Jhoannes
Un après-midi de février 1469.
Dans le galetas d'un bâtiment coincé entre deux ruelles limougeaudes, suffisamment haut pour qu'un coin de ciel se découpe par la lucarne mais trop bas encore pour échapper à l'écho des rues, le vagabond avait fait son nid. Peut-on encore se coller l'étiquette de vagabond sur le front alors qu'on cumule les pied-à-terre ? Il répondra à cette question plus tard, un jour qu'il aura le courage de se pencher dessus. À cette heure, c'est ainsi qu'il se définit ; traîne-savates sans lit-fixe, mais avec quelques coins de repère. Dont un repaire, cet appartement, à lui, le sien, son assurance de tranquillité quand la capitale se fait trop étouffante, quand les voix cognent trop dans son crâne, ou quand il a simplement envie de se faire une cure de silence relatif : deux pièces sous les combles, aménagées avec une économie qui pue la paresse. Celle par laquelle on entre, la pièce de « de vie » : un poêle à catelles contre un mur en torchis, ouvragé d'une ancienne frise où l'on distingue des gueules de loups hilares sur fond vert ; sous le carreau une paillasse qui sent la lavande, une vasque rudimentaire, des petits tas d'affaires et un gros tas de fringues, dans un coin. La seconde pièce, séparée de l'autre par une frontière fictive tombant d'une poutre, la pièce « moins-de-vie » : des coffres, où il balance ses armes et ses bouts d'armure avec une prévenance qui ferait crisser les dents d'un des capitaines de sa compagnie.
Assis en tailleur en plein milieu de sa paillasse, Jhoannes a réuni autour de lui les cinq éléments indispensables pour mener à bien le rituel de la Fuite. En demi-cercle, de gauche à droite : un pochon de châtaignes, une pinte d'eau, une autre pochon rempli de feuilles à fumer et une pipe, qu'il est en train de faire tourner entre ses doigts pour faire connaissance. Elle a été achetée ce matin-même, l'autre ayant cané la veille, après vingt ans de bons et loyaux services. Adieu souvenirs, partis en fumée, bonjour, nouvelle amie en argile. Entre deux châtaignes, il laisse tomber des pincées dans le foyer clair, et bourre enfin le tout avec son auriculaire. Un aller vers le poêle pour enflammer une brindille et tirer une première taffe, virer ses bottes dans le coin, puis ses mitaines, ne gardant sur la peau que chemise et braies, parce qu'on est pas un bleu de la Fuite et qu'on connaît les conséquences, et un retour vers la paillasse. Crachant sa fumée vers le carreau, qu'il laissera fermé, il libère l'espace sur le pieu de fortune et s'y allonge sur les coudes. Reste la pipe dans son bec, et l'item numéro cinq, le caillou dénommé Caillou,
C'est moi !
qu'il soupèse dans sa main. À première vue, Caillou ressemble à un banal caillou, ce qu'il est (Hé !), mais Blondin avait découvert une propriété rare à cette drôle de pierre, bien avant qu'elle ne se mette à parler dans sa tête : son poids était parfait. Et la pression dans sa paume était une mesure réconfortante, qui donnait souvent aux choses de ce monde un accord paisible entre lourdeur et futilité. Mais, puisqu'il faut payer le prix de tout bienfait, la voix de Caillou est vile et vilaine, et les songes qu'elle orchestre sont souvent de ceux qu'on préférerait avoir oubliés au réveil. Une demi-heure plus tard, bien enfumé, tandis que ses paupières tombent, Blondin sent venir la Fuite et s'y laisse couler sans résistance. Trois notes de guiterne qui résonnent, le marchand de sable est en train de débarquer et t'es le prochain sur sa tournée. Le monde peut bien continuer à tourner en bas, les cloches à sonner, le soleil trottiner sur son arc, je m'en fous, je reviendrai tout à l'heure, en attendant je ne suis plus là, je n'ouvrirai pas la porte, même si c'est la reine elle-même qui vient y frapper, car maintenant je dors.
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En noir c'est Jhoannes.
En vert c'est Caillou, une de ses voix intérieures. Caillou est vil.
