Aniki
[ Sakaï, Miyoshi, une sombre geôle, telle qu’il en existe dans presque chacun des villages de l’empire. ]
L’endroit était étroit, humide et sale. Derrière les grilles, deux vieux futons crasseux et une vieille table bancale composaient à eux trois l’ensemble du mobilier. Pas le grand luxe m’enfin bon, Megu et Aniki devaient bien s’en contenter. D’autant qu’ils parvenaient régulièrement, par quelques kobans habillement glissés dans les mains des matons, à égayer un peu ce triste quotidien par de petits extras, tantôt des couvertures, tantôt des fruits ou du poisson séché … Aujourd’hui était jour de fête, ils avaient dégoté du saké !
45 jours de détention, c’est long … Au moins purgeaient-ils leur peine ensemble, dans cette même cellule.
Heureusement, pour tuer le temps, ils savaient se montrer inventifs, rivalisant sans cesse d'ingéniosité pour imaginer de nouveaux jeux malgré le peu de matière disponible dans un tel endroit. Ils avaient d'abord utilisé le sable, dans lequel ils pouvaient écrire et dessiner, ensuite les cailloux, petits ou plus gros, qu’on pouvait soit compter, soit projeter, soit viser, soit utiliser comme monnaie afin de réguler les fréquents paris, qu'ils soient sur les aller et venus des geôliers ou sur les combats d’insectes …
Pour l’heure, ils s’apprêtaient à engager une partie de torture mentale, un jeu que tous deux pratiquaient de temps à autre, lors des voyages, pour briser la monotonie des trop longues marches. Les règles étaient d’une simplicité enfantine …
Aniki remplit les deux verres et reposa la bouteille entre eux sur la table. Puis il plongea son regard dans les grands yeux sombres.
Alors … une question … hmmmm ...
Il hésita un instant, puis se lança.
T’as déjà tué quelqu’un ?
Aniki
Aniki éclata de rire.
Hey Meg’ ! Une question à la fois, commence pas à tricher !
Puis, la fixant fièrement …
Alors, euh …
Oui ! C’était à ton tour mais plus maintenant … À moi !
Aussitôt les lèvres de la jeune femme se crispèrent, tout comme son nez, très légèrement. Inspirant, elle le fixa d’un regard ferme et froid, le regard d’une tueuse, il n’en doutait pas …
Nouveau sourire pour détendre l’atmosphère. Il adorait la taquiner …
Tu sais, je t’ai déjà vue à l’œuvre … Sur les sentiers, pis pendant l’attaque du Sô aussi. Enfin, j’me doutais bien …
En tout cas, j’sais que t’hésiteras pas en cas de besoin !
Arff, une question maintenant … Il attrapa sa tasse espérant puiser dans l’alcool un peu d’inspiration. Puis, finalement, curieux, il décida qu’il voulait en savoir encore plus sur le sujet.
Sur ses lèvres le sourire s'étira à nouveau …
Et t’en as tué beaucoup ?
Aniki
Hummmm …
Petite moue embarrassée sur la face du berger … Il sait très bien qu’il est toujours délicat de jouer avec la corde sensible qu’est la jalousie d’une femme …
Hummmm … Bein tu sais … J’avais mon petit succès la haut dans mes montagnes ...
Alors … Disons sept ou huit mais, aucune d’elles ne m’avait été envoyée par les kamis et surtout … Aucune ne t’arrivait à la cheville !
Aniki était sincère, aucune n’avait jamais autant compté à ses yeux que Megu. Un petit sourire crispé au coin des lèvres, il l’observa, cherchant à jauger sa réaction, puis …
T’ as déjà été amoureuse ?
Aniki
Jamais.
Le mot était tombé tel un couperet …
A quoi aurait-il du s’attendre ? Megu n’allait tout de même pas se lancer dans une grande déclaration après ce qu’il venait de lui révéler … Pourtant, inconsciemment, au fond de lui il devait espérer, juste un petit mot gentil, un simple sourire …
Le regard sombre vint se planter dans le sien.
Et toi ?
Bref temps mort, durant lequel, à leur tour, les yeux d’Aniki allèrent trouver refuge derrière la bouteille opaque.
Non …
Mais …
Depuis quelques temps … j’dois bien r'connaitre que je n’fais que penser à toi alors … P'tet bien qu'j'le suis. Qui sait ?
Il la regardait, d’un air à la fois timide et malicieux, souriant à peine …
Lui en voulait-elle encore ?
J'veux dire … On est bien ensemble, tous les deux, non ?
Aniki
Aniki sourit, largement.
Finalement, Megu finissait par succomber et à se livrer, un peu … Il s’amusa de la voir ainsi troublée, ses longs doigts fins s’agitant nerveusement sur le bord du verre.
Puis la question fusa, aussi soudaine que spontanée.
Le berger n’eut pas à chercher longtemps. Entre eux, la chimie fonctionnait, c’était évident, et il aurait pu passer la nuit entière à énumérer ce qu’en elle il aimait.
Tout Megu ! … J’aime tout !
Tu es si belle … Dès que tu es là, je ne pense plus qu’à toi. J’ai envie de te toucher, de te gouter …
Machinalement sa main se dirigea vers la sienne, ses doigts s’agrippant tendrement aux siens…
Tes yeux, tes lèvres, ton visage angélique et ton corps de déesse … J’aime tout sans exception, de l’extrémité de tes orteils jusqu’à la pointe de chacun de tes cheveux …
Puis lui aussi se mordit la lèvre, hésitant juste un instant.
