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[Rp]Accepter de vivre, c'est se condamner à mourir.

--Conteur.bourguignon


La vie, c'est un début hasardeux et une fin prévisible.

Le ciel s'était soudain chargé de lourds nuages gris. La lumière avait faibli petit à petit jusqu'à ce qu'il fasse si sombre que la mère avait du allumer une lampe à huile. Petit récipient en terre cuite, son utilisation était généralement réservée aux veillées lorsqu'entre voisins on venait passer un moment à discutailler le morceau. Elle avait bien encore une ou deux chandelles de suif mais elle les conservait pour les jours festifs.

Habituellement la lueur produite par le foyer était suffisante, cependant ce soir le temps semblait vouloir se jouer de la nuit et, trompant l'apparition tardive de la lune, l'obscurité avait envahi la petite ferme bourguignonne.

La femme faillit lâcher sa "précieuse" lampe à huile lorsqu'une douleur vint lui couper le souffle. Elle la déposa sur la table et ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit, une nouvelle contraction venant la plier en deux.


Où qu'il est don' encore c'bon'homme !! Quel beuillon c'ui là !

Elle n'était pas toute jeunette, c'était pourtant son premier enfant qu'elle allait d'ici peu mettre au monde. Des accouchements elle en avait vu, elle avait aidé dans le village d'Autun à faire venir ces petits êtres à la vie, elle le faisait cependant sans état d'âme. Et quand elle compris que son tour était arrivé, c'est toujours sans une once de sentiment qu'elle accepta le fait. Le futur père voulait un fils, elle se devait de lui donner, c'était ainsi. Elle attendit donc que ce soit fait.

La porte de la vieille ferme s'ouvrit, le bruit habituel de la charnière sur le point de céder, celui des bottes usées qui raclent le sol, le grognement mâle de celui qui a été obligé de revenir plus tôt de la taverne, poussé par l'orage qui monte.


Femme ... T'as t'y ram'né du bois ...

Son regard fit le tour de la pièce unique plongée dans la pénombre. S'arrêtant sur l'échelle menant au grenier à foin, il renonça. Grosse comme elle était, elle ne montait plus. Dans le recoin le plus reculé, à peine derrière la large cheminée, la paillasse semblait bouger, mue par une sorte de soubresaut, et quand il s'approcha, seuls des gémissements lui répondirent.

Bondiou d'saleté d'saloperie ! Mais qui qu'tu nous fous ?

Va ... chercher ... la ... Marceline ...

Les dents serrées, la mère haletait. L'enfant était presque là, elle le sentait descendre, il voulait désormais sa propre vie. Elle marmonna tous les noms de l'enfer contre l'engeance qui lui tordait les entrailles et sa tête retomba sur la couche. Le père sortit à toute vitesse et se précipita chez la vieille d'à coté, la ramenant aussi vite que les guibolles de l'ancêtre le pouvaient.

La pipe usée tirait avec force et la fumée s'évaporait sur le pas de la porte. Son fils ... Il ne fallait pas qu'il meurt. Son fils serait la réussite de cette vie de chien qu'il menait. Il était pauvre, fainéant et porté sur la boisson, mais son fils redorerait sa réputation dans le village.
Soudain les cris de l'enfant le tirèrent de ses perspectives d'avenir et il fonça à l'intérieur de la maison, bousculant table et banc, pour se jeter sur la vieille qui tenait le nourrisson juste emmailloté.


Où qu'il est mon fils ?

La vieille coassa de sa voix éraillée, découvrant les jambes du nouveau-né.

R'gard'on l'père ... c't'une fille ...

Sous le choc un instant, l'homme gronda, menaçant envers la vieille.

C't'un gars ! J'le décide ! Ici, c'moi qu'décidions ! C't'un fichu beau gars ! Que l'disent l'contraire dans l'bourg, et t'verras d'quel bois j'm'chauffions !

La vieille marmonna. Elle connaissait les accès de violence de son voisin. Remmaillotant l'enfant, elle le confia à la mère, en précisant bien que le père voulait un fils et avait donc un fils. L'accouchée secoua la tête pour confirmer et l'accoucheuse fila sans demander son reste, se signant d'une croix sur le pas de la porte.

Longtemps dans la nuit, elle marmonna pour elle-même, près de l'âtre. "Pauv' petiote ... Pauv' petiote ..."
--Conteur.bourguignon


L'enfant avait été baptisé, un nom asexué lui avait été attribué, un nom à consonance étrangère, lubie du père qui rêvait d'aventures et de contrées qu'il ne connaitrait jamais. La mère n'avait pas son mot à dire, le fils était au père. Et il en était fier, du moins en apparence.

Les premières années passèrent, de nourrisson à jeune enfant, le fils trainait dans la pièce à vivre ou dans la basse cour devant la ferme. Il semblait présenter une intelligence assez vive, qui contrastait souvent avec des moments de replis intérieurs. Il s'isolait dans son silence, s'y murait pendant des heures, jusqu'à ce que son esprit enfantin le sorte de sa torpeur.

Vers la cinquième année, le père commença à s'y intéresser. L'enfant était chétif, sa peau sous la crasse était très claire et ses cheveux d'un blond si pale qu'ils en paraissaient invisibles. Ses yeux, d'un bleu sombre à sa naissance, avait pris au fil du temps une teinte plus lumineuse qui lui donnait un regard perçant. Le père grondait souvent, lui ordonnant de baisser son regard, qu'il avait surement du hériter du diable.

Ce matin là, au pied de l'échelle du grenier à foin, la voix du père s'éleva.


Fils, d'bout ! Et d'scend d'là ! J'voulons qu'tu changes les vaches.

Le gamin enfila ses vêtements rapiécés aussi vite qu'il put et arriva dans la cuisine, les cheveux en bataille et l'œil froissé. La mère lui servit un bol de lait qu'elle était allée tirer un peu plus tôt, ainsi qu'une tranche de pain rassi recouvert d'un peu de saindoux. Aussitot avalés, il rejoignit le père qui lui tendit une fourche en bois.

J'veux qu'tu m'pousses tout' c'te vieille paille dehors ... Allez ! R'mue toi don' !

Il n'y avait que trois vaches dans la ferme, la seule richesse de la famille. La mère trayait, les emmenait aux pâtures dès que l'herbe était suffisamment fournie, aidait au nettoyage de l'étable quand le père renâclait à faire sa part des taches. Avec l'enfant, elle allait pouvoir se décharger de tout cela. La traite et le gardiennage n'étaient en rien des taches difficiles, il s'en débrouillerait. Elle ne ferait plus que battre le beurre et récupérer la crème dont une grande partie était vendue au marché d'Autun, la base de leurs revenus surtout l'hiver où l'on trouvait peu d'emplois.

Du haut de son mètre et quelques centimètres, le garçonnet poussait la fourche deux fois plus grande que lui. Ses mains serrées au milieu du manche commençaient à rougir sous l'effort. Ses petites jambes couraient sur la terre battue de l'étable, envoyant valser la paille souillée jusque devant la porte.
A l'heure du déjeuner, le père réapparu, passablement éméché. A la vue du fumier au milieu de la cour, où les quelques poules venaient déjà picorer, il entra dans une fureur enragée. Les insultes fusaient de sa bouche comme l'eau claire d'une source, dans un débit continu bien que parfois inintelligible. L'enfant, assis sur une meule de foin, passait son doigt sous son nez tout en reniflant, les paumes des mains couvertes de petites écorchures sanguinolentes, la peau fine n'avait pas résisté aux durs frottements contre le bois.

Il ne comprit rien de ce qui suivit ensuite. L'homme le souleva, le jeta au sol, lui crachant dessus en hurlant qu'il n'était qu'un bon à rien, qu'on ne pouvait rien lui demander, qu'il faisait tout de travers. Puis la lanière de cuir qui servait de ceinture au père fut extirpée de ses passants pour venir s'abattre sur le petit être au sol. Il se recroquevilla sur lui-même, mais malgré son jeune âge, aucune larme ne sortit de ses yeux, seuls quelques gémissements de douleurs franchissaient ses lèvres à chacun des coups.

La mère s'arrêta à deux mètres de la porte de l'étable. Si elle ne voyait pas, elle entendait et comprenait bien ce qu'il se passait. Mais elle annonça juste, d'une voix éteinte, que le repas était chaud et n'attendrait pas. Le père s'arrêta dans son mouvement, le regard hagard, et remit sa ceinture. Laissant là l'enfant, il rentra dans la petite maison et prit son repas comme si de rien n'était.


Faut qu'j'réparions la porte avant qu'l'froid d'l'hiver arrive ...

La soupe avalée, il reprit la direction du village. Ce n'est qu'alors que la mère alla chercher l'enfant. Elle le ramena à l'intérieur, le déshabilla, le lava, passa un onguent à base de graisse sur les marques rouges qu'avait laissé la ceinture. Sans un mot, sans une caresse, sans un regard pour son enfant, elle lui donna ensuite un bol de soupe et alla près de l'âtre repriser quelques vêtements.

Ainsi, l'enfance de ce petit garçon venait de commencer. Il venait d'apprendre ce qu'il en serait pour la dizaine d'années à venir. Ce petit garçon qui n'en était pas vraiment un. Ce petit garçon qui venait de perdre la lumière au fond de son regard. Il venait simplement de comprendre qu'il lui faudrait devenir un homme pour un jour être libre.
--Conteur.bourguignon


"Chère moi-même, aujourd'hui j'ai 7 ans et je t'écris cette lettre pour t'aider à te souvenir des promesses que je fais à l'âge de raison et aussi te rappeler ce que je veux devenir..." *

L’été. La pleine saison des moissons. Le gamin a encore l'aspect assez fragile. Pas bien épais, il grandit tout en longueur. Ses cheveux sont coupés courts et en bataille. Avec le temps, ils perdent de cette transparence pouponne pour tirer sur la couleur du soleil. Les traits de son visage sont fins, gracieux, et présagent d'une beauté à venir dont on se demande bien l'origine.

Un événement est survenu dans sa vie. La naissance d'un second enfant. Nullement préparé à cela, le jeune garçon est tout de suite pris d'affection pour cette petite sœur tombée du ciel. A son grand étonnement, lui si silencieux, il l'entend hurler beaucoup, mais il parait que c'est normal chez les nourrissons.
Il a du mal à reconnaître sa mère. Elle s'entiche du bébé et le couve de toutes les attentions, le dorlotant, le protégeant de mille soins. Le "grand" frère a à peine le droit de le toucher. On le rabroue sans cesse pour qu'il ne la rende pas malade.

Choyée ainsi, la petite fille devient rapidement un monstre d’égocentrisme, rendant la vie de son frère encore plus insupportable. L'enfer n'est rien à coté de ce qu'il vit. Alizée, un nom si doux mais qui cache le pire, devient une menteuse émérite. Toutes les bêtises qu'elle fait, parfois exprès, se voient retournées contre son frère, et bien entendu le père puni en conséquence, la main s'abat avec une régularité affligeante, tandis que la ceinture de cuir laisse des marques récurrentes sur son corps.
L'enfant serre les dents, aucune larme ne franchit jamais ses paupières, il se jure qu'un jour tout cela changera.

Un soir, alors que ses taches sont tout juste terminées, la voix du père le tire de son mutisme quotidien.


