Juliane
« Seuls les cailloux ignorent la peur »
- Du plus lointain qu'elle s'en souvienne, la jeune Valassi avait toujours a-do-ré les Cailloux. Cette passion était un refuge pour s'isoler, un appentis pour s'abriter, un autel où penser. Une frénésie sans fin qui envahissait ses appartements, puis ses malles de voyage quand son frère l'ôta du domaine familial, à l'âge de sept ans. Ô, bien sur, le petit Papillon était réprimandée pour cette collection insensée. En effet, ses petites pierres, accumulées, pesaient dans la calèche et les chevaux avançaient conséquemment moins vite. Mais peu importe, depuis sa naissance, la fille Vellini ne faisait qu'écouter et répondre aux ordres, s'assurant d'être convenable en toute circonstances, probablement pour se racheter d'une faute grave qu'elle avait commise. Seulement, s'il y avait bien un moment où ses gênes d'italienne au coeur de rebelle émergeaient, c'était celui-là. Ces Cailloux étaient ses plus précieuses possessions - et amis, confidents - que la Sage détenait. Chacun avait le droit à son petit prénom et avait une personnalité unique. La jeune fille les idolâtrait car ils étaient bons avec elle, tandis que ses ainés passaient leur temps à la rejeter avec sa jumelle. Eux, au moins, ne la jugeaient pas et étaient toujours de bons conseils. Ils n'avaient peur de rien et lui donnaient tout le courage nécessaire pour affronter une situation.
Une situation comme le fait d'être seule en taverne avec un homme inconnu et encapuchonné. Jhoannes. Pour Juliane, tout ce qui traitait des relations avec les hommes pouvait rapidement devenir inconvenant. D'autant plus que la dernière fois que c'était arrivé, ce fut avec Agnan, avec un grand A. Mauvais souvenirs en tête, Prudence se trouvait tout à fait désorientée d'être ainsi installée en face d'un étranger, et en terres étrangères. Alors l'étoilé était son plus bel échappatoire. D'abord sous la table, ses doigts jouaient machinalement avec le caillou. Mon beau, si tu sens un danger, tu me dis et on court. D'accord ? En pensée, elle parlait à sa petite pierre offerte par son jeune frère. Cela la rassurait quand ses tourments s'émancipaient un peu trop de son subconscient. Au détour d'un échange, l'étoilé fut posé sur la table.
Et tout a commencé.
Un regard. De la gêne. Une hésitation. Des joues rouges. Une main disparue. Un Caillou. Un parfait petit caillou qui semblait vêtu de soie tellement certains de ses contours étaient polis. Une merveille pour une collectionneuse comme elle. Serait-ce l'un de ceux qui parlent ? Rien n'était moins sur. Et ce sont les yeux brillants d'excitation que la brune avait pu tenir en mains le Graal, surveillée par un regard inquiet. L'échange était fort, et significatif. Sans même devoir se parler, Jhoannes et Juliane se comprenaient, liés par les mêmes affres de l'âme. Une certaine pudeur associée à une confiance mesurée habitaient, je crois, chacun d'eux. Néanmoins, planait au dessus de leurs esprits torturés un voile embrumé qui les maintenaient l'un comme l'autre en osmose.
Luzerne. Elle s'appelait Luzerne. Celle qui me l'a offert.
Confusion. Le regard interloqué de Juliane se posa sur l'homme qui semblait tout à fait déboussolé, à son égard. Il se confiait. Là, juste pour elle, il avait osé en parler. Pourtant, ce sont d'ordinaire les Cailloux qui sont leurs habituels confidents. Pourquoi avait-il accepté de lui livrer cette information ?
- Elle s'appelait Luzerne, répondit-elle, d'une voix douce et calme.
Cette rencontre l'avait totalement chamboulée et Alina ressentait un besoin urgent de prendre l'air pour souffler et se libérer. Toutefois, elle avait cette envie, ce besoin abstrus de lui offrir à lui aussi un aveu. Sur le pas de la porte, une main tremblante sur la poignée de fer, sa voix porta jusqu'à l'homme.
- Elle s'appelait Olivia.
Sa confession de l'âme. Depuis des années, ce nom n'avait pas été prononcé, tant il causait du chagrin à la jeune femme. Mais cet homme, en quelques mots, en quelques regards, en un Caillou, avait réussi à ouvrir la boite de Pandore.
✤✤✤
Le lendemain, dans la soirée
La rencontre de la veille était restée ancrée dans la tête de Juliane, sachant tout au fond d'elle que ces échanges n'étaient pas terminés. Ils avaient chacun osé, du bout des lèvres, accorder à l'autre une intimité particulière, une connexion innée qui leur consacrerait, à terme, soit un sentiment de soulagement, soit celui du désarroi. Leurs regards en taverne alors que d'autres Valassi étaient présents ainsi que des limougeauds semblaient gênés et irrecevables. Pourquoi subsistait ce trouble entre ces deux inconnus qui, après tout, ne se connaissaient pas ? Cette posture plaçait la Meurtrie(ère) dans un sentiment de pudicité considérable et le Papillon prit son envol. Juste avant qu'elle ne fuit l'atmosphère particulière qui régnait entre eux, l'homme-Caillou lui glissa dans le creux de la main, un mot. Le feu aux joues, la commerçante accepta le papelard qu'elle rangea aussitôt précieusement. À l'extérieur de l'auberge bondée, la Prude s'affaissa un instant contre la chambranle de la porte. Inspire. Expire. Mon étoilé. Dans un besoin instantané et puissant de serrer tout contre elle son Favori, la voyageuse s'empressa de fouiller sa besace.
Caillou contre Coeur, le Calme. Un sentiment d'apaisement que nul autre n'avait été capable jusque là de lui procurer, pas même le bordelais qui avait pourtant une place considérable dans son être. L'émoi moins intense, la peintre déroula le morceau de vélin.
Écrivez si les voix deviennent trop fortes. É-cri-vez si les voix deviennent trop-fortes. Les voix, trop fortes. Écrire. Alors que ses pas la guidaient jusqu'à l'orée de la foret, un éclair de volonté et de courage la traverse alors, et c'est à la lueur d'une torche délimitant l'entrée du sous-bois que Juliane rédige à son tour un petit mot.
Un message simple. Un message clair. Viendras-tu ?
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