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[RP] Les dix derniers jours de Kierkegaard.

Eldearde
Que le tour du soleil ou commence ou s'achève,
D'un oeil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu'il se couche ou se lève,
Qu'importe le soleil ? je n'attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts :
Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire ;
Je ne demande rien à l'immense univers.
*


La brume matinale, baignant le paysage limousin d'une atmosphère sépulcrale, cachait l'horizon derrière le gris d'un voile épais que Phébus semblait pour l'heure incapable de dissiper. A travers les ajours de l'une des larges piaules de l'Hostel des Rameaux, une sombre silhouette au tracé longiligne dardait un œil perçant vers le Nord-Ouest, comme déterminée à crever, de la pâleur de son iris, l'opacité de ce frimas malvenu. Qui l'aurait observée avec attention aurait pu constater que, depuis son établissement en cette chambrée qu'elle avait demandé sobre, l'haridelle n'avait quasiment pas bougé : plantée, roide comme un piquet, dans l'encadrement de la même fenêtre, les bras effilés durement serrés sur un abdomen à peine gonflé, les mèches sobrement lâchées parsemant ses frêles épaules et sa maigre poitrine d'un rideau satiné, elle embrassait d'un regard triste le plateau encore vert d'une province épuisée. La veille au soir elle était déjà là, à fixer le point le plus lointain sur cette ligne séparant le monde terrestre du firmament céleste; le point le plus proche de Limoges, terrée non loin dans ses propres déjections, morose et somnolente; le point, enfin, le plus voisin de son petit garçon aux grandes pupilles myosotis et aux rires communicatifs qu'elle avait laissé aux bras aimants de son paternel, les siens ne méritant aucunement de se voir ornés de la chaleur de son petit corps gigotant.
Lorsqu'un jeune larbin vint déposer sur le chevet d'un lit froissé les deux oeufs durs et le bout de bricheton qui composaient son frugal petit-déjeuner, Eldearde était assise au secrétaire qu'elle s'était fait porté et, du bout d'une rémige finement taillée, traçait les contours labyrinthiques d'un blason qu'elle avait bien peu souvent arboré.


Citation:


De mariée marrie à Marie


        Jour 1
    Hostel des Rameaux, Ventadour
    Le 29e jour du mois de novembre

      Marie-Amelya,

    Il y un an de cela, presque jour pour jour, tu disparaissais de nouveau soudainement, désertant Limoges de ta pétillante présence, emmenant dans ton échappée l’œil espiègle d'Heliana et les doux babillements de Lucius. De ces quelques mots que je couche à ton attention, tu n'auras jamais connaissance, que tu sois, comme mon coeur l'espère, toujours de chair et de sang, habitant la même réalité physique que ma piètre carcasse, ou que - et ma gorge se noue à cette idée - tu aies trouvé les bras d'un Créateur auquel tu croyais si profondément, joignant tes paumes, genoux à terre, pour l'appeler de tes vœux pieux et sincères. Peut-être as-tu rallié le giron de quelques êtres merveilleux, de quelques fées des bois ou lutins des plaines, qui, de par la pureté de ton essence, te sont plus proches que nous autres, imparfaits et sombres mortels. Kylian, sublimé par son amour de toi, couronné Roy des papas, aurait fait sienne la ronde joyeuse des esprits de la forêt, petite rouquine à l'épaule et fils chéri sous le bras.
    Je me plais à t'imaginer voleter dans quelque espace coloré qui t'inspirerait la paix que Limoges ne sut jamais t'apporter...Mais meshui, plus qu'en n'importe quelle aurore, je ressens le besoin de cette rousse compagnie, même fantasmée, même chimérique, même illusoire; je désire l'étreinte de ta main dans ma main, le sourire confiant invariablement accroché à ta bouche églantine et la tendre commisération qui ne quittait jamais l'éclat de ta prunelle quand bien même je serais venue t'accabler aux matines.
    J'invoque les fantômes du passé pour faire l'avenir moins inquiétant.
    Tu sais comme dans la tourmente j'enfonçais mes ongles à ton bras blanc, comme je m'accrochais telle une moule à son rocher, telle une tique au pelage de ta chienne mordorée, à toi, mon port d'amarrage, ma bouée de sauvetage, mon ultime refuge, mon abri, mon repaire, ma forteresse, en un mot : ma famille. L'autre Kierkegaard.

