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[RP] Jours d'été et longs sentiers

Aelaia

~ Limoges, 21 juillet ~



    Bien qu’elle ait grandi au beau milieu d’une petite forêt bretonne, ses parents avaient toujours eu à cœur de lui apprendre à manier les langues. A Mesnil-Roc’h, un dialecte aux racines celtes se faisait entendre, le gallo. A la maison, il sonnait un savant mélange entre le catalan maternel et le breton paternel lorsque les émotions s’enflammaient ; mais Llora l’incitait à parler le français, dont les sonorités l’avaient toujours fait rêver. C’est en français qu’elle avait appris à lire et à écrire et en breton qu’elle pensait.

    L’italien, elle ne le parlait pas. Les intonations tantôt douces, tantôt hautes lui rappelaient celles de sa mère et certains mots lui évoquaient quelques paroles françaises – ce qui lui permettait d’en comprendre approximativement l’essentiel. Prima lezione di italiano. Autour d’une coupe de vin italien, la blonde avait appris, puis répété quelques banalités d’usage, de politesse, prononcées avec un accent breton imparfait.
    « Ciao. Ci-a-o. Va bene ? ».



        Seconda lezione di italiano.



      « Tu m’apprends des jolis mots en italien, Eli ? »

      « Tu demandes pas à Roman ? »
      « Je veux lui faire la surprise. »


    Amore. C’était réservé à son Tynop. Tesoro. Piccolo cuore*. Celui-là, elle le trouvait doux ; il était l’équivalent italien de celui que son père réservait à Mamm, Kalonig, petit cœur. La châtaigne n’avait pas encore l’intention de lui dévoiler les trois petits mots qui encombraient et qui étouffaient son esprit, mais quelques mots doux, dans sa langue natale, seraient sa manière de lui avouer qu’elle tenait à lui. Petite fleur bleue. Dans cet instant de complicité avec sa cousine – après tout, l’italien lui avait déjà dévoilé quelques détails de leurs douceurs – Aelaia avait découvert d’autres petites niaiseries qu’elle pourrait user lors de leurs moments de tendresse. Baciami. Abbracciami…*


      « Ciao piccolo cuore… »


    Effet de surprise loupé et réaction imprévue du Corleone. Peut-être était-ce trop, ou bien trop tôt ; elle eut envie de ravaler ses mots tout aussi vite. « Ciao Roro ? […] Ciao piccolo… ». Non plus. Chut Blondie, tu t’enfonces. Petite châtaigne aux joues rosies tentait de se rattraper, autant que possible, en vain. Une mine vexée se dessina sur son visage contrit ; il lui donnait des petits noms en italien, parfois, lui. Et elle les aimait bien.

    Ce soir-là, elle remplaçait Eliza sur les remparts Limougeauds, pour lui permettre de passer une nuit avec son fiancé avant qu’il ne parte en Anjou, mais surtout pour qu’elle se préserve un peu. La Corleone était sur tous les fronts ; Aelaia s’était mis en tête qu’il fallait qu’elle dorme pour deux, qu’elle mange pour deux, mais qu’elle ne boive pas pour deux, non. Assise sur le granit au sommet de la guette de la Porte Saint-Maurice, elle surveillait distraitement l’orée du bois. Avec le départ des nobles, la capitale était devenue calme ; seuls le bruissement des feuillages lointains, le hululement d’oiseaux nocturnes et le crépitement de la lanterne venaient perturber le silence. Elle profita de l’instant pour lire, à la lueur dansante de la flamme, les lettres reçues dans la journée.

    La première était de Cyriel, elle ne reconnut pas l’écriture puisqu’elle n’avait jamais eu à échanger ainsi avec lui et ses derniers courriers étaient invariablement restés sans réponse. A mesure qu’elle parcourait les lignes d’encre, un fin sourire s’étirait sous ses taches de rousseur. Il ne lui en voulait pas, et c’est tout ce qui comptait en cet instant.






    Ael, ma belle,

    Je ne suis pas doué en correspondance, mais j’ai bien reçu tous tes mots et les ai lus avec attention.

    Tes choix te concernent, et si tu penses qu’ils sont bons toi alors tu as ma confiance. La querelle, comme tu dis, ne te concerne pas et tu n’as pas à choisir ta vie selon les différends des autres sinon tu n’iras nulle part, car chacun te fera un discours déplaisant à un moment donné.

    Vis. Vis pour toi. Ne regrette rien. Que ça se passe bien, je te le souhaite, mais même en cas contraire, n’ai aucun regret car tu auras vécu et auras été heureuse même un instant.

    Tu as toute ma sympathie.

    A très vite,

    Cyriel.


    La seconde venait du front, de la mini usurpatrice à qui elle n’arrivait jamais à en vouloir plus d’une demie journée, Aela, sa petite bretonne. Bien des semaines qu’ils étaient partis, et Aelaia lui avait écrit quelques jours plus tôt pour s’assurer qu’elle allait bien. Là-bas n’était pas la place d’une gamine de neuf ans, alors même qu’on lui avait demandé, à elle ainsi qu’à Lutécien, de ne pas les accompagner pour ne pas prendre de risques inutiles.





    Gentille Francine qui ne m'a pas oubliée,

    J'ai fait les exercices que Claque m'a donné et même qu'ils n'étaient même pas difficiles. Le cahier de logique de Montparnasse est vraiment pas drôle à côté...

    Je ne savais pas que tu avais quitté le groupe, encore moins pour un amoureux. Tu sais, l'amour c'est nul et ça n'apporte que des problèmes, crois-moi. Juré craché. J'espère qu'il est blond et beau pour t'avoir fait partir du groupe ? S'il est de Limoges je le connais peut-être ? C'est quoi son prénom ?

    Ici pour l'instant personne ne combat, on voyage juste de ville en ville. Mélissandre a eu son bébé elle s'appelle Agnès et elle est presque mignonne.

    On va aller à Nevers après la guerre, pour retrouver Gustave. Peut-être qu'après ça on se verra ? Je l'espère en tout cas. Maintenant mon bras est guéri en plus !

    Da garan* Francine,

    Aela


    Elle replia la lettre puis jeta un regard aux alentours pour aviser la quiétude de la plaine ; les gardes avaient l’œil, elle n’en doutait pas, mais il fallait justifier un minimum son emploi fictif de maréchal. Rien qu’un peu. Elle sourit en repensant aux mots de la petite blonde, peu avare de mots doux et elle lui disait qu’elle l’aimait, dans leur langue commune.

    Un beau blond… A quelques détails près, elle y était presque, et elle le connaissait, oui. Comment réagirait-elle lorsqu’elle lui confierait l’identité du Corleone ? Elle l’apprendrait inévitablement de toute manière, et la jeune fille assumait et assumerait. Elle était tombée amoureuse de Roman di Medici Corleone.


* Tesoro. Piccolo cuore. = Trésor. Petit cœur. (italien)
* Baciami. Abbracciami… = Embrasse-moi. Fais-moi un câlin… (italien)
* Da garan = Je t’aime (breton)

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Roman.

~ Limoges, 22 juillet ~


    La vieille table en chêne était ornée de traces en tout genre et de tout âge. Elle était aussi presque entièrement recouverte de pots, de sachets en toile fine et au milieu de tout cela trônait un pilon manié par les mains de Roman. Tout en écrasant un mélange d'herbes médicinales odorantes, il se perdait volontiers dans ses pensées, entouré d'un calme silence que ne rompaient que les coups assourdis et réguliers du pilon dans son socle de bois.

    Il avait bien vu la déception d'Ael quand il avait réagi à ses petits mots tentés en italien. Il s'en voulait un peu de l'avoir blessée. Bien sûr, il avait compris qu'elle voulait lui faire plaisir. Mais tout de même, "piccolo cuore", cela faisait si enfantin. Surtout devant sa soeur ! Etait-ce Eliza qui avait eu l'idée maline de lui apprendre des mots de ce genre pour le ridiculiser et rire à ses dépens ?

    Oui, l'Italien n'était pas adepte des mots doux en public. Secret, discret, il aimait aimer en privé, en confiance. Et il avait toujours un peu de méfiance envers la langue acerbe et souvent trop bien pendue de sa demi-soeur.

    Aelaia ne méritait cependant pas pareil camouflet. Il faudrait qu'il lui en reparle. Mais pour le moment, elle était assoupie, à l'étage, dans leur lit, après sa nuit de garde. Il voulait lui accorder du repos. Mais bientôt, l'image imaginaire de son corps alangui sur leur lit occulta toutes ses autres pensées. Il acheva sa préparation et la mélangea à un baume qu'il avait préparé, puis nettoya et rangea le pilon. Une fois que tout fut en ordre, il rinça ses mains.

    Quelques instants plus tard, dans sa chambre, il ôtait silencieusement ses vêtements et se glissait nu contre le corps tiède de sa belle Aelaia.

