pour seulement m’en faire part, d’autant qu’à priori, vous ne m’y attendiez pas…
Sous-entendu discret quant aux fréquentations de l’antre et de ses négoces rares et illicites, logeant la tocade, la lubie et la dépendance à la même enseigne qui avaient dû prévaloir à choisir l’endroit plutôt que la personne.
Mais quels que soient les motifs de votre visite, je suis ravi qu’ils vous aient mené jusqu’ici, conclut-il plus doucement, dans le velours léger de la sincérité, luxe qu'il s'autorisait rarement dans ce décors où tout était agencé pour le paraitre, s’arrêtant près de la porte pour en saisir la poignée et s’immobiliser, prêt à recevoir la commande sans même avoir à le formuler, impeccable dans ce costume servile et élégant, fusion de ce qu’il était et qu’on avait fait de lui, droit sans être raide, jusqu’au ton délicatement avenant que prenait toujours ses interrogations quand elles n’étaient pas aveuglées par ses propres fractures.


(* dans le sens populaire)
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Anaon

    L'Anaon écoute et se retient de faire remarquer que bien souvent le vrai gourou de l'affaire n'est pas tant celui qui possède les écus que celui qui sait les multiplier. Ce n'est pas souvent la tête couronnée la vraie main de la puissance.

    Et la mercenaire se laisse observer, sans agacement aucun, avant de se fendre d'un rire bref et sincère quand il lui dit l'avoir songé danseuse. La balafrée allait vers sa trente-septième année, autant de temps voué à connaitre quantité de vie, à se gorger d'une kyrielle d'expériences. Baiser la mort, frôler la vie. L'Anaon était monté de multiples facettes dont bien peu se doutait. Pourtant, si elle avait appris les danses pour avoir côtoyée fêtes populaires et réjouissances plus "nobles", la danse en elle-même était loin d'être le trait le plus caractéristique de sa personnalité.

    _ C'est amusant... C'est peut-être l'une des rares professions que je n'ai jamais songé à expérimenter...

    Sourire flottant, les azurites suivent la progression du jeune homme sans réussir à éviter l'analyse. Alphonse est d'excellentes manières. Aussi bien raffiné dans le délier de ses gestes que dans sa façon de faire rouler le verbe. Beau et bon parleur. Il serait bien délicat de réussir à départir l'éducation qui se dégage de sa personne de sa réelle façon d'être. A ce constat, la balafrée se dit que c'est en fin compte une véritable aubaine qu'ils se soient déjà rencontrés. Sans cela, elle n'aurait pu s'empêcher de chercher, dans une jubilation presque malsaine, à dépecer couche par couche l'assurance bienséante du Tabouret. Un effeuillage dans le seul but de le laisser nu de tout masque. Réflexe viscéral du limier devant sa proie en fuite, du stratège face à une table d'échec. Instinct Anaonesque de chercher à décortiquer l'humain, sur tous ses plans. Alphonse n'aurait été que cobaye à éplucher, bien vite délaissé et méprisé une fois tous ses secrets excavés. Mais de l'avoir déjà rencontré sans masque, ou plutôt sous un fard bien différent, l'Anaon lui accordait une authenticité qu'elle ne voulait remettre en cause, dans une sorte de... respect. Comme si cette nuit avait été partage d'excellence, baignée d'une aura indescriptible... et qu'il aurait été sacrilège que de juger les acteurs qui s'y sont exhaussés.

    Vision délaissée à la seule contemplation de la fenêtre démesurée, le visage se tourne un peu, Alphonse reste encore hors de vue.

    _ Il faudra apprendre que suis femme de peu de hasard...

    Paranoïaque je suis. Boulimique de contrôle aussi. Il est vrai que la première fois où elle avait eu à se renseigner sur l'Aphrodite, elle ne s'attendait pas à y rencontrer le nom d'Alphonse... Le doute était resté malgré les descriptions. Et puis, un soir de Décembre, elle avait pu constater de ses yeux qu'il s'agissait bel et bien de lui.
    L'ainée se tourne pleinement, pour poser à nouveau ses prunelles sur le comptable.

