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[RP] Femmes damnées

Ernestine
Avons-nous donc commis une action étrange ?
Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi :
Je frissonne de peur quand tu me dis : “Mon ange !”
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.
Baudelaire - Femmes damnées


Dans cette petite société autosuffisante et fermée qu'était le Béarn, Delphine était un monument. Comme une montagne au milieu des montagnes, tous savaient son prénom. Elle était dans les gazouillements des enfants et dans les faveurs des parents, dans les chansons des fables et dans les compliments des notables. Son physique suffisait à la rendre mémorable. Une constitution impressionnante, forte, grande, une poitrine lourde et stupéfiante, des hanches si larges qu'on l'imaginait dix fois mère, des bras solides et fermes, plus efficace que deux bœufs au temps des labours. Une femme comme seul le Sud savait en faire.

Les petits chefs de bande racontaient qu'elle avait un grand-père ours. Les timides vivaient dans la peur perpétuelle qu'elle ne les gronde, bien qu'on ne l'eût jamais surprise à hausser la voix. Elle remplaçait le médecin lorsqu'il était au village voisin, soignait mieux que lui et se rendait à la messe avec une régularité de métronome. Les mères en étaient jalouses. Essentiellement parce que les pères l'aimaient bien, même quand elle les surpassait au concours de lever de coude. Peut-être surtout quand elle les surpassait au concours de lever de coude.

En vérité, Delphine n'avait pas plus de trente ans. Mais comme tout le monde avait oublié d'où elle venait et que nul ne se rappelait l'avoir connue plus jeune, mille légendes circulaient à son sujet. Elle avait connu bien des choses, elle avait connu la guerre et les tracas, quelques famines et nombre de maladies. Elle avait vu ses parents mourir, elle avait vu ses frères partir, elle avait vu ses amis trahir. Ce qui était certain, ce dont tous pouvaient témoigner, c'est que cela n'avait en rien entamé sa foi dans l'existence, ni achevé son désir de vivre et de jouir. Delphine vivait seule, sans mari et sans enfant, et balayait le regard des autres comme elle chassait les mouches. Elle aimait les hommes, le badinage, le sexe, les amours de passage, les caresses sauvages, les orgasmes ravageurs. C'était une chose que tous savaient sans le savoir et qu'on respectait comme une vague évidence qu'on n'a pas envie d'interroger.

C'était Delphine qui, une nuit de février, avait lavé la dernière née de la famille voisine du sang de l'accouchement. Elle qui l'avait enroulée dans une couverture pour la protéger du froid impitoyable de l'hiver. Elle qui, de sa grosse patte douce, avait dégagé son front pour la présenter à une mère qui n'avait daigné la regarder. Elle qui était tombée dans les sinoples peinant à s'ouvrir pour n'en jamais ressortir. Personne ne sut ce que Delphine avait vu cette nuit-là. C'est que c'était indescriptible. Du solide. Du concret. Du pur. Du vierge. Elle avait vu un royaume. Ca lui avait pris le cœur et les tripes. Elle n'avait rien décidé. Ca s'était fait. Elle en était devenue la sentinelle.

Sur l'énorme sein de Delphine, la petite reine avait dormi des heures. Dans ses bras, elle avait ri des jours. Sur son épaule, elle avait pleuré des semaines. Delphine lui apprit tout ce qu'elle savait et tout ce qu'elle ignorait. Elles grandirent ensemble, côte à côte, main dans la main. Il en ressortit que Delphine était une mère merveilleuse. Mais une sentinelle désastreuse. Elle n'en était pas moins belle. Ce ne fut qu'une fois adulte que l'enfant put le voir. Et le jour où elle le comprit, elle sourit, posa ses mains de part et d'autre du visage large de sa nourrice, la regarda, sourit encore, murmura quelques mots, hésita bien sûr, puis posa à ses lèvres un baiser.

*


Les yeux marqués des cernes d'une nuit difficile, dans un coin silencieux d'une bibliothèque mal éclairée, assise par terre en tailleur, le parchemin et l'encrier étalés devant elle, le palpitant battant certainement trop fort et des mèches blondes lui tombant dans les yeux sans qu'elle ne les chassât, trop concentrée, Ernestine grattait ainsi l'histoire de celle qui l'avait bercée, et qu'elle avait embrassée.

