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[RP] Fragments d'un Monde

Anaon
↬ Alençon, Juillet 1462 ↫


      La fumée s'échappe en une fumerole grisâtre. Elle s'écrase mollement contre les fibres translucides. La fenêtre encore faite de vélin huilé laisse passer une lumière pâteuse, comme-ci les lueurs du dehors s'amassaient contre le papier graisseux, sans parvenir à le passer. Un halo grossier et sans chaleur reste englué près de l'ouverture, la lumière prisonnière des fibres, là où le verre l'aurait laissée filtrer en si jolis faisceaus. Dehors, la pluie a assombri le début de la nuit. Elle tombe sans faiblir, avec le bruit d'un millier de graviers que l'on aurait lâchés du toit de l'univers. Une torche éclaire un mur près d'une porte, tentant de résister à l'assaut des gouttes dans son foyer. Elle semble convulser, poignardée par une myriades de petites aiguilles pellucides. Et les saccades ignées de son agonie forment là une danse étrangement hypnotique.

    Nouvelle volute. Les azurites contemplent la fumée opacifier un instant la fenêtre et son décor au dehors, savourant le constat d'être à l'abri derrière la fine couche de vélin. Les lèvres saisissent le tuyau de la pipe, se gorgeant d'une inspiration trop profonde qui fait rougeoyer le fourneau comme un minuscule brasero. Un désagréable goût de brûlé envahi son palais, elle ne semble pourtant pas plus réagir que par un léger froncement de sourcil. Un soudain flash éclaire brutalement l'extérieur, suivi d'un craquement menaçant au-dessus de leur tête. Le tonnerre s'étouffe dans ses nuées, laissant place à un petit couinement apeuré digne d'une souris.

    La tête se tourne. Un petit chauffe-doux a été apporté dans la chambre, comme si la chaleur humaine ne suffisait pas à devenir suffocante. Le poêle forme une tache incandescente dans la pénombre de la pièce, accrochant de quelques arrêtes dorées les silhouettes emmitouflées, sagement alignées comme de braves bêtes rangées à l'étable. La genèse de la guerre déclenche toujours d'étonnants comportements sur la population. Il y a ceux qui s'enferment à double tour dans leur maison de campagne, sans en fuir, puisque loin des villes, ils se sentent loin de la politique et de ses conflits. Et il y a les autres, craignant les pillages et les armées brigandes, qui se ruent vers les villes où ils trouvent le cocon rassurant formés par les lignes de remparts, quitte à les voir devenir cloître séquestrateurs si un siège venait à sévir. L'affluence est telle qu'il est impossible de trouver une auberge avec une chambre de libre, et pour ne pas coucher dehors, il faut consentir à partager son sommeil avec de parfaits inconnus. Une promiscuité qui donne à la chambre des allures de dortoir monacale. Encore que l'Anaon lui aurait sans doute préféré une cellule des plus ecclésiastiques.

    Le regard chemine calmement sur les masses sombres qui forment des reliefs indiscernables sur les paillasses. Sous une peau de chèvre, un petit chanoine roulé en boule semble dormir comme un plomb malgré l'orage tonitruant. La pléthore atteint un point où l'on a dû concéder pour cette chambrée à mêler quelques femmes aux hommes. Quoique de femme, il n'y a que celle arrivée en dernier avec son époux et qu'elle a désigné comme étant la souris effrayée par l'orage. Couple de pèlerins tout indiqués par les bourdons posés contre le mur. Et pour sexe faible encore, il y a elle. Bien que la notion de féminité ne soit pas toujours possible à lui appliquer.

    L'attention revient à la fenêtre. Si elle avait pu, la mercenaire aurait préféré dormir à l'écurie avec cheval et chien. Encore aurait-il fallu qu'elle trouve une stalle vacante pour les y installer. Comme beaucoup d'autre, les montures des derniers arrivés ont été logées dans la cour intérieure de l'auberge, sous l'avancée des toits, quelques brins de paille sous le nez en guise de becquée. Et elle, là voilà claquemurée dans un imbroglio de senteurs de bêtes, de relents humains, chargé de l'odeur lourde de la laine humide qui semble ne jamais s'être départie de ses effluves de brebis. Un soupir dépité écrase un nouvel amas fuligineux sur le gras de la fenêtre. Sa paillasse est là, à même le sol, dans le coin à l'autre bout de la chambre. Un œil peu convaincu s'y pose. Le corps, rouillé d'avoir voyagé sous le déluge quémande quelques heures d'accalmie. Un repos mérité que l'esprit lui refuse doublement.

    Sous les prunelles d'un bleu cobalt, une corolle brune semble avoir discrètement retrouvée sa place. Le teint s'est fait plus pâle. Et le regard farouche qu'elle darde sur sa couche n'est que le signe avant-coureur des crises à venir. Crispée, elle tire une nouvelle bouffée sur sa pipe, avant de détourner son intérêt sur l'extérieur, comme si fuir la vision de sa paillasse faisait fuir ce qu'elle représente. Insomnies. Insomnies et leur cruel paradoxe.

    Les pensées se renfrognent. La fuite du sommeil chez l'Anaon n'a rien d'un caprice. De manière périodique, ça en devient... une véritable phobie. Les cauchemars. Quand on fait un cauchemars, on ne se réveille pas en sursaut, le corps suintant à l'apogée de la peur, pour échapper à sa hantise. Ça, c'est un mythe. Le cerveau est bien trop dans les vapes pour mettre en place un tel réflexe d'autodéfense. Non... Quand on cauchemarde, on le subit jusqu'à la fin. On l'encaisse sans échappatoire, martyre en croix de son propre esprit. Et ensuite, seulement, on se réveille. Quand la tête a fini de suer toutes les horreurs du monde et de cristalliser ses secrets les plus enfouis. Pour l'Anaon, plus que des cauchemars, ce sont des souvenirs qui sortent du placard quand elle a scellé les portes de sa conscience.

    Un frisson glacial lui remonte l'échine, comme une couleuvre gelée. Dormir... il le faudrait, oui. Mais elle a peur de ce qu'elle trouvera quand elle fermera les paupières. Coinçant la pipe entre ses dents, la mercenaire plonge les mains dans le sac posé entre ses pieds. Un petit coffre est dégagé des pans de toiles, et les doigts glissent lentement sur le bois. Quelques onyx enchâssés dans les nervures luisent faiblement lorsque l'éclair vient pourfendre la chambre d'un éclat blanc. Une lettre gravée dans le bois. La pulpe des doigts en retracent le sillon. Son inconnu du Limousin. A l'intérieur, une fiole de liqueur, et sa consœur, plus grande qui sommeille dans ses affaires. Une saveur bien trop évocatrice pour elle, pour être consommée d'une si banale manière. Il y aurait pourtant là de quoi enhardir ses démons avant de les anesthésier dans un comas tout éthylique. C'est ça, le but. Réussir à plonger, sans passer par l'endormissement qui cristallise les angoisses du jour. Sans subir les rêves qui font surgir du marécage de ses pensées des cadavres de regrets. Crever la conscience, au point qu'elle ne se souvienne pas de ce que la nuit aura livré. Oui...

    Elle a une bête dans la tête. Un vers qui lui grignote les pensées et qui, à chaque bouchée, lui injecte le poison d'un millier de ressentis. Culpabilité. Remords. Honte. Un venin qui corrompt toute saveur de bonheur. Qui altère toujours tout en noires pensées. Un venin qui pourtant en combat un autre. Celui de l'Oublie. Et on ne veut jamais oublier. Les narines s'arrondissent d'une inspiration raide. Elle aimerait seulement parfois atténuer ses morsures qui la dévorent et ne plus sentir ces petits crocs qui lui percent les pensées. Le pouce passe pensivement sur le petit moraillon du coffret. Non... Cet alcool-là lui est trop cher pour êtres gaspiller pour ça. L'attention revient à nouveaux sur les corps peuplant la chambre. Et soudain... La sicaire sent le dégoût de l'humain lui monter à la gorge.
    L'écœurant rance qu'exhale les chairs mouillées. Une odeur d'incurie. Et ces insupportables respirations. Tranquilles. Trop paisibles. Bienheureuses.