_________________
Aelaia

~ Limoges, 24 juillet ~


    L’étoffe d’une robe bleue d’azur flottant et ondulant au gré des courants, des mèches blondes dansant autour d’un visage tourmenté, le derme frémissant sous le toucher saisissant de l’eau ; de longues secondes passent, son esprit torturé s’abandonne. Elle prolonge encore un peu cet instant d’oubli, chassant les pensées assourdissantes qui l’accablent. Un cœur affolé qui tambourine contre sa poitrine, lui criant de le libérer. Respiration. D’un souffle court, bruyant, éclatant, la bretonne ressort sa tête de l’eau dans une explosion de perles qui gravitent lentement avant de retrouver leur source. Dégoulinante et appesantie par ses vêtements humides, Aelaia rejoint la berge, essorant pensivement ses boucles détrempées.

    Quelques instants plus tôt, après un premier tirage de cartes annonçant de belles augures par la diseuse de bonnes aventures, le visage de Roman s’était penché à l’oreille de la Cortez pour lui souffler quelques mots imperceptibles pour la jeune châtaigne.
    « Alors, demande aux cartes si je serai heureux avec Aelaia… ».

    Sourire malicieux au bout des lèvres, Circey s’était exécutée. Les doigts glissent sur le paquet, trient et mélangent avec dextérité et grâce les cartes colorées ; les illustrations bleues, jaunes et rouges qui en ornent les faces dansent sous les yeux envoûtés des amants. Les cartes sont battues et l’italien pioche les trois cartes de leur destin. Retournées une à une, l’expression rieuse de la cartomancienne s’évapore subtilement. La main se crispe, les cartes ne sont pas plaisantes. Période de transition, voyage et problèmes de conflits intérieurs, de fatigue et de santé.

      « Ça prévient clairement de problèmes, mais, ça veut tout et rien dire… Par exemple, oui, santé précaire, on parle de mort... Mais aussi de naissance. »
      « C’était quoi la question ? »
      « C’était une question sur votre bonheur, chérie. »
      « C’est pas bon... »


    Le Corleone déposait un baiser délicat sur sa petite main malhabile et désarmée ; et quelques fragments de phrases, de mots percutaient, heurtaient son esprit enveloppé dans un bourdonnement assourdissant et perturbant.

        Mort.

      « Tu n’as aucune raison de mourir. »

        Naissance.

      « Vous avez crapulé ? »
      « Souvent. »
      « Roman ! »


    Bottes à la main, orteils glissant maladroitement sur l’herbe verte du Limousin, le besoin de marcher, seule, était devenu écrasant et pressant. Vers où ? Peu importe, elle avait suivi la Vienne, sans réel but, et s’était éloignée avant que les émotions ne l’emportent, inquiétude se dessinant dans son regard, et blancheur se diffusant sur son teint doré. Elle s’était retrouvée là, à la frontière de la ville, sur une berge déserte, trempée et transie par les émotions. Les pensées se déchainent, se bousculent dans un chaos complet, et elles font mal.

    Une main posée sur son ventre, elle ne voulait pas l’accepter. Elle ne le pouvait pas ; comment pouvait-elle porter un enfant alors même qu’elle en était encore une il y a si peu de temps ? Les jades brillantes, elle se décompose dans un déni profond. Il avait posé une question dont la réponse pourrait briser l’équilibre d’une si jeune relation. Elle n’était pas prête ; les cartes se méprenaient forcément – et pourtant, elles ne l’avaient jamais trompée.

    Un « je t’aime » qui brûle les lèvres, l’envie de rester éternellement au creux de son étreinte ; oui, elle était amoureuse du beau florentin et un jour, elle serait heureuse et fière de porter son enfant. Depuis sa rencontre avec Roman, les jours et les nuits étaient agréables et doux ; elle avait perdu toute notion de temps, profitant de chaque instant comme d’une nouvelle aube d’été. Mais il était trop tôt pour partager ces aurores à trois.

    Une grande inspiration fut prise et elle reprit le chemin de la cité limougeaude. Les dés étaient jetés, les cartes, retournées. Seul le temps déciderait ; les cartes ne disaient pas si cela arriverait dans six mois, un an ou dix ans. Alors, non, elle n’était pas enceinte. Pas encore. Elle balaya l’air de la main, soupira longuement et habilla ses lèvres d’un sourire assuré avant d’ouvrir la porte de la Florentine et retrouver Roman. Et plus tard son esprit et ses humeurs furent apaisés par quelques douces notes d’une lyre pincée par les doigts enfantins de la jeune Edenae.

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Roman.

~ Sur les routes, entre Périgord et Limousin, 2 août ~


    Le soleil écrasait la route de sa chaleur insupportable. Les pas lents des deux voyageurs se faisaient traînants, leurs membres las refusant à présent tout mouvement inutile. L'après-midi touchait à sa fin. D'un effort, Roman essuya avec sa manche la sueur qui lui piquait les yeux, et porta à nouveau le regard sur sa compagne qui avançait aussi péniblement que lui, les joues rouges et la bouche entrouverte à la recherche d'un peu de souffle supplémentaire.

    - Aelig... arrêtons-nous ici. Il fait trop chaud.

    Il prit le bras de la bretonne pour la conduire à l'ombre des arbres qui bordaient un côté du chemin.

    - La route va rester en plein soleil jusqu'à la tombée de la nuit.

    Ils se laissèrent tomber sur l'herbe tiède, épuisés. Pendant un long moment, ils ne firent rien d'autre que reprendre leur souffle, étendus sur le sol, les yeux clos, étourdis de chaleur.

    - Il faut nous rafraîchir et attendre le soir pour continuer.

    Roman avait déjà bien vu bien des patients souffrir de coups de chaleur et d'insolations, et ne souhaitait ces désagréments ni à sa compagne, ni à lui-même. Il se tourna pour poser la main sur le front d'Aelaia :

    - Tu es brûlante. Il faut vraiment nous reposer. Enlève tes vêtements, garde juste quelque chose de léger, maintenant que nous sommes à l'ombre nous n'avons plus besoin de nous protéger du soleil.

    Il lui tendit aussi l'une de leurs gourdes, et vida la sienne, qui était encore au quart pleine d'une eau tristement tiède. Ensuite, il se laissa retomber sur le dos, et ferma les yeux un moment. Seuls les bruits léger du tissu retiré près de lui troublaient le calme de la nature. Les oiseaux pépiaient paresseusement à l'ombre des frondaisons. Il sentit le corps d'Aelaia s'étendre près du sien et tourna la tête pour la regarder; puis il se mit sur le flanc et éleva à nouveau une main pour caresser son visage, silencieux, tandis qu'un sourire naissait sur ses lèvres. Il laissa ses doigts errer doucement sur l'épaule féminine, puis le long des côtes et au creux de la taille, pour enfin poser sa paume sur le sommet arrondi de sa taille.

    Elle était encore belle, avec ses joues cramoisies, ses yeux presque hagards de fatigue, son front trempé de sueur... Peu importaient ces détails, elle était cette femme avec qui il redécouvrait la joie de vivre et le bonheur d'aimer. D'être aimé en retour. D'aimer simplement, entièrement, sans contraintes. Du bout des doigts, il caressa le faux anneau de fiançailles qu'il lui avait donné à leur départ de Limoges pour mener à bien leur mission à Sarlat, qui nécessitait d'emprunter l'identité d'un couple marié... Un faux vrai anneau. Tu parles. Il l'avait choisi pour elle... et même s'il était censé n'être qu'une partie de leurs personnages respectif, cet anneau était loin d'être insignifiant aux yeux de Roman. C'était comme le dire à demi-mots, esquiver une vérité qu'il était trop tôt pour se dire. Jouer à faire semblant, avant de sauter le pas.

    La main de Roman se posa sur la menotte d'Aelaia et la recouvrit doucement, en repos.

    Silencieux, ils partagèrent un tendre regard, se confessant des sentiments qui, à cet instant, se passaient de mots. Ils s'aimaient. Et ils s'étaient aimés bien des fois déjà, depuis un mois que durait leur relation. Bien des fois déjà, ils s'étaient trouvés, unis, caressés, comblés. Dans la discrète complicité des ombres sylvaines, ou couverts par le doux clapotis de ruisseaux brillants de perles de soleil...

    Un mois s'était déjà écoulé. Qu'il eût été une semaine ou un trimestre n'y aurait rien changé...

    Un mois déjà.

    Un mois...

    Il releva le regard sur le visage d'Aelaia. Un mois qu'ils n'avaient pas passé un seul jour ni une seule nuit séparés. Et pas une fois, il ne l'avait vu indisposée... et les cartes de Circey avaient justement évoqué la possibilité... d'une grossesse.


    - Ael... il faut que je te pose une question. Une question de médecin.

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Aelaia



    Dans la douce quiétude d’un soir d’été, à l’heure où la plupart rejoignent leur couche après l’effervescence nocturne de la cité limougeaude, les corps enlacés des deux amants se retrouvaient, plongés et détendus dans l’eau bouillante d’un bain parfumé. Le décor presque idyllique de la petite salle à l’arrière de la Florentine et le doux écrin de l’instant étaient propices aux confidences. La jeune bretonne, maladroite et hésitante, allait se lancer, et livrer au bel italien ce qu’elle avait sur le cœur.