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Rouge_gorge
Rouge n'était pas une érudite. Fille d'un paysan et d'une ancienne camériste, elle avait appris à compter les légumes du potager de son père et à gratter quelques mots sur les parchemins de sa mère. L'Oiseau avait "parfait" son éducation avec le temps et les rencontres. Son verbe s'était enrichi à force d'écouter les conteurs et autres raconteurs -même si parfois le sens de certains mots dont elle usait lui échappait encore-. Sa lecture était toujours très lente et saccadée, ça tenait encore du déchiffrage mais quand elle avait fini sa première butée, les mots se déliaient sous ses yeux. En parlant de déliées, son écriture non plus n'était pas fameuse, si elle agitait souvent la plume, c'était pour laisser des nuées de pattes de mouche et ponctuer ses phrases de pâtés d'encre.

Pourtant, aucun de ses soucis de lettres ne la décourageaient dans sa soif d'apprentissage. Un jour, elle publierait ses plus beaux poèmes dans d'épais livres reliés de cuir et enluminés avec soin.

Aujourd'hui, elle avait poussé la lourde porte d'une bibliothèque. Sous son chapeau démesuré, la Cendrée avait pris une grande inspiration pour humer l'odeur de cuir vieilli et de poussière. Elle avait aussi tendu l'oreille aux pages qui se tournaient dans un silence religieux. De hautes et longues étagères se ramassaient de part et d'autre d'une unique allée où se succédaient, à intervalle régulier, assises ou écritoires. Son pas souple la menait dans la pénombre ambiante tandis que le bec se pinçait pour ne pas siffler. D'un gant, elle avait attrapé un bougeoir et de l'index de la seconde main, elle soulignait les titres des ouvrages éclairés.

L'Oisal au Chapal avait ouï-dire d'un nouveau poète talentueux. Ses vers étaient repris à toutes les sauces dans les tavernes de bon goût. Maitre-Chanteur voulait donc élargir son répertoire musicale avec les couplets de cette étoile montante. Même si elle privilégiait ses propres compositions, quelques reprises bien adaptées étaient aussi source de succès. Son cuir caressait donc le dos des livres à hauteur d'yeux car Rouge ne savait pas comment chercher un document dans un tel lieu. Sa quête ou plutôt sa démarche fut stoppé par quelque chose ou plutôt quelqu'un sur son passage. A terre, il y avait une silhouette aux genoux refermés. Sur ses jambes trônait un livre qu'une main gracile munie d'une plume grattait frénétiquement.

Les prunelles sombres de l'Oiseau couvèrent un instant la scène qui se jouait devant elle avant que la curiosité ne la pique. Ses échasses colorées se replièrent sous son séant et ses doigts déposèrent la chandelle à même le dallage froid. D'un index, elle redressa Chapal, son couvre-chef plumé, qui lui tombait sur le regard.


Qui sommeille sous ce crin d'or?
Minois fleuri ou teint rosi?
Dites moi donc de quels trésors
recèlent ces écrits...


L'éternel sourire de la Cendrée était paré à accueillir surprise et regard de la blondine concentrée.
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Ernestine
Ernestine avait le dos courbé et peinait à former de jolies lettres, à cause de l'éclairage désastreux. Ca n'enlevait rien à sa concentration. Le sol, malgré son cruel manque de bougies, avait toujours été son lieu de prédilection, sans qu'elle n'ait jamais su expliquer pourquoi. Peut-être une histoire d'avertissement inconscient destiné à lui rappeler que ses pensées pouvaient bien s'élever au-dessus des nuages tant qu'elles voulaient, elle, elle était là, par terre, poussière.
Elle aimait donc le sol et, parmi tous les sols, son préféré restait celui des bibliothèques. Le grand avantage des bibliothèques, c'est qu'elles étaient sous-peuplées. Les quelques prêtres et savants qui y traînaient leur grande robe docte avaient leur place attitrée, une vue médiocre et un temps trop compté pour le sacrifier au petit tas d'humanité assis sur la pierre. Ainsi, on lui foutait la paix.