      Jalousie.

    Le coffre est enfoncé dans le baluchon. La femme se lève soudainement pour enjamber les jambes qui s'étalent au milieu du chemin. Elle attrape d'une main ferme les sacoches restées sur sa paillasse pour les jeter sur son épaule. Les doigts s'enfoncent dans une poche pour en extraire une aumônière rigide. L'alcool de son Inconnu restera encore inviolé ce soir. Par contre, il lui reste quelques cadeaux de l'Aphrodite qui ne manqueront pas de lui retourner les idées à leur manière. Herbes de sorcières.

    La sicaire quitte la chambre sans plus de discrétion, emportant avec elle sa soudaine répulsion. Allons donc dehors, et qu'importe la pluie, en compagnie de ses bêtes, elle ira faire à nouveaux l'expérience de la synesthésie et des délires qui ne laissent aucun souvenir.

    Là, sans crainte, elle pourra dormir.

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     | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Anaon
↬ Normandie, Août 1462↫


      Vide. Voilà ce que lui inspire la vue qui se déploie devant elle. L'Absolu du vide.
    A ses pieds le sol se brise pour plonger en abrupt dans des rouleaux d'écume blanche. C'est comme si les Dieux avaient tranché la terre, nette, ne laissant dans le paysage que la plaie blême de la roche baignant dans son sang bleu. Ainsi amputée, Gaïa exhibe des falaises pâles, véritables cicatrices du littoral. Des blessures, des ravages des âges qui ont laissé des stries dans ses flancs de calcaire. Des beautés écharpées, pourtant. Des plaies sublimes que le monde a sculptées, polies, blanchies, rongées, transcendées. Diable, il suffit de voir pour se rendre compte que toutes les cicatrices ne sont pas si laides, et que si le monde s'arrête ici, c'est que sa fin doit être une chose bien belle.

    Elle est là, perchée sur ces stigmates, depuis un temps inestimable. Quelque part, entre la terre, le ciel et la mer. A la rencontre des éléments. Assise, les genoux repliés sous menton, le dos pour faire rempart au vent galopant de la plaine et le visage pour accueillir les embruns salins exhalés par l'océan. Elle se demande si un souffle plus fort que l'autre arrivera à la faire basculer. Du côté sol ou du côté sel. A la vie ou à la mort. A moins que ce ne soit l'inverse... qu'importe.
    Ses cobalts ne peuvent se détacher de l'immensité qui s'étale devant ses prunelles. Sous ses yeux, l'insomnie a fait son nid, le brun cerne à nouveau le bleu. Ses joues, qui s'étaient forgées de si jolies rondeurs dans les cuisines du Moulicent, se sont faites plus plates. La hanche est moins courbe, la cuisse moins charnue. Le radieux des chairs pleines de vie n'est plus. A nouveau, elle se fait ombre.

      Vide. Voilà ce que lui inspire la vue qui se déploie devant elle. Un miroir. Et pourtant, ce constat n'a rien de tragique.

    Un asile. Elle a trouvé asile. Dans cette église sans mur et sans symbole. Dans le cloître du vent, où les prières ne sont que la litanie des vagues qui s'écrasent contre la roche comme une foule de fidèles aux pieds d'une madone. Dans sa chapelle, il n'y a pas de jugement, il n'y a pas de sermon. Il n'y a pas l'oppressante accusation du divin ni ses macabres manifestations statufiées. Il n'y rien, rien d'autre que la saisissante majesté qui se déroule sous sa vue et qui ferait ployer de respect la sainte chape du plus haut cardinal. Il y a bien quelque chose de sacré qui se déploie-là, et pourtant, à le contempler, on ne ressent pas l'écrasante culpabilité qui nous étouffe quand on pose les yeux sur les statues des Saints, censés rappeler la médiocre condition de l'être humain. Pourtant, sur les falaises, pris dans l'étau des immensités ancestrales, on est que grain. Et c'est cela qui fait du bien... n'être que ce Rien.

    L'océan semble absorber la moindre de ses réflexions, ne laissant dans son cerveau qu'une sorte d'anesthésie. L'Anaon n'est que contemplation. Les déboires et les épreuves l'ont souvent laissée exsangue de tout émotion, mais ce vide-là a quelque chose de surprenamment salvateur.
    L'Alençon a été quitté, avec ses frustrations et ses reproches, et là, sur les limites de la Normandie, elle se sent comme dépolluée de toutes ses tumeurs qui s'agrippaient à son esprit. Apaisée, par une ivresse douce qui se répand dans ses veines. Une morphine au goût de sel.

    Le menton s'enfonce un peu plus dans le coussin formé par ses bras croisés sur ses genoux. Elle pourrait passer des heures, assise-là, sans bouger, rassérénée par la solitude la plus absolue. Elle s'y laisserait sans doute mourir, partir, ainsi apaisée, ce serait la mort la plus agréable à souhaiter. Un léger sourire anime ses lèvres. Oh oui, s'il ne lui restait pas une certaine chose à accomplir, elle se serait bien laissée aller, tête en premier, tester la hauteur du sublime promontoire sur lequel elle se trouve. Mais si la fin tarde à arriver, elle ne peut se permettre de la provoquer.

    Il faudra bientôt songer à quitter ce sanctuaire, et à peine cette évocation effleure-t-elle son esprit qu'une soudaine sensation d'abandon la saisit par les tripes. Le dépouillement de Normandie est tellement salutaire que replonger dans les méandres de la vie lui est comme... un étouffement.
    Une inspiration profonde anime sa poitrine. Il faudra bien pourtant. Et il lui faudra gagner le plus animé des duchés. Lentement les bras se décroisent, et les mains se posent, sur une large bourse qu'elle gardait cachée sous ses jambes. Des jours que la balafrée est ici. Elle n'a pas trouvé ce qu'elle cherchait, mais elle a trouvé autre chose. Malgré les insomnies, une certaine dose de repos. Ou du moins, le temps nécessaire pour la remise en question et les aplanissements. Normandie devrait être comme un nouveau départ, quelque part. Le point signant la concentration nouvelle sur ses objectifs premiers. Ce serait gâchis que d'être venu ici s'assainir l'esprit, si c'est pour repartir en portant sur les épaules le fardeau des maux qui l'ont fait ployer avant son arrivée.
    Les liens de la bourse sont délacés, et les mains fines de la mercenaire se plongent dans ses entrailles. Les poing en ressortent, serrés, portés devant ses yeux. Les mois à venir vont être rudes. Il ne faut pas s'ajouter des égratignures sur les blessures.

    Alors les doigts s'ouvrent, libérant une myriade de petits papiers qui s'envolent dans le bruissement d'aile d'une nuée de papillons. Les petits bouts de vélins s'élèvent, lentement, en un léger nuage frémissant. Des parcelles d'aveux. Des restes de souvenirs. Des mots d'Amant beaucoup. Des mots de sœur. Des mots des autres. Des dizaines de lettres que l'Anaon a réduit en morceaux pour les libérer dans les vents de Normandie. Des choses que la balafrée ne voulait plus porter sur la conscience pour l'heure. Des choses à oublier ou à laisser de côté.

    Les derniers fragments lui glissent des mains. Et l'amas de papier restent un instant là, au-dessus d'elle, comme suspendu entre les vents contraires, avant qu'une rafale ne les anime d'un spasme. L'essaim se gonfle, comme pris d'une inspiration, puis s'affaisse et plonge vers le manteau de l'océan.
    L'Anaon se lève et s'approche au plus près du bord de la falaise, ses azurites contemplant le vent emporter ses frissons, ses espoirs et ses douleurs.

    Mer, je te confie mon cœur. Garde dans tes profondeurs insondables ses secrets et ses rancœurs. Dans le joug de ta houle, ils ne blesseront plus personne. Et moi-même j'en serai préservé. Un jour, je viendrai te le reprendre. Mais aujourd'hui je me décharge d'une part de ce qui me ronge. Garde mes sentiments et mes compassions. Mes amours et mes déraisons. Pour l'heure, il ne m'en faut plus.

      Car pour les temps qui viendront, je n'aurai plus aucune pitié.