Dans le galetas d'un bâtiment coincé entre deux ruelles limougeaudes, suffisamment haut pour qu'un coin de ciel se découpe par la lucarne mais trop bas encore pour échapper à l'écho des rues, le vagabond avait fait son nid. Peut-on encore se coller l'étiquette de vagabond sur le front alors qu'on cumule les pied-à-terre ? Il répondra à cette question plus tard, un jour qu'il aura le courage de se pencher dessus. À cette heure, c'est ainsi qu'il se définit ; traîne-savates sans lit-fixe, mais avec quelques coins de repère. Dont un repaire, cet appartement, à lui, le sien, son assurance de tranquillité quand la capitale se fait trop étouffante, quand les voix cognent trop dans son crâne, ou quand il a simplement envie de se faire une cure de silence relatif : deux pièces sous les combles, aménagées avec une économie qui pue la paresse. Celle par laquelle on entre, la pièce de « de vie » : un poêle à catelles contre un mur en torchis, ouvragé d'une ancienne frise où l'on distingue des gueules de loups hilares sur fond vert ; sous le carreau une paillasse qui sent la lavande, une vasque rudimentaire, des petits tas d'affaires et un gros tas de fringues, dans un coin. La seconde pièce, séparée de l'autre par une frontière fictive tombant d'une poutre, la pièce « moins-de-vie » : des coffres, où il balance ses armes et ses bouts d'armure avec une prévenance qui ferait crisser les dents d'un des capitaines de sa compagnie.
Assis en tailleur en plein milieu de sa paillasse, Jhoannes a réuni autour de lui les cinq éléments indispensables pour mener à bien le rituel de la Fuite. En demi-cercle, de gauche à droite : un pochon de châtaignes, une pinte d'eau, une autre pochon rempli de feuilles à fumer et une pipe, qu'il est en train de faire tourner entre ses doigts pour faire connaissance. Elle a été achetée ce matin-même, l'autre ayant cané la veille, après vingt ans de bons et loyaux services. Adieu souvenirs, partis en fumée, bonjour, nouvelle amie en argile. Entre deux châtaignes, il laisse tomber des pincées dans le foyer clair, et bourre enfin le tout avec son auriculaire. Un aller vers le poêle pour enflammer une brindille et tirer une première taffe, virer ses bottes dans le coin, puis ses mitaines, ne gardant sur la peau que chemise et braies, parce qu'on est pas un bleu de la Fuite et qu'on connaît les conséquences, et un retour vers la paillasse. Crachant sa fumée vers le carreau, qu'il laissera fermé, il libère l'espace sur le pieu de fortune et s'y allonge sur les coudes. Reste la pipe dans son bec, et l'item numéro cinq, le caillou dénommé Caillou,
C'est moi !
qu'il soupèse dans sa main. À première vue, Caillou ressemble à un banal caillou, ce qu'il est (Hé !), mais Blondin avait découvert une propriété rare à cette drôle de pierre, bien avant qu'elle ne se mette à parler dans sa tête : son poids était parfait. Et la pression dans sa paume était une mesure réconfortante, qui donnait souvent aux choses de ce monde un accord paisible entre lourdeur et futilité. Mais, puisqu'il faut payer le prix de tout bienfait, la voix de Caillou est vile et vilaine, et les songes qu'elle orchestre sont souvent de ceux qu'on préférerait avoir oubliés au réveil. Une demi-heure plus tard, bien enfumé, tandis que ses paupières tombent, Blondin sent venir la Fuite et s'y laisse couler sans résistance. Trois notes de guiterne qui résonnent, le marchand de sable est en train de débarquer et t'es le prochain sur sa tournée. Le monde peut bien continuer à tourner en bas, les cloches à sonner, le soleil trottiner sur son arc, je m'en fous, je reviendrai tout à l'heure, en attendant je ne suis plus là, je n'ouvrirai pas la porte, même si c'est la reine elle-même qui vient y frapper, car maintenant je dors.
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En noir c'est Jhoannes.
En vert c'est Caillou, une de ses voix intérieures. Caillou est vil.