    _ Ainsi aujourd'hui c'est réellement vous que je voulais voir...

    Avouons-le, si sa visite était avant tout intéressée, l'Anaon aurait pu chercher mille autres endroits ou trouver de quoi se fabriquer des folies si elle l'avait voulu. Des receleurs plus que des lupanars. Mais d'y savoir Alphonse, cet homme au souvenir tout particulier, avait su évincer toutes les autres possibilité.

    Une inspiration pour briser la latence et à nouveau l'Anaon s'exclame.

    _ Et je ne suis en rien pressée, je veux bien nous accorder tout le temps que nous voudrons. C'est bien la seule que nous possédons vraiment, même s'il en manque toujours un peu sur la fin...

    Dans toutes autres affaires, la mercenaire serait allé droit au but, dans une déformation toute professionnelle qui ne supporte pas de s'encombrer de causette inutiles. Mais c'est Alphonse, toujours, et à cette heure, il lui fait perdre toute hostilité mercantile. Pour lui, la laconique veut bien se délier la langue.

    _ Je me fierais à ce que votre maison choisira de me servir... A moins que...

    La mercenaire hésite un instant. Ce serait trop peu raisonnable. Mais cela faisait si longtemps... Et raison se meurt quand la voix se fait plus douce.

    _ Si par bonheur vous possédiez de la Fée Verte...

    Je serais au comble du bonheur.

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Je me fierais à ce que votre maison choisira de me servir... A moins que... Si par bonheur vous possédiez de la Fée Verte...

Le regard du chat se posa sur la bouteille d’absinthe trônant sur l’étagère, longtemps humée à la façon d’un parfum, frontière floue ayant tant de fois permis aux souvenirs et à la réalité de se mélanger sans même en boire une seule goutte, vapeurs du révolu, de l’insouciance, de ce temps où tout était acquis, tracé à quatre mains, dans la largeur des folies consumées. Éventrée depuis Noël, partagée avec son parasite de barman le long d’une trêve qui avait eu le mauvais gout de s’attarder jusqu’à la concrétisation du plaisir brut assouvi dans l’instant, la fiole persistait pourtant à se poser là, désormais symbole d’un deuil consommé dans le sacrilège de son partage.
Elle serait de nouveau profanée ce soir, sans remord, à l’ombre d’un sourire anglais, et peut être entendrait il au loin, les langueurs vaporeuses de la voix de Quentin, tinter dans les reflets du flacon… N’avait-elle pas tous les pouvoirs, la Fée verte ?


On dit que ce n’est pas la destination, mais le voyage, qui compte, fit il en quittant la porte pour se diriger vers l’étagère le plus proche de son bureau, vaisseau dont le port indiqué l’égarait dans bien des brumes avant d’entrapercevoir l’horizon où pouvoir jeter l’ancre. Et si le temps vient à manquer…, poursuivit-il en attrapant la bouteille et l’un des verres ciselés qui ornait son flanc, …je vous promets d’être bien plus concis que la dernière fois que nous nous sommes vus. Les effluves du printemps effleurèrent ses tempes brunes, ravivant dans un coton moelleux le gout des tirades que chacun avait déclamé pour satisfaire l’appétit bruyant des convives, chat ignorant que l’Anaon avait déjà foulé son propre territoire, pantin qui avait eu l’audace de marquer le visage de Von Frayner de cet accent si délicieusement transporté, première majuscule ouverte à l’esprit comptable, première faiblesse entraperçue de cet impudent chasseur venu lui présenter à tort les cornes du cocufiage mais qui s’était octroyé le loisir d’aiguiser sa lame à l’ombre d’un pacte tronqué.
Vil bête que l’Homme, toujours encline à la traitrise quand l’animal, lui, jouait avec les armes qu’on lui donnait