Musique : " SOS", par Indila, instrumentale puis complète.
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     | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Anaon
↬ Alençon, 1 Septembre 1462↫


      L'incessant cliquettement du fer. L'odeur de la roche humide. L'air suinte un froid moite qui se condense sur les pierres grises. Les murs exhibent des fissures rances comblées par le verdâtre de mousses empoisonnées. Les plaques fongueuses se tavellent parfois de bouffissures blanches, pareilles à de petites boules de coton. Les azurites suivent le fil épais d'une toile d'araignée alourdie par la poussière et qui pendouille piteusement comme une guirlande d'un maillon à un autre. Les chaînes se balancent doucement.

    Immobile, son regard arpente la pièce meublée d'improbables mécanismes. L'odeur du sang séché se mélange à la rouille qu'elle croit avoir, ferreuse, sur le bout de la langue tant sa présence est prégnante. Le moindre petit bout de métal froid en est grignoté. Le sol, lui, est constellé de tâche brunâtres, plus ou moins larges, qui forment sur son plat comme une galaxie diluée. On devine aisément les endroits où l'on a cherché à effacer à grandes eaux les traces d'hémoglobines. Mais le liquide poisseux s'est niché dans la moindre petite rainure et anfractuosité, séchant comme une croute sur une blessure que le temps n'a pas réussi à gratter. C'est cela... La pièce est emplie de preuves croûtées des sévices et des supplices passés, emplissant l'atmosphère de la présence d'un sang que l'œil pourtant ne semble pas voir.

    Oui...C'est cela... Les restes du Purgatoire.

    L'œil bleu cherche à trouver lentement la source des mouvements des chaînes qui pendent dans l'air. Les fondations mal jointoyées laissent filtrer d'invisibles courant d'air qui pourraient être les soupirs des âmes pénitentes restées à hanter ces lieux où elles ont expié. Les fers tanguent, comme tirés par de fantomatiques poignets qui n'ont jamais réussis à se défaire de leurs entraves. Le Purgatoire... Ça aurait dû être le haut-lieux de la torture et des aveux. Ça n'a été qu'un projet avorté dans l'œuf. Un bijou indésirable que la plupart des habitants ne doivent même pas savoir serti sur les terres Alençonnaises. Créé pour être l'antichambre de l'enfer et le vide-cellules de la Justice. Un mouroir loin des hospices et des religieuses aux soins attentifs. A peine ébauché le projet s'est effondré.

    Le chevalet ne rompt plus aucun membre. Les cisailles n'amputent plus aucune chair. La croix de Saint-André n'accueille plus aucun crucifié. Sur le large établi, les pinces et les couteaux sont figés à leurs accroches par une épaisse couche de poussière et de toile. La saleté a séché comme du ciment. Elle, elle est assise sur une imposante chaise cloutée. Bien droite et à son aise, les bras posés sur les accoudoirs, elle ne craint nullement les pointes acérées. Les initiés savent que le poids est trop bien réparti et que sa pression seule ne suffit pas à se blesser sur les large épines de fer. Elle sait aussi qu'il existe des moyens bien plus sordides pour faire pénétrer les pointes dans la chair plus tendrement qu'une aiguille dans une motte de beurre. La torture est à la fois Art et Spectacle. Elle a ses prestidigitations et ses cruelles vérités. Des ficelles, que l'Anaon connait dans les moindres fibres.

    Ses poumons s'emplissent de l'odeur gâtée de la salle de torture, avec la lenteur de ceux qui se remémorent au gré des fragrances. Ici, elle aurait dû être bourreau. Greffée à ce projet qui avait déjà versé son lot de pleurs et de cris avant elle. Non pas pour libérer quelques pulsions morbides, non... Mais l'Anaon avait brodé de macabre l'Idéal.

    Expugner le vice par le sang et les suppliques. Punir les infamies en se faisant plus infâme encore. Par la violence et la torture, elle rêvait d'éradiquer le Mal. De vider les villes de leurs bas-fonds sordides.... et purifier le monde. C'était déjà son rêve dans sa vie d'avant. Après, elle avait seulement changé de tactique pour y parvenir. Se faire vermine parmi la vermine. Se faire vermine pour comprendre la vermine et ainsi réussir à la déjouer. Ça aurait pu être une méthode controversée pour un objectif honorable... Oui... Après tout, comment pourrait-on la blâmer de vouloir punir les voleurs, faire payer aux violeurs, assassiner les assassins et répandre sur la France une justice sanglante et impitoyable, pour le bien du Bien ?

    Elle ferme les yeux, s'attardant un instant sur le froid qui la pénètre jusqu'à l'os. Oui... Et quand le monde aurait été délivré du mal, il ne lui aurait resté qu'à s'abattre elle-même, et plus aucune trace d'exactions n'aurait subsisté sur la peau de cette terre. Ça aurait été si beau... Son soupire se perd parmi les murmures lancinants qui bruissent dans la pièce. Complainte des âmes. Le Purgatoire aurait pu être un grand projet. Le purgatoires aurait pu être son salut.

    A la pensée qui l'envahit elle sent un frisson lui remonter l'échine, aussi palpable que des doigts grimpant sur sa colonne. Le frémissement se niche dans son cou où il imprime une légère pression. Lentement, les paupières s'ouvrent. Elle voulait se faire bourreau, dans l'espoir de voir un jour sous ses couteaux ceux qui avaient des leurs tracés ces entailles sur sa peau. Les prunelles passent placidement d'un engin de torture à un autre.

    Hibou.

    Si j'avais eu tes plumes... Que t'aurais-je fait ? La pulpe des doigts frôle pensivement la saillie d'un clou. Quel calvaire t'aurais-je choisi ? La simulation de la noyade ? T'aurais-je fais danser sur des souliers de fer chauffés à blanc ? Les azurites se tournent vers l'âtre de la cheminée noircie de suie. Peut-être aurais-je percé dans tes chairs de petites galeries cautérisées. L'écartèlement ? Les saignées abusives ? Les pinces, les brodequins, l'estrapade... Peut-être, la perversité du berceau de Judas ?

    Non... De tout ça je n'aurais eu besoin. Il ne m'aurait fallu que ton corps et mes mains. Et sans rien, je t'aurais fait vivre mille enfers. De mes ongles j'aurais fait des serres, et comme les corbeaux t'aurais crevé les yeux. Dieux j'aurais fait frémir Hell, Adès et Lucifer. Oui, de mes mains tu aurais été fier, mais entre elles tu te serais racorni de terreur comme l'enfant sous la menace d'une main autoritaire !

    Dieux... Dieux quand je t'aurai !

    Piqure. L'Anaon enraye un soubresaut discret. Sa main droite se lève sous ses yeux et lui tourne sa paume. Les clous sur lesquels elle s'est crispée ont laissé de petites marques creuses, rouges en leur centre et bordées de blanc. Elle actionne ses doigts pour faire à nouveau circuler le sang et remodeler sa paume. Puis elle reprend place plus sereinement. Maintenant, ce n'est qu'histoire de temps. Elle a trouvé en Anjou les preuves de la présence du Volatile. Elle l'a approché de près. Et elle a su que Paris serait définitivement la clef de toute cette histoire. Il fallait alors qu'elle le devance... Et elle arrivera avant lui. Bientôt, elle sera en la Capitale...

    Lentement, la sicaire appuie sa tête contre le haut dossier hérissé. Et ses yeux se posent à nouveau dans le vide. Elle reste-là, comme une Reine damnée sur sa cour de fantômes. A écouter leurs plaintes murmurées et à respirer leurs souvenirs décomposés. Et à nouveau, elle se laisse bercer par l'incessant cliquettement du fer et l'odeur de la roche humide.


