Aelaia


- [Dernière journée du mois d'Avril 1462 - Forêt de Mesnil-Roc'h]
Beltane se préparait. Comme chaque année. Mais pour moi et mes yeux de petite fille, cétait une journée de fête comme les autres. Comme il y en avait plusieurs fois chaque année. Les adultes couraient ici et là. Le gibier chassé les jours passés par les hommes était dépecé, vidé et joyeusement piqué sur une broche. Jaimais les regarder faire. Eux naimaient pas quon regarde. Ils disaient « Partez, nous navons pas le temps pour vous aujourdhui ! ». On nous envoyait cueillir des fougères pour orner les longues tablées qui serpentaient entre les chênes et les peupliers du Mesnil. En grandissant, nous avons vite compris que ce jour-là, les parents nen avaient que faire de nous et que nous étions libres comme lair et comme le vent. Pourvu quon ne reste pas dans leurs pattes.
La Maison des Fées était alors devenu notre endroit. Notre cabane et notre secret. Cétait un tas de cailloux, finalement. Mais nous nous y sentions en sécurité, mais surtout les rois du monde. Nous avions notre endroit, rien quà nous. Helori, Ena, Laouenan, Kelyn et moi, nous étions toujours fourrés là-bas. Il y avait les autres gamins. Mais cétait justement, les autres gamins. Pas méchants pour un sou, mais ils nétaient pas si intéressants. On jouait parfois avec eux, quand à cinq, on ne suffisait pas.
Helori était la plus jeune. Elle ne parlait pas beaucoup. Jai cru pendant un temps quelle avait mangé sa langue. Cest ce que maman disait du monsieur du port de Saint-Malo. Lui, il lavait vraiment mangé et il me faisait vraiment peur avec son il de verre. Helori, elle était juste réservée. Nous lavons tous pris sous notre aile. Cétait comme notre petite sur et nous veillions sur elle. Si les autres gamins lincommodaient, nous leur faisions manger la poussière. A notre façon, nous nétions pas vilains. La plupart du temps. Cétait la dernière célébration de Beltane que nous passions tous les cinq. Helori et ses parents sont partis par bateau lhiver suivant et ne sont jamais revenus.
Lorsque les rayons du soleil se faisaient ocres au travers des branchages et des feuillages, nous quittions notre cachette. Bras chargés de branches mortes et de fougères dorées, les gamins que nous étions revenions tout sourire. Innocence enfantine au bord des lèvres. Javais 10 ans. Et cétait la dernière nuit davril. La saison sombre nous quittait alors pour ouvrir les bras à la saison claire. Celle des journées longues et chaudes. Bel et Tan. Le Soleil et le Feu. Cétait la veille de Mai.
Je vivais avec Maman, et Papa, lorsquil nétait pas à Saint-Malo. Ou au-delà des côtes. La maison familiale était vétuste, mais confortable. Elle était au cur du Mesnil, et au pied du Mont-Dol. Jaimais dire que jhabitais à la mer, à la forêt et à la montagne en même temps.
Lheure dallumer le bûcher de Beltane était presque arrivée. La nuit tombait doucement sur la forêt et à la lumière du soleil succéderait celle du Feu. Les musiciens accompagnaient le mouvement presque chorégraphié des hommes et des femmes amenant les branches des arbres morts, les planches des vieux gréements. Papa disait souvent « Tu vois, ces bateaux dans lesquels je navigue, ils sont nés ici. Taillé dans ces arbres, tout autour ». Je trouvais cela beau. Une vie plus tard, ces arbres venaient attiser le feu de Beltane et devenir poussière là où ils avaient vu le jour.
Un arbre disparaissait. Nouvelle tige était plantée. Larbre de Mai. Il annonçait prospérité et fertilité. Légendes celtes ancrées dans nos esprits, nous mettions notre cur à louvrage. Maman disait quelques mots. Je les trouvais beaux et chantants avec ses notes ibériques. Elle avait sa façon rien quà elle de les prononcer. Llora. Mammig.