Cela faisait bien une heure que le monde avait arrêté de tourner. Rien n'existait plus si ce n'est les petites taches noires et appliquées qui semblaient se dessiner d'elles-mêmes sur le vélin. Ernestine avait oublié le moment, l'endroit, la réalité. Alors, comme à son habitude, cette-dernière se rappela à elle de la plus désagréable des façons. En la faisant sursauter. Qu'on lui parle n'était pas au programme et la silhouette qui l'observait, de même que la chandelle posée, étaient passées totalement inaperçues. Quand elle était concentrée, elle était concentrée.

En entendant autre chose que le froissement délicat et lent du papier, comme une gamine prise en flagrant délit de bêtise, le premier réflexe de la jeune femme fut de fermer d'un geste trop empressé le carnet qu'elle barbouillait d'histoires qui lui vaudraient un jour le bûcher. Le meilleur moyen de prouver qu'on a des choses à cacher. Ce faisant, elle heurta du coude l'encrier posé par terre. Vraiment dur, le retour à la réalité. Sans réfléchir et sans accorder le moindre regard à celle qui la dérangeait, la rêveuse se mit à remuer furieusement le contenu de son sac. Elle mit heureusement assez vite la main sur un mouchoir en tissu usé comme on trouve le Graal et entreprit de s'en servir pour nettoyer la dalle avant que l'encre ne s'étale davantage. C'était une catastrophe. Si elle laissait la moindre marque de sa présence dans ce lieu sacré et millénaire, on lui en refuserait l'accès à tout jamais, pour sûr. C'était comme ça, les bibliothèques : on n'avait le droit d'y être qu'à condition de faire semblant de ne pas y être.

Si Ernestine avait été plus courageuse, plus grande gueule, plus spontanée, l'obscurité ne l'aurait pas empêchée de copieusement allumer l'élément perturbateur. Quand on tire quelqu'un de ses songes, on fait d'abord du bruit, on tousse, on se racle la gorge, on s'annonce quoi. Mais de deux choses l'une : d'abord, Ernestine n'était pas courageuse ; ensuite, bien qu'aucune parole articulée n'ait eu le loisir de prendre sens dans sa tête, il lui apparut vaguement que ça sonnait bien. Ce n'étaient pas le genre de phrases auxquelles on a le droit de répondre par une crise de nerf. Aussi, les menottes de plus en plus noires autour de son mouchoir sacrifié, elle fit tout l'inverse et émit un rire gêné qui résonna presque comme une excuse.


« Bigre, vous m'avez fait peur ! Vous n'auriez pas de quoi m'aider ? »

Ce ne fut qu'après avoir parlé qu'elle leva le museau, et vit le chapeau. Puis le reste.
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Rouge_gorge
Que les lèvres plates et mauves auraient soufflées "Bouh" au creux des mèches blondes, que le résultat aurait été aussi amusant à voir. Prise sur le fait, la silhouette avait sursauté, bousculant le pot d'encre qui se rependait sur le sol. Rouge se retenait de rire à observer l'embarras et la précipitation de la jeune femme. Son regard coulait sur sa gestuelle maladroite. A vrai dire, elle étalait plus les dégâts que les réparait. Ses phalanges pâles se noircissaient autant que la pierre et le mouchoir.

« Bigre, vous m'avez fait peur ! Vous n'auriez pas de quoi m'aider ? »

Bien sûr, damoiselle! Laissez-moi faire...


Dardant un index docte cuirassé, l'Oiseau se pencha pour examiner la tâche au sol.

Cessez donc avec votre mouchoir, vos doigts sont aussi noirs que votre ouvrage.

Chassant gentiment d'un revers de senestre, les deux paumes et le tissu, Maitre-Chanteur trempa sa phalange dressée dans le liquide. Elle en étira une longue ligne, qu'elle borda avec soin de courbes plus fines. Le trait devint tige et les arrondis se firent feuilles. Avec la même attention, le tracé fleurit en arabesques pour doter la fleur de pétales. Rouge avait l'air concentré à la tâche et consciencieuse à l'oeuvre. Elle finit par redresser son bec rieur.

Hélas, je ne pense pas savoir faire mieux. Je maitrise mieux les mots que les dessins, damoiselle.