Musique : " Await the King's Justice ", Game Of Throne Saison 1, composée par Ramin Djawadi.
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     | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Anaon
↬ Angers, 23 Janvier 1463 ↫


      *
      Une petite aube grise se lève dans un manteau de brume qui pèse sur le toit des chaumières. La vie s'extirpe lentement de sa langueur, dans le craquement des charrettes que l'on prépare, les grincements des volets qui s'ouvrent, et le cracha silencieux des cheminées qui s'allument une à une des bûches fraîches qui ont remplacé les taries de la nuit. Le forgeron a fait rougir ses forges, crachant par ses pans ouverts une chaleur qui fait gondoler l'air et semble chasser la brume qui environne les rues enneigées. C'est dans cette fraicheur indolente, sur la limite entre limbes et éveil que l'Anaon a décidée de s'octroyer un instant de solitude. Un baiser laissé sur la tempe de l'enfant endormi, et une main qui se pose sur une épaule dans la chambre voisine pour lui demander de bien vouloir le veiller. L'acceptation est lâchée dans un réveil ronchon et sa kyrielle de grognements, et les lèvres sicaires se posent sur le front du Renard dans un remerciement muet. La chaleur assoupie de l'auberge est abandonnée au profit de l'étreinte hiémale du petit matin. Elle a trouvé ce muret suffisamment confortable pour y fumer sa pipe. Ce petit muret, qui fait face à cette forge où les hallebardes côtoient les ouvrages éparses de ferronnerie. Sans doute est-elle déjà passée mainte fois devant elle sans jamais la voir, mais aujourd'hui, elle s'est laissée envoûter par la lueur ignée qui tranche si fortement avec le blanc grisaille qui embrasse le décor.

    Les larges portes aux planches mal jointoyées sont grandes ouvertes, laissant une béance dans l'atelier, comme on aurait effondré un pan de mur pour livrer sans pudeur les secrets des tordeurs de fer. Fait-il si chaud dans une forge ? Le bout de ses doigts gelés refermés autour de sa pipe frémissent soudainement à l'idée de brasier. Tandis que le forgeron active son soufflet crachant une gerbe d'escarbilles qui se répand comme de la poussière sur le sol, son apprenti fait cingler sur le froid de son enclume un marteau qui sonne comme une cloche dans l'ambiance alanguie d'Angers. Il est jeune. Et ne porte que gilet et tablier par-dessus une chemise qu'il a remontée sur ses avant-bras. Le corps sans doute à l'aube de sa seconde décennie arbore déjà le galbe musculeux des soldats de métier. Les fibres organiques se contractent d'un saillant sous chaque geste, laissant paraître la rondeur d'un bras et la force d'une épaule qui ferait s'arrêter n'importe quel regard de femmes. Le visage un peu sauvage, tout concentré à sa tâche, il déploie dans sa pantomime machinale toute la beauté de la jeunesse et l'érotisme d'un corps forgé au labeur et la rudesse. Un homme. Comme jeune elle en aurait aimé.

    Ses poumons s'emplissent d'une bouffée fumeuse et d'un amas de souvenirs. Les ans... Pendant des années, ils ne vous ébrouent en rien. Et puis un jour, ils affluent soudainement à la conscience dans la percussion sèche d'une vague de béton. Elle n'avait jamais vraiment été une femme coquette. Ou du moins, elle n'avait jamais fait cas de sa beauté. Alors pour elle, vieillir n'était qu'une phase logique de la vie, un mûrissement essentiel, l'élévation naturelle de l'âme. Mais le poids des ans, commençant à peser lentement mais surement sur elle, avaient fini hier par lui craquer les deux épaules dans un fardeau trop lourd. Un simple mot qui a fait sourire. Et un sourire qui avait rappelé qu'il n'y avait plus à le faire. Ils avaient parlé patins. Et l'Anaon avait senti plus distinctement qu'à tout autre moment le bruit de la lame crissant sur la surface gelée du lac. Le froid lui mordant les joues. Et le contact des mains gantées qu'elle tenait toujours liées entre les siennes. Elle avait dix-neuf ans. Dix-neuf ans...
    Jeune. Naïve. Et amoureuse. Amoureuse, comme on ne l'est qu'une seule fois dans sa vie.

    Son visage se froisse un peu. C'est drôle, les souvenirs... Ils sont comme une galerie de tableaux que l'on ne remarque plus, aux teintes couvertes de poussières, au sens que l'on ne comprend plus. On ne s'y arrête plus. On ne leur jette que des œillades furtives et on les laisse là, paver notre décor, devenir une habitude qui ne nous étonne pas. Elle est passée un millier de fois devant ce tableau. Ce tableau qui lui avait écorché les rétines pendant plus d'une décennie, et qu'elle avait décidé de ne plus jamais regardé, depuis déjà quelques années. Il a les dorures plus belle que les tous les autres. Et pourtant, il croule sous bien plus de toile et de grisailles que toutes ces reliques de poussières. Un voile épais, qu'un simple mot suffit parfois à balayer. Il avait les yeux bleus. Et le cheveu blond. Il était jeune et soldat. Il était amoureux.

    Les azurites s'embuent un peu. C'était il y a bien longtemps. Il y a dix-sept ans maintenant, ou tandis qu'elle cousait sa robe de mariée de ses propres doigts, le veuvage est venu ceindre sa tête avant le voile du mariage. Dix-sept années, dont quatorze de deuil solennellement porté et trois offertes aux bras d'un Autre unique. Après tant de temps, on se croit suffisamment pansé pour pouvoir parler sans sentir son cœur se déchirer à la moindre réplique. Elle y parvenait, depuis quelque mois seulement, à lâcher plus qu'une phrase laconique, dans la retenue impassible de ceux qui croient la page tournée. Cette veille là, il n'y avait eu que quelques phrases de plus. Et pourtant, l'image fatale lui avait secoué les sangs et retourner l'âme. Les années pesaient. La fatigue creusait. L'Autre fuyard manquait. Alors à la discrétion d'une cuisine investie, les larmes qu'elle croyait de pierres se sont mises à couler. Elle a pleuré l'être Aimé de carreaux fauchés. Elle a pleuré sa vie loupée et ses bonheurs manqués. Elle a pleuré sa jeunesse surannée.

    Elle-même avait été surprise, derrière son rideau liquide, sans savoir pourquoi là et maintenant, et pas avant. Jamais ce visage ne lui avait été aussi prégnant. Jamais elle n'avait revu avec ce tel cuisant l'éclat de ce sang qui lui faisait un linceul. Et la neige détrempée, sous lui en catafalque. Cœur endeuillé, ses yeux avaient pourtant si peu pleuré. Trop forte, pour les autres, pour se laisser aller. La vieillesse l'affaiblissait... Dieux, vous m'auriez vu Hier. Et aujourd'hui, jamais ses jeunes années ne lui avaient paru aussi lointaines...

    Les doigts se resserrent autour du fourneau de la pipe, pour dérober un peu de la chaleur qu'elle leur refuse. Le jeune forgeron bat toujours son fer, dans une élégance toute masculine, qui ne cesse de captiver les yeux troublés de la mercenaire. Alors à le voir si jeune et si beau, l'Anaon se brode des histoires. Elle s'imagine n'avoir que dix-sept ans. N'être que la petite mercière du coin. Les bras chargés d'un petit panier couvert d'un tissu ballotant à chacun de ses pas, et protégeant ses petits trésors de boutons et de fils, qu'elle est partie mener à la couturière, par ce petit matin d'hiver. Le froid lui mordrait les joues, rosissant doucement sous la froidure. Elle se serait arrêtée, devant la porte ouverte de l'atelier. Et elle aurait rougi, devant le visage concentré et les bras si fort martelant leur fer, troublée, par l'étrange vertige qui se serait mue tout au fond de sa poitrine. Plus tard, ils se seraient mariés, auraient eu une petite maison, avec une jolie porte en pin massifs et aux pentures savamment ouvragées et sculptées de ses propres mains. Ils auraient fait des enfants. Elle aurait ouvert sa boutique. Et ils se seraient plu dans la vie la plus simple et la plus paisible du monde.

    Un voile de fumée vient opacifier sa vision. Ses lèvres se referment. C'est cela, vieillir. Ce ne sont pas juste les rides qui émaillent le visage et la sagesse qui s'agglutine entre les tempes. Ce sont les remords. Les regrets. C'est un jour se retourner et se rendre compte que le chemin est bien plus long derrière soit que devant. S'arrêter... Et ne plus jamais avoir envie de repartir.