    L’œil et l’esprit attentifs, Roman avait posé la question dont elle connaissait inconsciemment la réponse, même si elle ne voulait pas se l’avouer. Omission volontaire, par dénégation peut-être ; elle n’avait plus vraiment prêté attention à son cycle. Et pourtant, oui, elle n’avait pas été indisposée depuis certainement trop longtemps pour ne pas s’en inquiéter – et ils s’étaient aimés bien trop de fois pour que cette conclusion ne saute pas aux yeux.


      « Je crois que tu pourrais avoir raison… »


    Quelques mots qui peuvent, à première vue, sembler banals et anodins et qui, pourtant, annoncent beaucoup. Un aveu énoncé à voix basse, comme un secret que l’on se refuse d’abord, puis que l’on accepte et qui nous envahit et entraîne une explosion de sentiments mélangés. La châtaigne, par ces paroles, acceptait. Elle acceptait que la vie pouvait fleurir en elle et qu’elle pouvait portait un enfant. Son enfant. Un petit être à demi Corleone et à demi Ar Moraer qui ferait d’elle une mère, et de Roman, un père, à nouveau.

      « Pour lui, je veux être présent. Faire mieux… »
      « Promets-le-moi. »
      « Je te le promets. Je le lui promets. Et je me le promets »


    Aelaia connaissait les évènements que Roman avait dû traverser par le passé ; les deuils, la distance, la déception. Elle s’était engagée à le rendre heureux, à partager ses jours, et ses nuits avec lui ; et cette promesse offrait la perspective d’un bel avenir. La promesse d’être là, à ses côtés. La paume italienne délicatement posée sur son ventre qui ne portait pas encore les traces d’une maternité naissante, c’est dans sa langue natale qu’il avait murmuré ces mots qu’elle ne comprenait que partiellement mais dont la douce intonation valait toute traduction. Il voulait être un père présent, un papa qui connaitrait son enfant. La figure paternelle, complètement.

      « Ti amo, Aelig.
      […] Questo bambino sarà il mio tesoro… *»


    L’esprit vagabond et les yeux clos, elle était heureuse. Cerclée par l’étreinte de Roman, elle souriait naïvement. Les choses étaient allées si vite, chamboulant tout sur leur passage, et pourtant, elle était comblée. Un bonheur mêlé à une pointe de peur et d’appréhension. Elle paniquerait, elle pleurerait pour mille raisons ; le florentin la pardonnait par avance.


      La promesse d’un avenir main dans la main, d’un nouveau chemin, à deux, scellé par un baiser enivrant de passion.


    Cet homme s’était lentement insinué dans sa vie puis s’était faufilé au creux de son être, au détour d’un chemin. La douceur de ses mots, l’élégance de ses traits, la tendresse de ses gestes n’avaient fait qu’achever de réveiller des sentiments à peine masqués. Il faisait danser son esprit, frémir sa peau et palpiter son cœur. Une future maman ; une femme amoureuse.


      « Et je serai fière de porter ton enfant, Roman. »



    * « Je t’aime, petit ange. […] Ce bébé sera mon trésor… »

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Roman.

~ Rochechouart, 5 août ~


Première partie à lire ici : lettre de Roman à Lorenzo di Medici.

    Les marches de bois du vieil escalier craquèrent sous le poids léger d'une Aelaia reposée. Ses traits détendus s'ornèrent d'un sourire qui releva un peu les coins de ses yeux encore embrumés de sommeil. Sous la main de l'Italien, le vélin s'enroula et disparut, rangé dans sa besace. Qu'importe qu'elle ne sache sans doute pas lire cette langue, il ne fallait prendre aucun risque. Sur la table trônait tranquillement une autre lettre, elle aussi rédigée en italien mais dont le contenu était bien moins délicat à exposer. Aelaia rejoignit son compagnon et se glissa tout contre lui, comme une chatte s'enroule sur elle-même. Il posa ses lèvres dans ses cheveux, puis sur les siennes...

    - Je n'ai vu personne depuis tout à l'heure. J'en profitais pour répondre à quelques courriers...

    Avec un léger sourire, elle s'enquit :

    - Tu es un homme très demandé ?

    - J'ai écrit à Lénu. J'ai trouvé ... surprenante la réponse d'Archibalde à son sujet, hier.


    La veille l'Alzo avait esquivé les questions de Roman à propos de Lénu, qui n'était pas avec lui. Il était resté très évasif ; il voulait même, visiblement, que l'on ne s'attarde pas sur ce sujet et qu'on n'y ajoute pas d'autres questions. Par politesse et pour éviter une bévue éventuelle, Roman avait ravalé ses interrogations, mais une once d'inquiétude était née en lui. Il tenait à Lénu, une amie sincère qui le connaissait assez pour qu'il puisse lui faire confiance. Ils avaient été amants, bien que cette agréable période n'ait pas duré très longtemps, et ils étaient restés en bonne affection. C'était amplement suffisant pour qu'elle fasse partie des personnes à qui Roman tenait.

    - J'écris aussi... à mon oncle et mon cousin. Pour leur dire... que je serai moins disponible. Que j'ai besoin de plus de latitude.

    Sa voix, cette fois, était plus hésitante. Plus basse aussi, plus discrète. Aelaia sentit son trouble et, sourcils froncés, se redressa pour le regarder :

    - Pour quelle raison serais-tu moins disponible pour eux ?

    Le terrain était glissant. Roman ne voulait pas encore lui révéler l'étendue de ses véritables compétences... Cela le mettrait en danger . Un secret ne s'évente pas si personne n'en parle. Et un secret dont on parle n'est bien vite plus un secret... Comment lui parler de ses missions, de ses absences, sans éveiller ses soupçons ? Qu'allait-il pouvoir et devoir lui révéler, sans se jeter lui-même du haut d'une falaise ? Encore une fois, il faudrait jouer sur les mots, rester vague, cultiver les omissions, esquiver les questions. Aelaia savait seulement qu'il espionnait quelques nobles français. D'une voix douce, il lui fit cette réponse :

    - Parce que je veux être avec toi et avec l'enfant.

    Une ombre d'inquiétude voilà un instant le regard d'Aelaia, qui chercha sur les traits de Roman à deceler les raisons de ce trouble dont elle ne discernait pas assez bien les contours.

    - Tu ne te sens pas piégé... ?

    Sa voix, tendre et douce, inquiète, recelait un tel abîme d'incertitude qu'il la sentit prête à renoncer à tout s'il lui disait que la situation ne lui convenait pas. Alors, sans avoir besoin de feindre ses émotions, il répondit :

    - Non. Je suis heureux.

    Et pour sceller cet aveu, il l'embrassa à nouveau, perdant ses doigts dans la chevelure mordorée de la bretonne radieuse. Et malgré l'oubli et l'abandon auxquels il voulait se vouer sur l'instant, il lui fallait donner quelques explications sur cette lettre qu'il ne voulait pas lui faire lire.

    - J'ai demandé à être relevé de mes obligations.

    L'espionnage, les assassinats. Les voyages dans les Duchés voisins. Les absences. Le danger. L'éventualité quotidienne d'y perdre la vie. L'idée, oppressante, qu'un enfant dans son berceau ne connaîtrait peut-être jamais le visage de son père. Aelaia sentait sa tension et cherchait à comprendre :

    - Auprès de ta famille ? Ils vont mal le prendre ?...


    Mal le prendre ? Lorenzo pourrait vouloir l'écarter définitivement...

    - Oui.... Je ne sais pas. Je ne peux le prévoir. Le problème, c'est que ma position est... importante.

    Il avançait sur un fil d'équilibriste. Le vent soufflait doucement. Les bourrasques ne manqueraient pas de survenir.

    - Je ne veux pas t'imposer ça, Roman. Tu es sûr de ta décision ?
    - Je veux que ma vie prenne un nouveau chemin, avec toi. Je veux faire mieux que mon passé. Je veux être le mari présent, le père que connaîtra son enfant.
    - Je veux que tu sois cet homme là, oui.


    Elle se blottit encore plus près de lui, posant sa tête contre l'épaule masculine. Il l'entoura à nouveau de ses bras.

    - N'as-tu jamais demandé à être libéré de tes fonctions pour.. tes autres enfants ?

    Il avait échoué. Et la culpabilité lui mordait le coeur à chaque fois qu'il y repensait.

    - Pour la naissance de Milo, j'avais demandé à ce que cela soit allégé, et mon père était intervenu pour soutenir cette demande. Mais j'ai tout de même dû effectuer certaines missions, et m'absenter souvent, longuement. Fanette en souffrait, et Milo ne me connait que fort peu. Gabriele a été plus présent pour lui que moi...
    - Et tu penses que cette fois, ils accepteraient ?
    - De me libérer d'une partie de mes tâches, oui. De m'en soulager entièrement, je ne sais pas. Je suis le seul Médici à.... enfin... Je veux dire, les autres hommes des Médicis qui travaillent en France ne sont pas des Médicis. Moi, oui. Donc... Lorenzo sait que je ne peux pas désobéir ni trahir.
    - Tu es le seul Médicis à .. quoi ?
    - A travailler pour eux.