J’aime aussi ton humour, ta fraicheur, ton courage, ton enthousiasme et puis … On se comprend toujours … même à demi mots ou avec juste un regard …
Cette fois plus aucun doute, Megu l’avait sa déclaration. Aniki sourit …
Et toi qu’est ce que t’en dis … Tu dirais que c’est quoi ta plus grande qualité ?
Aniki
La vie, l’amour, la mort … Questions et réponses s'enchainaient mais les sujets demeuraient constants …
Visiblement, par sa sincérité, Aniki était parvenu à l’atteindre et il en était heureux. Sur la table, les phalanges de Megu s’accrochaient aux siennes, comme pour les happer. Au contact de sa peau, il aurait presque pu sentir son cœur battre tant la tension était palpable.
Lui, la fixait tendrement. Elle fixait leurs deux mains enlacées puis …
Ma détermination.
Enfin, sauf quand tu es là... Toi, tu m'embrouille l'esprit !
Aniki explosa de rire.
Quel plus beau compliment aurait-elle puis lui faire, à lui qui, comme tant d’autres, aimait à se croire différent ?
Elle sourit, un sourire magnifique, empreint de toute une myriade d’émotions ... Puis, vint la double question …
La vie, l’amour, la mort … Trois notions qui, telles les couleurs primaires, détiennent l’étrange faculté, une fois savamment mixées entre elles, de recréer absolument chacun des sentiments et chacune des situations possibles. Trois notions, avec lesquelles on pourrait aisément justifier chaque guerre, chaque conflit … chaque réconciliation …
Si l’amour semblait avoir ébranlé Megu, c’est la vie et la mort qui, à présent, venaient faire vaciller le regard du berger. Sa main abandonna celle de la jeune fille pour se précipiter vers la bouteille, grapillant quelques secondes en passant.
Bah, tu sais … La montagne, c’est chez moi. J’y étais heureux …
Pis j’ai eu des soucis … avec des gens puissants …
Souriant froidement il planta un regard glacial dans le sien.
J’ai fais c’que je devais mais ensuite j’ai du partir …
Puis son regard redevint plus doux, son sourire plus pur.
Tu sais ?
Ya une question à laquelle t’as jamais répondu …
Il marqua une légère pause, la laissant se creuser un peu la tête, le sourire s’étendant doucement sur son visage …
Ta soeur, elle est aussi jolie que toi ?
Aniki
Aniki répondit du tac au tac, tout en riant.
Bein, j’raconte partout qu’j’ai réussi à séduire la plus jolie fille d’Oda alors …
J’suis quand même bien obligé d’un peu vérifier !
Megu le fixait d’un air grave, visiblement à la fois irritée et amusée, aussi bien par la réponse que par le sujet. Lui essayait de la jauger, se demandant laquelle des deux humeurs prévalait. L’espace d’un instant, son esprit se retrouva au « Requin vicieux », quelques semaines plus tôt. Là bas, dès que Megu avait abordé l’existence de sa sœur, Aniki avait tout de suite sauté sur l’occasion pour, par cette même question, discrètement lui glisser qu’elle-même lui plaisait.
Finalement, il insista un peu et enchaina, plus sérieusement cette fois.
Bah tu sais … j’m’intéresse à toi d’abord puis, à ta famille par ricochet …
Et puis … Asami j’entends son nom, celui de Tsuba aussi ... À Gifu on vivait chez elle mais j’l’ai encore jamais vue alors forcément ça m’intrigue …
Aniki remplit à nouveau les deux verres, à ras bord, puis il la regarda l’air un peu inquiet.
Dis, tu m’la présenteras un jour ?
Aniki
Son regard s’éclipsa, discrètement, préférant se concentrer sur sa main qui, sur la table, s'agitait nerveusement autour du verre encore plein.
D’la famille ? … Non, plus maintenant …
Puis, tel un chat finalement lassé de jouer avec sa souris, sa main se referma d'un coup sur le verre pour aussitôt le porter à sa bouche où, pour le précieux liquide, la sanction fut sans équivoque … La question réveillait chez lui de bien mauvais souvenirs, c’était évident.
Il poursuivit.
Enfin … Dans mon village j’ai laissé un vieil oncle.
À vrai dire, c’est lui qui m’a élevé mais il était déjà bien trop malade pour me suivre …
J’imagine qu’aujourd’hui il n’est plus …
Hésitations, vagues propos, à demi-mot, bien sûr il ne livrait que des bribes mais néanmoins, peu à peu, Megu parvenait à le faire parler, perçant chaque fois un peu plus son histoire … finirait-elle par savoir ?
En attendant, Aniki fit volte face, son humeur basculant une nouvelle fois d’une extrême à une autre. Ses lèvres s’étirèrent. L’éclair de malice rejaillit au fond de ses yeux.
Dis … Tu t’souviens quand j’suis parti, après la bataille de Gifu …
Bein j’sais, t’étais blessée mais … T’as pensé beaucoup à moi après ?
Il était quand même doué, le berger, pour esquiver puis changer de sujet … Non ?