    Un soupire... Jamais plus elle n'aura dix-sept ans.

    Quelques flocons se remettent à tomber, minuscules, comme de la poussière blanche oubliée du ciel. Lentement elle se décolle de son muret. Elle retourne sa pipe, laissant choir dans la neige un reste d'herbes rabougries et calcinées. Puis elle repart, retrouver son présent, abandonnant derrière elle ses doux rêves et son jeune forgeron.

    Et le marteau sur l'enclume sonne comme une cloche dans l'ambiance alanguie d'Angers.


Musique : " Melezourioù Glav", du sublime Denez Prigent.
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Anaon
↬ Saumur, 24 Février 1463 ↫

    « Estomaqué par la beauté du spectacle,
    Je marche sur les braises,
    Sans le vouloir.

    Sans anesthésie se recoudre l'arcade,
    Un goût de coma,
    Le sang sur le carrelage.

    Comme Indy j'ai cherché le Graal, la jeunesse éternelle !
    Le botox dans les veines.
    J'arrête de fumer et de boire chaque dimanche, chaque semaine.
    J'ai rechuté hier... »


      - « Le Graal », Kyo-


      *
      Les doigts déjouent le col et sa fibule. Les pas embrassent chaque marche qui la mène sous la terre. A Saumur comme à Paris, toutes les tavernes n'ont pas qu'une seule face de lumière. Une salle pavée de tables couronnées de timbales pleines. Un nuage de rires et des accents d'ivresses. Et à travers le plancher fissuré, une onde de plaintes. Un ouragan étouffé roulant sous les lattes. Les pas qui craquent au-dessus d'un monde qu'on ne peut pas voir... Si l'on ne descend pas.

    La main enlève le col. Les fermetures du manteau sautent. Sous les bonnes apparences, l'odeur de la sueur. L'amoncellement de râles. La poussière qui colle au narine. Et pour peu que l'on respire assez, que la soirée ait été assez prolixe : la touche ferreuse du sang qui titille aussi bien l'odorat que le bout de la langue.

    Et j'crois que j'aime ça.

    Sous les fondations de la gargote, les hommes redeviennent bêtes. Dans l'humide de la cave, comme une meute galvanisée par la violence de leurs dominants. Haranguant, pariant, éructant comme des porcs à la voix grailleuse. Au centre, l'explosion de l'instinct, primal, le son mat de la chair percutant la chair. Deux hommes s'empoignent avec plus de pugnacité que des coqs. Nul haine sur les visages tuméfiés, si ce n'est l'expression extatique d'une douleur jouissive et sauvage. La zibeline est abandonnée sur un tabouret, le manteau rejoignant ses drapées. Dague délaissée. Lentement l'escarcelle est débouclée pour couronner la pile de son cuir. Un regard se pose sur son voisin d'assise comme pour le désigner garde de son butin et lui signifier qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il n'y touche pas.

    Une mise au tapis. Une clameur soudaine de joie ou de déveine. L'argent file de main en main alors que le couché se redresse sur ses deux membres oscillants. Elle s'approche. Corps à l'essence vidée par une nuit tourmentée. Femme assurément. Les regards mâles se soulèvent sur elle. On est en Anjou. Terre de mercenaires. Sans doute ne sont-ils pas surpris de voir femelle nippée de l'apanage des hommes. Mais le sont plus par son envie de mettre en jeu et sans peur son intégrité. Le tenant du cercle, au saillant de la pommette gonflée d'une boule bleuâtre s'approche le menton haut, et le sourire suffisant.

    Je connais ces sourires-là. De ceux que l'on sert aux donzelles. Aux mignonnes cocottes que l'on estime de jouer les fiérotes... mais qui font rire, et a qui l'on veut signifier que puisque qu'elles ne sont que femelles, on leur fera la grâce de retenir ses coups. Là est la première erreur. L'orgueil. Il ne faut jamais retenir ses poings contre une femme. Car elle, elle ne le fera pas.

    Inconscience volontaire, elle n'attache pas ses cheveux. Ne fait craquer que ses doigts. Et juge, d'un pas métronome qui les mène à une ronde, celui qui sera son adversaire d'un soir, couverte de l'œillade goguenarde des mâles. Ombre d'un sourire.

    Je tue depuis tellement d'années. Pour le seul luxe de l'argent. Sans n'avoir jamais vibré de ce sentiment de toute puissance. Du divin pouvoir d'être Camarde. Je n'ai jamais ressenti que la froide concentration de mon esprit pragmatique. Sans connaître le plaisir d'être juge de vie et de mort. Le vertige. L'euphorie ultime. Alors quand on ne frémit pas d'avoir l'autorité suprême de réduire à néant un souffle et une vie... Comment peut-on aimer le simple fait de se battre ? Au début je ne comprenais pas...

    Il feinte, pour lui faire peur. Mais elle enchaîne sans attendre et ses pieds attaquent les jambes.

    La première fois que l'on se prend un coup de poing au visage, c'est comme avoir une cymbale au creux du crâne. Un frisson glacial qui vous secoue la nuque. Une première douleur qui n'est pas tant physique. Mais psychologique. Même si l'on s'attend à le recevoir, l'incompréhension de l'agression. Le cerveau se sent con.

    Allons qu'elle est cette tête ? Je sais, à l'oreille ça fait mal. C'est bien pour cela que j'y frappe. Je ne suis que femme. Je rentre deux fois entre tes épaules. J'ai trente-sept ans et je me mets doucement à rouiller. J'ai des doigts faits pour coudre pas pour frapper. Et les poignets trop fins. Mais je connais toutes les failles du corps. Je suis une aiguille chirurgicale qui sait percer le moindre point vital. Laisse-moi percuter ton estomac et tu vomiras. Ton plexus, et je te couperai le souffle. Ton foie, et je te scierai les jambes.

    Acclamation surprise et enjouée de voir le sexe fort se plier quand le faible reste debout. Le guignard ne s'avoue pas vaincue. Et charge à nouveau comme un bœuf.

    Un coup de coude dans les dents peut toujours les faire sauter. Un piqué à l'arrière du genou peut toujours le faire craquer. Je ne suis pas Force. Je n'explose pas, je démembre. Comme le lierre qui s'attaque à la Cathédrale pour la faire sauter par les jointures.

    Elle se retrouve plaquée au sol, dans la plainte sourde de son dos heurtant la terre battue. Elle accueille le fracas des phalanges sur sa mâchoire. Jusqu'à ce qu'elle noue ses jambes à la taille masculine pour le renverser à ses côtés et reprendre l'ascendant.

    Le sang qui gicle. La peau qui se marbre. Ce n'est pas cela qui est jouissif. Je ne comprenais pas où était l'ivresse... Comment l'on pouvait se repaître de la souffrance de l'autre. Et puis un jour j'ai compris. Comme un flash né entre les mains sauvages d'un colosse sur le sol de Paris. En un mot...

    La maîtrise.

    L'orgasme du combat. C'est le contrôle. Contrôler, quand tout autour part en sucette. Reconquérir le temps d'un assaut les rênes de sa vie. Quand l'Amour, la Vie, la Famille vous coule entre les doigts. C'est sentir à nouveau l'arrogance affluer aux veines de se rendre contre que l'on maitrise quelque chose. Que l'on peut reprendre le contrôle parmi une existence qui nous échappe. L'orgueil d'être vivant. C'est une revanche. Un point d'ancrage. C'est hurler à soit-même que l'on se fout du reste parce qu'à ce moment, l'on est Maitre de s'imposer et de vaincre. S'élever au-dessus des ravins de son âme par la seule force de sa chair et de son mental. C'est avoir fait le choix de prendre les coups que l'on a choisi de prendre. Et pouvoir les rendre. Sans rien devoir à personne et sans remords.

    On met du temps à comprendre, qu'un bon pain vous remet les idées en place. Que dans le coup donné, il n'y a rien de stupide, mais une jubilation toute animale. Mâle, dans l'envie de redorer son égo de la manière la plus bestiale qui soit. Primaire. Atavique. Gravée dans le code même de l'ADN. Comme revenir aux sources qui ont fait que l'homme est homme. Le combat fait reprendre confiance. Efface les doutes, regonfle les convictions. Ce n'est pas qu'une fable.