    "Là, là, Cousine chérie, conte moi cette tristesse qui se dilue à ton iris d'une larme accablée", aurais-tu murmuré en couvrant de ton aile de maman-poule le vilain petit canard, le cygne noir que tu guidas dans la basse-cour en chassant à coups de bec les vilaines bécasses qui cancanaient déjà.
    "Oh Marie, si tu savais**...je me marie dans dix jours", t'aurais-je répondu en versant une larme de crocodile venue s'écraser sur le brocart de ta robe.
    "Ne l'aimes tu point ?".
    "Par Dieu, je l'aime trop !".
    Tu ne t'es pas faite spectatrice affligée des élans de mon cœur et de cela je me réjouis car je n'aurais pu souffrir la violence de ton regard dépréciateur. Mais ce matin c'est à ton souvenir que je fais confidences et, dans chaque mémoire limousine, Marie demeure le parangon de toutes les vertus, y compris de la douce clémence. Ainsi, Ombre dont je suis l'ombre, je t'offre la lecture de quelques confessions éhontées relatives à cette idylle chaotique, à cette histoire d'amour qui n'en est pas vraiment une, et je te prie de bien vouloir faire preuve d'indulgence envers cette noiraude parente qui ne sut jamais témoigner de la même rectitude morale que sa douce puînée. Quand tu serais la flamme d'une chandelle, j'en serais la cire : vois tu, je suis de celles qui se consument au feu d'un autre tout en se faisant le pilier de ce flamboiement et en l'entretenant avec soin, quitte à laisser couler quelques larmes blanchâtres le long du chemin. Je suis la tâche de paraffine fondue qui, une fois la lueur disparue, se tord au sol gelé jusqu'à le flou de ses contours se cristallise enfin et que tout forme de chaleur trépasse en son sein.

    Mais je disgresse et je ne désire rien moins que t'ennuyer avec les métaphores douteuses dont j'ai le secret. Je ne me ferai guère verbeuse, rassure toi, car je n'ai point le coeur à tartiner moult feuillets de mes pattes de mouche illisibles : considérons cette correspondance unilatérale comme l'Avent de ce qui devrait être une fête joyeuse et qui, en réalité, ne se pare pour moi que de couleurs sinistres. Chacun des neuf jours à venir me sera l'occasion de te confier l'un des fragments de cette vaste fable romantico-tragico-comique que constitue ma relation à Arry Zolen, personnalité notoire de notre grasse Limousie. Accessoirement homme de ma vie.

      I. Olives & raisins secs
      II. Plus encore que les nougats
      III. Dame de et Dame de
      IV. Laideur berrichonne
      V. Des joies de la nausée matinale
      VI. Le Comte
      VII. Opium, mon amour
      VIII. Nathaniel
      IX. "Paix" est mensonge déguisé

    Sache que cet ultime monologue que je te destine humblement marquera aussi l'achèvement d'un deuil qui, ma foy, s'étira longuement, puisque je me voyais incapable de renoncer à l'apaisante vision de tes pommettes grêlées de son, sémillante Flammèche. Le point final de ce récit, à l'instar de l'alliance qui emprisonnera mon doigt, signera l’avènement d'une ère nouvelle où enfance et insouciance ne seront que spectres des années passées et où mon unique famille sera celle dont il voudra bien m'entourer. Je serai Zolen avant d'être Kierkegaard et de cela il faudra me pardonner : la femme est l'épouse de son mari avant d'être la fille de son père. Comme ma mère, comme la mère de ma mère et sa mère avant elle, j'honorerai cette vérité générale et imprescriptible qui fait de la mariée l'éternel et discret soutien de son conjoint.

    Mon amour et mes prières t'accompagnent, où que tu sois,

      Ta dévouée cousine germaine,


* "L'isolement", Alphonse de Lamartine
** Trop facile, je sais. Mea culpa.