D'main fils, t'iras voir l'père Dumond, i' cherche un gars pour l'aider à que'ques taches. I' t'paiera en l'çons ... Tache d'apprendre à lire et à compter, comme ton père !

La vie est faite d’événements sur lesquels nous n'avons aucun contrôle. Ainsi le garçon, dès le lendemain, les taches à la ferme terminées, se rendit juste après les vêpres au presbytère d'Autun. Le clerc, déjà âgé, fut heureux qu'on lui envoya un serviteur, qu'il n'aurait pas à rémunérer, et qui n'aurait qu'à suivre un enseignement de base de la lecture et des chiffres.
Ce que n'avait pas imaginé, le vieil ecclésiaste, c'est que l'enfant allait se révéler bien plus assidu et intéressé par l'apprentissage que ne l'aurait laissé penser son ascendance.

L'on peut dire que le jeune garçon mangea là son "pain blanc", il vécu ses meilleurs années. Il passait de plus en plus de temps avec le curé, s’éloignant ainsi de la tyrannie fraternelle et de la maltraitance paternelle. Le père Dumond finit même par se conforter dans l’idée que, d'ici ses onze ans, le garçonnet soit prêt à suivre la voie religieuse.
Son appétit de l'instruction se mua rapidement en une intelligence confondante. Il apprit non seulement à lire et à écrire, à faire de l’arithmétique et un peu de géométrie, mais commença même le latin puis le grec. Il dévorait chaque livre et recueil d'enluminure que l’ecclésiaste rapportait avec lui de ses séminaires.

Sept ans. L'age de raison, son innocence n’était pas encore complètement détruite, et au fond de lui, il se jurait que cette opportunité ferait de lui un grand homme. Mais son destin avait été signé bien avant sa naissance. L'age de raison allait laisser place à l'age adulte, où pour son malheur, l'enfant perdrait toute notion de ce qu'il était vraiment.


*Film L'Age de Raison
--Conteur.bourguignon


Se bâtir sur le mensonge, s'ériger sur la pointe de la vérité, ne pas s'effondrer sous la désillusion.

Il courait. Il courait à perdre haleine. Mais qu'importe, rien n'aurait pu arrêter sa course. Il courait comme pour échapper à quelque chose. Échapper sans doute à ce qu'il venait de découvrir, une vérité incompréhensible qui lui sautait au visage. Trop jeune pour l'accepter, pas assez pour l'ignorer.

Ses pieds trébuchaient sur le sol inégal de la forêt, les racines se passaient le mot, les pierres y mettaient de la mauvaise volonté. Plus d'une fois il faillit s'écrouler, culbuter, s'étaler, mais non, ses pas continuaient de dévorer la distance incalculable qu'il traçait entre les arbres.

Quand il s'arrêta, seul son souffle répondait au silence de la densité sylvestre. Les battements de son cœur résonnaient contre l'écorce des arbres, ils rebondissaient en aller-retours de "poum" et de "tac" qui se faisaient écho les uns aux autres.
Dans un geste craintif, il releva sa main à la hauteur de ses yeux. Ce sang, tout ce sang, c'était le sien. Mais comment ? Comment était-ce possible ?
Il se laissa glisser au sol, sa chemise râpant contre la rugosité du tronc où il était adossé, le tapis de feuilles mortes de la fin d'octobre émit un rugissement lorsque ses fesses l'écrasèrent.
Son regard se baissa sur ses braies ensanglantées. Avait-il mal ? Non, pas vraiment. La seule douleur qu'il ressentait bien malgré lui, c'était la honte. Qu'avait-il fait ? Qui était-il ? Quel monstre se cachait en lui ? Quel genre de garçon était-il ?

Se relevant, les dents serrées, les yeux secs et l'estomac au bord des lèvres, le jeune garçon se dirigea vers le petit ruisseau qui traversait le bois non loin de là. Se penchant au dessus de l'eau, il fixa un instant son reflet.
Ses cheveux lisses étaient blonds comme les blés, son regard était devenu deux éclats d'émeraude étincelants, son visage fin et régulier ne présentait aucune des caractéristiques habituelles des jeunes garçons d'une douzaine d'années. Quant à son corps ... Ses bras étaient menus, ses jambes longilignes étaient musclées par les travaux de la ferme, sa taille était fine et bien marquée au dessus des hanches, son torse se dessinait peu à peu sans cette forme triangulaire que les jeunes hommes arboraient habituellement.

Qui était-il ? De quel engeance démoniaque était-il issu ? Sa main frappa le reflet haï et il lava ses mains avec vivacité, puis il retira ses braies et les frotta sur une pierre pour en retirer le plus possible de sang qui commençait déjà à coaguler. Enfin, à genoux juste au bord du ruisseau, il s'aspergea l'entrejambe, frissonnant sous la morsure du froid, nettoyant du mieux qu'il pouvait cette partie de son corps qu'il ne reconnaissait plus et qui le trahissait à présent. Peut-être allait-il mourir ... Peut-être que le Ciel le punissait d'être imparfait, de ne pas être comme les autres ...

Tremblant de froid et d'une rage contenue, le jeune garçon se rhabilla de ses braies humides. Hésitant un instant, il chercha ce qu'il pouvait faire. A qui pouvait-il se confier ? Le père Dumond .. Il n'y avait que lui qui pouvait à la fois le comprendre et lui offrir une explication logique.

La course repris, aussi effrénée mais les pas plus surs, la crainte serrée au creux de son estomac. La porte du presbytère claqua violemment tandis que la voix aiguë du presque adulte appelait dans la double pièce. Le père apparut, une poignée de vélins à la main.


Hé bien mon enfant, en voila une entrée fracassante. Que t'arrive-t-il ?

Le visage pale du garçon l'inquiéta un peu. Avait-il fait une bêtise, bien que ce ne soit pas son genre. Contrairement aux autres jeunes du village, il était sage, oui sage, il ne trainait pas au dehors, il passait son temps à ses études ou aux travaux de la ferme, aucun "éclat" n'était jamais venu aux oreilles du prêtre.

Je .. Je suis malade ...

La chaleur qui glissait de nouveau entre ses cuisses ne laissait aucun doute. Il y plongea la main et la ressortit pleine de sang. Le prêtre, effrayé, ouvrit les yeux comme des soucoupes, la bouche en un O immense sans qu'aucun son ne sorte. Il regardait la créature en face de lui comme si c'était le diable en personne.

Tu ... Mais qu'as tu fait ? Qu'est ce que ca veut dire ?

Reculant de deux pas, comme si la vérité faisait jour alors qu'il se l'était cachée cinq longues années, il ordonna au garçon de baisser ses braies. Celui-ci s'exécuta sans un mot. L'ecclésiaste poussa alors un cri strident, horrifié, et se retourna vers le mur, se signant, encore et encore.

Se rhabillant, le pauvre enfant osa demander d'une vois plaintive.


Vais-je mourir mon père ?

Sortant de sa transe, l'interpellé se retourna et tendit le doigt vers ce qui désormais n'appartenait plus au règne des Hommes.

Tu es enfant du Diable ! Sors d'ici ! Pécheresse ! Impie ! Enfant du malheur !!

Le souffle court, les yeux exorbités, il continua d'une voix hachée.

Tu n'es point garçon, tu es fille ... tu es femme, souillure, tentation du Mauvais ... rentre chez toi et disparais ! DISPARAIS !

L'enfant recula, chancelant, tremblant de tous ses membres, il lui sembla que son cœur venait de stopper sa course folle. Fille ... Il se trompait, il mentait, il était presque un homme, juste un peu différent des autres, mais homme.
Pour la première fois, ses yeux s'embuèrent. Les jambes lourdes, chargées de plombs, il fit ce qu'on lui demandait et disparu dans la pénombre qui s'abattait sur le village avec l'arrivée de la nuit.

Que lui restait-il ? Rentrer chez lui. Dans cette maison qui était la sienne, qui était plus une prison qu'un foyer, avec une famille qui le détestait depuis toujours, et maintenant il comprenait pourquoi. Le vertige de sa monstruosité troubla un instant sa conscience. Et ses pas le guidèrent malgré lui jusqu'à la petite ferme.

Lorsqu'il poussa la porte, l'heure du souper était déjà dépassée, pour sur que le père le fouetterait, mais il lui semblait que maintenant plus rien ne pouvait lui faire mal. Dans un mouvement parfaitement coordonné, les deux parents se retournèrent vers lui, les yeux et les mimiques de leurs faciès l'informèrent des questions et des réponses qui venaient à leur esprit.


Mais boudiou d'boudiou ! Sale gosse ingrat !! Où qu't'était foutu encore ...

Le grondement orageux s'interrompit lorsque pour la première fois la mère passa outre la colère paternelle.

Va dans la grange, lave toi, j't'apportions des habits ... Elle se tourna vers le père pour ajouter : Nous d'vions nous y'attendre ... Puis sur le pas de la porte : Ton gars ... c't'une fille, qu'tu l'veuilles ou pas ...

L'enfer, tous les enfers des mondes connus et inconnus n'allaient être rien à coté de ce qui attendait dorénavant l'être qui venait de perdre tous ses repères, jusqu'au plus intime : celui de son identité.
--Conteur.bourguignon


          L'avenir de l'homme est la femme
          Elle est la couleur de son âme
          Elle est sa rumeur et son bruit
          Et sans elle il n'est qu'un blasphème
          Il n'est qu'un noyau sans le fruit
          Sa bouche souffle un vent sauvage
          Sa vie appartient aux ravages
          Et sa propre main le détruit

          Aragon "Le Fou d'Elsa"


Être une femme ... Qu'est-ce que ça voulait dire ? Qui étaient donc les femmes, ces êtres faibles à qui on ne cessait de reprocher leur existence même. La femme, celle qui avait conduit l'homme à sa perte originelle, celle que l'on punissait d'avoir les cheveux roux ou le regard bistre du diable, d’être simplement au mauvais endroit au mauvais moment, de servir de bouc émissaire à l'homme lorsqu'il n'avait plus d'autre alternative.
Voulait-il être une femme ? Comment aurait-il seulement pu l’être ? La femme, génitrice et destructrice de l’humanité. Il n’était pas une femme, son esprit était homme, cependant son corps en pleine formation le trahissait, l'abandonnait sur le bord d'une route qui lui était inconnue et dont il n'avait pas d'autre choix que de suivre.

Depuis cette révélation, le jeune homme s’était vu banni de la famille. Ses maigres affaires avaient été "déménagées" dans l’étable. Une paillasse de fortune faite d'une couverture sur quelques bottes de foins, une pile de vêtements plus ou moins usés, une besace en vieux cuir tanné où il rangeait les parchemins de copies que le prêtre lui avait donné. Il déformait son nom en le prononçant, et se nommait lui-même Ern.

Les coups de lanière tombaient encore régulièrement, à chaque fois que le père plein comme un fut revenait du village, ivre mais pas assez pour s’écrouler dans un sommeil sans fond. Le jeune Ern recevait sans broncher, et pendant que l'homme se défoulait, lui plongeait dans son propre monde intérieur. Un jour, il aurait son opportunité, fuir cette vie qui n'en était pas une. En attendant, il courbait l’échine, encore et encore.