Le verre fut posé sur le bois patiné du bureau et la bouteille lovée dans les mains adroites du jeune homme fut dévissée pour se voir pencher et délestée avec ce geste acquis d’une servilité entretenue, remplissant le flacon d’un vert tendre, clair sans être translucide, concentré de prairie à portée des sens, propageant son parfum jusqu’au museau félin, frémissant imperceptiblement des relents de souvenirs venant se fracasser à la porte de ce bureau, chaos qu’il savait désormais pouvoir tenir à distance sans puiser dans ces dernières forces ou succomber aux chiffres salvateurs jusqu’à l’étourdissement.


Son propriétaire était un amateur, reprit il en saisissant le verre à la base. J’espère qu’elle sera à votre gout, conclut-il en le lui tendant, remplissant pour lui, un contenant moins effilé pour y verser un fond de whisky, unique gout de l’Angleterre qu’il n’avait pas hérité de son escale léonine avant de choisir de s’appuyer au bureau sans retourner s’y assoir, d’humeur à délester la distance inhérente au professionnalisme requis, distrait par ces inattendues retrouvailles qu’il n’avait même pas pensé poindre à la faveur d’une nuit hivernale.
Puisque nous nous accordons le temps, commençons par votre prénom, voulez-vous ? , lui demanda-t-il en laissant affleurer un sourire gai à ses lèvres, bribe encore intact de ces rares moments où il sortait de l’ombre de sa fonction, fracture presqu’enfantine dans ce costume d’adulte si bien tenu, définitivement naturelle. Si je m'étais résigné à laisser intact ce mystère en quittant votre compagnie, peut-être, maintenant que vous tenez le mien, serait-il temps de vous en trouver un. Le velours des prunelles accrocha les azurites sans heurt, volutes égayées par une flamme en transparence, franchissant la première barrière, le secret originel laissé en pâture aux enfants par leurs parents Comment dois-je vous appeler ?
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Anaon

    Un flacon est attrapé, attirant les prunelles dans le geste. Elle était sûre qu'en venant à l'Aphrodite, elle ferait un bon choix...

    Un coude se plante dans l'accoudoir et sa bouche vient lentement s'appuyer contre ses doigts. Le cloître hyalin est débouché et le liquide tant apprécié vient sourdre des flancs de verre. Les azurites contemplent presque religieusement le filet amande qui se verse dans sa coupe. L'absinthe est rare à trouver, parce qu'elle n'a pas encore toute la valeur que lui accorderons plus tard les fameux Romantiques. Elle n'a pas tout son rituel, ni toutes ses folies. Pour l'heure encore, elle est avant tout médicinale. Cela n'empêche pourtant pas quelques curieux de s'amouracher déjà de ses épines.

    _ Les amateurs devraient être pendus pour ne pas savoir apprécier pareil breuvage...

    Dipsomane qui se renie. L'Anaon s'est forgée des démons de robes translucides et de parfums d'ivresses. Cela fait pourtant plusieurs mois qu'elle n'a pas laissé sur le pavé quelques bouts de raison et de black-out au fond de son lit. Serait-elle guérie ? Non... Elle a été empoisonnée. Il y aurait toujours un moment où il faudra qu'elle prenne sa dose d'échappatoire. Et si ce n'est pas dans le verre... Ce sera d'une autre manière.

    Lentement, elle se redresse dans son siège, distillant un discret "merci" à Alphonse et les doigts viennent se nouer autour du pied de la coupe efflanquée. Le verre roule entre les phalanges, et l'oeil se perd un instant, vague et profond, dans les reflets de sa coupe, comme si l'onde anis lui faisait voir mille et un secrets, dans l'espace insondable du temps. Des souvenirs et des chimères oscillants entre espoirs et remords.


    Puisque nous nous accordons le temps, commençons par votre prénom, voulez-vous ?