_________________
Eldearde
There is always a fall
But it happened too soon.
How can I see the living all around,
When I struggle with you*



Citation:
        Jour 2
    Salle commune de l'Hostel des Rameaux, Ventadour
    Le 30e jour du mois de Novembre


I. Olives & Raisins secs


      Marie,

    Sans doute son nom ne t'est-il pas totalement inconnu puisque, d'une certaine manière, Arry fit toujours partie intégrante du vaste tableau limousin : il est cette tâche de couleur au milieu du vert sombre, cet élément pictural que l’œil ne retient pas mais dont l'absence perturberait tout le fragile équilibre de la toile. Je ne saurais te dire quelle fut la date de notre prime rencontre car, pendant longtemps, il demeura à mes yeux le paradigme du charmeur de comptoir, l'exemple type du lovelace notoire, et l'insupportable bêcheuse que j'étais alors (et que je suis toujours ?) ne s'était guère encombrée de considérations supplémentaires pour le ranger illico presto dans le tiroir à clichés sobrement intitulé "Queutards à éviter". Et si j'avais effectivement relevé que l'énergumène se trouvait doté de quelques atouts plastiques difficiles à ignorer et que ses manies farfelues se teintaient d'un je-ne-sais-quoi de bizarrement poétique, je n'étais alors que l'austère Dame de Parage d'une Altesse royale et, concédons le, il était fort malaisé de m'arracher ne serait-ce qu'une oeillade à demi intéressée. Sans parler du sourire, aussi rare qu'une Von Bretzel sans poulaines.

    Mais début mars 1463, l'harmonie spartiate qui régulait mon quotidien insipide était appelée à voler en éclat. Par je ne sais quel hasard, le Créateur s'étant probablement emmêlé les pinceaux cette soirée là, nous nous retrouvâmes à tailler bavette alors que la sorgue étirait peu à peu le noir de son ombre et que la Capitale s'endormait autour de nos deux carcasses babillardes et indifférentes au reste du monde. Le gonze me causait alors imbroglio amoureux et méli-mélo enflammé, le sac de nœuds semblant si délicat à démêler que je lui proposai d'illustrer son galimatias à l'aide de quelques comestibles trouvés çà et là : olives vertes, raisins secs et haricots rouges se firent les traducteurs d'une situation confuse dans laquelle le protagoniste principal semblait lui-même depuis longtemps perdu. Il est étonnant de constater que ce sont souvent les menus détails, les petits riens, qui restent crochetés à notre mémoire en lieu et place des événements majeurs qui créent réellement l'histoire : quelques fruits secs disséminés sur la table, une lorgnade mutine jetée par dessus les bords d'une chopine, un fourmillement incongru chatouillant mon nombril à l'esquisse de son invariable sourire têtu...

    Quelques jours plus tard, il me faisait sienne contre le mur en crépi d'une vieille chambrée sans que je puisse dérouler le fil des circonstances qui nous menèrent à cette délicieuse extrémité. Certes, comme tu n'aurais manqué de me le faire savoir, une demoiselle de bonne famille devrait rougir jusqu'aux esgourdes de s'être ainsi encanaillée avec un vil séducteur ne cachant point sa renommée et si j'admets que, de la précipitation dont nous fîmes preuve, rien ne pouvait émerger de bon, j'avoue sans aussi sans honte ne rien regretter à ces longues heures de borgnon.
    Il n'est pas de bonne ou de mauvaise façon de se trouver et, ne t'offusque point du froncement de l'un de tes jolis sourcils, mais je songe que si ce n'était ainsi, nous ne nous serions découverts. Je l'accueillis en mon corps avant de l’accueillir en ma vie puisque nous étions appelés à tout faire à l'envers, de la jonction de nos chair à la jonction de nos noms. Rien n'est plus naturel que ma main à sa peau façon brioche au caramel et s'il ne demeurait que cela, que ma bouche à sa bouche et la litanie mystique de ses râles, ce serait toujours plus que ce qui reste ici bas.

      Je t'embrasse sur tes deux joues piquetées de centaines d'éphélides dorées,




*Il y a toujours une chute,
Mais elle est arrivée trop tôt,
Comment puis-je voir la vie tout autour,
Quand je me débats avec toi.