    Rester vague. Le plus possible.


    - L'espionnage ? Mais... quelqu'un d'autre peut le faire ? Les sujets sont à ce point sensibles ?
    - Certains le sont. Pas tous. Beaucoup peuvent être faits par d'autre que moi.
    - Mais pas tous. Hm ?
    - Mais ici... tu as bien vu... les nobles me connaissent, je suis plutôt apprécié. C'est... une position à laquelle je ne puis être remplacé... Aucun de mes hommes ne peut me remplacer... je suis... plutôt proche de la famille royale des Malemort; je les soigne, leur enseigne la médecine... aucun des autres ne peut m'y remplacer. Ce n'est qu'un exemple, il y en a d'autres...
    - Si c'est ici, et relativement peu dangereux.. Je ne peux t'en empêcher ?


    L'espoir se mêlait à un brin de résignation dans le regard de la bretonne. Alors, il dut mettre un pied au bord de la falaise.

    - Tu ne connais... de tout cela, que ce que je peux t'en dire. Ce qui n'est pas dangereux. Je ne peux te dire le reste.
    - Il y a ... beaucoup, que je ne sais pas ?... que tu ne peux me dire ?
    - ... oui.


    Première bourrasque.

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Roman.

~ Suite ~


    La voix d'Aelaia était hésitante et trahissait son inquiétude.

    - Il y a ... beaucoup, que je ne sais pas ? ... que tu ne peux me dire ?
    - ... oui. Et c'est de cela que je veux être libéré.
    - Tu m'inquiètes...


    Il lut sur le visage de la jeune femme cette attente profonde et angoissante que l'on ressent avant d'ouvrir une porte tout juste découverte au sein d'un endroit que l'on croyait bien connaître. C'était comme poser la main sur la poignée de cette porte et prendre le temps de s'imaginer quels montres ou quels trésors l'on pourrait y découvrir. Et il s'agissait ici plus d'un monstre que d'un trésor... Les sourcils froncés d'Aelaia, qui cherchait sur son visage à déceler des indices de ce qu'il allait révéler, couronnaient un regard assombri, inquiet, inquisiteur. Mais il fallait avancer. Ouvrir cette porte. L'entrebâiller au moins... et peut-être alléger ainsi, un tant soi peu, la pression insidieuse de la culpabilité.

    - Je voudrais ne pas avoir besoin de te faire des secrets. C'est pour cela que je demande à être relevé de ces obligations.

    Aelaia le regarda, pensive, et il sut que la porte qu'il entrouvrait à peine venait de lui dévoiler une brume aux indiscernables mystères. Elle avait compris qu'elle n'aurait pas la possibilité de tous les résoudre. Alors, hésitante, elle conclut la déclaration de son compagnon, cherchant à obtenir la confirmation de ses déductions :

    - Mais ils resteront quand même des secrets.
    - Toujours.


    Il ne pourrait jamais rentrer chez lui et raconter tranquillement, au coin du feu, devant leurs enfants, qu'il avait torturé et pendu un homme deux heures plus tôt. Il devait la protéger de ses répugnantes exactions, en lui imposant l'ignorance des faits commis. La protéger pour qu'elle n'en fasse pas d'affreux cauchemars, mais aussi la protéger... du reste.

    - Sinon... ma vie comme la tienne seraient mille fois en danger. Cette page va se tourner et restera derrière moi. J'espère n'avoir, au pire, plus que quelques mots à y écrire.
    - Ils pourraient me...nous mettre en danger ? Et je resterai dans le doute que cela revienne, sans avoir la moindre idée de ce qui pourrait nous tomber dessus ?
    - Je te dirai la réponse de mon oncle et mon cousin. Tu sauras si je puis me libérer totalement ou en partie.
    - Tu.. as fait des choses qui pourraient me... hm... m'effrayer ?


    Elle se mordit la lèvre, hésitante. La porte qui s'ouvrait devant elle recelait des ombres terrifiantes, et le visage trop sérieux de son compagnon ne pouvait en rien la rassurer. La voix de Roman, basse, rendue plus sombre par la gravité de ses révélations, marqua son empreinte dans le silence qui s'était glissé entre eux.

    - Oui.

    Un instant s'écoula, durant lequel le regard d'Aelaia se perdit en une lointaine contemplation des nœuds alambiqués qui formait le bois de la table à laquelle ils étaient accoudés. Puis elle releva les yeux vers lui:

    - Oui ?
    - Oui.

    Ce petit visage résolu, levé vers lui, lui offrait un menton insolent et une petite bouche pincée. Il ne put s'empêcher de la trouver belle. Et pourtant elle risquait de s'échapper... et d'une phrase, elle lui fit rater un battement de coeur.

    - Je veux savoir.

    Il sentit le sang quitter le haut de son corps tandis qu'un vertige le clouait là, muet, effaré. Qu'avait-elle dit ? Non...

    - Ael... ne me demande pas cela, je t'en prie...


    Son regard déterminé était fixé sur lui. Elle n'avait pas conscience du trouble qu'elle venait de lui faire subir. Cependant, son attitude exigeait une réponse. Il reprit sa respiration et, avec difficulté, tenta de traduire sa pensée.

    - Je suis partagé... entre... la peur de te faire fuir.. l'interdiction que j'ai d'en parler à qui que ce soit, à part à mon frère et mon père... et... le sentiment que tu as le droit de connaître entièrement l'homme avec qui tu sembles vouloir partager ta vie... et celle de ton enfant.
    - Je ne fuirai pas. Je te le... promets.
    - Tu ne peux pas promettre avant de savoir.
    - Je ne veux pas fuir, Roman.


    Fanette aussi avait dit cela. Et pourtant, elle lui avait finalement reproché sa vie, ses absences, son métier. Il se frotta lentement le visage pour se donner le temps de réfléchir à un angle d'approche.

    - Tu as vu mes cicatrices.
    - Oui...
    - Certaines sont assez récentes. Or, il n'y a pas la guerre tous les mois. Et je ne suis pas le genre d'ivrogne qui se bagarre en taverne le soir.
    - Je sais. Ce n'est pas des...séquelles de tes altercations avec Montparnasse.. ?
    - Certaines. Mais pas toutes.


    Aelaia acquiesça pensivement, se remémorant les marques claires laissées par diverses armes, au cours des de toute sa jeune vie, sur le corps de Roman. Elle les avait déjà effleurées des doigts, parfois massées, souvent touchées. Elle connaissait son corps.

    - Tu te bats pour le compte des Medici ?
    - Oui.
    - Pour quelles raisons ?
    - Pour.. écarter certaines personnes des chemins où elles se trouvent; ou des chemins qu'elles pourraient prendre.


    Après une hésitation, Roman se mit à défaire lentement le bouton du poignet de sa chemise, puis il en retourna le tissu. Une petite poche cousue à l'intérieur laissait dépasser trois petites têtes d'aiguille. Aelaia se pencha pour mieux voir :


    - Qu'est ce que c'est ?
    - Je... m'arrange pour... éliminer certains indésirables. Discrètement.
    - Éliminer... ?
    - Aelaia... je suis un assassin au service des Médicis. Je ne suis pas seulement médecin.


    La porte aux secrets venait de s'ouvrir en grand, enfoncée par la bourrasque qui s'abattait sur ce frêle rempart d'innocence et d'inconscience.

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Aelaia

~ Rochechouart, 8 août ~



    Allongés dans l’herbe sèche au pied d’un vieux cerisier du verger rochechouartais, Aelaia et son compagnon se prélassaient aux dernières heures du crépuscule sous la brise tiède d’une chaude soirée d’été qui soulevait et ondulait le tissu léger d’une robe de saison. A l’ombre des frondaisons éparses, goûtant à quelques cerises cueillies au bout d’une branche, ils savouraient un moment de pause proposé par Juliane – une douce fraîcheur préférée au granit brûlant des remparts encore baignés d’un soleil caniculaire mordant.

    Perdue dans ses songes, elle laissait son regard parcourir la peau trop souvent malmenée de l’italien, ses doigts audacieux s’égarer en une douce expédition sur les drapés du tissu, s’aventurer au creux d’une gorge offerte, glisser au coin d’une fossette qui se forme pour enfin caresser le contour de ses lèvres. Sourire au coin des siennes, elle contemplait cet homme imprévisible dont elle devenait folle, et qui, de temps à autres, posait une main bienveillante sur un ventre enveloppant une vie encore minuscule et invisible.