Il lui était interdit de retourner en ville. Il n'avait même plus le droit de quitter la ferme. Il était devenu la honte que le père voulait à tout prix cacher à la face de la Bourgogne. Tout ce qu'il devait faire, c’était travailler pour gagner la pitance qu'on voulait bien encore lui donner. Ses journées filaient au rythme des travaux agricoles, des coups bas que lui faisait sa détestable sœur et des punitions qui en résultaient.
Un jour cependant, une épidémie bovine parcouru la région et deux des trois vaches moururent d'une forte fievre. Le garçon fut fouetté encore un peu plus, sans doute sa condition démoniaque avait conduit le Très Haut à les punir en leur retirant une bonne partie de leurs revenus. Pour compenser la perte, il fut privé de nourriture. Son père lui aboya dessus qu'il était assez grand pour se la trouver tout seul.
Les vaches furent remplacées par quelques porcs dont le garçon de ferme du s'occuper. Après quelques semaines à partager le même abri, l'odeur ne voulu plus le quitter et il s'en accommoda tant bien que mal.

Leur plus proche voisin était une voisine. Une femme très vieille, trop pour pourvoir aux besoins de sa petite ferme, et le garçon prit l'habitude de lui faire ses travaux : réparer un volet ou cultiver la petite parcelle de terre dont le grain servait à nourrir les quelques animaux, il ne renâclait à aucune tache. La vieille lui donnait un repas dans la matinée et quelques pièces en fin de semaine.

Ern commença ainsi sa vie adulte. A à peine quinze ans, ses pas le dirigèrent vers les tavernes, dès le soir tombé il quittait la ferme et prenait la route en direction de Chalon. Une petite auberge sans prétention, un arrêt sur le bord de la voie qui menait au Lyonnais Dauphiné. Un endroit où personne ne le connaissait. Et quand bien même quelqu'un d'Autun passait, il ignorait les murmures qui glissaient dans son dos et se répandaient dans la salle. Parfois, quelques jeunes de son age le charriaient, sans savoir la raison de son air efféminé, puis finalement lui payaient un verre à boire. Le petit salaire que la vieille lui versait finissait fatalement par être investi dans la taverne.

Quelques années de plus passèrent, lui forgeant petit à petit le caractère, l'isolant dans un mutisme volontaire et tirant meilleur parti de son coté masculin, l'associant à son intelligence innée afin de se faire une place dans un monde qui lui était chaotique.
Dans quelques jours, il aurait dix sept ans. Dans quelques jours, ce serait un anniversaire de plus, un jour où il faudrait se faire oublier de sa famille, un jour qu'il passerait ici, dans la taverne, à boire quelques verres avec ses "amis".
Ainsi était sa vie, la vie de Ern, une vie d'homme ...
--Conteur.bourguignon


L'habitude vient avec le temps, c'est une seconde nature chez l'humain qui le réconcilie avec tout.

Comme chaque jour, à présent depuis plusieurs mois, Ern se bandait la poitrine à l'aide d'une largeur de tissu blanc, la serrant assez fortement pour que ses formes bien trop féminines à son gout ne se voient. Il travaillait dans plusieurs fermes de la région, évitant soigneusement le voisinage d'Autun, et avec ses maigres économies il avait pu acheter une chemise et une paire de braies neuves. Il avait choisi deux tailles au dessus, cachant ainsi sous leur amplitude son corps qui se musclait sous les efforts quotidiens mais qui prenait malheureusement des courbes de plus en plus audacieuses.

Il ne voyait plus guère sa famille et cela lui allait bien. Il était un "homme", dans le sens où il se sentait adulte, et n'avait absolument pas besoin d'eux. Il ne s'intéressait pas aux ragots et ne cherchait pas à avoir des nouvelles. Il avait décidé de prendre sa vie en main, seul, et à la force des bras, il y arriverait. Le soir, lorsqu'il se déshabillait pour se coucher, les cicatrices fines des coups, qui laissaient des marques blanchâtres sur sa peau délicate, lui rappelaient combien il avait raison de se réfugier dans sa solitude.

L'espérance le guidait sur la route qu'il s'était choisi, il ne possédait rien mais n'avait ainsi rien à perdre. Il se sentait libre, autant qu'il pouvait l'être avec ses moyens. Et ce soir, pour ses dix sept ans, il voulait fêter ca. Il s'assiérait à la même table que d'habitude, il laisserait parler les vieux, et il trinquerait avec les jeunes.
Un sourire léger ornait son visage lorsqu'il poussa la porte de la taverne. S'il s'était vu, l'ovale gracieux de son visage comme un écrin à ce sourire, ses émeraudes chaudes et vibrantes, sa masse de cheveux blonds, raides et coupés de manière inégale au couteau, quelques mèches lui retombant sur le front, il se serait certainement fait peur.


Alors gamin ! T'es en avance ce soir ! Tu veux une mousse ?

Ern déposa une pièce, la première d'une longue série qui entamait la soirée, et laissa le tenancier le servir.

Ouep ! 'jourd'hui c'est mon anniversaire !

Non sans une certaine fierté dans la voix, il se sentait sur de lui, il se sentait fort de son âge. Pour ses seize ans, il n'avait pas eu assez d'économies, et ses guenilles avaient rebuté pas mal de gens quant à sa compagnie. Seuls quelques gosses comme lui venaient s'asseoir avec lui. Mais cette année, il avait confiance en son avenir. Il le sentait, quelque chose de nouveau, d'inattendu, certainement de grand, l'attendait.

J'ai dix sept ans ...

Il attrapa la chope de bière et en vida une longue gorgée. Le tavernier se lança comme toujours dans le récit de ses aventures, tentant de se souvenir de ses dix sept ans pour en relater les faits les plus "exceptionnels".
Il en était à la charge d'un sanglier énorme comme un taureau, il le chargeait en tous cas avec autant de fougue, et le tavernier, dans l'ardeur de sa jeunesse retrouvée, agitait les bras pour mimer le combat qui s'engageait. Lorsque soudain la porte de l'auberge s'ouvrit avec ce petit bruit de carillon si reconnaissable.

Ern en était à sa deuxième ou troisième chope déjà. Tenant la dernière en main, il se retourna dans un mouvement d'épaule, lançant son regard étincelant vers celui qui venait de rentrer. Malheureusement pour lui, ce n'était aucun de ses amis, mais un inconnu, sans doute un voyageur comme il y en avait régulièrement sur cette route au fort passage.

Il salua l'homme de la tête, alors que ce dernier s'approchait du comptoir d'un pas lourd. Il déposa sa cape et son chapeau à larges bords sur une chaise puis s'accouda contre le bois.


J'suis Jean Mathieu, marchand ambulant !

Sans autre préambule, il tendit la main au jeune Ern, son regard d'un marron fade s'attarda sur le visage juvénile, et un léger sourire se dessina au coin de ses lèvres. La poignée de mains fut brève et franche, la main moite du marchand quittant aussitot celle du garçon.

Remettez donc la même tournée, aubergiste !

Il avait une bonne quarantaine, le cheveux sombre et plat, le corps massif et lourd. Le vêtement de bonne qualité mais poussiéreux du chemin parcouru. Il dégageait de l'homme ce sentiment de l'habitude à se sentir partout chez lui, maitre des lieux et des gens qu'il croisait.

Les chopes vides firent place à des pleines, qui furent vidées, puis remplacées par d'autres. La discussion roulait, le voyageur ayant tout autant si ce n'était plus d'histoires à raconter que le tavernier. Ern écoutait, son attention captée par les récits des différents lieux traversés, lui qui n'avait jamais quitté son petit coin de bourgogne, mais il ne voyait pas les coups d'œil fréquents que le conteur lui lançait. L'instinct n'est pas toujours une chose aisée, et quand noyé sous l'alcool il s'endort, l'homme devient proie pour ses semblables.

Dix sept ans. Le dernier seuil de son enfance. Le dernier soir de sa vie d'homme ....
--Conteur.bourguignon


Les vertiges et la douleur. Quand il faut choisir entre survivre ou se laisser mourir, on ne choisit que la première fois.

Les heures avaient défilées, les clients s'étaient relayés auprès du trio, les chopes de bière s'étaient muées en godets d'eau de vie, et les tournées avaient gardé la cadence. Ce fut le marchand qui donna le signal.

Bien ! Les amis, je crois qu'il est temps de prendre congé !

Il se tapa sur les cuisses en s'esclaffant avec force, l'alcool aidant surement à cette débauche exubérante et bruyante. D'un geste assuré, il récupéra sa cape et son chapeau sur la chaise à proximité, puis fit volte-face vers le tavernier.

Dites ! Faut que je sois à Autun au petit jour, et la nuit est bien tombée, aussi sombre que les portes de l'enfer !

De nouveau, un rire gras s'échappa du coffre dans un soubresaut injustifié. Puis il posa une main large comme un battoir sur l'épaule d'Ern, les doigts se refermèrent en une légère pression sur la chair du garçon, un long frisson parcourant son échine sous l'impression de danger qu'il ressentait à chaque fois que quelqu'un le touchait.

Tu voudrais pas m'accompagner, mon gars, jusqu'au village. Je loge toujours au Cheval Blanc, la femme de l'aubergiste me fait des prix.

Le rire s'éleva dans la pièce, une légère nuance de menace planait autour d'eux. La taverne était quasiment vide et le regard un peu voilé par l'alcool de Ern naviguait entre les deux hommes.

Je voudrais pas me perdre en route. Toi, tu la connais bien la route, n'est ce pas ? On ira avec mon chariot, je suis sur de te dégoter un petit quelque chose de bien dedans pour te récompenser de ton aide.

Acheter. Acheter l'être humain, acheter celui qui n'a rien en lui secouant sous le nez la perspective d'un gain facile. Dans l'esprit du jeune homme défilaient en revue les objets dont il pourrait avoir besoin, et il y en avait pas mal.

Bah oui ! Hein gamin, tu vas rentrer chez toi d'toute façon, alors autant faire la route à deux.

La voix du tavernier le ramena un peu de ses rêveries, l'alcool embrouillant ses réflexions et plongeant son esprit dans une brume confuse.

Ben ... j'crois ... c'est que ...

Bon ! Alors on fait comme ca ! Allez en route !


Les dés étaient jetés. La roue du destin venait de s'élancer à toute vitesse, plus rien ne pourrait l'arrêter, plus personne ne pouvait sauver un futur qui s'écrivait dans une encre au gout acre de sang. Ern ... Le garçon-fille ... Ern, unique et si particulier, allait tout droit vers le miroir aux reflets contraires, il lui fallait passer à travers, le briser en milliers d'éclats, pour renaitre de l'autre coté. Ou en mourir ...

Installé à l'avant du chariot, qu'une mule fainéante tirait sans entrain, le garçon gardait les yeux fixés sur la route. Le froid de la nuit piquait son nez et dégrisait son esprit. Il frissonna mais se retint de lever ses mains pour frictionner ses bras, une peur infantile le titillait comme si au moindre de ses mouvements un monstre surgirait de l'obscurité et lui sauterait soudain à la gorge.
L'homme ne parlait que brièvement, comme s'il cherchait quelques informations, dont Ern ne comprenait pas l'utilité.

Arrivés à l'embranchement, l'homme tira sur les rênes pour stopper le véhicule et regarda des deux cotés, là où la route se séparait en deux. Un mince panneau de bois indiquait d'une gravure approximative la direction d'Autun, de l'autre Ern savait que cela conduisait à travers le petit bois, longeait le petit canal, pour passer non loin de la ferme familiale.


Je vais te déposer chez toi, puis je reprendrais la route d'Autun ...