Misses - Girls in Hawaii

_________________
Eldearde
En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite
Vaste, noir et sans fond, d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours ;

Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,
Spirale engloutissant les Mondes et les Jours !
*

Citation:
        Jour 3
    Berges du lac à laudes, Ventadour
    Le 1er jour du mois de décembre,


II. Plus que les nougats


      Ma chère cousine,

    Ce n'était pas fait pour durer. Ça n'était pas destiné à devenir plus qu'une sulfureuse passade née d'un énième coup du sort ou d'un terrible malentendu.
    Amante de tous les soirs, je soignais ma conscience en me rappelant n'être qu'une parmi d'autres; une parmi ces silhouettes déliées qui recevaient l'ardeur de ses faveurs. Tulle puis Ventadour se firent l'autel de nos bacchanales d'étreintes furieuses, de nos nuits défaites que l'extase étirait, et je vis mes sens éclore avec les bourgeons de ce printemps tardif comme si mon corps l'avait toujours attendu, lui, pour s'éveiller. En ces semaines d'ivresse exaltée, le divorce entre la matière et l'esprit était total, mon être scindé en deux mouvements de force égale : d'un côté mon âme pétrie de probité que ces abîmes de luxure insondables effrayaient, de l'autre une carcasse alanguie qui s'offusquait qu'on puisse la priver de ces sommets récemment conquis. Plus d'une fois, croquenot au pied et havresac en bandoulière, il s'en fallut de peu que je ne prenne mes jambes à mon cou, non seulement horrifiée par la profondeur insoupçonnée de ma concupiscence mais également scandalisée par ce statut infâme de "maîtresse en titre" qui me collait à la trogne quand la compagne de mon jules, grosse jusqu'aux yeux, n'avait plus voix au chapitre. Mais chacune de ces fuites rationnelles fut promptement avortée par les appétences de ma chair non encore sevrée, réclamant sa langoureuse présence de toute la puissance d'un désir refoulé.

    Je m'étais pourtant fait la promesse, de moi à moi, l’œil arrimé à cette vilaine frimousse dont le miroir moucheté me renvoyait l'image, de décamper comme si j'avais le Sans-Nom à mes trousses à l'instant où mon abruti de palpitant esquisserait un battement de traviole. Mais je n'avais pas prévu que la chose me tomberait sur le coin de la trombine comme la vérole sur le bas-clergé et que du jour au lendemain l'affreux Zolen me serait devenu aussi indispensable que de boire ou de manger. Je fus bien la première surprise de mon aveu lorsque, au cours d'une brûlante union où le verbe s'échappe seul de la bouche gémissante, je déposai sur ses lèvres la vérité à trois mots. Dès lors, tout espoir de réchapper indemne à cette histoire de fesses qui n'en était plus une avait brusquement expiré et je me retrouvai aussi vulnérable qu'un nouveau-né au sortir de la panse maternelle, encore recouvert d'humeurs et de sang. Aimer ne revient-il pas, après tout, à se soumettre à l'égide d'un Roy qui, selon son bon vouloir, peut se faire clément ou tyran ? N'est-ce pas remettre à quelques mains étrangères tous les enjeux d'une existence entière censée nous appartenir depuis notre premier jour sur Terre ? N'est-ce pas faire de l'Autre un Dieu ?
    Toujours est-il qu'au moment de cette confession fortuite je n'aurais pu espérer quelconque réciprocité aux tendres émois maladroitement déclarés. Je savais le palpitant masculin déjà encombré de plusieurs visages adorés, de plusieurs "olives vertes" venues distraire le fil de ses pensées.

    "J'vous aime plus que les nougats, plus que Polochon, plus que mon reflet, plus que toutes les blondes de ce foutu Royaume. Je vous aime plus que je n’ai jamais aimé. Je vous aime tant que j’ai des envies de bonheur, des envies de bébé, des envies de maison à la campagne avec un chien et un poulailler. Je vous aime purement, simplement, putinassement".