    Elle repensait aux dernières révélations de l’italien ; elle avait promis qu’elle ne fuirait pas mais la bourrasque avait été violente et il lui avait fallu encaisser pour ne pas s’effondrer tel un château de cartes instable. Un souffle, un tremblement, et elle aurait pu tout lâcher. Elle n’en avait pas envie, même à cet instant où il prononçait ces mots si durs à accepter. Un assassin. Un assassin au service des Médicis, au service de sa propre famille. Les battements de son cœur s’étaient faits plus soutenus, la respiration, plus lente et son esprit s’était égaré dans les méandres de ses pensées diverses. La châtaigne n’était peut-être plus tout à fait objective, aveuglée par un tourbillon de sentiments et d’hormones, mais elle lui avait déjà offert son cœur, sa confiance et sa vie. Elle, entièrement. Elle devait accepter sa part d’ombre et de mystère tout autant que le reste. Lui, entièrement.

    La jeune femme en connaissait jusqu’alors une moindre part ; qui lui laissait néanmoins un aperçu de ce dont Roman était capable – cette dague qui l’avait chamboulée et qui, parfois, venait hanter ses cauchemars. Elle avait accepté des histoires bien plus terrifiantes de la part de Montparnasse et Claquesous, et pourtant elle n’avait pas fui. Elle était, sans doute trop naïvement, restée avec eux, se fiant à ce qu’elle voyait d’elle-même ou bien à leur comportement à son égard. Quel genre de femme serait-elle si elle réprimait le Corleone aimé, le père de l’enfant qu’elle porte, pour des faits équivalents ? Non, elle ne souhaitait pas qu’il s’éloigne ; elle redoutait d’être séparée de lui.

    Un regard qui se perd dans la contemplation de l’anneau – factice de rien du tout, oui ! – qui trônait fièrement au bout de son annulaire gauche. Elle n’était plus Marie Mancini, et pourtant, il restait bel et bien là, comme pour afficher aux yeux de chacun qu’elle était sienne.


      Un anneau symbolique.


    Au fond d’elle, elle espérait qu’il soit libéré de toutes ses missions ; pour ne plus avoir à imaginer le pire à chaque absence, se dire que sa lame pourrait se balader le long de la peau frémissante d’un homme l’implorant de lui laisser une chance, qu’un autre puisse être contraint à un éternel silence par la simple piqure d’un lent poison, qu’un enfant puisse pleurer un parent privé de sa vie par le père du sien. Elle pensait aux victimes collatérales avec un pincement au cœur, alors que lui reviendrait se nicher entre ses bras, comme si de rien n’était. Était-elle prête à l’accepter, jour après jour ? Il s’était confié en toute honnêteté, comme preuve de son repentir, il avait répondu à chacune de ses questions.

    Elle ne reconsidérait pas ses sentiments. Non. On n’ouvre pas un cœur pour le refermer à la première tempête. Jeune bretonne avait désormais les cartes entre les mains.


      Carte chance.


    Décision scellée en un baiser léger sur le coin des lippes, elle blottit sa tête au creux de son cou en fermant doucement les yeux. Les deux amants profitaient des derniers rayons de soleil accompagnés du calme presque insolent d’une ville aux prémices d’une guerre ridicule.



      « Mais bon sang ! Enfin, j’vous trouve ! Qu’est c’que vous foutez là ?! Allez, aux remparts, et plus vite que ça ! Non mais j’y crois pas, c’est la guerre, et ça s’bécote sans gêne sous un c’risier ! On aura tout vu… ! »

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Roman.

~ Angoulême, 18 août 1468~



    La bourrasque était vite retombée. Deux semaines avaient passé, sans heurts, sans changement. Tout au plus Aelaia avait-elle une fois posé quelques brèves questions, mais il avait semblé à Roman qu'elle avait fait le choix de mettre l'affaire sous le tapis, au moins pour le moment. Toutefois, la période était propice à faciliter l'oubli volontaire de sa condition d'assassin : les Médicis ne lui avaient rien demandé depuis quelques semaines, ce qui lui permettait de vivre une vie parfaitement normale, dispensant soins et remèdes le jour, profitant du bon vin et des amis le soir. N'était-ce pas cela, finalement, la vie qu'il rêvait d'avoir ? Une vie simple.

    Il ne fallait tout de même pas s'imaginer que notre Roman était homme à apprécier bien longtemps le confort sage et raisonnable d'un bon trou de Hobbit dans un petit village sans histoires. L'aventure était toujours au bout du chemin, et il avait encore bien des sentiers de ce genre à explorer.

    Leur retour à Limoges avait d'ailleurs permis de s'engager sur une nouvelle voie : Aurore lui avait proposé de devenir Médecin Royal. D'abord surpris de cette invitation, il en avait très vite vu les intérêts les plus évidents... ce statut lui permettrait d'approcher de très près le Roi, la Reine et leur Cour, et cette position serait éminemment précieuse pour les Médicis. Un fils Médicis à la Cour de France, doté d'une honorable charge, la place n'était-elle pas parfaite pour l'assassin qu'il était ?

    Il avait vu dans le regard d'Aelaia qu'elle y avait pensé à l'instant même où Aurore avait parlé de cette charge qu'elle souhaitait lui confier. Mais Roman ignorait encore quels sentiments elle associait à cette nouvelle situation...

    Entre ses doigts, la lettre de Lorenzo le narguait.


Lorenzo de' Medici a écrit:

    Mon cher cousin,

    Nous avons longuement débattu de ta demande, mon père et moi. Nous ne désapprouvons pas ta relation avec la signorina Aelaia ar Moraer. bien que nous trouvions plus intéressante pour toi celle que tu entretenais avec la princesse Malemort. Nous savons cependant qu'elle a donné naissance à l'enfant du proxénète, ce qui la souille irrémédiablement à nos yeux. Aussi ne souhaitons-nous pas te faire revenir à elle. Tu as la bénédiction de mon père et la mienne pour poursuivre à ta guise ta relation avec cette nouvelle fille. Elle n'est rien pour nous, ce qui devrait te réjouir.

    J'envie parfois cette liberté que tu peux avoir, car bien qu'elle soit limité, je ne l'ignore pas, elle est tout de même bien plus étendue que la mienne. Profite de cela mais prends garde à ne point trop réclamer en retour.

    Nous avons trouvé ta lettre teintée d'un dramatisme à l'eau de rose qui ne sied guère à ta position. Reprend-toi.

    Tu as l'autorisation de transmettre certaines de tes missions à tes hommes. Lorsque tu recevras tes ordres, il pourra être spécifié que tu devras te charger en personne de la mission. Sinon, tu seras libre de la déléguer.

    Qu'en est-il, d'ailleurs, de ton apprentie ? Comptes-tu l'initier aux poisons ? Je souhaite être informé de son évolution et de tes choix à son propos. Ne lui parle pas de nous pour le moment.

    Pour terminer : as-tu récupéré correctement l'usage de ton épaule ? Qu'en est-il de ton habileté aux armes ? Es-tu prêt à te battre ?

    L.

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Aelaia

~ Périgueux, 21 août ~


    Dans le silence nocturne, les draps se froissent, elle se tourne et se retourne dans le lit conjugal ; à chaque mouvement, le nez contusionné se plisse et le sommeil ne vient toujours pas. Délicatement, le bras de l'époux, qui ne l'est pas encore, est soulevé pour s'extirper discrètement de la couche dans laquelle elle laisse un homme étrangement apaisé.

    En descendant à pas de velours les marches grinçantes de l'auberge, l'ibère sourit fièrement. Autant, accepter que le Corleone était un assassin avait été, et était toujours difficile, autant, savoir qu'il utilisait ses compétences pour défendre le Limousin et venger Zolen avait un léger parfum d'orgueil et de satisfaction. Il avait été là, au bon moment, au bon endroit. Thays, en revanche, avait eu l'amère idée de vanter ses déplorables exploits au mauvais moment, au mauvais endroit, et surtout à la mauvaise personne. La comticide, en plus d'être tombée sur un limougeaud, avait rencontré l'assassin des Médicis et en avait fait les frais. Et Aelaia en avait, elle aussi, pâti, plus tard.

    La veille, alors qu'elle était penchée sur la captive, prenant soin de lui immobiliser les membres, elle lui releva le menton du bout de l'index avec un léger sourire au coin des lèvres. La bretonne ne savait pas encore ce qu'elle lui ferait, mais la pauvre prendrait pour les autres. Elle paierait pour le balafré, pour l'anglais, pour ces berrichons qui l'avaient envoyée en prison, pour ces brigands face auxquels elle n'avait rien pu faire, et pour tous les autres. Doucement d'abord, elle n'était pas une brute, ni un monstre.


      « Thays, la comticide. J'te présente Aelaia, ma femme. »


    Sa femme ? Il venait de la présenter comme sa femme et cette idée lui plaisait. Aelaia di Medici Corleone… Oui, ils en avaient déjà parlé, mais cela restait quelques projets lointains ; une sécurité pour la vie au creux de son giron, la promesse de sa présence à leurs côtés. Absorbée par ses songes de beaux mariages, elle n'avait pas vu le coup venir. La vue qui se floute l'espace d'un instant, le sol qui semble s'éloigner alors que de petites lumières scintillantes l'enveloppe, le bruit des os qui se choquent ; sonnée. Avantage de la surprise. La blonde avait osé toucher à la châtaigne et avait perdu, en représailles, quelques ongles sous la pince du Corleone, ainsi qu'un peu de sa dignité.