Il n'y avait même pas à répondre, le garçon sentait bien dans l'exigence de la voix qu'il n'avait et n'aurait pas le choix. Quelque chose en lui murmura, le mit en garde, mais il était encore incapable de déterminer ce que cela pouvait bien être.

Le chariot entra dans le petit bois, le traversa en une poignée de minutes, pour en ressortir de l'autre coté. La lune se cacha, élargissant des ombres jusque là éclairées, et le jeune homme releva la tête vers le ciel. C'était comme un signe. Il voulait dire non, non lune, garde moi dans ta lumière, ne me plonge pas dans la pénombre ...

Soudain la charrette s'arrêta et une grosse main attrapa son bras, lui écrasant le muscle jusqu'à lui faire mal, l'homme le tirant vers lui. La peur lui creva le ventre, une peur comme jamais il ne l'avait ressenti.


Dis donc ... T'es plutôt mignon pour un gars ... T'es sur que ...

La seconde grosse paluche agrippa le col de la chemise et tira un grand coup vers le bas, déchirant le vêtement sur sa longueur. Les yeux de l'homme s'arrêtèrent un instant sur ce bandage autour de la poitrine, puis il l'arracha aussi, Ern se mettant à hurler de rage.

C'est bien ce que je pensais ... T'es une menteuse ...

D'un geste vif, il lui rabattit une baffe pour la faire taire. Sous la force du coup, et les effets de l'alcool à peine estompés, Ern alla s'étaler au sol. Sans lui laisser le temps de se reprendre, le marchand se jeta sur elle, l'écrasant de tout son poids. Elle avait beau se débattre, sa constitution ne devait pas dépasser la moitié de celle de son agresseur, elle ne pouvait rien faire. Ses ongles accrochaient la peau, la déchiraient, ses jambes ruaient, tentant de frapper là où elles pouvaient, sa rage exultait et ses cris reprenaient de plus belle.

Les coups se mirent à pleuvoir. Il lui frappait la tête pour la faire taire. Elle sentit sa bouche s'emplir de son sang. Son nez et ses lèvres en déversaient, tandis que ses yeux s'emplissaient de larmes impuissantes. Pressant son corps contre elle pour qu'elle bouge le moins possible, il lui arracha ses braies et ses mains se mirent à la fouiller, la caresser sans aucune douceur, ses doigts s'infiltraient là où elle gardait jalousement le secret qui faisait de sa vie un enfer.

Ses cris se perdaient dans la nuit, ses mouvements devenaient de plus en plus faibles, elle abandonnait le combat sous la douleur des coups. Ern pleurait. Elle pleurait toutes les larmes de son corps, secouée par ses sanglots, tandis que l'homme se déshabillait partiellement pour venir forcer le nid de ses cuisses chaudes.
Elle laissa tomber sa tête sur le coté, fixant un regard vide sur une feuille morte posée à coté d'elle. Ce n'était pas elle, elle n'était pas là, elle n'était pas une fille, tout ca ne pouvait pas lui arriver. Elle s'évada, elle était loin d'ici, elle était quelqu'un d'autre, un homme bien, un homme qui faisait régner l'ordre et la justice ...

L'homme achevait ses assauts dans une brutalité sans nom, secouant le pauvre corps désarticulé et inerte, la frappant pour le simple plaisir que cela lui procurait en plus de la violer. Il grogna encore un peu, puis se releva et se rhabilla. Ern ne bougeait plus, les yeux fermés, la respiration presque éteinte. Son visage était tuméfié, en sang. Ses vêtements tachés cachaient à peine les plaies que son agresseur venaient de lui faire.
Elle ne vit rien, ne comprit rien, lorsque la pierre s'abattit sur son crane. Elle ne sentit pas les quelques coups de pieds qu'il lui donna pour faire basculer son corps dans le petit canal où les roseaux et les herbes folles cachaient une petite quantité d'eau.
Un bruit mat se fit entendre lorsqu'elle atterrit dans la boue, emportant avec elle les feuilles mortes du bord de la route. Le froid l'envahit, elle n'avait pas la force d'ouvrir les yeux, elle n'avait plus la force de rien.

Le chariot reprit sa route, la laissant là pour morte. L'était-elle ? Qui était-elle ? Qui était Ern à présent ? Dans sa tête tournait en boucle la voix du diable : tu es une fille, tu es destinée à mourir, tu n'es qu'une fille !
--Conteur.bourguignon


    Est-ce que je suis ... morte ? Non ... non je ne le suis pas, pour la simple raison que je sens mon corps. La douleur irradie dans chacun de mes membres, mes cotes me tirent des plaintes, ma tête est si lourde que je ne peux la bouger.

    Pourquoi suis-je encore en vie ? Peut-être qu'il faut que j'attende ... peut-être qu'un ange va apparaitre et m'emmener au paradis solaire ... Ou peut-être ... peut-être simplement dois-je continuer de vivre. Mais pour quoi, quelle raison ai-je de vouloir continuer ... Non, pas continuer, recommencer. Recommencer une autre vie ... Une vie de ... de quoi ? Fille ? Garçon ? Que suis-je ? Un monstre ... Je dois vivre une vie de monstre ...


Ouvrant ses paupières gonflées, son regard émeraude se promène sur les ombres qui bougent au gré de la brise froide. C'est une nuit de juillet, pourtant c'est une nuit froide, glaciale. Les branches s'abaissent jusqu'à elle et les feuilles des arbres sifflent : bouge ... bouge ... une autre chance ... bouuuuugeeee ...
Alors elle tente de prendre une grande inspiration, puis tousse, ses cotes lui font un mal de chien. Elle se retourne sur le ventre vers le bord du canal. Trop haut pour qu'elle ait la force de le remonter. Elle rampe sur quelques mètres dans ce qu'il reste d'eau vaseuse, jusqu'à la rive opposée plus basse. Heureusement, le canal est quasiment toujours à sec l'été, elle a au moins échappé à la noyade. Elle s'agrippe aux racines, tire autant qu'elle peut, gémit, lâche prise et glisse, mais reprend de plus belle. Enfin allongée sur l'herbe, à l'orée du bois, elle regarde les étoiles. Il n'y a personne pour elle, personne pour la consoler, pour l'aider, pour la guider. Elle est seule, elle le sait, depuis sa naissante maudite elle est seule.

Sa respiration se calme et devient plus profonde. Elle inspire, expire, un peu plus fort, et se rend compte qu'heureusement ses cotes ne sont pas cassées, mais plusieurs hématomes gonflent sous sa peau. Sa tête la fait terriblement souffrir. Elle porte sa main sur la blessure faite par la pierre. Le sang est visqueux, il a coulé sur sa joue et jusque dans son cou.


    Une chance que j'ai la tête solide ... Il a tenté de me tuer ... Salaud ...


Ses yeux suivent la course d'une étoile filante. Elle ne croit pas aux superstitions. Pourtant ...

Je souhaite qu'il meurt ...

Mais qui ira tuer cet enfoiré, combien de temps cela va-t-il prendre ... Une vie, peut-être plus ...

Non ... Je veux qu'il meurt tout de suite ...

A nouveau, les arbres se penchent sur elle et murmurent à ses oreilles : tue le ... venge toi, tue le ... tue le ...

Qu'a-t-elle à perdre ? Rien. Même sa vie, qui ne valait pas grand chose avant, n'a pas plus de valeur que la boue dans laquelle elle se traine. Elle s'assoit tant bien que mal, grimaçant, puis ferme les yeux un instant, étourdie par la douleur lancinante de ses plaies. Lentement, délicatement, elle va retirer sa chemise, en dégager ce qu'elle peut de boue, la frotter sur l'herbe. Cette chemise qu'elle avait pris un plaisir certain à acheter, ce n'est plus qu'un souvenir, un souvenir en lambeaux comme sa vie.

Se mettre debout lui demande quelques efforts supplémentaires. Ses jambes flageolent, son corps tremble un instant, nue sous la lumière blafarde de la lune. Elle remet ce qu'il reste de son vêtement, le nouant sur son ventre puisqu'il est déchiré, puis les premiers pas, difficiles, comme si elle était rouillée de partout. Sa main gauche vient se porter sur son flanc droit, presser les hématomes pour contenir un peu la douleur. La tête lui tourne un peu, prise de nausées, elle s'appuie sur un tronc pour laisser son estomac se vider. Elle se sent mieux après.
Il n'y a qu'une chose à laquelle elle ne veut pas penser, une seule, celle qui lui fait le plus mal, celle qui la salit plus que la boue, le sang et le vomi mélangés. Non, elle veut chasser ca de sa tête, et elle se promet que plus jamais personne ne la touchera, plus jamais.

Elle marche lentement sur le bord de la route, restant dans l'ombre des arbres quand il y en a, la nuit claire la guidant sans problème. Il lui faut bien une heure pour arriver aux abords de Autun. L'auberge du Cheval Blanc ... Elle ne se pose même pas la question de savoir comment elle va le tuer, mais elle va le faire.

Longeant toujours les ombres des bâtiments, elle se glisse sans bruit dans l'arrière-cour de l'auberge. Le charriot est là ... Elle s'en approche, s'y adosse, reprend son souffle et fait le point.


    Tu es prête ? Tu vas devoir le tuer ... C'est lui ou toi, tu le sais ... Trouve un objet tranchant, ou contondant, et frappe, frappe jusqu'à ce qu'il crève ...


Elle se retourne lentement et soulève la bâche du chariot. Il fait sombre, que pourrait-elle trouver ? C'est assez bien rangé à l'intérieur, mais elle n'y voit pas grand chose. Lorsque soudain un éclat attire son regard. Un rayon de lune se pose sur un objet métallique. Elle tend la main, coupe le rai de lumière qui vient éclairer sa main ensanglantée. Elle hésite, une seconde, un instant infime, puis pose la main sur l'objet.
Une épée ... C'est une épée. Elle extirpe l'arme de son étui. C'est une épée de chevalier, elle fait bien un mètre cinquante et pèse quelques kilos. Une grimace se fige sur le visage ravagé par les coups.


    Fais le ... Fais le ! Ou tu le regretteras tout le reste de ta misérable existence. Fais le, nom de dieu !!!


Elle entrouvre la porte de l'auberge, l'épée traine derrière elle. Personne. Autun n'est pas spécialement un lieu de villégiature. Elle se dirige droit dans l'escalier, l'arme se met à cogner à chaque marche, un simple petit "tchok" à intervalles réguliers.
Et à peine a-t-elle atteint la dernière, qu'une porte s'ouvre sur le pallier des chambres. Il est là, dans l'embrasure de la porte, c'est lui, elle le reconnait, cette corpulence, elle n'oubliera jamais. Ses yeux vibrant de colère, elle le fixe sans un mot, il fait deux pas vers elle. Ne pas se laisser intimider, il faut le tuer ...


Sale garce ! J'ai mal fini le travail ... Tu as aimé ca, hein, tu viens en rechercher, chienne ...

Son rire gras lui fait l'effet d'une douche glacée. Il doit s'arrêter de rire, il faut qu'elle l'empêche de rire d'elle. Ses deux mains arrimées sur le pommeau de l'arme, elle lève les bras à mi-hauteur de l'homme. Elle tremble comme une feuille. L'arme est lourde mais il y a une telle quantité d'adrénaline dans ses veines qu'elle se sent plus forte que jamais. Il est persuadé qu'elle ne peut pas, qu'elle va s'écrouler devant lui.