    Ça aussi, ce fut inattendu. Tellement inattendu que j'en perdis ma capacité à débiter de la gouaillerie au quart de tour au profit d'un silence hébété témoignant d'un cervelet en grave état de surchauffe. Arry possède cette aptitude à vous couper le sifflet en moins de temps qu'il ne lui en faut pour gober un berlingot, le bougre faisant d'ailleurs preuve d'une étonnante parcimonie dans l'usage de ce talent d'exception, ne le réservant qu'aux grandes occasions. Oui, comme tu me l'aurais, à juste titre, fait remarqué, ce grand fanfaron passé maître dans l'art de la séduction aurait pu m'appâter d'un joli mensonge enrobé de miel et faire scintiller à ma pupille quelque soleil artificiel. Si l'idée m'effleura je dois bien avouer que je n'en avais cure : il l'avait dit, et en cet instant son regard était pur.

      Un baiser à ton front embrasé,




* "Le Christ aux oliviers", Gérard de Nerval

_________________
Eldearde
I know that I could be with any other man
But none of them can do it quite the way you can
Thought we were stronger why you doubting all the time
Well I don't get it cause I'm sweet all the time*



Citation:
        Jour 4
    Vulgaire tripot au nom inconnu, Ventadour
    Le 2e jour du mois de décembre,


III. Dame de et Dame de


      Mon Autre Kierkegaard,

    Je fus tentée d'entamer ce bout de vélin en affirmant qu'après les deux plis aux titres "culinairement" inspirés les soucis commencèrent soudain mais ce serait dénier à Arry son caractère d'ennui sui generis et cela, je crois, le peinerait grandement. Ce fut d'abord la maladie qui, à la mi-avril, me faucha comme un épi de maïs, qui tissa dans le sein de mes poumons tuméfiés les fils de sa toile mauvaise et qui grêla d'écarlate l'immaculé de mes linges. Si je savais alors que le sort ne me laisserait point impunie et que de mes fautes il me faudrait répondre, la sanction divine fut d'une telle véhémence que longtemps je crus le Créateur désireux de m'ôter la vie en échange des trop nombreux péchés commis. Pourtant grâce aux bons soins d'un médicastre inventif, à un Zolen aussi protecteur que si j'avais été un amas de chouquettes tout juste sorties du four et à la miséricorde du Très-Haut qui m'accorda de jouir encore de la beauté des jours, le printemps 1463 ne me vit point m'éteindre précocement alors que la nature ressuscitait tout autour. Mais le pardon temporaire ne peut se confondre avec l'idéale l'amnistie et il se trouve que l'on ne guérit pas de la phtisie : tout au plus peut-elle se caler entre l'angle aiguë de tes côtes et piquer un somme d'une durée indéterminée avant de resurgir avec force fracas pour t'offrir un aller simple vers l'éternel brasier.

    Je ne m'éterniserai pas sur la première demande d'un Zolen inspiré et cela pour deux raisons auxquelles tu ne pourras qu'agréer : en premier lieu et comme l'indique un adjectif judicieusement choisi, la requête fut réitérée quatre ou cinq fois durant l'année qui suivit tant l'enfant que j'étais, désespérément ingénue, dénudait son annulaire à chaque scandale survenu; enfin que dire d'un instant dont chaque détail fut soigné pour seoir à la promise attendue, du vieux Villon chiné à la pudique retenue, si ce n'est que le fiancé en puissance, s'il était réputé sans cœur, avait au moins le don de la mise en scène qui tue ?
    Non, ce dont je désire t'entretenir c'est de l'été qui succéda à une convalescence infinie et que je passai à purger ce qu'il me restait d'âme et de corps dans les abysses viciés de la léproserie de Nieul, sous l'autorité des très dévouées moniales de Sainte-Geneviève. Car, vois-tu, si je ne pouvais imaginer que ce temps d'abnégation consacré aux pauvres ladres verts et aux soins de leurs moignons était en mesure de me porter préjudice, ce fut pourtant le cas. Panser le bras pourri d'un être répudié suppose de se retirer soi-même d'un monde pressé où tout peut rapidement s'emballer, et c'était là une donnée que j'avais oubliée.