Un sourire plus contrit ourla ses lippes avant que ces dernières ne soufflèrent en aveu:

Maintenant, je pense qu'il serait de bon ton de quitter les lieux. Sans précipitation, hein. Il ne faudrait pas attirer l'attention.

L'Oiseau se dressa de toute sa hauteur sur ses deux échasses et en éternelle galante, offrit son aile.

Allons nettoyer vos mains, Bouton d'or.
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Ernestine
On ne saura jamais ce qui, de la fleur dessinée ou de l'oiseau bien réel, souffla ainsi Ernestine. Ce qui est certain c'est qu'à partir de cet instant, elle cessa à peu près complètement de respirer. Elle délaissa presque totalement ce qui aurait dû être la seule préoccupation de son cerveau craintif : les autres qui, concentrés sur leur ouvrage, ne tarderaient pas à tourner la tête vers elle. Son regard n'en finissait pas de passer de l'encre étalée par terre, sommet d'insolence qui la laissait sidérée mais aussi légèrement admirative, au visage maigre. Elle n'était pas vraiment belle, l'artiste cachée sous l'impressionnant chapeau. Non, c'était bien pire que ça. Elle dégageait une assurance, une audace, une vivacité d'esprit, un charisme, une chaleur, toutes choses qui, prises isolément, n'auraient été qu'une qualité agréable mais qui, mises ensemble, Ernestine ne l'admettrait jamais mais on pouvait bien l'avouer à sa place, prenaient une couleur sournoisement sexuelle.

Occupée à répéter en pensée les mots qu'elle entendait, car il fallait les répéter chacun au moins cinq ou six fois pour pouvoir y entendre un sens et pas seulement la voix rocailleuse et rassurante qui les transportait, elle n'y répondit pas. Qu'aurait-il fallu y répondre d'ailleurs ? “C'est beau” ? D'accord, mais qu'est-ce qui était beau ? Le chapeau, le dessin, les propos, la voix. Mais est-ce qu'on pouvait réellement avoir envie d'être enlacée par une voix ? C'était terriblement absurde. Mieux valait ne rien en dire.

D'une main, la blonde tremblante saisit son carnet qu'elle installa sous son bras alors que l'autre venait s'accrocher au bras tendu pour se relever. Bras qu'elle barbouilla donc allègrement de noir.


« Oh ! excusez-moi ! Je ne suis pas aussi maladroite d'habitude, je vous jure. C'est seulement que... »

C'est seulement que quoi ? Les mots se suspendirent. Mais qu'est-ce qu'elle racontait ? Immédiatement, ses joues prirent une teinte rouge vive qui contrastaient avec leur pâleur habituelle. Il fallait qu'elle se taise. Par réflexe, une fois debout, elle passa sa menotte libre sur sa jupe pour la nettoyer de l'encre ou de la moiteur dont elle était pleine. Comme ça, il n'y eut plus seulement ses mains qui furent sales mais aussi sa tenue. Vraiment, il fallait qu'elle se taise mais surtout qu'elle arrête de bouger. Parce que là, ayant perdu tous ses moyens déjà peu nombreux au départ, elle était devenue une catastrophe sur pattes.

« Allons nettoyer vos mains, Bouton d'or. »

Cette phrase acheva de lui vriller les tripes. Elle aurait voulu l'entendre encore et s'endormir contre elle. Mais, idiote jusqu'au bout, la caboche baissée comme si cela pouvait suffire à cacher son trouble, elle ne trouva rien de mieux à répondre que :

« E... Er... Ernestine. »
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Rouge_gorge
L'aile coloré fut maculée de noir à l'accroche mais Rouge n'en prit pas ombrage pour autant. Sa tenue bien que vive de prime abord, n'était pas si soignée sous un oeil attentif: l'étoffe était raturée de coutures, râpée aux articulations, les boutons pendaient plus qu'ils n'accrochaient. Les prunelles sombres jaugeaient la toilette de la jouvencelle que, dans sa maladresse, elle tâcha aussi. Mais qu'importe tout ce noir étalé, le plus agréable, c'était le pivoine qui fleurissait sur le minois du Bouton d'Or. L'Oiseau sourit, conquis. Le pas emboité guida le duo sur la grande allée de la bibliothèque. L'échine bariolée ploya légèrement vers sa voisine pour que la voix de contralto lui souffle discrètement:

Vous devriez garder la tête haute pour ne pas que l'on vous porte trop d'attention sans quoi à fixer vos jupons, vous allez marcher dessus.