Tu comptes me tuer ... Tu ne sais même pas t'en servir ... AHAHAHAH !!! AHAHaaaaaa.....

Jetant ses bras en avant de toutes ses forces, elle plonge l'épée en pleine poitrine. Elle a cru que ce ne serait pas suffisant, que les chairs résisteraient, mais finalement l'arme entre comme dans une motte de beurre dans le corps du violeur. Son rire s'achève en un gargouillis de douleur et le corps ploie sous son propre poids pour s'affaisser au sol.

Crève, sale porc !

Elle retire l'épée et manque de chuter dans l'escalier sous l'effort. Retrouvant la stabilité de ses pieds, elle s'approche légèrement du corps, méfiante. Il faut qu'il soit mort, elle ne peut pas le laisser vivre, il a perdu ce droit là.

Et je m'appelle Erin ... Mais cela lui semble trop simple, trop abstrait. Quand il arrivera en enfer, il devra dire qui l'a envoyé là. Alors elle se reprend et ajoute : Evil Erin ...

Elle lève l'épée, la pointe vers le bas, et l'abat soudainement dans le cœur de sa victime. Un tressaillement, une tension, puis tout se relâche, son dernier souffle expiré, il n'est plus.
Il lui faut à présent partir, vite, qu'on ne la trouve pas ici. Emmenant l'arme avec elle, Erin reprend la direction de la forêt. Elle a besoin de repos et il lui faut réfléchir à la suite. Quand on découvrira le corps ... Quand le crime de sang froid sur un homme désarmé sera clairement compris ... Croira-t-on le meurtrier, le monstre ? Ou croira-t-on la victime réduite au silence ....
--Conteur.bourguignon


C'est comme si un barrage venait d'éclater, comme si elle venait de franchir les ultimes limites : elle vole une chemise, qui sèche sur une haie, pour se changer ... Un peu de lait qu'elle dérobe à une vache du voisinage et qu'elle avale à même le pis ... Quelques fruits, empruntés à un verger, qu'elle garde pour un peu plus tard ... La jeune femme s'est installée dans le sous-bois près d'Autun. Il est encore tôt, le jour à peine levé, et la forêt conserve une certaine obscurité.

Elle déposa ses quelques affaires près d'une résurgence. L'eau de la source était glacée mais propre, c'était le plus important. Peu à peu, son corps frissonnant fut nettoyé, de la tête aux pieds, tentant de se débarrasser autant de la boue et du sang que du souvenir horrible que son agresseur avait laissé sur elle, puis elle se rhabilla, enfilant la chemise volee. Il lui fallait à présent vérifier ses plaies. Certaines ne cicatriseraient sans doute jamais, mais d'autres pouvaient être soignées.
Sur le chemin, elle avait ramassé des fleurs de souci et des immortelles. Elle avait lu cela parmi les reliures du presbytère, elle en avait mémorisé les points importants. Sur une pierre plate, elle écrasa minutieusement les fleurs pour les réduire en purée, ajoutant une toute petite quantité d'eau pour essayer de faire une pâte assez solide. Puis elle arracha un peu de mousse fraiche et douce au pied d'un arbre. Enfin, sur la chemise déchirée, elle arracha une bande de tissu, y posa d'abord la mousse puis la pâte à base de fleurs, en étala un peu sur ses cotes avant d'appliquer l'emplâtre dessus et d'attacher la bande autour de son ventre. Elle grimaça sous la pression sur les hématomes puis souffla un grand coup. Sa main remonta sur la partie arrière de son crane et tata la plaie. En lavant ses cheveux, l'eau avait décollé la crasse qui s'y était logée et faisait légèrement suinter la blessure. Malheureusement elle n'y pouvait pas grand chose, si seulement elle avait eu un peu d'alcool avec elle. Il faudrait qu'elle trouve de l'aide ...

Assise sur un rondin, les questions se bousculaient à présent dans sa tête. Par où devait-elle commencer ? Il fallait qu'elle retourne chez elle en premier, elle n'avait guère le choix. Maintenant que le soleil avait pris sa place dans le ciel, sans doute le corps avait il été découvert.
Ses yeux se posèrent sur l'épée couchée sur l'herbe. Le sang de sa victime y séchait, laissant des marques sombres sur toute sa longueur. D'un geste vif, elle l'attrapa et la plongea dans l'eau, elle frotta de toutes ses forces, nettoyant jusqu'à la dernière petite trace de sang, puis l'essuya longuement avec le morceau de chemise, lui donnant un éclat neuf.
Elle la leva devant elle et regarda le reflet de son visage déformé par l'angle de la lame. Un monstre ... Voila ce qu'elle voyait. Un monstre qui ne pourrait jamais s'intégrer à une quelconque société, dont personne ne voulait et ne voudrait jamais.

"Quel est donc ce mirage, cette image sans visage. Pourquoi, miroir, réfléchis-tu sans me voir ? Je cherche en ma mémoire, qui je suis, pour savoir ..." *

Se servant de l'épée pour se relever, Erin jeta un regard autour d'elle. Il fallait y aller, elle devait savoir. Essayant de se fier à cet instinct de survie qui émergeait en elle, la jeune femme prit la direction d'Autun. Elle ne voulait pas y entrer, non, elle ne voulait pas risquer de se faire prendre bêtement, mais il fallait qu'elle sache.

Les quelques lieues qui la séparaient du bourg furent parcourues plus vite qu'à l'aller, pourtant il lui sembla que le temps s'étirait, l'inquiétude s'emparait d'elle, augmentait à chaque pas qu'elle faisait. Le mur du cimetière lui servit d'abri, elle s'arrêta pour s'y adosser un instant. Là, à quelques dizaines de mètres, une foule s'amassait devant le Cheval Blanc. Un trio de gamins passa devant elle en riant et en criant, elle en stoppa un en l'attrapant par le col.


Dis moi ... il s'passe quoi là ?

Heee ! Mais lâche moi !!
Il se débattit un instant mais finit par répondre. Y a un étranger ... s'est fait trucider ... Parait qu'y a une folle qui l'a tué ...

Elle le relâcha et il fila rejoindre ses amis. Contournant le cimetière, elle reprit par une autre ruelle, beaucoup de gens sortaient de leurs maisons, s'interpellaient depuis une fenêtre ou un pas de porte. Erin s'arrêta sous la porte cochère d'une grosse bâtisse et écouta un instant.

Bah dites don', c'tait un marchand, parait qu'y venait d'la touraine.

Dediou ... Y a ben longtemps qu'y avait point eu d'cadav' cheu nous.

Y disont qu'une bonn'femme était dans sa chambre, s'sont disputés et elle l'a tué. C'quand même un monde ... Les femmes qui frappent les hommes ...


Un homme bien habillé arriva à grand pas, se joignant au groupe de badauds, il fit de grands mouvements avec ses bras.

La maréchaussée part à la chasse au meurtrier. Parait que c'est une jeune femme blonde, elle est armée d'une épée. La femme de l'aubergiste l'a vue sortir mais elle ne l'a pas reconnue. Y a une prime pour les villageois qui aideront les gens d'armes à arrêter ce monstre.

Cachée dans l'ombre , son sang se figea un instant. Ainsi l'on avait reconnu le monstre en elle. Quelle défense aurait-elle ? Aucune, certainement, le tribunal crierait à la sorcière, hurlerait pour qu'on la passe au bucher, au mieux qu'elle soit pendue, elle avait déjà assisté à ce genre de justice.
Sa course reprit. Sortant du village en traversant les champs, elle rejoignit rapidement la ferme familiale. Sa sœur n'était pas là, sans doute qu'elle trainait en ville, à faire la belle auprès des hommes, son nouveau passe-temps. Erin alla dans l'étable, bouscula les porcs qui grognèrent de mécontentement, et attrapa sa besace, y fourra tout ce qu'elle trouva, lui appartenant ou non, puis roula sa couverture et l'accrocha sous le rabat.
Quand elle poussa la porte de la maison, un lourd silence pesait dans la pièce. La mère debout près de la cheminée la regarda en ouvrant la bouche, sans qu'aucun mot n'en franchisse les limites. Ses yeux se portèrent sur l'arme que la jeune femme trainait toujours derrière elle.
A l'expression maternelle, le père se retourna sur sa chaise, la pointant du doigt.


Trois cents écus ! C'est c'que vaut ta carcasse ! J'avions fait un tueur ... un monstre ...

Il se leva d'un bond, la menaçant de sa haute taille mais la fille ne baissa pas le regard devant le père. Sous l'affront, la gifle qu'il lui assena l'obligea à détourner les yeux. Sa main se resserra sur le pommeau de l'arme tandis que ses mâchoires se crispèrent sous la rage qui l'envahissait lentement.

N'bouge point d'là ... J'va t'aider moi à tuer les gens ! Qu'tu serves à que'que chose dans ta saleté d'vie ...

Il sortit en claquant la porte. Nul doute qu'il allait la "vendre". C'etait plus d'argent qu'il n'avait jamais eu, qu'il n'aurait jamais de toute sa vie, il ne laisserait pas passer une telle chance. Le regard emeraude se posa sur le sein maternel qui ne l'avait jamais aimé mais la bonne femme detourna le regard, lasse, elle considerait qu'elle n'y pouvait rien, qu'elle avait toujours fait de son mieux.

Erin rafla du pain, une gourde, deux trois objets qui trainaient dans la cuisine, puis attrapa sa cape accrochée à la patère d'entrée et l'enfila. Fronçant les yeux, elle jeta un dernier regard à celle qui lui tournait le dos, qui lui avait toujours tourné le dos depuis sa naissance. La porte claqua pour la seconde fois. C'en était fini d'Autun, fini de son monde si étroit.

Pour éviter la route de Chalons, où la chasse mènerait surement les "justiciers", Erin décida de remonter vers la Champagne. Après tout, l'occasion de voir le monde était bien là. Elle n'avait plus le choix, l'exil ou la mort, et elle n'était pas décidée à mourir, pas pour ca, pas comme ca.
La fuite commença, le jeu de cache cache avec les paysans avides de la rançon, sa description circulait dans chaque hameau. Attiré par la prime, tout un chacun la cherchait pour la voir monter à l'échafaud et s'agiter au bout d'une corde des derniers soubresauts de sa misérable existence.


*Dessin animé Mulan
--Conteur.bourguignon


Debout, face à ce mur immense, au cœur d'une nuit sans lune, la silhouette se discernait à peine des ombres des arbres. On ne pouvait savoir sa présence qu'en faisant un silence profond pour percevoir son souffle. Rapide, hachée, parfois gémissante, la respiration semblait avoir quelque chose de contraint.La main qui pressait sa hanche, comme pour pallier à un point de coté, continuait de s'inonder de sang. Il fallait avouer que ce n'était pas une nuit de tout repos ...

Depuis le départ d'Autun, le trajet avait été simple : direction nord - nord ouest, éviter les villages trop gros, chaparder de quoi se nourrir dans les fermes isolées, et surtout ne pas s'attarder. La rumeur d'une troupe, menée par quelques miliciens et formée de paysans avides d'argent, continuait de circuler sur les routes.

