Ernestine
Avons-nous donc commis une action étrange ?
Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi :
Je frissonne de peur quand tu me dis : Mon ange !
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.
Baudelaire - Femmes damnées
Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi :
Je frissonne de peur quand tu me dis : Mon ange !
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.
Baudelaire - Femmes damnées
Dans cette petite société autosuffisante et fermée qu'était le Béarn, Delphine était un monument. Comme une montagne au milieu des montagnes, tous savaient son prénom. Elle était dans les gazouillements des enfants et dans les faveurs des parents, dans les chansons des fables et dans les compliments des notables. Son physique suffisait à la rendre mémorable. Une constitution impressionnante, forte, grande, une poitrine lourde et stupéfiante, des hanches si larges qu'on l'imaginait dix fois mère, des bras solides et fermes, plus efficace que deux bufs au temps des labours. Une femme comme seul le Sud savait en faire.
Les petits chefs de bande racontaient qu'elle avait un grand-père ours. Les timides vivaient dans la peur perpétuelle qu'elle ne les gronde, bien qu'on ne l'eût jamais surprise à hausser la voix. Elle remplaçait le médecin lorsqu'il était au village voisin, soignait mieux que lui et se rendait à la messe avec une régularité de métronome. Les mères en étaient jalouses. Essentiellement parce que les pères l'aimaient bien, même quand elle les surpassait au concours de lever de coude. Peut-être surtout quand elle les surpassait au concours de lever de coude.
En vérité, Delphine n'avait pas plus de trente ans. Mais comme tout le monde avait oublié d'où elle venait et que nul ne se rappelait l'avoir connue plus jeune, mille légendes circulaient à son sujet. Elle avait connu bien des choses, elle avait connu la guerre et les tracas, quelques famines et nombre de maladies. Elle avait vu ses parents mourir, elle avait vu ses frères partir, elle avait vu ses amis trahir. Ce qui était certain, ce dont tous pouvaient témoigner, c'est que cela n'avait en rien entamé sa foi dans l'existence, ni achevé son désir de vivre et de jouir. Delphine vivait seule, sans mari et sans enfant, et balayait le regard des autres comme elle chassait les mouches. Elle aimait les hommes, le badinage, le sexe, les amours de passage, les caresses sauvages, les orgasmes ravageurs. C'était une chose que tous savaient sans le savoir et qu'on respectait comme une vague évidence qu'on n'a pas envie d'interroger.
C'était Delphine qui, une nuit de février, avait lavé la dernière née de la famille voisine du sang de l'accouchement. Elle qui l'avait enroulée dans une couverture pour la protéger du froid impitoyable de l'hiver. Elle qui, de sa grosse patte douce, avait dégagé son front pour la présenter à une mère qui n'avait daigné la regarder. Elle qui était tombée dans les sinoples peinant à s'ouvrir pour n'en jamais ressortir. Personne ne sut ce que Delphine avait vu cette nuit-là. C'est que c'était indescriptible. Du solide. Du concret. Du pur. Du vierge. Elle avait vu un royaume. Ca lui avait pris le cur et les tripes. Elle n'avait rien décidé. Ca s'était fait. Elle en était devenue la sentinelle.
Sur l'énorme sein de Delphine, la petite reine avait dormi des heures. Dans ses bras, elle avait ri des jours. Sur son épaule, elle avait pleuré des semaines. Delphine lui apprit tout ce qu'elle savait et tout ce qu'elle ignorait. Elles grandirent ensemble, côte à côte, main dans la main. Il en ressortit que Delphine était une mère merveilleuse. Mais une sentinelle désastreuse. Elle n'en était pas moins belle. Ce ne fut qu'une fois adulte que l'enfant put le voir. Et le jour où elle le comprit, elle sourit, posa ses mains de part et d'autre du visage large de sa nourrice, la regarda, sourit encore, murmura quelques mots, hésita bien sûr, puis posa à ses lèvres un baiser.
*
Les yeux marqués des cernes d'une nuit difficile, dans un coin silencieux d'une bibliothèque mal éclairée, assise par terre en tailleur, le parchemin et l'encrier étalés devant elle, le palpitant battant certainement trop fort et des mèches blondes lui tombant dans les yeux sans qu'elle ne les chassât, trop concentrée, Ernestine grattait ainsi l'histoire de celle qui l'avait bercée, et qu'elle avait embrassée.
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