Et ça, ça aurait été le fumble* du jour. La lourde porte du bâtiment fut écartée de l'aile libre et enfin, les corps baignèrent de la lumière naturelle qui manquait tant à ce repaire poussiéreux. La poitrine généreuse de l'Oisal au Chapal se soulèva dans une longue inspiration de satisfaction. Quoi de mieux qu'une belle journée au bras d'une ravissante créature?

N'ayez pas honte de vos couleurs, Ernestine. Vous n'avez pas le cramoisi de l'aviné.

Bec rieur dégaina un sourire amusé. Une petite boutade pour camoufler le compliment et tenter de chasser la gêne de la blondine. D'ailleurs, en parlant de blague...

Vous allez sûrement rire, Bouton d'Or, mais... Quand je balbutiais dans mes premiers pots d'encre et que je m'en teintais les mains, ma mère me les frottait avec de l'huile et du sable.

L'attention de la Cendrée se détacha alors de son interlocutrice pour que, cou dressé sous Chapal, dans un semblant de prise de hauteur pour la silhouette déjà bien grande, l'oeillade plissée puisse balayer les environs. Les doigts gantés claquèrent dans la réflexion et le timbre plus bas, comme pour s'adresser à elle-même, échappa:

Où allons-nous trouver ça...

*échec critique sur un lancer de dés dans une partie de jeu de rôle

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Ernestine
En temps normal, Ernestine était méfiante à l'égard de ses congénères, méfiante au-delà du raisonnable. Petite fille, elle avait acquis la conviction que les Hommes naissent et demeurent méchants et dangereux. Têtue, elle avait gardé cette idée solidement ancrée au fond de son crâne, quand bien même la plupart de ses expériences venait la contredire. Les expériences lui étaient bien égales. Qu'on ne lui fasse pas de mal ne voulait pas dire qu'on ne voulait pas lui en faire, seulement qu'elle savait garder suffisamment de distance pour déjouer les funestes projets de ses ennemis.
Alors pourquoi cette femme extravagante, son allure loufoque, ses couleurs trop vives, son chapeau trop grand pour ne pas être le rocher cachant l'anguille, n'attisaient pas la même méfiance ? A cause des taches d'encre qui avaient noirci les mains blanches de la jeune fille et qui occupaient toute son attention, bien sûr. C'est à cause d'elles qu'elle était ainsi, maladroite, intimidée, bégayante, tremblante, idiote, ridicule. C'est à cause d'elles que, qu'importe où la Rouge lui proposerait d'aller, elle la suivrait aveuglément. A cause des taches. Bien sûr.

Il fallait en tout cas se reprendre et à l'invitation à relever le museau, Ernestine s'exécuta, plus par obéissance mécanique que par crainte d'attirer l'attention des lecteurs concentrés : avec la femme qui traînait à son côté, il semblait parfaitement absurde d'espérer qu'on ne les regarde pas.
Dehors, il faisait beau. Imitant sans s'en rendre compte celle qui la dépassait d'une bonne tête, la petite blonde se tourna vers le soleil et remplit ses poumons d'une longue inspiration en fermant une seconde les yeux. Tout allait bien. Légèrement calmée, elle se tourna vers l'oiseau et lui rendit son sourire, polie.


« Chez moi. »
Chez elle ?
« Chez moi. Enfin dans la chambre que je loue. Il y a de l'huile. Pour le sable, je ne sais pas. »

Elle ne savait pas. D'accord, mais avait-elle rêvé ou venait-elle vraiment d'inviter une inconnue chez elle ? Ernestine se frotta nerveusement la joue, la barbouillant de noir sans s'en rendre compte, le regard concentré sur la bienfaitrice qui semblait beaucoup plus soucieuse qu'elle de la propreté de ses mains.