- « Dea Rosmerta. Esi dea betui ac diaras. Dea Rosmertan dede betun in olcasu ac in magoisu ac in uidusu. Diolco to Rosmertan. »*
Offrande ainsi faite à la Terre et à la Nature, Maman plongeait sa main dans la cuve pour goûter la douceur de leau avant que je ne my immerge. Corps était frotté délicatement par la main maternelle, rincé à leau clair. Enveloppée dans un linge tiède, je me laissais faire, doucement cajolée. Doigts experts disciplinaient la chevelure dorée aux éclats flamboyants en quelques tresses décorées de fleurs blanches printanières, tortillées et ramenées en chignon sur le haut de la tête. Robe blanche de cérémonie aux mousselines fluides revêtue par la bouille dange aux jolies taches de rousseur que jétais, lheure de loffice était venue.
Lembrasement beltanesque était doux et joyeux. Femmes et enfants dansaient au rythme des vielles et des lyres résonnant entre les écorces, hommes éveillaient le feu et les aînés observaient les nouvelles générations, sourire aux lèvres, fierté dans les yeux, respect au creux du cur. Dun il extérieur, lon pourrait croire que la vie était belle au Mesnil. Ce nétait pas vraiment le cas. Il y avait toujours ici et là conflits, mésententes et violences. Comme partout. Mais Beltane était un jour de fête et de joie. Les dissensions attendraient le lendemain, par simple respect de nos croyances. Les enfants sont innocents disaient-ils. Ils ne savent pas.
Oui, je ne savais pas. Je ne savais pas que cette année-là, je gâcherai tout.
Nous avions cueilli des fleurs et des rameaux en bourgeons pour accueillir la saison fertile. Nous avions élu reine et roi de Mai. Moi. Et Laouenan. Jétais maintenant assez grande. Couronnes de fougères et de lys avaient pris place sur nos caboches. Nous devions être beaux, du haut de nos dix ans, fiers comme des paons aux plumes colorées. Danse avait été promise, spectacle fut au-delà des imaginations les plus noires. Nous étions des enfants. Nous dansions le Céilí autour du feu de joie.
- « Tu es jolie, Aela. Jai envie de te faire un bisou. »
« Tu me touches, je te tue. »
Il avait ouvert de grands yeux bruns vers moi. Javais dit ces mots dun ton plus froid que je ne laurais voulu. Je ne les pensais pas. Pas vraiment. Je ne supportais pas quon me touche, et les garçons encore moins. La petite châtaigne que jétais ne laurait pas tué, bien sûr. Elle nétait quune enfant. Mais sil la touchait, papa laurait tué. On ne touche pas à la prunelle de ses yeux, voyez. Je lui offris un sourire, gêné. Pour dédramatiser. Il lavait pris pour un oui. Je ne voulais pas lui faire de mal. Impulsive que jétais, mes mains sétaient posées sur le torse du gamin, et elles avaient poussé le corps de Laouenan. Mon regard aussi brûlant et noir que des charbons. Tout était ensuite allé si vite. Linstant daprès, des bras mentouraient et memmenaient. Ceux de papa, je crois. Je ne voyais plus rien. Je nentendais rien. Un bruit sourd, strident et glaçant à la fois résonnait dans mes oreilles. Mon esprit était comme un lion en cage, il avait besoin de savoir. Je voulais savoir. Je me suis débattue, jai crié. Les bras de papa se sont desserrés, et jai vu. Et jai compris que plus rien ne serait jamais comme avant. Ce soir, la terre sest mise à valser.
Je lavais poussé. Il avait trébuché dans les braises écarlates du bûcher. Il avait simplement voulu membrasser. Je venais de gâcher sa vie. A tout jamais.
Laouenan a mis plusieurs mois à sen remettre. Sa peau resterait à tout jamais marquée par ma marque. Ma marque parce que oui, tout était de ma faute. Le feu avait ardemment brûlé sa peau. Fondue, ondulée sur ses pommettes, il avait le visage du diable. Ses yeux bruns ne me verraient plus jamais. Ils ne verraient jamais plus personne. A vouloir trop approcher l'ange, il s'était brûlé les ailes.
* « Déesse prodigue qui donne. Tu es la Déesse de la nourriture et de la terre. Déesse prodigue, il est apporté la nourriture dans les champs et les bois. Je remercie la prodigue qui donne. »
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