    Cette nuit là, alors qu'elle prend l'air à l'orée de la ville, à la recherche d'un peu de fraîcheur venant de la plaine, son regard s'arrête sur la petite bâtisse qui abrite l'atelier d'Aurore. Guidée par sa curiosité, ou sans réel but au premier abord, elle pousse la porte. Peut-être était-ce par ce simple désir un peu coupable de voir la captive dans une fâcheuse position, ou prévoyait-elle déjà ce qui arriverait ?

    Lanterne à la main, Aelaia ouvre la porte de l'espace exigu et sombre dans lequel était séquestrée la blonde au crâne de fer, et après quelques menaces convenues, elle décide de laisser un peu de mou au bâillon qui lui entravait la bouche.


      - Pitié… Laissez moi partir !
      - Tu crois sincèrement que je vais flancher ? Si Roman a décidé que tu sois ici, dans cet état, à cet instant... C'est pour une bonne raison.
      - Je.. Je ferai tout ce que vous voudrez.
      - Des excuses publiques ? Travailler pour le Limousin ?
      - Tout mais par pitié, sortez moi de ce placard…
      - Abandonner ton Q?
      - Si c'est ton désir... Oui, tout.
      - Intéressant.


    Le visage pâle parsemé de traînées de sel, témoins de toutes les larmes coulées, le regard implorant et terrifié, la blonde lui faisait presque pitié ; mais il y avait, en elle, cette petite frustration grandissante. Comme spoliée de n'avoir pu rendre les coups, frustrée de s'être faite avoir, de ne pas avoir esquivé l'attaque. En se frottant douloureusement le nez marqué par l'assaut fortuit de la veille, elle observe la pleureuse.

      - En revanche, il y a un truc qui me chiffonne… Nous ne sommes pas quittes, toutes les deux.
      - Non. Non... J'ai payé pour ça…
      - Tu as payé pour le coup déplacé entre les jambes de mon époux.
      - Que vas-tu faire?


    La châtaigne se redresse lentement, son regard dédaigneux appuyé sur le visage inquiet de la jeune femme, et elle s'approche, à petits pas. Le poing se serre, les sourcils se froncent, et d'un geste à la force à peine contrôlée, elle assène le coup final. Le museau souple se plie sous ses phalanges et le cri résonne un moment avant de disparaître dans la nuit. Le rideau se baisse, la captive sombre ; la mi-blonde prise de panique, surprise par sa propre force et l'effet du coup, replace vaguement le bâillon, tourne quelques minutes dans la pièce centrale de l'atelier de médecine et fuit. Comme une lâche. Et oui, la petite bretonne, encore une fois, n'a pas réfléchi aux conséquences.

    Ce n'est que quelques heures plus tard, alors qu'elle rejoint l'italien dans le réfectoire de l'auberge pour partager une brioche matinale, qu'elle se décide à en parler.


      - Roman… Je crois que j'ai fait une bêtise…

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Roman.


~ Périgueux, 21 août ~


    Le ton d'Aelaia présageait de mauvaises nouvelles. Roman se retourna vers elle, sourcils froncés... et sous son regard sévère, Aelaia pencha la tête comme une enfant prise en faute. Elle s'expliqua en peu de mots. Quelques secondes plus tard, Roman ouvrait d'un geste brusque la porte qui masquait jusqu'à présent le corps de la captive. Du sang maculait son visage déformé et bouffi par les coups reçus, et ses yeux se crispèrent vaguement au moment où la lumière l'inondèrent. Roman jura et saisit Thays à bras le corps pour la sortir de sa prison, suivi des yeux par une Aelaia mortifiée par la réaction de son compagnon. Roman ne cachait pas sa désapprobation, et c'est d'un ton sec qu'il lui réclama de l'eau chaude pour nettoyer le visage de la captive et préparer une tisane. Elle obéit sans mot dire, tandis que l'Italien commençait à éponger tant bien que mal une partie du sang qui avait coagulé sur la face de la périgourdine.

    Il fallut un long moment à Roman pour nettoyer entièrement le visage de leur captive. Thays avait eu le droit à des linges trempés d'eau chaude pour décoller tout le sang, puis le médecin avait examiné son nez et l'intérieur de sa bouche pour vérifier s'il n'était pas encombré d'éventuels résidus de sang. Quand la captive eut retrouvé figure humaine, bien qu'elle n'eût pas vraiment repris connaissance malgré quelques mouvements vagues et quelques sons inarticulés sortis de son demi-sommeil, le médecin la fit se rallonger. Aelaia le regardait faire, affichant un air coupable qui ne soulageait en rien Roman de son agacement.

    - Ne refais plus jamais cela. Tu aurais pu la faire mourir stupidement en s'étouffant dans son propre sang ! Notre objectif n'est pas de la tuer !

    La bretonne bredouilla quelques mots. Elle ne savait pas, bien sûr. Roman insista :

    - Tu n'as pas réfléchi aux conséquences de ton geste. Bien sûr, je ne vais pas te reprocher de lui avoir pété le nez ! Mais avec tant de sang, il ne fallait pas lui remettre son bâillon, elle a failli crever, là !

    Devant sa colère, Aelaia se rapetissait. Mais Roman était un homme modéré, et il avait rarement un mot plus haut que l'autre. Aussi, après un soupir agacé, acheva-t-il son sermon. Et enfin, il attira la bretonne entre ses bras.


    - Je sais bien que tu n'as pas voulu la tuer. Mais réfléchis davantage aux conséquences de tes gestes.

    "Je sais tuer. Je sais soigner. Je sais comment faire vivre et comment laisser mourir." Il aurait voulu le redire à voix haute. Mais elle le savait déjà. Elle était blottie contre lui, la tête posée contre son coeur. Il l'enlaça.

    - Elle va survivre, va. Tu pourras lui re-péter le nez dans quelques jours, si elle nous emmerde.

    Un peu plus tard, ils étaient dehors, tous les deux, et Thays avait retrouvé son cagibi. Le soleil dont elle était privée les éclairait, eux, et ils s'étendirent sur l'herbe chaude au bord de la rivière. Bientôt, ils se débarrassèrent de leurs vêtements, et rejoignirent l'onde fraîche, nus et enlacés. Et encore une fois, ils se retrouvèrent, et s'aimèrent.

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Roman.

~ Limoges, 25 août ~


Après quelques jours d'un voyage fastidieux, durant lequel leur prisonnière avait tenté par différents moyens de leur faire perdre patience, ils étaient enfin parvenus à la capitale limousine. Thays fut conduite manu militari par Roman auprès des gardes comtaux, puis, ceci fait, il s'accorda enfin du repos. Et c'est dans l'une des tavernes qu'il fréquentait habituellement en ville qu'il avait retrouvé son ami et compatriote Giullianno, ainsi que son amie Aythya à qui il avait tout de suite présenté Aelaia. Comme toujours lorsqu'ils n'étaient pas seuls, les deux florentins s'étaient exprimés en français, mais l'enthousiasme de Roman à propos de la bretonne avait savoureusement ponctué son discours d'un accent qui rendait probablement sa diction assez exotique. Le sculpteur, amusé par ce verbiage inhabituel de la part de Roman, n'avait pas manqué de se montrer ravi pour eux :

- Je suis heureux pour toi, pour vous. Que buona fortuna veille sur vous deux !

La discussion s'orienta bientôt sur les sculptures de Giullianno, et de là, Roman lui raconta qu'il n'avait toujours pas pu faire porter les petites figurines d'écureuils que le maestro lui avaient confectionnées pour son fils. Ce cadeau, que le père voulait faire à l'enfant, était resté tout depuis sur la commode du logis de Roman, à défaut de savoir où les faire envoyer. Il était hors de question de les faire porter au hasard de part tout le royaume sans savoir où son fils avait été emmené par sa mère. Giullianno lui répondit d'une insulte qui résumait assez bien la pensée générale :

- Garce.

Aythya, atterrée, fut un peu plus nuancée, mais Roman apprécia la compassion qu'il vit passer sur son visage :

- Dio mio...

Roman lâcha un soupir...

- Fanette a sans doute déguisé leurs identités, sinon, depuis le temps, j'aurais du retrouver leur trace dans les registres des villes. Ou alors, ils sont à l'étranger.
- Elle n'est pas humaine cette saleté... et dire que j'ai fait un tableau pour elle...

Aythya dit doucement, suivie du maestro :

- Si nous la croisons lors de notre périple, tu seras au courant.
- On part dans quelques jours on va ouvrir l'oeil. Au fait, tu as un message à faire passer à Firenze ? Je vais enfin voir il maestro di Firenze.