    Aucune bague glissée à la finesse d'un doigt ne saurait préserver un cœur amoureux des mauvaisetés de l'objet de ses passions, et cela je l'appris à mes dépens au retour de mes quelques semaines de bonnes actions. Sans doute l'orgueil avait-il arrimé à mes tempes deux œillères malvenues qui me dissimulèrent ce que tout à chacun semblait avoir vu, à savoir la présence d'un second tendron créchant depuis des lustres dans les pensées d'un Arry entiché. Nul besoin de nommer la donzelle en question puisque plus encore que son patronyme nous importent ses moult qualités et particulièrement celles dont la Nature ne trouva point nécessaire de me doter : la concernée est d'une grande bonté, affable bien sûr, mais aussi mesurée, sans parler d'une moralité sans fêlure et d'un joli petit nez. Lorsque je retrouvai Limoges à la fin août, l'Autre se faisait forte de plusieurs attentions masculines qui ne laissaient guère de doute quant à la sincérité des sentiments que mon tout juste fiancé pouvait lui dédier. Et c'est ainsi que la capitale limousine devint mon golgotha, mon Enfer lunaire, cette scène démoniaque où se jouait quotidiennement le drame d'une Ariane blessée bien souvent incapable de se taire et toujours prompte à un trait enfiellé. Tu sais ma tendance au sarcasme, à la raillerie, ma propension à la cruauté gratuite et à la laide vilenie; Dame de Pique a bien mauvaise presse face au calme doucereux de sa vieille ennemie : Dame de Coeur et son incommensurable gentillesse.
    Et ce fut au sortir d'une empoignade enragée qui, le temps d'un amer clignement de paupières, dévoila à l’œil arryesque une haine insoupçonnée, que je décidai d'enfin jouer la fille de l'air.

      Très sincèrement tienne,




*Je sais que je pourrais être avec n'importe quel autre mec,
Mais aucun ne t'arrive à la cheville,
Je pensais que nous étions plus forts, pourquoi ces doutes ?
Je ne comprends pas car je suis douce, tout le temps.

In my mind - Maty Noyes

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Eldearde
Trêve aux plaintes, assez de sanglots;
Ce triste cœur est dévasté de larmes;
Et devenu pareil à un champ de combat,
Où la trahison de l’amant –
Sous son glaive aux éclairs meurtriers –
Coucha toutes les jeunes et puissantes joies
Mortes, baignées dans leur sang.
*

Citation:
        Jour 5
    A exactement 17,4 lieues de Nathaniel, Ventadour
    Le 3e jour du mois de décembre,


IV. Laideur berrichonne


      Rousseur magnifique dont le sort orna mon arbre généalogique,

    Il me semble désormais bien ridicule, alors que je me retrouve face au vide de mon parchemin, d'avoir voulu consacrer tant de papelard à un épisode certes sordide mais également insipide de ce qui n'est qu'une piètre histoire d'idiote transie comme on en fait pléthore. Chacun a sa tare cachée et qui le ronge**. Moi, c'est la lâcheté, et si un semblant de volonté m'avait permis de la dissimuler jusqu'alors, octobre révéla mon impardonnable faiblesse. L'automne, à l'image des futaies dépouillées, m'avait retiré mon peu de courage et le Berry ouvrit ses bras brumeux à une gamine pleine de rage. Que dire de ces terres voisines si ce n'est qu'elles s'avèrent sœurs germaines de notre terroir limousin : toutes aussi monotones, toutes aussi plates, exhibant leur glèbe collante, teintée de reflets violâtres. Mais ce paysage que le rythme lent de la gerbière révélait à mon œil se gâtait de pigments lugubres dont notre province bovine me parait bien heureusement dépouillée; où peut-être toutes ces teintes macabres furent-elles imprimées à ma rétine par le Sans-Nom lui même, ma vicieuse envie d'en finir altérant jusqu'à ma réalité.