    L'attention revient à Alphonse, et l'ainée relève la tête pour contempler le comptable dans toute sa hauteur. Si ses lèvres sourient bien peu, son regard exprime tout l'amusement qui la transit à sa réplique. Effectivement... L'Anaon avait toujours la sale manie de ne jamais se présenter en taverne, et ailleurs aussi. Souvent elle ne disait rien. Parfois, elle mentait. Et il lui arrivait de temps à autre de donner son nom...

    Non... En fait non. En y réfléchissant réellement... L'Anaon n'avait jamais donné son véritable nom... Jamais.

    La tête se penche imperceptiblement sur le côté. Ils ont tout le temps ont-ils dis ? Oui... Et bien soit. La mercenaire se carre dans son siège, croisant une jambe sur sa voisine, l'ombre du jeu planant sur les lèvres biseautées. Alphonse n'est pas de ces compagnies à usage unique que l'on s'empresse de quitter une fois rencontré.

    _ Et quel nom m'auriez-vous trouvé ?

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Les yeux suivirent le mouvement, cette prise de position du siège, entente tacite de l’invitée qui trouve le confort à son gout et s’installe pour dispenser son temps, en toute connaissance de cause, sans penser même à s’attarder au fuselé de la cuisse ainsi mise en avant dans le simple croisement de jambes, esthète détourné de ses premières amours de belles choses au profit de cet œil féminin dans lequel pétillait une lueur curieuse, presque chaleureuse. A cet instant encore, il aurait semblé impossible au chat d’imaginer pareille créature liée à l’ombre froide de Von Frayner, trouvant dans la grâce mesurée des gestes, l’assurance d’un savoir acquis et forgé par le temps jusqu’à se tatouer à la chair dans cette ride léonine qui affleurait de temps à autre plus vivement au front d’Anaon.

Et quel nom m’auriez-vous trouvé ?

Il attarda un silence volontaire, ornant son visage d’une expression appliquée digne de l’élève cherchant la réponse à la demande pour satisfaire le maitre mais singée pour creuser un peu plus le pli du sourire encore hésitant de son public, penchant la tête comme si cela pouvait l’aider à deviner, comédien de bonne grâce ce soir-là, en improvisation le long d’un rendez-vous aux saveurs printanières.
Il aurait pu chercher à tomber juste, évaluer l’âge trentenaire, découvrir au travers des traits une quelconque ressemblance croisée avec d’autres au cours de ses pérégrinations, s’attacher au phrasé en espérant qu’il ne soit pas faussé par un trop long séjour dans un comté adoptif, mais une fois n’était pas coutume, Alphonse sentait poindre à ses nerfs une iridescente nouvelle, parfumée, enjouée, qui n’avait qu’une envie, terrible, presqu’honteuse si les plaies dispensées n’avaient pas été soignées au fil des mois par les rires de la gitane, et trancha, d’un air à ce point sérieux qu’il en était désarmant :

Marie Thérèse.

A la vérité la moins ourlée de provocation, il aurait choisi Anaig, la Bretagne posant encore ses fers à la chair expatriée dans ses souvenirs les plus immédiats, mais les jeux étaient toujours plus amusants lorsqu’ils s’ourlaient de l’absurde le plus avoué et rien n’allait moins bien au profil féminin que la sinistre composition qu’il présentait sans se départir d’un air de défi mâtiné d’espièglerie.
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Anaon

    Amusée. Celle qui sourit si peu s'amuse de cet entretien avec le comptable, avec une légèreté toute simple. Elle, que bien peu réjouit parce que bien peu l'émeut. Des questions de séquelles, des histoires de remords et des chemins de croix. La vie qui la colle à la diète de la joie, et elle, qui prolonge toute seule son carême. Un manque d'envie et des interdictions que l'Anaon se brode, comme on s'impose pénitence, jusqu'à l'expiation et la rédemption. Des raisons gravées dans la chair, le cœur, lovées dans le moindre de ses traits qui pourtant aujourd'hui semblent s'écarter presque naïvement. Cet échange avec le Tabouret n'a rien de remarquable, un partage de paroles quasi banal. Et c'est cette banalité qui lui donne tout son charme. Anodin aux yeux des autres. Surprenant, quand on sait que l'Anaon n'est pas très portée sur l'humour ou sur toute autre forme de conversation quand ça ne sert pas ses intérêts. Oh, leurs échanges auront bien le temps de se teinter de l'illicite et du condamnable.