« Mais qui êtes-vous ? »

Et au ton qui tenait du murmure, il fut clair que cette question n'était pas un “comment tu t'appelles ?” mais bien plutôt quelque chose comme un “diantre, de quelle étoile es-tu tombée ?”
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Rouge_gorge
Chez moi.
Chez vous?
Chez moi. Enfin dans la chambre que je loue. Il y a de l'huile. Pour le sable, je ne sais pas.
Bien, guidez-moi donc. Pour le sable, peut-être en trouverons-nous sur le chemin.


L'intérêt chuta une nouvelle fois vers la blondine arrimée à son aile. Cette fois-ci, c'était la joue qu'elle se teinta et Rouge ne sut retenir un large sourire en observant son minois. Si elle n'avait pas aimé se "pavaner" bras dessus-bras dessous avec Ernestine, elle lui aurait probablement demandé de garder les mains en l'air le reste du trajet. Mais la Cendrée appréciait grandement la compagnie des femmes et préférait sacrifier sa paire de gants au contact du Bouton d'Or.

Tandis que le pas se remboitait tout naturellement vers la chambre de la demoiselle, celle-ci posa tout de même la question.


Mais qui êtes-vous ?

L'Oiseau avait senti à l'intonation que l'interrogation avait soif de mystères bien plus précieux que la simple présentation de son nom. Elle prit le temps de quelques enjambées supplémentaires avant de répondre.

Je suis de celle qui contemplent la beauté du monde depuis leur branche,
Je suis de celles qui devant une pivoine ou un bouton d'or, flanche,
Je suis de celles qui, par des mains noircies d'encre, se font tâcher le plumage,
Je suis de celles qui, ne leur en tenant pas offense, leur offre ce ramage...

On me nomme Rouge-Gorge, l'Oisal au Chapal, Maitre-Chanteur et Trouvère de première.


Bec se fendit d'un sourire agréable tandis que chausses foulaient en choeur le chemin menant au logis. Pour autant, la Cendrée découvrit ses serres de leur cuir et le tendit à la jouvencelle, dévoilant des mains pâles et veinées aux doigts longs et noueux.

Faites-moi ce plaisir et portez ces gants jusqu'à notre arrivée sinon c'est bientôt tout le corps qu'il faudra vous huiler.

La gente féminine était la grande faiblesse de Rouge, Ernestine pouvait être un appât pour une machination bien plus grande et cruelle, qu'elle mordrait tout de même à l'hameçon. Les "Angéliques" comme elle se plaisait à les nommer avaient, à ses yeux, les mains aussi blanches que leur teint de porcelaine. Ce n'était pas une vilaine bavure d'encre sur la joue qui lui éveillerait le moindre doute alors où fleur allait, oiseau, à son bras, suivait...
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Ernestine
Rouge-Gorge, l'Oisal au Chapal, Maître-Chanteur, Trouvère de Première. Ca en faisait des noms, suffisamment pour qu'Ernestine, par comparaison, paraisse un peu ridicule avec son seul petit prénom. Et ce n'était rien comparé aux vers offerts en guise de présentation, presque de définition, qui la troublèrent plus qu'elle ne l'aurait voulu. Qu'est-ce que ça voulait dire “flancher devant une pivoine ou un bouton d'or” ? N'était-ce pas elle, le bouton d'or ? Mais pouvait-on seulement flancher devant une toute petite blonde taillée comme une crevette ? Ca n'avait aucun sens. Et déjà, qui se vantait d'être un maître-chanteur ?
Tout ceci était franchement étrange, un peu inquiétant, vaguement menaçant, la jeune femme n'y entendait pas grand chose et aurait probablement dû s'enfuir sauf que justement, elle n'y entendait surtout rien de mauvais. Etrange sentiment que la confiance, qu'elle servait sur un plateau d'argent à une inconnue quand des proches, présents depuis sa naissance ou presque, s'y étaient cassé les dents sans jamais l'acquérir vraiment. Elle était paranoïaque après tout. Paranoïaque et prête à ouvrir la porte de sa chambre à une sorte d'artiste exubérante qui ne disait pas son prénom. Il faut croire que ce jour-là, le monde avait décidé de tourner à l'envers.