    J'avais sauté dans la première carriole qui franchissait les murailles guéretoises et, après quelques borgnons en compagnie du petit couple de métayers qui m'avait gentiment prêté le fond de son chartil, Bourges la mal nommée m'apparut avec toute la violence des tours noires de son Castel qui tailladaient le ciel de leurs angles saillants. Le porche Sud de la cité, bouche béante découpée au flanc des remparts mangés par le lierre, m'avala sans plus atermoyer et, des semaines passées dans le ventre de la ville, je ne devais conserver qu'un souvenir vaporeux, une sorte de cauchemar tranquille. Je pris chambrée à l'étage d'un hostel cossu qui m'offrait le confort d'un oreiller de plumes pour mes nuitées diurnes quand les venelles puantes des bas-quartiers m'accordaient, au clair de lune, l'oubli que j'étais venue chercher. L'oubli de lui, bien sûr, de sa manie de se bouffer le pouce à la moindre fâcherie, de la fossette qui égaye sa joue à chaque sourire charmeur, de sa présence brûlante en mon ventre honni. L'oubli de moi, aussi, de mon coeur battant la cadence d'un hymne mortuaire, de cette pauvre carcasse rachitique et indigne de lui plaire, de mon esprit désireux de s'effacer au profit d'un Néant salutaire. La capitale berrichonne est le lieu idéal pour enterrer une personnalité dont on ne veut plus s'encombrer : chaque ressortissant a la frimousse de Tout le monde et il est donc naturel de n'être Personne. Mais n'être Personne n'était pas suffisant quand je désirais n'être Rien.

    Des opiacées je n'avais connu que la vague introduction d'un cheik Corleone qui, bien que très savant dans le domaine, avait eu scrupule à glisser le bec de sa pipe entre mes lèvres néophytes. Peut-être la faiblesse de ma constitution lui avait-elle fait craindre quelque subite pâmoison ou brutal delirium tels ceux que les soiffards se payent à foison. Les camés berruyers ne me couvèrent pas des même attentions et si l'âcre goût du chanvre fut ma première initiation, le laudanum que j'absorbais à la cuillère se voyait doté de vertus plus délectables encore comme cette étrange dissociation qui me faisait m'observer, étendue sur le dur d'une paillasse, tandis que je batifolais au plafond. Ne me blâme pas, Marie : je dois à l'opium des heures parfaites*** et je n'ignore plus rien de la nature des substances que tu collais à ta bouche, à la faveur d'un mouchoir de soie, quand te prenait l'une de ces crises angoissées qui t'agitaient parfois. Aurais-je dû ajouter le thébaïsme à la longue liste de mes vices si je n'avais fini par m'extraire de ce marasme enfumé comme on s'extirpe des limbes infernales ? Je ne saurais le dire et la seule chose que je puis affirmer c'est qu'on m'y a grandement aidé.

      Avec la sincérité de mon amour filial, le plus fort, le plus vital,




* Marie Krysinska, Ariane.
**Renard, Journal.
*** Cocteau, L'opium.

_________________
Eldearde
You should have seen by the look in my eyes
That there was something missing
You should have known by the tone of my voice
But you didn't listen
You play dead, but you never bled
Instead you lie still in the grass all coiled up and hissing*



Citation:
        Jour 6
    Ventadour, Roudatenv, V-e-n-t-a-d-o-u-r,
    Le 4e jour du mois de décembre,


IV. Des joies de la nausée matinale


      Amie offerte par la nature,

    Hier, je t'écrivais que mon ventre était espace maudit et ce n'était ni pour le plaisir de la rime ni une simple lubie. Fin août 1463, je perdis un enfant, celui qui aurait dû être mon aîné et la fierté de ses parents. Je n'étais pas hôte assez prévenant et la sécheresse de mes entrailles n'avait rien d'accueillant, si bien qu'après deux mois passés entre mes chairs ce bégaiement de vie en vint à se taire et à s'échapper en mare de sang. Je ne pus le retenir, condamnée à l'écouter mourir, quand de mes mains jointes et rougies, j'implorais le Très-Haut de faire cesser cette agonie de flot pourpre et de me rendre le peu que Zolen et moi avions accompli. Une fois n'est pas coutume, Il fit la sourde oreille, me laissant seule avec le Vide de mon être et la conviction profonde d'avoir tué ce qui devait exister, ce qui devait naître. Arry, s'il tenta de ne pas enfler mon accablement du sien, se trouva, je crois, très abattu par l'événement soudain, lui que la nouvelle de ma grossesse, survenue mi-juin, avait ravi au delà de toutes mes espérance. En sus de n'avoir su conserver l'exclusivité de son coeur, j'échouais à lui faire une descendance pleine de vigueur, incapable de sauvegarder une entité viable au sein de ma matrice, inepte à me faire créatrice. Arrivée en Berry, quelques mois plus tard, je traînais avec moi ce fantôme minuscule qui m'écrasait pourtant de tout le poids de mes torts et je le laissai me suivre jusque plus loin encore, à l'orée des paradis artificiels et du monde des morts.