Roman fit un signe de tête pour signifier que cela n'était pas nécessaire, et il parvint à cacher le bref émoi que cette mention soudaine de Lorenzo provoquait en lui. Le dernier échange de lettres avec le maître de Florence le laissait inquiet sans qu'il en eût rien laissé paraître.

- Mh, je lui ai écrit récemment, je te remercie.
- Bene... si jamais tu sais que je serais là bas pour quelques semaines.

Aelaia posa doucement la main sur celle de Roman et se pencha vers lui :

- On pourrait voyager à travers le Royaume, pour le retrouver, Roman ? Si tu veux...
- Je ne souhaite pas les poursuivre, Ael. Elle a bien assez brisé tout un pan de ma vie, comme cela. Et... quant à Milo, j'aimerais pouvoir lui faire porter les figurines, mais je ne veux pas lui briser le coeur en l'arrachant à sa mère. Il ne connait qu'elle. Je suis comme un étranger pour lui, il n'a sans doute pas de souvenirs de moi.


Giullianno répondit doucement, après avoir un instant frotté sa courte barbe mal rasée...

- Il se souviendra... un jour... et tu pourras lui raconter et lui montrer qu'il avait de l'importance pour toi parce que tu as fais faire ces figurines en son honneur. Et on pourra en témoigner le moment venu s'il cherche la vérité
- J'espère que lorsqu'il sera plus grand, il partira à ta recherche.


Roman. sourit à Aythya et acquiesça lentement, bien qu'il n'eût guère le coeur de s'en convaincre pour le moment...

- S'il pouvait savoir comme je parle souvent de lui... et encore plus souvent, comme je pense à lui.. ce serait déjà ça.

La main douce d'Aelaia pressa tendrement la sienne :

- Il le saura, un jour, amore..
- Tu lui écris ? Même sans pouvoir les envoyer, mais qu'il puisse le lire un jour, le dater.
- Hm... c'est une bonne idée, Aythya. Je déposerai les lettres au Lupo.
- Tu devrais les mettre dans un coffre et si un jour il vient pour en savoir plus sur toi, tu lui offriras
- Oui , tu as raison, peut-être qu'un coffre conviendrait mieux.
- Au Lupo, elle risque de vouloir les bruler si elle tombe dessus
- Je déposerai là bas seulement un mot pour dire que c'est rangé. Tu as raison, elles pourraient être volées, détruites par n'importe quel idiot. Merci pour cette belle idée.


Giullianno répondit après avoir considéré Roman un bref instant :

- Tu n'as pas que des amis et c'est le petit qui en serait privé, donc c'est sans doute la meilleure solution.


Roman lui rendit un sourire en coin :

- Heureusement, j'ai tout de même pas mal d'amis.

Et, servant chacun, il leva son verre à son fils, à ses amis, à sa compagne.

- Salute !
- Grazie e salute !

Le moment était bien choisi pour annoncer l'autre nouvelle que Roman cachait encore à ses amis :

- Aurore m'a proposé de devenir médecin royal.
- Dio mio... toi
?

Les yeux écarquillés de Giuillianno trahissaient, au premier abord, l'incrédulité, mais Roman ne s'en formalisa pas et répondit d'un sourire en coin, ce sourire qui disait qu'il ne dirait pas tout. Giullianno et lui se connaissaient depuis l'enfance, aussi l'artiste faisait-il partie des quelques rares personnes à avoir une idée des responsabilités réelles du bâtard des Médicis. Près d'eux, Aelaia sourit, fière de son compagnon. Le sculpteur, quant à lui, poursuivit, aussi surpris qu'amusé par cette révélation :

- Caz*o... tu vas jouer chez les parfumés maintenant.
- Seulement de temps en temps. Je reste ici, je devrais seulement me déplacer au Louvre quelques fois pour mettre en place des projets divers.
- Bah, si tu viens sur Paris et que tu ne sais *hips* pas où dormir, y'a pleins de chambres à l'atelier. Je ferais savoir à *hips* mes petites mains de préparer une chambre à ton nom, tu y seras toujours le bienvenu, que je sois là ou pas !
- Merci mon ami, tu me fais honneur !

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Roman.

~ Limoges, 3 septembre, milieu de journée ~


Scène précédente : conversation avec Mélissandre, qui aboutit à un aveu difficile : À lire ici. - en cours d'écriture.


Le menton relevé d'un air de défi, Mélissandre le toisait, blessée, vexée, et pleine d'une froide colère :

- Et maintenant que je ne suis plus enceinte ? Que je suis là, devant vous, et que jamais plus vous n'aurez mes bras à votre nuque, que ressentez vous, Corleone ? Moi, je ne ressens plus qu'un froid immense.

Roman la considéra gravement, et à cette tirade grandiloquente, il répondit sobrement.

- Moi, non.

La princesse rétorqua avec une sorte de hargne vengeresse :

- Mais vous vous réchaufferez.

Roman ignora cette accusation d'une bassesse méprisable. Il considéra Mélissandre d'un regard sévère puis, après un moment de silence, prit la décision de mettre fin à cette conversation aussi gênante qu'agaçante. Agaçante parce qu'ils ne pouvaient s'empêcher de s'engueuler, et gênante parce que la présence de Mélissandre mettait son coeur en défaut. Il l'avait quittée par amour et non par désamour, parce qu'il souffrait de trop l'aimer en vain. Et alors qu'il tentait de se protéger d'elle et de ce qu'elle lui faisait ressentir, il ne pouvait pas se retenir de lui parler encore. D'un pas rapide, agacé, il rejoignit la porte. La main sur la poignée, il se retourna une dernière fois :

- Moi, je ressens une putain de culpabilité. Parce que j'aime deux femmes.

Il se détourna et sortit sans lui laisser le temps de répondre. La porte claqua derrière lui.


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~ Limoges, 3 septembre, fin de journée ~


Au bord de la Vienne, loin du grand coin herbeux où traînait habituellement la moitié de Limoges, Roman avait trouvé un endroit paisible et solitaire. Il n'existait aucun sentier pour y parvenir, mais il avait cherché à traverser les bois au hasard en direction de la rivière afin d'être certain de ne voir personne.

Il n'y avait plus, à cet endroit, que les bruits de la nature. Le clapotis glissant de la rivière, le vent qui froissait les feuilles, les oiseaux qui bavardaient. Il soupira, se détendant un peu, puis s'assit sur l'herbe pour retirer ses bottes et relever le bas de ses braies. Il ôta également son pourpoint qui lui tenait trop chaud et alla s'assoir sur la berge, les pieds dans l'eau.

Que choisir... Qui choisir ? L'une, l'autre, ou aucune ? ...

L'éternelle question, la plus stupide, la plus complexe, la plus agaçante des questions.

Mélissandre était son amie depuis des années. Ils avaient partagé bien des bonheurs et bien des drames; autant d'aventures que de mésaventures. Elle savait déjà beaucoup de lui et le connaissait bien. Mais elle s'était donnée à Ligny. Et elle était princesse de France, il ne pourrait bien sûr jamais prétendre à l'épouser. Donc il ne serait sans aucun doute jamais le seul homme de sa vie. Et cette idée le rongeait.

Aelaia, elle, était entrée très récemment dans sa vie. Mais en faisant cette entrée, elle l'avait illuminée. Partis ensemble sur les routes, ils s'étaient découverts, appréciés, et bien vite leurs corps s'étaient rapprochés. De plus, puisqu'ils étaient seuls tous les deux en voyage durant de longues semaines, ils avaient eu le temps de faire connaissance, et Roman ne pouvait nier qu'il était tombé amoureux d'elle. Ses sourires l'émerveillaient...

Sans doute serait-il plus heureux avec Aelaia. La vie avec elle était évidente, simple. Il n'y avait pas de couronne en jeu, pas d'obligations nobiliaires, pas tant de roquets prêts à se frotter contre ses jambes.

Et puis... elle portait la vie. Elle attendait son enfant. Et cela comptait plus que tout. Il se voulait père et mari; cesser d'être maudit.

Il fallait refermer la porte à Mélissandre.

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Roman.

~ Limoges, 3 septembre, fin de journée ~


Le soir était doux, ponctué du chant des insectes nocturnes. Le ruissellement de la rivière berçait les pas tranquilles de Roman tandis qu'il cheminait en direction du petit coin reculé où la berge, quelque peu dégagée, permettait facilement d'accéder à l'eau. Il avait retrouvé le calme après avoir passé plusieurs heures à se retourner les méninges. À présent, sa décision était prise. Il l'avait pesée, mesurée, envisagée sous toutes les coutures... oui, c'était la bonne solution. Il n'avait aucun avenir tangible à partager avec la princesse Mélissandre; son rang interdisait au roturier qu'il était de l'épouser, et il craignait qu'elle ne retourne à Ligny ou à un autre homme perdu à qui elle voudrait offrir un peu de cette compassion dont elle débordait et qu'elle offrait aux pires connards de la Terre. Au contraire d'elle, Aelaia était présente chaque jour, chaque matin à ses côtés, elle lui offrait un véritable bonheur, sans aucun nuage. Ils ne se disputaient pas et Roman pouvait sans peine s'imaginer dans quelques mois, marié à elle, dans une petite maison qui leur appartiendrait, un enfant dans les bras. Une image idéale qui était bien plus tentante que la houleuse relation qu'il partageait avec Mélissandre...