    J'ai besoin de contrôler quand je ne contrôle plus rien. J'ai besoin de ressentir l'ivresse quand ma poitrine est vide. Prendre dans la tête ce que je ne veux pas au cœur, quand tout tourne sans que je n'en saisisse le sens. Le concret des douleurs sur ma peau, je le comprends. J'ai besoin de ne plus être ni femme, ni amante, ni amie, ni mère, ni rien. N'être que la part la plus instinctive de moi-même. Celle qui ne ploie pas. Celle qui se bat avec hargne pour sa survie. Qui ne se bat que pour elle. Une boule de réflexe. Dénudée de tout sauf de l'envie viscérale de vaincre. Laisser exploser ce que l'éducation s'affaire à brimer. Animal.

    L'être humain n'est pas une proie docile.

    Le cri est douloureux quand c'est la glotte qu'elle frappe. Brisé. Étouffé. Et pourtant la main se tend pour aider à relever. Nulle haine de l'autre dans ce genre de rixe. Juste une jouissance consentante et plus violente que celle des honnêtes gens. Après tout, ce n'est qu'une histoire de souffles coupés et de chairs qui se rencontrent. La femme marionnette sourit. De se sentir vide de tout et pleine de vie. Pour cela... Elle peut bien sacrifier le blanc de sa peau à quelques ecchymoses. Les hommes se gaussent et se charrient. S'encourage de tapes dans le dos. Son poing gauche s'est serré contre ses reins. Elle se penche comme une révérence, dextre tendue en une invitation.

      Qui sera donc le prochain ? J'en veux encore.


Musique : "Ainsi bas la Vida", Indila.
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Anaon
 ↬ Anjou, Mai 1463 ↫

      *
      Hagard. Le regard reste rivé dans la pénombre. La pluie tombe mollement sur la toiture de la mansarde. Lointaine, presque diffuse. De l'eau s'est infiltrée quelque part, gouttant sans qu'elle ne puisse en déterminer la provenance. Un ploc rythmique. Métronome. Une symétrie presque dérangeante. La lumière est mouvante, perturbée par les filets de pluie qui ruissellent sur les lucarnes. C'est comme si l'eau était aussi à l'intérieur, se moirant sur les murs. Le plancher. Et le mobilier qu'elle voit sous un autre angle. Un frémissement des paupières. L'ambiance sibylline de la chambre amplifie un peu plus l'anémie de ses sens.

    Elle s'est allongée en travers du lit, sans avoir pris la peine de retirer ses bottes. Elle n'a enlevé que sa chemise pour panser de cataplasme sa hanche blessée sous l'œil attentif de son fils de deux ans. Maintenant que le bandage a été fait, là voilà échouée sur le dos, la joue contre l'édredon, les prunelles qui contemplent avec patience la pénombre de cette nuit. C'est toujours la même histoire. Trouver l'astuce pour tomber dans le sommeil profond quand Morphée se fait volage. Améliorer la formule qui fera dormir mieux, plus vite, plus longtemps. Au mieux, celle qui anesthésie les rêves, et font de la nuit un vaste oubli quand vient l'heure de lever les paupières. De petits black-out. Salvatrices amnésies.

    Ces jours, le sommeil est à l'amende. Dans les bras de Judas, on ne peut pas dire que l'insomnie fait son nid. Mais ses douleurs à la hanche rendent ses nuits sans confort. Sans confort le sommeil ne vient pas. Sans repos la douleur s'accentue. Implacable cercle vicieux.

    Les paupières frémissent sans se fermer. Les pupilles sont rivées à un coin de la pièce, pareil à un chat subjugué par l'invisible. L'Anaon connaît les plantes. Leurs vertus, leurs poisons. Plus le temps passe, plus elle refoule ses superstitions pour percer les arcanes des onguents de sorcières. Gouffre de savoir, elle n'a jamais compris pourquoi elle parvenait si mal à combattre ses insomnies. Est-elle incurable ? A-t-elle un esprit trop malade ? Ou est-ce qu'inconsciemment, elle s'impose des erreurs dans ses dosages pour ne jamais oublier...

    Oublier...

    Ses yeux ne se ferment pas. Car dans le coin de la pièce, il y a une petite fille. Elle le sait... Ce n'est pas vrai. Son esprit est encore trop conscient pour se laisser berner. Et pourtant, quelque chose au fond d'elle n'est pas assez convaincu de sa folie pour rejeter pleinement l'apparition et la faire disparaître. Si elle ferme les yeux, elle ne partira pas. Et si elle les ferme quand même, elle se glissera sous ses paupières. Gravée à ses rétines. A ses sens. Dieux, a-t-elle besoin de ces moments de tortures pour ne pas oublier ?

    Elle le sait maintenant. Tout instant de sommeil se précède d'une phase de délire. Durant ce moment, subtile, ou la barrière qui sépare le rêve de la réalité se floute. Quand la conscience glisse doucement vers l'endormissement. On n'est pas tout à fait réveillé. On n'est pas tout à fait endormi. Les songes commencent doucement à envahir la réalité. Les pensées s'enchaînent, de plus en plus insensées, sans que cela ne finisse par nous choquer. On perd doucement le contrôle... Puis enfin, l'esprit s'endort. Mais chez l'Anaon, cette perte de maîtrise ne prend jamais fin. C'est comme si ses démons attendaient cet instant vulnérable pour la mettre aux tourments. Durant ces longues heures de somnolences où elle est incapable de distinguer le rêve de la réalité. Elle cauchemarde alors, les yeux grands ouverts, sans que la possibilité de réveil ne lui soit permise, car celle de dormir ne lui est pas encore accordée. Trop tracassée pour parvenir à s'assoupir. Trop fatiguée, pour rester pleinement éveillée.

    Apnée continuelle. Éternelle angoisse. Elle en vient à avoir peur de son propre sommeil. Et de ne plus pouvoir dormir.

    Ça faisait longtemps, pourtant, qu'elle n'avait plus subi cela. Ça ressemble à de l'oubli. Ça n'en est pourtant pas. Il est des choses que l'on ne pourra jamais effacer de sa mémoire. Elle ne veut pas fermer les paupières. Car cette image profilée dans le coin de cette chambre est belle autant qu'elle est effrayante. Ce n'est qu'une jolie petite fille aux cheveux blonds et aux traits familiers. Paisible tableau. Souvenir presque rassurant. Qui fait saigner le cœur. L'air pique sa cornée. Ses yeux la brûlent de ne plus cligner. Elle ne tient plus. Elle doit fermer les paupières. Et fatalement, les voiles de chairs s'affaissent.

    Les dents se serrent, exutoire à sa volonté vaincue. Voilà, elle le sait, désormais elle ne doit plus rouvrir les yeux. Le nez prend le relais, la vue laisse place à l'odorat. Toujours le même ordre, ou presque. D'abord, le doux souvenir de l'argan. Un mince filet perdu là, bien loin dans sa mémoire. Puis l'odeur de l'amande marocaine s'efface sous l'assaut entêtant des fragrances de Provence. Lavande... Détestable lavande. Elle lui colle aux narines. Au palais, à l'âme jusqu'à l'écœurement. Puis vient le rance. Comme si un morceau de viande gâtée était suspendu juste au-dessus de son nez. L'Anaon se crispe. Si elle ouvre à nouveau les yeux, ce n'est plus la jolie petite fille blonde qu'elle verra.

    Lentement elle s'ébranle, quittant l'inconfortable posture sur le dos pour se tourner sur le côté, avec force de grimace, face à son garçon qui a décidé lui aussi de dormir en vrac. Les paupières se relèvent à nouveau.

    Elle ne sursaute même plus...

    A la place de son fils, il y a une jeune fille. Mêmes traits que la petite blondinette. Plus âgés. Plus durs. Plus indiscernables. Elle n'a plus ce joli teint de lys. La peau est marbrée, violacée. Gondolées. Brunâtre là où le sang a séché et la putréfaction fait son office. Le cœur de l'Anaon se serre. Son visage se fait proie d'une inexorable tristesse.