La fugitive s'était aventurée aux alentours de Tonnerre. La frontière champenoise n'était plus très loin et une dense forêt en découpait les limites. Une miche de pain était passée d'un étal à sa besace assez rapidement. Cependant, elle ne pouvait pas continuer à manger de façon aléatoire, au petit bonheur la chance. Parfois elle avait envie d'une soupe chaude, d'un morceau de viande rôti, une alimentation plus consistante en somme. Mais pour acheter cela, il fallait de l'argent, et elle n'en avait pas.

Juste à la sortie de Tonnerre, elle s'installa dos à un petit rocher, à seulement quelques pas de la route qui traversait le bois et menait à Troyes. A peine quinze lieues jusqu'à la ville, peut-être la moitie pour être hors des frontières bourguignonnes. Y remettrait-elle jamais les pieds ? Elle se promit que non. L'avis de recherche pour sa pendaison allait être valable encore un bon moment, il valait mieux se faire définitivement oublier dans ce coin là.

Sa main glissa lentement sur la lame de l'épée posée sur ses genoux. Elle n'avait pas vraiment eu le temps d'apprendre à s'en servir, après tout elle n'était qu'un garçon de ferme. Mais la brandir suffirait surement à faire de l'effet. Et si l'effet escompté était rentable, peut-être alors qu'elle se mettrait à l'utiliser régulièrement. Il lui fallait déjà apprendre à la porter car elle faisait un poids et une taille assez considérables.

Des pas crissèrent sur les gravillons du chemin. A quelques mètres de là, en amont de la route, elle avait remarqué que la pluie entrainait une bonne quantité de pierres et de terre dans un creux de la route, avant que celle-ci ne remonte légèrement. Ce creux, où l'on n'avait aucun autre choix que de le traverser, s'avérait être un excellent signal.
Accroupie derrière le rocher, l'arme à la main reposait à ses cotés. Elle compta lentement dans sa tête ... un ... deux ... trois ... quatre ... Avant même d'avoir prononcé mentalement le cinq, elle bondit hors de sa cachette, relevant l'arme de ses deux mains devant son visage et hurlant d'une voix rauque.


Donnez moi votre bourse ! Vite !

L'homme se figea sur le chemin. Elle omit de le détailler mais il se présenta sommairement pour se défendre.

Je ne suis qu'un homme de Dieu, je vous en prie ... Reprenez votre route, il ne vous arrivera rien ...

Quelque chose paru suspect à l'apprenti brigande. Le ton de sa potentielle victime ne semblait guère chargée des tremolos de la peur. Elle le regarda mieux cette fois, le vêtement riche dénotait effectivement d'une appartenance à la caste ecclésiaste. Sur que juste le prix de sa robe l'aurait nourri pour un mois.
Soudain un léger mouvement dans le fourré la fit frémir. L'instinct du danger fit remonter un frisson le long de sa colonne vertébrale. Son esprit avait déjà abandonné l'idée de détrousser l'homme, il cherchait à présent la solution pour se sortir de cette impasse.
Elle ne vit qu'un éclat argenté dans la pénombre du bois et la flèche vint se ficher dans la chair de sa hanche. Erin recula de deux pas, chancelante, ne sentant pas encore la douleur, une lueur d'incompréhension dans le regard. Une escorte ? Combien ? Pourquoi ne l'avaient ils pas achevée d'un coup ? Qui se cachait là dans les buissons ?

Mais ses jambes laissèrent là ses réflexions pour faire demi-tour et se jeter entre les arbres. Elle avait du mal à courir et marchait aussi vite qu'elle pouvait. Les bruits des voix lui parvinrent un instant puis s'estompèrent.


Marie Anne, ma chère, vous êtes toujours aussi douce archère ... Vous auriez pu l'éliminer ...

Allons Monseigneur ... Ne devez-vous pas ramener ces pauvres hères sur le chemin d'Aristote, plutôt que les envoyer si jeunes au purgatoire ? ...


La course ne s'arrêta qu'un instant, lorsque la torture fut trop insupportable. La flèche remuait dans la blessure à chaque mouvement de sa jambe et lui arrachait des gémissements de douleur. S'adossant à un chêne plusieurs fois centenaire, la jeune femme arracha la flèche de ses chairs en poussant un hurlement. Le cri fit écho dans les bois et fit s'envoler une nuée d'oiseaux somnolant. Puis la fuite se poursuivit, mais au bout d'un moment il fallut se rendre à l'évidence : elle était perdue dans la forêt. Suivre la route l'aurait menée à Troyes, mais là, il n'y avait ni chemin, ni trace d'un quelconque passage, pas même de celui d'animaux.

La marche reprit plus lentement, elle tenta de se repérer, mais doutait d'avoir énormément de temps avant que la perte de sang ne l'épuise pour de bon. Soudain, les arbres se firent moins denses, facilitant la marche titubante de la blessée, jusqu'à ce qu'elle arrive devant une grille immense. Derrière se trouvait une espèce de manoir délabré, plongé dans l'obscurité, d'où n'émanait aucun son. Elle contourna la grille et longea un instant le mur. Sa voix marmonna dans l'ombre d'un arbre qui prenait racines sous le dit mur.


'tain de saleté ... Comment j'vais entrer là d'dans moi ...

Son regard remonta le long du tronc sur lequel elle venait de prendre appui de l'épaule. Elle n'avait pas d'autre choix, il fallait espérer que "l'accueil" de l'autre coté soit à la hauteur de ses espérances, c'est à dire absent. Son épée vola par dessus le mur, suivit aussitot de sa besace. Elle écouta les bruits sourds qu'ils firent en atterrissant de l'autre coté, sur une herbe qui semblait heureusement assez fournie. Les jardins ne devaient pas être mieux entretenus que la bâtisse.

Ce fut à son tour de grimper à l'arbre, s'aidant du mur. Elle dut relâcher la pression sur sa blessure et serra les dents à chaque mouvement où son corps pliait et se dépliait pour atteindre la branche suivante. Puis elle se hissa sur le haut du mur et jeta un œil en contrebas. Tout semblait on ne peut plus calme, aucun bruit, aucun mouvement, elle ne pouvait de toute façon plus reculer.
D'un léger élan, elle sauta vers le bas du mur. La réception ne fut pas vraiment réussie, ses pieds s'écrasèrent sous elle à cause de la douleur et elle roula en boule sur le sol. Sa respiration était devenue halètements, elle avait du mal à retrouver son souffle et son premier geste fut de comprimer à nouveau la plaie. Après quelques minutes qui lui semblèrent une éternité, elle se releva tant bien que mal, récupéra ses affaires et avança en direction du manoir sans pour autant quitter l'épais tapis vert qui camouflait le bruit de ses pas.

Une seule fenêtre était faiblement éclairée. Elle s'en approcha lentement et risqua un œil par la petite ouverture. Un homme, le cheveux mi-long d'un châtain plutôt clair, se trouve dos à la fenêtre et semble écrire sur un parchemin, déplaçant rapidement une plume devant lui.
Erin se plaque de nouveau au mur froid derrière elle. Que faire ? Elle n'a plus la force de repartir. Elle a besoin de soins, elle meurt de faim, elle est harassée et éreintée par sa course et tout ce sang qu'elle a perdu. Demandez de l'aide ? Pourquoi pas ... Peut-être qu'ici on n'est pas au courant pour elle ...

Elle se détache du mur et fait quelques pas pour s'en éloigner lorsque soudain une ombre qui la domine d'une bonne tête se dresse devant elle.


Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Je veux une explication immédiatement, vous m’entendez ! Et pas de bobards ! J’ai remarqué le sang séché sur vos vêtements !

Dans un réflexe inutile, elle tente de relever son épée qu'elle traine derrière elle. Le poids l'entraine dans son mouvement, ses genoux fléchissent et plient, elle s'écroule à terre, lâchant l'épée pour porter sa main à son flanc.
Erin grimace et sans relever les yeux sur l'homme, elle articule difficilement entre ses mâchoires crispées.


Tue moi vite fait, comme un lâche, tant que je suis incapable de me défendre ....

Elle se rend compte qu'il est puéril de pousser l'inconnu mais elle n'a finalement plus rien à perdre, même sa vie est en train de la quitter. Sa tignasse blonde mal coupée lui retombe sur la figure, elle n'a plus la force, son chemin s'arrêtera là si c'est ce qu'il veut ...
--Conteur.bourguignon


Dans sa mémoire, il ne restera que des traces fugaces de ce qui va suivre. L'esprit est un outil incroyable, qui enregistre des sensations sans même que l'on s'imagine les avoir ressenties. Et pourtant, tout était bien là à ce moment précis.

L'homme, à la carrure aussi imposante à la lumière que dans l'ombre, se penche sur la pauvre hère repliée au sol et la soulève aussi facilement que si elle n'était pas plus lourde qu'une plume. Les souvenirs du seul homme qui l'ait touchée la heurtent avec force, elle ne veut pas, elle doit combattre cela, mais elle n'en a pas le courage. Au bord de l'inconscience, une petite voix intérieure lui hurle le mot danger.


    Je le déteste ! Je les déteste tous, ces chiens, ces porcs ! Je veux qu'il me lâche, je veux partir d'ici ... J'veux pas qu'il me touche ... Je le tuerai, je le jure ... lui aussi, je le tuerai ...


Sa main se resserre sur l'arme qu'elle tient toujours. Elle entend le métal frotter, cogner, coincer parfois alors que l'homme monte un escalier. Un grand froid envahit le corps affaibli, elle se pense perdue, la voila piégée dans le manoir à la merci de ses habitants.

Ne t'inquiète pas, lui souffle t-il. Quoique tu aies fait, il ne t’arrivera rien ici. On va s’occuper de toi. Je vais appeler ma compagne, elle a quelques connaissances médicales et elle va te soigner. Si tu en as la force, soulève un coin de tes vêtements pour que l’on puisse examiner ta blessure. Je reviens tout de suite …

Erin garde les yeux fermés tandis qu'il la dépose sur le lit. Un lit comme elle n'en a jamais utilisé, un lit à la fois ferme et doux, un lit où l'on a envie de s'abandonner. L'homme s'en éloigne, elle le sent, elle perçoit les ombres à travers ses paupières, elle entend ses pas, puis sa voix qui résonne comme un coup de tonnerre.

Velours ! Monte vite au premier, j’ai amené une jeune femme blessée dans la chambre d’océan. Peux-tu venir t’occuper d’elle ?

    Velours ... C'est bien un nom de fille ca. La chambre Océan ... Je n'ai jamais vu l'océan ... Je ne suis jamais sortie de la Bourgogne, et quand ca arrive ...
    Qu'je ne m'inquiète pas qu'il dit, qu'je ne risque rien, tu parles ...


Elle grimace sous la douleur qui la lance à son flanc. La voix de la femme lui parvient à son tour

J’ai besoin d’eau chaude, des morceaux de draps propres, fais lui préparer un bouillon de poule, et porte moi un cruchon de Calva.
Allez va ! Va vite mon cœur, je vais la déshabiller.


Le corps alité se contracte sous les derniers mots. Elle entend l'homme qui referme la porte derrière lui, puis une main fine et douce qui éponge la sueur sur son front, avant d'entendre le craquement significatif de la mort de sa chemise trop grande.
Le voile tremblant sur les émeraudes se soulève et observe la femme penchée sur la plaie. Une masse soyeuse de longs cheveux blonds, le parfum d'une fleur qui s'en dégage et dont elle est incapable de trouver le nom, et quand le visage se relève, elle rencontre un regard doux, presque maternel. Une main vient de nouveau effleurer son front tandis que la femme se penche à son oreille.