Aelaia lui apparut alors dans la pénombre du soir; elle était assise là, les pieds dans l'eau, et lorsque son beau visage se tourna vers lui, il sourit, envahi d'un agréable sentiment de bien-être. Oui, c'était Elle. Il alla jusqu'à elle et s'assis juste derrière elle, passant ses jambes autour de son corps pour l'enlacer en lui collant le dos contre son torse. Il croisa ses bras autour de sa taille fine et elle posa les mains sur les siennes; et un tendre baiser scella à nouveau leurs âmes.


- Bonsoir, Aelig...

Taquine, elle se blottit contre lui :

- Tu sors un peu de tes bouquins ?
- Oui. J'ai besoin d'air frais... et de toi.
- D'air frais, surtout, hmm ?
- De toi, surtout.


À ces mots, elle lui offrit à nouveau un doux sourire :

- Moi aussi...
- Sans toi, je m'égare.
- Je ne suis jamais loin, prête à t'attraper avant que tu ne te perdes...


Elle ne croyait pas si bien dire, l'Italien ayant longuement hésité quant à s'engager pour de bon avec elle. Mais l'enfant à venir et la perspective d'un avenir serein et radieux avaient tout pour le décider. Elle savait aussi qu'il restait attaché à Mélissandre et que leur relation avait été forte, et qu'il peinait à s'en détacher tout à fait. Mais elle comprenait; patiente et ouverte à la discussion sur le sujet. Cependant, cela le troublait bien davantage qu'elle; et il avait quelque peu laissé Ael de côté ces derniers jours, s'enfermant dans sa solitude pour retrouver calme et sérénité.

- Excuse-moi d'avoir été peu présent.
- Ne t'excuse pas, Roman... Je comprends. Et, je te retrouve tous les soirs dans notre lit, c'est le principal. Prend le temps qu'il te faudra, d'accord ?


Elle lui sourit à nouveau tendrement. Comment résister à tant de douceur ?... Elle poursuivit d'une voix douce, en caressant sa main :

- Comment tu te sens . ?
- Plutôt las. Et plein de sentiments contradictoires et d'idées décousues. J'ai du mal à me concentrer sur mon travail.
- Il te faudra un peu de temps, j'imagine... Mais je suis là, et ne garde pas tout ça, là.


Aelaia se retourna pour poser la main sur sa poitrine, au niveau de son coeur. Il lui sourit doucement et répondit :

- Ici aussi, c'est contradictoire. Je suis parfois trop sentimental, et en même temps je... je trouve que je devrais plutôt me taire. Je n'ai pas l'habitude de parler directement de... ce qui me blesse. Je trouve que c'est se mettre à nu.
- Et alors ? Tu me fais confiance, non ? Et, puis j'aime bien quand tu te mets à nu...
- Je n'ai pas eu... ce genre d'enseignement, dans mon enfance.
- Hé... Roman... Si tu veux parler, je saurai t'écouter. Si tu préfères que je ne dise rien, je le ferai. Je peux être cette simple oreille attentive qui libère le cœur.


Elle passa une main le long de sa joue tandis qu'il avait baissé les yeux, l'âme encore brûlée par de trop douloureux souvenir. Ne faire confiance à personne avait longtemps été une question de survie. Il apprenait peu à peu à vivre autrement...

- Ca fait un grand tas de vieilles histoires poussiéreuses.
- J'aime les histoires, amore.
- Tu n'aimerais pas celles que je pourrais te raconter...
- Je n'ai pas fui à d'autres histoires.


Il lui avait confié qu'il n'était pas que médecin. Elle savait qu'il officiait en tant qu'assassin pour le compte de Médicis. Il le lui avait dit afin de savoir s'il pouvait éventuellement envisager un avenir avec elle... ce qui ne pourrait pas se faire s'il était obligé de lui mentir constamment sur sa vie. Et puis... elle aurait vu sur son corps bien trop de marques louches. Et elle aurait fini par trouver, dans les coffres ou les placards, le matériel qui ne pouvait pas être uniquement celui d'un médecin. Elle avait été choquée par ses révélations, mais au fil des semaines, et après quelques questions supplémentaires auxquelles il avait tenté de répondre sans trop mentir et sans trop en dire, elle avait semblé accepté le fait. Mais c'était aussi rendu plus facile par l'absence de mission à effectuer durant les dernières semaines... Elle n'avait pas encore vraiment pris la mesure de tout ça. Alors, prudemment, il glissa :

- C'est vrai, mais... cela reste encore très... lointain, pour toi. Tu ne sais rien de ce que cela implique dans mon passé...
- Qu'est ce que cela implique, Roman ?
- Beaucoup de souffrances. Et l'habitude, vitale, de les garder secrètes.
- Parle m'en.. Si tu en as l'envie. Je ne peux te forcer..
- Il y a mieux, comme soirée romantique.
- Des soirées romantiques, il y en aura mille. Si tu veux parler, je t'écoute.
- Embrasse-moi, plutôt...
- A vos ordres, mon amour...


Ce baiser fut doux, tendre, passionné; il aurait pu s'éterniser aussi bien que les encourager à s'offrir d'autres plaisirs; mais Roman glissa doucement :

- Voilà qui me plait bien mieux que de ressasser de vieux souvenirs
- Mh... Sans doute. Mais tu sais que le jour où... Je suis là ? Da garan, Roman...


Aelaia l'embrassa à nouveau, avec encore davantage de passion. L'Italien ne savait pas du tout ce que ses derniers mots signifiaient exactement, mais il trouva qu'elle les disait bien, et répondit tendrement à son baiser.

- J'ai vraiment envie de t'avoir près de moi. Pas pour m'écouter m'épancher sur mes vieilles histoires.. Mais juste parce que tu es un soleil.
- Un soleil, rien que ça ?
- Oui. Parce que tu me donnes l'envie d'être heureux; de te voir heureuse.
- Je le suis, grâce à toi, pour toi. Pour nous... Allez, viens. Viens te baigner. Tu me flattes beaucoup trop.
- Parce qu'avec toi, je peux vivre heureux.
- Tu dois. Tu dois vivre heureux, Roman.
- Fais-moi penser à t'épouser, un de ces jours...


Elle délaça sa robe devant lui, lascive, suggestive... Quelques instants plus tard, l'onde noire et tiède cachait leurs corps nus enlacés.
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Roman.

~ Suite ~


Dans l'eau, le couple s'embrassait longuement, débarrassé des regards indiscrets et des nécessités d'une trop réglementaire pudeur dont ils se passaient fort bien en cet instant... Leurs mains s'offraient des caresses qui faisaient écho aux baisers qu'ils partageaient, et un long moment s'écoula avant qu'ils ne parlent à nouveau. Roman, ayant posé son front contre celui d'Ael qu'il tenait enlacée, murmura près de sa bouche :

- Je t'aime...

D'un sourire tendre et complice, la bretonne poursuivit sa phrase :

- ...plus que tout.
- Si je trouve un lutin dans les fourrés... je lui dis de jouer le prêtre ? Je veux t'épouser...
- Maintenant ? Ici, sous la lune ? Nus comme au premier jour ?
- Oui. Dans la nature. Dans le calme... le bruit de l'eau....
- Alors...oui. Roman, oui.


Ils s'embrassèrent encore, passionnément, vêtus seulement des anneaux d'argent qui, de gages factices nécessaires à une mission d'espionnage, étaient devenus des preuves d'amour. Aealaia contempla longuement son amant, les yeux brillants d'un éclat de bonheur, puis lui glissa, l'air taquin :

- Va nous trouver un lutin.
- Il y en a un qui nous observe, là bas... il attend de nous voir faire l'amour... le saligaud.
- Oh, le vilain !
- Sinon, une dryade... La nuit elles sortent taquiner les amants... Et les... favoriser...
- Mmh...Favoriser.. ?
- Le jeter des sorts pour les rendre encore plus amoureux... Leur faire dire n'importe quoi...
- Je crois que tu en as croisé bien avant ce soir, amore...
- Je viens de comprendre... c'est toi, la dryade. La sirène dont le chant fait perdre la tête...
- Tous les maux, pour une seule femme...
- Tous mes bonheurs, en une seule femme.
- Je t'aime, Roman di Medici Corleone...
- Ti amo, Aelig... Demain... nous serons mariés...
- Et je porterai ton nom.. Je serai tout à toi.
- Je suis sûr que trois lutins l'un par dessus l'autre, avec une cape, feront l'affaire comme curé.... Avec des fleurs des champs derrière les oreilles...
- Un merveilleux curé, ya.


Un moment plus tard, ils se blottissaient ensemble à l'abri d'une grande couverture pour se redécouvrir une millième fois et s'aimer encore, sous le regard indifférent d'une lune qui en avait vu bien d'autres.
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