    C'est cela, le pire dans le deuil. On dit que l'on se souviendra toujours, que l'on n'oubliera jamais les rires, les sourires, les bons moments. Parfois c'est vrai, on oublie peu. Mais jamais, plus que tout au monde, on n'effacera la dernière image que l'on a gardé de ceux que l'on a aimé. Et le drame est là. A chaque fois que l'on se remémore, l'image qui vient en premier est la dernière. Elle s'impose sur toutes les autres, gangrène, avant de s'effacer sans jamais disparaître. Comme un calque sâle que l'on poserait sur la peinture d'un tableau. On a beau s'échiner à ne voir que le beau, cette première couche macabre restera toujours là, parasite du souvenir. Et c'est insupportable, quand le temps lisse les souvenirs, gâchant un petit détail qui autrefois nous faisait sourire et dont on ne parvient plus à se rappeler, c'est insupportable, oui, de constater à quelle point la dernière image, la plus tragique, celle qui fait souffrir, elle, est toujours aussi vivace. Des trous de cigarettes dans du papier. A fleur de cerveau.

    La douleur marque-t-elle toujours plus que le bonheur ?

    Le front de l'Anaon se plisse. Voilà... Elle est là l'ultime image qui lui reste de sa fille. Le premier flash, qui vient avant tout le reste, et qui a pris cruellement place par-dessus le souvenir d'une petite poupée au blond platine. Un cadavre, resté trop longtemps sous la terre de Provence.

    Non... Décidément non. Elle n'a pas besoin d'erreur de dosage pour se rappeler cela.

    A nouveau les yeux se ferment. Vaincus une fois encore. Pensées recluses. Une phrase de Judas, lâché quelques heures plutôt vient flotter un instant sur sa torpeur. « Tu n'es plus seule... ». A nouveau elle remue, s'allonge à plat ventre... et un bras se tend, là où se tenait devant ses rétines sa macabre réminiscence. Son bras se pose sur le petit corps endormi de son fils. Un soupire presque soulagé vient vider sa poitrine. Il n'y aura pas d'heures de somnolences cette fois. Ses onguents aux sorcières la noierons bien vite dans un sommeil étrange qui durera des jours.

    Et avec un peu de chance, elle ne se souviendra de rien.

Musique : "You are gonna die", dans "The Grey" composée par Marc Streitenfeld
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Anaon
  « Say something, I’m giving up on you... »
    « Dis quelque, je suis sur le point de te quitter... »


↬ Anjou, 14 Juillet 1463 ↫

      La touffeur estivale lui colle à la peau. Une nappe désagréable de sueur et de moiteur. L'air est immobile, épais et palpable. Sirupeux presque et la noirceur de la nuit ne parvient pas à annihiler les bouffées de chaleur de cette terre brûlée par le soleil. Elle a ôté sa chemise. Chaque été le même supplice. Sa peau rongée par le feu qui démange. Les cicatrices qui tiraillent et s'enflamment. L'envie de s'arracher le derme qui la fait suffoquer.
    Devant la fenêtre ouverte sur une brise inexistante, elle a apporté une chaise sur laquelle elle ne s'est finalement pas assise, préférant restée debout derrière elle, les mains crispées sur son dossier, ses cheveux tombant autour de son visage baissé en petites mèches broussailleuses, séchant encore de l'eau qui les a imbibés. Rituel nocturne que d'aller s'immerger chaque nuit dans la rivière ou le lac le plus proche. Se gorger d'un peu de fraîcheur qui se dissipe bien trop vite à son goût. Puis revenir et attendre que la nuit passe.

    Elle a le visage fermé. Les paupières férocement closes, pinçant davantage la ride du lion qui a creusé son sillon dans son front sans plus jamais vouloir s'y effacer. Elle est dans sa chambre. Celle-là même qu'elle délaisse constamment de ses insomnies. Fuyant le lit partagé, pour trouver l'excuse salutaire d'un endormissement soudain sur la marche d'un escalier frais, une bancelle près d'un feu mort et bien d'autres hasards bienheureux laissés à ses errances noctambules. Toujours quelque part loin de cette couche. La mercenaire se tracasse de trop de choses pour se permettre le repos. L'esprit s'écorche d'une kyrielle de questions. Les certitudes broyées laissent déambuler leurs scories dans son cerveau, cisaillant ses nerfs, raclant ses pensées, perforant le sang-froid qui tente de lui garder l'esprit au calme. Tout le redouté, l'anticipé craint se déroule sous ses pieds comme un tapis sanguin. Les murs nobles fraîchement acquis se font prison. Les liens du cœur qui la retiennent à Judas : poison.

    Les dents se serrent. Une inspiration douloureuse lui brûle le poumon. A nouveau, le temps n'est là que pour écarteler ses pensées. L’écorcher de remords et ressasser ses mépris. Les réflexions se font acides à l'esprit, et comme à chaque fois que le noir la broie jusqu'à l'os, l'Anaon ressent un besoin irrépressible aiguillonner ses tripes. L'envie épidermique de fuir dans les milles et un vice que l'homme a créé pour lui-même. Alcool. Psychotrope. Combat. Boire pour se noyer jusqu'à la moelle. Avaler les poisons pour distordre la réalité. Aller se cogner la trogne dans l'espoir que le vague-à-l'âme se fracasse contre les poings pour de bon.
    La solitude de Paris lui manque. Cruellement. Son ambiance rance. Son parterre de turpitudes si précieuses pour l'âme en berne d'une anaon. Séduisants mécanismes que l'homme a inventer pour se détruire lui-même. L'obsession du bonheur, dont le manque se soigne dans une autre dépendance plus délétère encore.
    Ingénieuse illusion humaine.

    Un rictus conscient vient poindre l'espace d'un instant volage sur le faciès aussi dure que le marbre.
    Aujourd'hui, voilà que ses chers palliatifs lui sont interdits. Joug du bon sens. Un soupire frustré. Et un regard s'ouvrant sur ce ventre qui s'habille d'un renflement qui s'accentue de jour en jour. Voilà qui la tient au raisonnable. Un fait que même celui qui en est la cause ignore. Il y a quelque heure à peine cependant la mercenaire a trouvé un échappatoire inhabituel à ses pensées bien noires. Quelques secondes d'oubli... Pour des heures à lui démanteler le crâne de réflexions taraudées.

    Elle a embrassé un homme.

    Oh ! Le moindre mal, qui pourtant secoue comme une tempête la boue de son esprit qu'elle a déjà bien remuée. Des hommes ? Oui, elle en a embrassé bien d'autres que Judas. Des initiatives mâles. Des quiproquos. Des instants d'ivresse aux quelques gestes volages. Des baisers qu'elle a distribué en coups de dents comme on punit ou scelle les serments de sang. Mais jamais, jusqu'à lors, jamais elle ne l'avait fait avec la pleine conscience et l'envie simple dont elle a fait part ce soir-même. Une pensée chaste, un simple jeu taquin avec un autre, quelques mots jeté sans conséquence, sont déjà suffisants pour l'emplir d'une culpabilité cuisante. Alors ce geste-là... ça la bouffit littéralement de honte.
    L'Anaon est une dévote. A Judas. A la fidélité. Pour une pensée impie, elle se condamnerait à l’ordalie et à cent carêmes quand Frayner, lui, prend et trousse sans remords... Alors pour un geste coupable, c'est la flagellation de l'âme. Qu'est ce qui lui a pris ce soir-là ? Elle ne sait pas. La simple Envie, prégnante, irrésistible? Un sentiment d'abandon et de délaissement à combler ? Ou bien, peut-être, quelque part, l'infime envie de rendre la pareille à un Judas infidèle...

