--Conteur.bourguignon
La vie, c'est un début hasardeux et une fin prévisible.
Le ciel s'était soudain chargé de lourds nuages gris. La lumière avait faibli petit à petit jusqu'à ce qu'il fasse si sombre que la mère avait du allumer une lampe à huile. Petit récipient en terre cuite, son utilisation était généralement réservée aux veillées lorsqu'entre voisins on venait passer un moment à discutailler le morceau. Elle avait bien encore une ou deux chandelles de suif mais elle les conservait pour les jours festifs.
Habituellement la lueur produite par le foyer était suffisante, cependant ce soir le temps semblait vouloir se jouer de la nuit et, trompant l'apparition tardive de la lune, l'obscurité avait envahi la petite ferme bourguignonne.
La femme faillit lâcher sa "précieuse" lampe à huile lorsqu'une douleur vint lui couper le souffle. Elle la déposa sur la table et ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit, une nouvelle contraction venant la plier en deux.
Où qu'il est don' encore c'bon'homme !! Quel beuillon c'ui là !
Elle n'était pas toute jeunette, c'était pourtant son premier enfant qu'elle allait d'ici peu mettre au monde. Des accouchements elle en avait vu, elle avait aidé dans le village d'Autun à faire venir ces petits êtres à la vie, elle le faisait cependant sans état d'âme. Et quand elle compris que son tour était arrivé, c'est toujours sans une once de sentiment qu'elle accepta le fait. Le futur père voulait un fils, elle se devait de lui donner, c'était ainsi. Elle attendit donc que ce soit fait.
La porte de la vieille ferme s'ouvrit, le bruit habituel de la charnière sur le point de céder, celui des bottes usées qui raclent le sol, le grognement mâle de celui qui a été obligé de revenir plus tôt de la taverne, poussé par l'orage qui monte.
Femme ... T'as t'y ram'né du bois ...
Son regard fit le tour de la pièce unique plongée dans la pénombre. S'arrêtant sur l'échelle menant au grenier à foin, il renonça. Grosse comme elle était, elle ne montait plus. Dans le recoin le plus reculé, à peine derrière la large cheminée, la paillasse semblait bouger, mue par une sorte de soubresaut, et quand il s'approcha, seuls des gémissements lui répondirent.
Bondiou d'saleté d'saloperie ! Mais qui qu'tu nous fous ?
Va ... chercher ... la ... Marceline ...
Les dents serrées, la mère haletait. L'enfant était presque là, elle le sentait descendre, il voulait désormais sa propre vie. Elle marmonna tous les noms de l'enfer contre l'engeance qui lui tordait les entrailles et sa tête retomba sur la couche. Le père sortit à toute vitesse et se précipita chez la vieille d'à coté, la ramenant aussi vite que les guibolles de l'ancêtre le pouvaient.
La pipe usée tirait avec force et la fumée s'évaporait sur le pas de la porte. Son fils ... Il ne fallait pas qu'il meurt. Son fils serait la réussite de cette vie de chien qu'il menait. Il était pauvre, fainéant et porté sur la boisson, mais son fils redorerait sa réputation dans le village.
Soudain les cris de l'enfant le tirèrent de ses perspectives d'avenir et il fonça à l'intérieur de la maison, bousculant table et banc, pour se jeter sur la vieille qui tenait le nourrisson juste emmailloté.
Où qu'il est mon fils ?
La vieille coassa de sa voix éraillée, découvrant les jambes du nouveau-né.
R'gard'on l'père ... c't'une fille ...
Sous le choc un instant, l'homme gronda, menaçant envers la vieille.
C't'un gars ! J'le décide ! Ici, c'moi qu'décidions ! C't'un fichu beau gars ! Que l'disent l'contraire dans l'bourg, et t'verras d'quel bois j'm'chauffions !
La vieille marmonna. Elle connaissait les accès de violence de son voisin. Remmaillotant l'enfant, elle le confia à la mère, en précisant bien que le père voulait un fils et avait donc un fils. L'accouchée secoua la tête pour confirmer et l'accoucheuse fila sans demander son reste, se signant d'une croix sur le pas de la porte.
Longtemps dans la nuit, elle marmonna pour elle-même, près de l'âtre. "Pauv' petiote ... Pauv' petiote ..."