    Pour l'heure, la mercenaire voit bien que le comptable joue. Théâtral ! Et elle plisse un peu plus les yeux de suspicion et de malice. Et c'est alors que la réponse tombe avec un aplomb qui lui coupe le sifflet. Marie Thérèse... La balafrée reste muette. Il se moque d'elle ? Il est sérieux ? Clignements de paupières. Latence. Un rire soudain éclate, claire et enjoué. La rangée de dents blanches se dévoile dans un croissant radieux qui ne se révèle pas souvent. L'œil luisant se pose sur la mine mi-sérieuse, mi-badine d'Alphonse.

    _ On me dit souvent que j'ai des airs de nones.

    Les bras s'écartent, désignant son être tout entier habillé de ce travestissement réprouvé par l'Église. Voilà bien longtemps que la mercenaire ne fait plus cas des désirs de la sacrosainte puissance du monde, et si elle peut faire de son corps lui-même une injure à la "foy suprême", elle ne pourrait en être que des plus satisfaites. Demi-sourire rivé aux lèvres, les doigts retournent se mêler autour de la coupe laissée sur le bureau.

    _ Vous m'avez l'air d'être un sacré personnage, Alphonse...

    Secondes de réflexion. Le regard accroche brièvement le vide avant de sourire davantage. Le verre est levé, lentement, et la tête se baisse dans un salut. La sicaire concède.

    _ Anaon...

    Et la coupe est portée aux lippes. La brûlure liquide de l'absinthe lui envahit la bouche. Une simple gorgée qu'elle garde au palais. L'âme frémit au souvenir des anesthésies et des nuits enflammées au goût du venin. Les paupières se sont fermées pour savourer cette rudesse qu'elle n'avait plus goûtée depuis longtemps. Mais dans un élan de pudeur, les prunelles se révèlent rapidement et l'absinthe s'avale, afin ne pas donner de trop spectacle de ses états d'âme.

    Le verre est posé, accrochant sur ses reliefs l'attention de la mercenaire. Puis les azurites se relèvent sur leurs vis-à-vis. Esquisse de sourire.

    _ Entre nous, Marie Thérèse ne m'aurait pas plu...

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Le rire de la balafrée tempêta en un carillon surprenant, boursouflant de joie ce côté intrinsèquement insolent du chat dont la satisfaction n’était encore jamais née de lui-même mais du regard que l’on portait sur lui, perdu depuis si longtemps à la recherche de ce qu’il était et non pas de ce qu’on en avait fait, qu’il aimait à saisir chaque écho dont il était capable à la manière d’une revanche qui n’avait pas de prix. Et le rire d’Anaon lui plut, à lui qui ne savait pas rire à haute voix, lui dont la sonorité restait systématiquement coincée à la gorge pour n’exploser spontanément qu’à de si rares exceptions, les autres étant facturées au prix des prestations qu’il choisissait d’orchestrer, professionnelles ou personnelles, mais scénettes jouées en connaissance de cause. Le sourire de la mercenaire le fascina en se parant des nacres, creusant le factice imprimé à la peau en lui donnant des airs de poupée vivante et l’envie le brula de savoir qui lui avait lacéré le coin des lèvres avant de la faire crier, encore vierge de ces douleurs qu’il ne tarderait pourtant pas à connaitre dans la fièvre bipolaire d’un regard parisien. Ce qui surprit le chat fut l’instant où il écarta les chemins dérivés qui lui auraient permis de remonter le long de sa curiosité et de se satisfaire aux détails qu’il aurait pu glaner pour percer ce mystère que l’on ne demandait jamais à moins des confidences auxquelles ils étaient pour l'heure imperméables, l’un comme l’autre. Le respect du silence, première chose qui effleura l’animal et à laquelle il se plia de bonne grâce, égaya son sourire d’un dessin enfantin devant cette première preuve d’humanité naturelle, ce choix qui ne lui était dicté ni par son enseignement, ni par la situation mais par l’envie de partager un moment sans autre but que celui fixé par la visite de son hôtesse.