    Le corps se tend d'une crispation supplémentaire. Son geste est regrettable. Non pas qu'elle regrette l'homme auprès de qui elle s'est épanchée. Mais son écart lui tord le ventre et le cerveau de remord... et d'un goût de reviens-y. Le nez se fronce. C'est détestable. Elle sait qu'elle n'est pas femme volage. Qu'elle n'a pas besoin comme toutes ces autres désespérantes de sentir constamment le regard des hommes sur elle et leur désir pour ne pas défaillir. Elle n'a pas besoin de se savoir convoitée. Adulée. Elle laisse à ses congénères femelles le besoin vital de la séduction. Elle a toujours survécu sans les mâles et leurs intentions. Et si elle ne niera pas que cet homme-là la titille d'un intérêt réel, elle sait pertinemment que dans un autre contexte, où son âme aurait été moins seule, jamais, ô grands Dieux jamais, elle n'aurait franchi cette limite. D'autre, si elle doit en avoir besoin, ce n'est bien que d'un seul. Serait-elle alors arrivée à un âge où l'affection lui est capitale ? Ou se sentant vieillir, délaissée, elle se fait à la fois plus faible et plus désireuse de connaître à nouveau les douceurs qui nous enivre quand l'on a que vingt ans ? Peut-être. Mais ce serait alors si...pitoyable...

    La tension se distille soudainement dans un frisson. Ô moral de fer ! Comme à chaque fois qu'elle se sent bouleversée, que sa sacro-sainte fidélité se marbre de petites fêlures, bien que rien n'y personne ne semble capable de pouvoir la briser réellement, la sicaire ressent l'incoercible besoin de retrouver Judas. A chaque fois, quand ses pensées se troublent, quand elle repousse un homme, elle rentre alors qu'il dort déjà, et vient se vautrer dans son giron dans un débordement d'amour et de tendresse. Elle l'étreint avec une avide douceur, le désire prégnant de vouloir se fondre dans tout son être, comme pour lui signifier muettement : C'est toi que j'aime, malgré tout. Malgré eux. Malgré moi.
    Plus que jamais, ce besoin impérieux se fait ressentir. Et l'Anaon tourne lentement la tête vers le grand lit.

    Judas est là. Endormi, ses cheveux éparpillés autour de lui tel une grande nappe sombre sur le matelas. A peine la vision se dessine-t-elle parmi les ombres que le visage d'une rousse incendiaire lui claque dans les rétines et empoisonne son crâne. Encore. La tête bifurque à nouveau, nez froncé, visage au ciel quand les paupières se ferment férocement pour faire fuir ce visage qu'elle languit de lacérer.

    Un goût de regret lui tapisse la bouche. Celui de la confiance et la complicité si durement tressé quelques mois plutôt et qui ont été purement et simplement tranchées. L'Anaon accepte beaucoup. Tolère tellement. Jusqu'aux aventures du seigneur qu'elle avait fini par ne plus voir comme étant un drame. Mais le mensonge et l'humiliation sont deux choses qu'elle n'a jamais pu digérer. Amoureuse, elle l'est. Mais elle ne sait pas se mettre en bouteille. Elle ne sait pas pleinement appartenir. Et pourtant... Il peut être si aisé de pouvoir la garder...

    Un soupire rageur tenant plus du râle s'extirpe de sa gorge. Les nouvelles de Paris qui réveillent chez elle les vieux spasmes de culpabilité. Les démons enfouis qui s'animent et la mettent à nouveau au supplice. L'Anjou qui lui tord les nerfs de ses histoires intestines. Judas à la fois là et plus absent que jamais. Ce besoin vital de fuir ailleurs et de se sentir prisonnière de tout. Elle étouffe.
    Une myriade de petites morsures qui la plantent de part et d'autre. Un amoncellement qui lui cause une sensation de prurit insupportable.
    Des milliers de petits vers qui lui grignote les pensées et régurgitent des milliers de points d'interrogations.

      « Vous réfléchissez trop. »

    Un ricanement sourd l'ébranle. Combien d'hommes pour le lui avoir reproché celle-là ? Judas le premier. L'Anaon ressasse tout. Tout le temps. C'est ce qui la rend redoutable, de penser à tout. C'est ce qui la bouffe de ne rien pouvoir oublier et laisser de côté.

    " On ne peut pas dire au soleil, plus de soleil. Ni à la pluie, moins de pluie. "*

    Toujours, l'Anaon cogitera trop.

      « Cette nuit je réfléchirais. Demain je regretterais. Après-demain je n'oserais plus. »
      « 'tain, mais lâchez vous »

    Çà aussi, elle ne sait pas vraiment faire, bien qu'il aura pu constaté que ce soir, la bride s'est relâchée, un brin, avant de lui claquer à nouveau violemment le nez.

    Faut-il toujours avoir de quoi se tourmenter ?

    Lentement, la sicaire se redresse, moralement épuisée, dérouillant son dos fourbu de ne pas avoir bougé pendant trop de temps. De quelques pas silencieux, elle s'éloigne de la fenêtre pour se figer à nouveau, devant le bahut, au pied du grand lit. Les azurites se posent sur le corps endormi de son amant. C'est toujours le même refrain. Les regrets qui reviennent pour lui rappeler ce pourquoi elle est devenue mercenaire. Des contraintes gardées secrètes qui la rappellent toujours à la vie de sicaire. Inlassablement. Douloureusement. Des remords qui l'étranglent comme un fil à couper le beurre autour de la gorge. Un temps précieux qui se perd... pour les beaux yeux d'un Judas. Un Judas, dont elle n'attend de lui que peu de choses... des raisons, pour la faire rester, envers et contre tout.
    Un frisson lui nappe les flancs.
    Et son cœur se serre.

    Elle voudrait brusquement agripper ces cheveux qu'elle a en sacro-sainte vénération. L'arracher à ce sommeil qu'elle lui trouve bien trop paisible quand elle, elle ne parvient pas à dormir... et hurler. Lui hurler de prendre soin d'elle. Lui hurler de ne plus la délaisser. De venir effacer les doutes qu'il forge lui-même, de lui donner les « pourquoi » de ses « comment ». Lui crever les tympans, et qu'il voit enfin, qu'il voit oui, qu'elle s'est anoblie pour lui quand elle ne voulait ni la noblesses ni ses responsabilités, qu'elle est prête à l'épouser, lui, quand elle ne voulait plus de lui ni de la vie, ni les promesses ni les serments. Lui et seulement Lui. Qu'il comprenne comme elle a besoin lui...
    Qu'il voit, qu'il n'a pas le droit de lui poser des chaînes, pour la laisse ensuite,seule,se dépêtrer avec.
    Et qu'il lui dise, encore, pourquoi rester quand tout l'appelle à fuir.

    Seulement des raisons...

    Mais l'Anaon ne fait rien.
    Elle demeure plantée là, statue contemplative et muette.
    L'Anaon ne parle pas. L'Anaon ne crie pas. L'Anaon ne reproche pas. Elle s'efface. Elle s'éloigne. Puis un jour, elle disparaît. Emportant sous sa carapaces ses myriades de regrets et de questions sans réponse. Les laissant lui étouffer le cœur, jusqu'à se répandre dans tout son organisme. Et de faire de ces parasites une partie normale de sa vie. Un cancer qui ne partira pas, jusqu'au jour où il n'y aura plus rien à infecter.

    La mercenaire s'ébranle à nouveau, froide et résignée, quittant cette chambre dans laquelle elle ne se résout pas à rester. Pour sillage, le constat pressenti auquel elle espérait pourtant pouvoir échapper cette année : Elle et Judas ne survivent jamais à l'été.
    Dans le couloir, elle pousse la première porte suivant la leur. L'ouverture dévoile une autre chambre, un autre grand lit, avec un petit corps dénudé brisant la continuité plane des draps. La sicaire se rapproche, grimpe sur la couche, s'allongeant aux côtés de l'enfant endormi. Elle se love contre lui, passant un bras sur le petit corps qui gémit contre cette nouvelle source de chaleur qui vient perturbée sa nuit. Mais l'Anaon ne se décolle pas de son fils, désireuse de trouver un peu de réconfort dans ses semaines pleines de manques. Mieux que tous les échappatoires du monde, voilà là son seul et unique asile. Oui.. Son église. Son remède, a toutes ses insomnies, le cataplasme de toutes ses blessures. Le fils pour convaincre, quand le père ne fait rien. Sa terre promise. Là, contre son sein.

    Son seul équilibre.


* Citation du film « Mémoire d'une Geisha ».
Musique : Kyo, « L 'équilibre »

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