    Cependant, hier je t'écrivais également n'avoir point échappé aux griffes zélatrices de Bourges sans un secours précieux. Ce soutien, cette assistance inespérée, eut la particularité de venir conjointement de l'intérieur et de l'extérieur, d'être la fois endogène et exogène : après l'absence des coulures vermeilles et l'inconfort d'une gorge douloureuse, la survenance des nausées matinales ne laissa guère de doute quant à une nouvelle gestation qui se pointait comme une fleur sur un tas d'étrons. Le Créateur avait donc, contre tout attente, bien reçu mes supplications fiévreuses et s'était fait chevaleresque face au désespoir de cette âme pourtant irréligieuse...mais en faisant fi du contexte. Je me trouvais grosse d'un luron que je n'avait point vu depuis belle lurette et qui sans doute avait déjà posé genou devant celle qui faisait battre son palpitant façon girouette. Femelle gestante, l'ivresse à l'oeil, la pipe au bec, étalée bras en croix sur ce grabat qui lui semble tanguer, ce vaisseau spectral peuplé de lémures désirant au loin l'emmener. Quel pathos, quelle piteuse vision. Et que longues furent les heures qui précédèrent à mon ultime décision. Pourtant, le soir qui suivit ma révélation matinière, surgie alors que je rendais tripes et boyaux, je vidai la grande place berrichonne de ma misère. Lorsque l'être se dédouble, lorsque nous sommes soi et autre à la fois, nous ne nous appartenons plus vraiment : le corps habité n'est plus seulement le notre, la liberté absolue de vivre ou de se mourir se voit limitée quand la valeur d'une simple inspiration est décuplée. Il fallait que je sois, car il devait être. Lui, le têtard aux allures de seconde chance.

    Angoisse et soulagement se disputaient mon flanc lorsque je franchis de nouveau la frontière, maigre comme un cent de clous, la côte saillante et l'os malaire perçant le derme de ma joue. Guéret réceptionna ce qu'il restait de ma carcasse émaciée et berça mon âme inquiète de quelques coins familiers, alliant douceur de l'habitude et quiétude du routinier. Zolen déboula plus vite que je ne l'aurais cru, les quinquets plus inquiets qu'escompté, la trombine plus claquée que prévu, faisant ainsi mentir du premier regard posé sur lui toutes mes expectations fallacieuses. Certes, sa lippe et sa chair en avaient aimé d'autres, mais la douce affection qu'il cultivait à mon égard semblait avoir survécu à mon escapade sauvage et, plus inouï encore, subsistait à sa bouche le mot de mariage. La divulgation de ma grossesse, cause de mon si prompt retour, brouilla cette fois ses traits d'un doute légitime que je ne pouvais espérer éteindre en quelques jours. Si paix il devait y avoir, le temps serait notre seul allié et notre seul espoir. Il fut convenu que je demeurerais au calme de Guéret pour couver sagement alors qu'Arry animerait la capitale de tout de son allant, se radinant de temps à autres pour savourer avec moi une tasse de lait chaud.
    Ainsi passèrent l'Hiver et l'An nouveau.

      Bien à toi,




*Tu aurais du voir dans mes yeux
Qu'il manquait quelque chose
Tu aurais dû savoir, au son de ma voix
Mais tu n'écoutais pas
Tu fais le mort, mais tu ne saignes jamais
A la place du préfères rester allongé dans l'herbe, lové et sifflant.

Keep on loving you - Cigarette after sex

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