_ On me dit souvent que j'ai des airs de nones.


Les bras écartés, furent un instant suspendus gracieusement à l’éther dans une démonstration portée à même le corps et une seconde, le faune crut voir les filins délicats en maitriser les mouvements avant de s’effacer au profit de l’amusement distillé à ses tempes par la répartie de la mercenaire.

_ Vous m'avez l'air d'être un sacré personnage, Alphonse...


Saurais-tu me le dire ?
Accessoire, moyen, instrument… mais jamais somme ou résultat. Amputé quand toi tu es défigurée. Est-ce pour cela que je te trouve belle, est-ce pour cela que tu brilles, parce qu’au fond, toi et moi, nous avons été forgé par d’autres, en profondeur ou en surface… les deux à la fois possiblement…
Saurais-tu me dire qui je suis si je te le demandais ?… Me dirais-tu qui t’a dessinée aussi joyeuse si je te disais qui a fait de moi le Vide ?


_ Anaon...

Anaon, répéta-t-il en attardant la langue le long de la consonne consumée, à la façon d’un secret que l’on ne prononce qu’à sa délivrance pour s’en assurer le parfum et l’emporter, précieusement dans les confins des choses qui doivent rester rares, suivant de son regard noir, le verre porté à la bouche brune. De la lampée gardée au palais, du léger frémissement animant les narines délicates, à ce presque bruissement des cils qui fut avorté au profit des azurites rouvertes, il ne rata rien, gestes mille fois observés chez Quentin, connaissant parfaitement les prémices menant aux nuits de fièvre verte, le plaisir prenant le palais des amateurs, la langueur venant empoisonner les nerfs jusqu’au sourire qui pointait, nébuleux, ailleurs, jeté à un monde qui n’existait que dans les limbes des pensées.
La gourmandise bridée s’ajoutait à ce sommeil factice dans lequel, enfant perdus lors d’une soirée avinée, ils l’avaient retrouvée poudrée, au bras d’une autre tocade, tout aussi vorace, et sans même s’en rendre compte, Alphonse comptabilisa les vices, ignorant encore celui qui les vaudrait tous, celui qu’il ne comprendrait pas, celui qui lui déplairait, fait rare dans l’horizon servile où il se confinait depuis si longtemps.


_ Entre nous, Marie Thérèse ne m'aurait pas plu...
Je vous promets de n’en user qu’avec parcimonie, répondit-il dans un sourire doucement provocateur avant de vider son verre sans s’attarder à la brulure venant lécher sa gorge, chassant les fantomatiques pensées dont il ne voulait pas, résolu, puérilement, à briser le cours des convenances pour cette invitée.
Nous voilà presque à égalité, reprit il sans se départir de l’amusement bon enfant né à ses lèvres en pivotant sans quitter l’appui du bureau, fouillant d’un doigt distrait la pile de vélins à portée avant de trouver celui qu’il recherchait, le faisant glisser sur le bureau pour en relire à voix haute les premières lignes : « …Votre Aphrodite est fort élégante au demeurant, et c'est ainsi que je viens à vous sans détour, car je gage pouvoir trouver dans votre établissement tout le réconfort qu'un monde puisse rêver…. »
Il délaissa le parchemin pour regarder Anaon, demandant en laissant trainer dans le ton de sa voix, l’onde de l’espièglerie :
Vais-je devoir deviner votre pointure pour que vous me disiez à quelle occasion j’ai manqué votre visite ?
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