Pour ne pas perdre l'équilibre, elle se tenait au bras de l'oiseau comme une naufragée à l'ultime planche de bois rescapée flottant sur l'eau. Dans son crâne, on n'arrêtait pas de parler. Pour l'essentiel, on se maudissait de ne pas être Ernest, le savant qu'elle avait inventé. C'était un philologue, un peu coureur c'est vrai, sans doute que ce chapeau à plumes lui aurait inspiré bien des choses, mais en tout cas il n'aurait pas manqué de trouver une réplique rieuse et charmante ou quelques sagesses latines à répondre à la poésie du trouvère de première.
Mais Ernestine n'était pas Ernest et il fallut bien qu'elle accepte de se détacher de sa planche un instant pour revêtir les gants qu'on lui proposait. Elle affichait l'attitude docile qu'on avait mis nombre d'heures et de moyens à lui faire entrer dans le crâne. Néanmoins, au milieu de ce geste, elle releva le museau sur la brune dont elle ne comprenait rien des intentions et ouvrit en le faisant une sorte d'instant hors du temps dont elle ignorait avoir le secret, instant où son masque d'enfant parfaite se fendait d'une minuscule et invisible brèche. Car ce qu'elle osa fut d'une ambiguïté terrible, subtile et impalpable mais terrible, et le pire c'est qu'elle en était totalement consciente, avec ce léger sourire-là ça paraissait même clairement grivois, qu'y peut-on, elle était jeune, elle était dévorée de passions et, au fond, rien ne la chatouillait et ne l'attirait davantage que les effronteries qui la faisaient pourtant rougir :


« Si c'est pour votre plaisir... »

Cela dura trois secondes tout au plus. Le temps d'arrêter son regard dans son cou. Ensuite, ces mots articulés redevinrent la phrase polie d'une jeune fille bien élevée. C'est du moins ce que laissèrent croire ses yeux trop colorés qui se posèrent sur ses mains. Ces-dernières s'installaient confortablement dans le cuir qui semblait s'être agrandi en se posant sur sa peau. C'était ridicule, ces mains de géante pour un si petit corps. Mais qui y ferait attention ?

Elles arrivèrent à la chaumière qui servait de gîte à la lavandière en vacances et qui n'était finalement pas si loin. La bâtisse n'avait rien d'impressionnant. Une bicoque de paysans, fatiguée, fragile, posée au bout d'un chemin de terre laissant croire qu'elle avait toujours été là, longée de champs appartenant au couple propriétaire. A l'intérieur, tout était simple et minimaliste, un feu crépitait dans le foyer du salon mais les propriétaires étaient manifestement absents. Au premier étage, au bout d'un couloir étroit qui n'en finissait pas, il y avait une chambre mansardée assez inconfortable qu'Ernestine louait pour une bouchée de pain. Les histoires d'huile et de sable lui étant sorties de la tête, c'est là qu'elle mena Rouge-Gorge et c'est là qu'elle poussa la porte, se ratatinant alors contre le mur du couloir, laissant son invitée passer avant elle.

C'est un drôle de spectacle que la lumière naturelle débordant d'une fenêtre de taille réduite offrirait alors. Le spectacle d'un lieu totalement impersonnel et parfaitement rangé. Bien trop rangé pour laisser penser que quelqu'un y vivait. Le lit était fait, mais pas fait comme on fait son lit le matin : la couverture était bordée de façon strictement égale de chaque côté, pas un pli ne venait la froisser, pas une poussière ne la dérangeait. Le sol et l'étagère étaient évidemment propres mais rien ne traînait ni sur l'un ni sur l'autre et les quelques ouvrages qui recouvraient la seconde étaient droits et installés de façon si symétriques qu'ils laissaient le même nombre de millimètres d'un côté et de l'autre. Un petit bureau en bois massif abritait une pile de parchemins dont il aurait été impossible de savoir si quelqu'un les avait un jour touchés. Pas une once de décoration ne venait salir les murs blancs. Tout, absolument tout, semblait fait pour cacher la présence d'une occupante dans cette pièce et pour pousser les visiteurs indiscrets à faire demi-tour. La seule trace de vie décelable était encore le Livre des vertus aux pages écornées posé au milieu de la table de chevet. Au milieu. Exactement au milieu, parallèle à chacun des bords du meuble.


« Oui bien sûr, vu comme ça ce n'est pas très attrayant. Mais c'est parce que je ne viens pas souvent ! Je n'ai jamais vraiment pris le temps de décorer. »
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