Comment t’appelles tu ? D’où viens tu ? Tu es en sécurité ici. Je vais te soigner, tu vas manger puis te reposer, ensuite nous discuterons.

La voix est douce, comme le reste de la personne, en accord parfait, tandis que la sienne s'élève avec difficulté, rauque d'avoir la gorge sèche.

Erin ... Evil Erin ...

Ne pas trop en dire, ne pas trop se dévoiler, qui sait ce qu'ils savent ou devinent derrière son apparition. Peut-être en aurait elle dit plus si la pièce ne s'était soudain remplie. D'abord l'homme qui revient, il dépose l'eau et se tient en retrait le temps que sa femme soigne la blessée. Puis quand celle-ci est pansée et recouverte d'une chaude couverture, il s'approche, l'observe. Aussitot suivi par une miniature qui porte un bol de soupe fumante et une femme brune à l'aspect aussi sombre que la première était lumineuse.

C’est qui ?
J’espère que ca vaut le coup de la tirer d’affaire…


Ils sont tous là, à l'observer comme une bête de foire, à se poser des tas de questions, à trouver des réponses sans aucun doute erronées, et elle, elle se demande comment elle arrivera à fuir tant de monde. Tenter le tout pour le tout, quitte à en payer les conséquences, mais ne plus se laisser soumettre, jamais !

C'est quoi cet endroit ? Vous êtes une famille de nobles ? Vous aidez les pauvres ?

Ses interrogations peuvent paraitre futiles, cependant elle doit en apprendre plus, les connaitre, savoir combien ils sont, qui ils sont, ce qu'ils sont ...

Et mon épée, elle est où ?

C'est la seule chose de valeur qu'elle a, la seule en quoi elle peut avoir confiance, elle aime sentir la dureté du pommeau dans le creux de sa main comme si elle lui donnait de la force.

Écoute moi bien, morveuse ! Ici c’est moi qui pose les questions ! Tu dois bien te douter que nous ne sommes pas des anges, sinon nous n’habiterions pas dans ce manoir désert et entouré de hauts murs, avec une grille gardée que tu as eu l’audace d’éviter soigneusement. Alors voilà ! Tu vas cesser de tourner autour du pot et tu vas répondre à mes questions. Immédiatement ! Sinon nous te rejetons de l’autre côté des murailles avec un coup de pied au cul et tu te démerderas avec ceux qui t’ont blessée !

Il ramasse l'épée au sol, en caresse la lame avec cette habitude qu'ont les hommes de se battre, une lueur dans le regard qui prouve qu'il sait et peut s'en servir d'un instant à l'autre.
Le tonnerre gronde de nouveau. Les femmes se taisent.


Tu as deux minutes pour tout nous dire. Qui es-tu ? Qui t’a blessée ? Es-tu brigande ou victime ? Un bon conseil, sois convaincante et surtout n’oublie rien. Après ça, et seulement après ça, tu auras à manger, et peut-être même à boire. C’est compris ? Allez, chante, maintenant !

Les réponses qu'il lui fournit sont imprécises, mais toujours est-il qu'ils ne sont pas du coté de la justice des villes, ca elle le comprend bien. Il la menace. La jeter dehors ? Ca l'arrangerait en fait, elle n'aurait pas à chercher le moyen de leur filer entre les doigts.

J'ai dit ... que je m'appelais Evil Erin ... Cette arme est à moi ...

Duper, bluffer, les laisser croire qu'elle est comme eux, qu'elle en sait autant qu'eux, ne pas leur laisser douter qu'il y a quelques jours encore elle n'était qu'un garçon de ferme, qu'elle ne valait guère plus qu'un des porc qu'elle gardait.

Je vis et je travaille sur les routes, si vous voyez ce que je veux dire, seule ... Je suis tombée dans une embuscade ..... j'ai réussi à m'en sortir mais pas indemne comme vous pouvez le constater !

Il s'approche de nouveau du lit, la domine de ses yeux noirs comme la nuit. Il est le chef de cet endroit, cela se sent dans ses attitudes. Il confirme et dépose l'arme sur le lit, à coté d'elle.

Voilà, je te rends ton arme. En ce qui me concerne, je suis tenté de te faire confiance. Je ne vais pas te renvoyer sur les routes, tu n’y ferais pas de vieux os dans cet état. Tu es ici chez toi, aussi longtemps que tu le jugeras nécessaire. Et si tu restes un temps certain, j’aurai une proposition à te faire … Encore une fois, nous ne sommes pas des anges …

Il laisse les mots faire leur chemin dans la tête blonde qui le fixe sans ciller.

Si tu restes, il faudra cependant que tu mettes de côté ton individualisme. Ici le travail se fait en équipe, sous les ordres d’un chef.
Et ce chef c’est moi, Goupil le Barje ! Chef du clan des Crocs Rouges !
--Conteur.bourguignon


"La confiance se mérite, elle est souvent facile à obtenir, mais est des plus ardues à garder."

Sa jeunesse, sa blessure, son apparente fragilité sous ses airs de garçon, tout avait fait pencher la balance du bon coté. Goupil le Barje l'avait prise sous son aile. Il lui avait donné des soins, un toit et sa confiance. Plus qu'elle n'aurait jamais osé l'espérer.

Les Crocs Rouges devenaient sa nouvelle famille. Enfin, dans la théorie. Car si elle s'entendait bien avec le couple alpha qui dirigeait la meute, il n'en allait pas de même avec le reste. Une bande de chiens errants, voila tous ce qu'ils étaient. Du boucher qui dépeçait ses victimes à la tatouée toxicomane, tous plus ou moins psychopathes, des catins, des enfants, des mercenaires, pour la plupart on ne savait pas trop comment ils étaient arrivés jusqu'au fond de ces bois, dans ce manoir délabré, et comment ils arrivaient à se supporter sans s'entretuer.

Quelques jours pour se remettre et elle avait commencé à explorer son nouvel environnement. Qu'était-elle, elle là dedans ? Elle avait tué sous l'impulsion de la vengeance. Qu'en serait-il autrement ?
Sa pire ennemie dans cet endroit était une sorcière. Elle l'avait baptisée ainsi parce qu'elle préparait moult potions dont on ne savait ni l'origine ni les effets. Il ne fallait surtout rien boire, rien manger en sa présence. Ne pas faire confiance à une bouteille de vin entamée ou une miche de pain un peu aigre, vous pouviez presque être sur qu'elle y avait introduit quelque chose.

Cette garce, parce que son corps était autant un poison que les plantes qu'elle utilisait, avait pense subtiliser l'épée de la blessée. L'éclat n'avait pas tardé à exploser dans la grande salle principale. Les deux femmes s'opposant avec force, aussi différentes l'une de l'autre qu'il était possible. La brune orientale contre la blonde si peu feminine. La scène avait dégénéré, la sorcière s'était amusée à frapper là où la blessure cicatrisait. La blonde n'avait pas cédé malgré la douleur, endurant jusqu'à ce que le jeu lasse l'adversaire. Affaiblie, Erin avait fini par fuir la place. L'air frais de la nuit faisait retomber peu à peu sa colère.

Elle se pense seule et les pas qui arrivent derrière elle la font sursauter. Blessée, désarmée, si un de ces cinglés a décidé de la finir ce soir, son instinct de survie ne bronchera pas.


Voilà ton arme, Evil. Elle me l'avait remise, ce n'était pas pour t'en priver définitivement. Pourquoi es-tu aussi agressive ?

S'en était suivi une série de conseils paternalistes qu'elle n'avait pas envie d'entendre. Tout ce qu'elle faisait, tout ce qu'elle était, c'était mal, et ce depuis toujours. Et alors ? La blonde s'apprêtait a ramasser son arme et à quitter les lieux, lorsque le Barje la retint.

J’ai une suggestion à te faire, comme promis. Tu viens de me montrer que tu es quelqu'un de courageux et de décidé. Tu corresponds exactement à ce que j’attends de chaque membre de mon équipe. Je te propose donc de te joindre à nous, mais avec mes règles. Pas d’agressivité inutile. Tu dois apprendre à faire confiance aux gens, petite. Qu’en penses-tu ?

Toujours cette confiance qu'il n'avait de cesse de mettre en avant. Leur faire confiance ? Elle se pencha pour ramasser son épée au sol, trop lourde pour elle, impossible à soulever avec sa blessure.

Merci...pour mon épée.

Il s'approcha et posa la main sur son épaule, par réflexe elle recula légèrement, et lui donna sa réponse.

Ils m'ont traité comme la moindre des idiotes, je veux être sur un pied d'égalité avec les autres. Je sais parfaitement me servir de mon arme et j'ai déjà tué pour préserver ma propre existence, je ne suis pas faible ....

Le mensonge était sans doute gros mais elle apprendrait à s'en servir comme il faut, ca elle s'en faisait le serment.

Je ne veux pas que cette ...sorcière... me traite comme un chien ou une esclave. Et je ne supporte pas que l'on me touche ...

La fatigue commençait à prendre le dessus. Sous sa main collée à sa chemise, elle sentait le pansement se poisser légèrement. Elle avait présumé de ses forces.

J'accepte votre offre, à la condition que je puisse reprendre ma route quand bon me semblera. Je veux garder ma liberté ...

Liberté si chère payée.

L'homme aux yeux sombres la fixe, il la sonde pour voir jusqu'où peut aller cette confiance qu'il est en train de placer en la gamine. Il lui trouve un sacré tempérament, de la hargne efficace quand elle sait maitriser ses accès de colère.


C’est d’accord, Evil. Si un jour tu souhaites quitter l’équipe, nous en parlerons ensemble. Mais ne m’abandonne pas au milieu d’une opération, ne me fais pas un enfant dans le dos, car je considèrerais cela comme une trahison. Et les traîtres, ici, on les enterre sous la croix …

Puis il fit quelques pas vers l'obscurité, laissant la menace peser dans l'air. La main sur le tronc d'un arbre, comme pour le retenir un instant, il se retourne vers elle.

Tu commences maintenant. Il nous faudra régler ton souci avec celle que tu nommes la sorcière. Mes instructions pour le prochain coup vont être données dans le réfectoire, ne tarde pas.

Et puis il avait disparu, la laissant seule à ses réflexions. Elle allait devoir s'adapter à ces gens, à ce travail. Fini la fourche à fumier, il allait falloir apprendre à se battre avec des armes. Mais ca, ce serait pour demain. Elle se laissa glisser au pied d'un gros chêne et leva la tête vers les étoiles. Elle n'en attendait rien. Le prêtre lui avait appris le nom des plus grandes constellations, mais à quoi bon ...
--Conteur.bourguignon


Du sentiment fratricide, nous ne retiendrons aucun pardon.

Il existe un lien au monde que rien ne peut détruire. Une affliction pour certains, une bénédiction pour d'autres. Cependant, quoi que l'on ressente pour cet autre qui partage tellement avec nous, jusqu'à notre sang et nos origines, on ne peut l'empêcher d'être ce qu'il est : un frère.

Chercher à définir ce mot serait bien long et bien inutile. La fraternité à le visage de ceux qui la partagent, par quelle que manière que ce soit. L'amour, la haine, une main tendue, un couteau dans le dos, un sourire d'enfant ou une désillusion du temps.

Il n'y avait pas si longtemps qu'elles avaient été séparées, et pourtant Evil avait voulu tout oublier de sa vie passée. Renonçant à son nom de famille, à tout contact, au moindre souvenir. Jusqu'à ce qu'en entrant ce jour là dans la pièce principale du manoir en ruine, elle tombe sur cette masse de cheveux noirs comme la nuit. Elles étaient deux contrastes : le jour sombre et la nuit étincelante.

L'ignorance, bien que difficile à maitriser, était une arme de choix face à cette image de la féminité exacerbée. La princesse, comme l'appelait le père. Autant son "fils" l'avait déçu, autant sa fille l'avait comblé. Et à voir ce qu'elle était devenue, il devait avoir bien trop lâché la bride.
Elles s'étaient reconnues, évitées, aucune n'avait cherché à faire un pas vers l'autre. Mais cette main qui semble jouer de nos vies avait un jour poussé le vice à son extrême.

Alors qu'il faisait froid, l'ainée avait surprise la cadette à jouer les sirènes avec un nouveau membre du clan dans l'étang qui jouxtait le manoir. Bien que plus jeune, elle avait visiblement vite appris à se servir de ses charmes naissants, encore enfantins, pour faire vaciller la fragile résistance masculine. La perturbatrice avait pris malin plaisir à faire refroidir, si ce n'est l'eau déjà glacée, les ardeurs du couple.


    "O petite fille ! Te voila colérique, hargneuse, comme tu l'as toujours été ! Guidée par tes caprices, tu penses que le monde t'appartient, que rien ne s'opposera jamais à tes désirs !"

    Je hais la souillure, la débauche et la luxure ! Je hais ces pourceaux qui valent mille fois moins que ceux que je gardais, encore bien plus sales et bien plus malsains.
    Elle voulait se venger, elle voulait se battre, qu'à cela ne tienne. Elle m'avait suivi jusqu'à la croix de pierre, dans le parc du manoir, un peu en retrait du batiment, nous étions protégées des regards par la broussaille d'une nature mal entretenue.


    Alors?Prête à en découdre?Puis elle ajouta,un sourire amusé aux lèvres,en regardant l'épée qui pendait à ma ceinture...J'imagine que c'est inutile que je te laisse le choix des armes...Je suppose que ce sera...à l'épée?

    Elle n'en avait pas. Et quand bien même, moi je n'en étais qu'à mes débuts dans mon apprentissage, quel genre de duel nous en retirerions ?

    Laisse tomber !

    Je posais doucement mon arme au sol. Elle ne semblait rien n'avoir sur elle.

    Bien ! Tu veux te battre contre moi ? Alors ce sera aux poings !

    Ce n'était surement pas le genre de corps à corps dont elle avait l'habitude mais au moins ca épargnerait sa vie. J'avais surement intérêt à plus me méfier de ses griffes et de ses dents que de ses poings.


Son air était suffisant, dans son regard on pouvait lire tout le mépris qu'elle avait contre sa sœur. D'Alizee, elle avait pris le surnom de Chipie. C'était une jeune femme de petite corpulence qui compensait par une agilité évidente.

Puisque tu y tiens...Nous ferons ça aux poings!De toute façon,je n'avais ni dague,ni épée sur moi!

Avec un léger sourire en coin, elle commença à tourner autour de sa sœur. Sa langue acérée et venimeuse lançait des piques, comme si la séparation n'avait jamais eut lieu, comme si la blonde ne pouvait échapper à ce qu'elle avait été. Puis elle se jette sur elle, se laisse glisser au sol et vient lui faucher les pieds, faisant chuter son adversaire au sol.

La rage monte d'un cran dans le ventre d'Evil, elle sent cette espèce de volcan qui bout en elle, qui la secoue, comme face à l'immonde marchand, comme face à la sorcière.


Alors...?Que penses-tu de mes progrès?Ne crois pas pouvoir me mettre une raclée monumentale comme la dernière fois...Me sous-estimer causerait ta perte "grande" sœur...

    Grande sœur ... La risée de la famille, de la ville d'Autun, le monstre de toute une Bourgogne qui avait entendu parler de ce garçon qui était en fait une fille et qui avait tué de sang froid un brave marchand, qui l'avait condamnée sans même savoir.

    Des progrès ? Tu appelles ca des progrès ? Tu te bat toujours comme une petite fille ! Tu es haute comme trois pommes et tu pèses moins lourd que mon épée !


Evil se releva d'un bond. Et c'était vrai, ce n'était encore qu'une petite fille qui se prenait pour une femme et se conduisait comme une catin. Elle renonça presque un moment à se battre contre elle. Envoyant son poing, la saleté l'esquiva aisément et se moqua de nouveau. Mais les mots firent plus mouche que le geste, et la capricieuse se mit en colère. Elle se rua dans un déchainement furieux et désordonné, pour finalement s'écraser seule au sol. L'ainée avait pourtant l'habitude de lui faire ce coup là, mais la gamine ne retenait jamais rien.

Je sais que tu n'approuves pas ma façon de vivre, et à vrai dire c'est le cadet de mes soucis, mais...T'es tu jamais demandé comment j'en étais arrivée là, Erin ? Bien sûr que non ! Tout ça ne t'intéresse pas ! A part ta petite personne, le reste ne compte pas !!!

    Tu en as assez ?

    Visiblement non ! Toujours vautrée par terre, elle commença à tenter de m'expliquer les tenants et les aboutissants de ses choix pour gagner sa vie. Je fis un geste évasif de la main, ca ne m'intéressait absolument pas.

    Ne cherche pas à te justifier, je n'en ai que faire ! Tu as choisi la facilité, c'est ton problème ! Tu ne sais pas non plus ce qui m'a poussé à partir, tu n'as pas souffert ce que j'ai souffert .....

    La colère commençait à me monter au nez. De quoi ce mêlait-elle cette petite allumeuse ? Sur que seule ma survie comptait et pour cela, j'avais du partir. Elle se redressa finalement et continua de me cracher sa haine à la face.

    Ah si ! Suis-je bête... Tout ce qui compte à part toi, c'est ton litre de gnôle...

    D'un bond de félin, je me jetais sur elle et la prenais à la gorge. Les dents serrées, je lui intimais l'ordre de cesser de jouer avec le feu.

    Tu ne sais rien ! Tu n'imagines même pas à quel point j'ai besoin d'alcool pour ne plus sentir l'horreur dans ma chair ! Tais-toi !

    Je la fixais dans les yeux, ces yeux de la même couleur que les miens, la seule chose que l'on avait en commun, des émeraudes où des flammes semblaient bruler sans cesse.

    Sa voix, à demi étranglée, ne faiblissait pourtant pas. Elle balançait finalement toute la rancœur qu'elle avait contre moi. J'étais la responsable. Mon départ avait privé la "chère" famille d'un revenu important, et le père avait du faire face à deux femmes à nourrir.


Je ne suis pas devin, Erin ! Comment saurais-je quoi que ce soit alors que tu t'es tirée, il y a bien longtemps, sans te retourner ! Où étais-tu lorsque la mine s'est éboulée ? Où étais-tu lorsqu'il a fallu payer les soins ô combien exorbitants prodigués au père ? Où étais-tu lorsque la mère a été rejoindre Aristote après que le père lui ait montré le chemin ? Où étais-tu pauvre égoïste que tu es ?

Les émeraudes étaient sombres si bien qu'on ne discernait même plus les pupilles... La pression des doigts sur sa gorge s'était accentuée au fur et à mesure que la brunette déversait son fiel, il était temps pour elle d'envoyer valser sa blonde de sœur, sous peine de mourir asphyxiée ! Le poing serré à s'en broyer les doigts, Chipie lui balança un uppercut dans l'estomac... Erin lâcha prise, ne s'attendant pas à cette riposte, se croyant plus forte que sa cadette ! Elle atterrit quelques mètres plus loin, laissant ainsi quelques secondes à la brunette pour reprendre son souffle !

Crois-tu que j'ai pris un plaisir immense lorsque ce vieux porc de Doc' m'a coincée entre deux portes pour me demander le règlement des soins qu'il avait prodigué au père ? Oui Erin, tu as raison, j'ai choisi la facilité... Mais que pouvais-je faire d'autre ? Où aurais-je trouvé pareille somme ? En allant au champs ou à la mine ? Pffff... Utopie,oui !

    Alors qu'elle m'envoyait valser dans les gravillons, je me demandais si c'était le coup ou l'information qui me coupait le plus le souffle. Les parents étaient morts ... Tous les deux, ils étaient morts.

    Égoïste ? Moi, je suis égoïste ? Parce que toi, tu as une grande âme charitable, pour cela tu ne m'as jamais laissé la moindre chance, lorsque nous étions enfants, de ressentir un tout petit peu de bonheur ?
    Nous sommes tous obligés de faire des choses contre notre gré, un jour ou l'autre. Mais rien ne t'obligeait à continuer ! Rien ne te forçait à y prendre gout ! Tu aimes la facilité et ca, en toi, ne changera jamais.


    J'enrageais qu'elle rejète toute la faute sur moi, comme d'habitude mademoiselle était une pauvre victime, ce qu'elle savait le mieux jouer pour que les autres paient à sa place. D'un pas lourd je m'approchais d'elle et la poussait fortement pour qu'elle tombe au sol. Sans lui laisser le temps de réagir, je m'assis sur elle et sortit une dague de ma botte. Je coinçais ses mains en la menottant de ma main gauche et de l'autre je lui mis la lame sous la gorge. J'approchais mon visage très près du sien, si près que les flammes de mes pupilles devaient la bruler. Je la fixais froidement et, les dents serrées, d'une voix grave et tremblante de rage, je mis les points sur les i, une fois pour toutes !

    Tu as eu le choix, tu l'as toujours eu. Moi, non ! Ce soir là, le soir de mes dix sept ans, le brave marchand ne m'a pas laissé le choix. Il m'a prise de force, il m'a traité comme une chienne, comme une chose sans importance, et si je n'avais pas eu l'instinct de survie, je serais dix pieds sous terre depuis longtemps. Tu ne peux pas imaginer l'enfer que tu vis à cet instant, non, tu ne peux pas imaginer ...........
    Puis cet imbécile m'a laissé pour morte mais ce qu'il avait tué, c'était à l'intérieur de moi. Je suis revenue pour me venger dans la nuit, je l'ai embroché avec son épée et je me suis sauvée pour ne pas être pendue. Qui aurait pris ma défense ? Le père ? Surement pas, il me vendait pour une poignée d'écus .........
    Tu vois, je ne l'avais pas le choix, personne ne me l'a donné le choix, depuis ma naissance.


    Je m'arrêtais là . Je n'avais jamais parlé à personne du viol et encore moins avoué le meurtre du sale type. Et elle était encore capable de me dénoncer, peut être qu'il valait mieux que je mette encore de la distance entre elle et moi. Je voyais sur son visage passer les différentes expressions qu'elle semblait ressentir en m'écoutant. Compassion ? Dégoût ? Pour moi ou pour elle-même ?

    *La garce !!! Qu'elle aille au diable !!!*

    Je pestais intérieurement et me relevais, la libérant de mon poids. Je rangeais mon poignard et commençais à m'éloigner. Si elle ne comprenait pas, je ne pouvais rien faire de plus. Je n'avais pas choisi d'être un frère, ce n'était pas maintenant que je ferais le choix d'être une sœur.



(Écrit avec Jd Chipie..)
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