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[RP] "Et le vent du soir emporta des soupirs"

Actarius
Le titre est tiré de la plume d'Emile Zola ("Les Coquillages de M. Chabre").

Ce rp est la suite de "[RP fermé] Vokuhila!*" et demeure fermé.


Requiem Aeternam

La matrice épousa la cire écarlate. Amen ! La grave résolution était désormais scellée. Son regard arpenta une dernière fois les nervures du parchemin, le galbe rougeoyant du Phoenix et de ses lyres, puis se ferma. Son esprit avait déjà disparu... Il avait quitté le Louvre pour rejoindre, non loin la nef centrale de Saint-Germain-l'Auxerrois. Il imaginait en des volutes chimériques, de celles qui partaient invariablement en fumée, cette silhouette sombre, plongée dans la plus profonde des componctions. Il devinait en son délire ce visage d'albâtre virginal aussi fermé que purs étaient ses traits. Délicieuse icône, reposante par son angélique tournure. Avoir donné la parole à une telle créature, lui avoir prêté pareil caractère relevait du péché. Seul le rêve la rendait si douce, seule son absence la rendait si apaisante. Car bientôt...

Kyrie Eleison

"Non, non, demeure encore, ne te dissipe pas, non... laisse-moi ma quiétude. Elle est si rare, si attirante. J'en ai tant besoin", suppliait son for intérieur trop rusé pour ignorer que cette errance se confondrait en un flot nauséeux de questions, qu'elle en serait même la source. Le torrent s'écoulerait creusant sans ménagement la roche d'un coeur endurci par les deuils, puis se jetterait dans une rivière de tourments. Alors suivant son cours, celle-ci se mêlerait bientôt à une mer de tortures qui s'échouerait dans un horizon de culpabilité. "Reste encore un peu...", se répandit une ultime fois ce for. En vain, car le Seigneur ne connaissait point de pitié pour les âmes passionnées.

Dies Irae

Le visage soudain se déforma, abandonna sa sérénité. Le corps lui tressaillit tandis que les yeux se rouvrirent écarquillés, vides de sens, vagues, fols. Il... il la désirait. Mais comment le pouvait-il ? Le monstre s'était réveillé, tout juste éjecté de la tombe de son épouse. Horrible. Impensable. Qu'il fut terrible ce cri muet d'un esprit déjà déchiré par la culpabilité, la colère. Lui, le fidèle époux, l'homme d'une seule femme. Il lutta, puisant dans ses souvenirs les raisons de renier cette nouvelle foi. Mais ce drach, qui embrasait ses entrailles, semblait si puissant. Ne pas faiblir, laisser la rage grandir pour mieux charger ce démon innommable. Trop tard...

Turba Mirum

Déjà résonnaient les cuivres de la défaite, la terrible mélodie d'une bataille perdue, puis les pas lents et résignés d'une fuite impossible vers un refuge inexistant. Tout autour de lui ne subsistait que l'écho des plaintes de l'inéluctabilité, qu'auraient vomies des milliers de gémissants. Certaines, plus graves, lui jetaient en pleine face l'ampleur de sa trahison cependant que d'autres, plus aiguës, lui rappelaient l'horreur de sa retraite. Sa pensée semblait retenue par des millions de mains, elle n'avançait plus, figée dans son ignominie. Dans l'attente de l'insoutenable pesanteur de son être, qui, tout entier lui était douloureux.

Rex Tremendae

Dans un sursaut désespéré, sa pensée s'arracha à ces phalanges. Elle se mit à courir, mais fut bientôt rattrapée par ces mains qui exhibaient le corps mutilé de son aimée, ce corps sur lequel il avait pleuré là-bas sur cette route entre le Bourgogne et le Bourbonnais. Perfides, ces doigts lui exposaient ce cadavre, paraissaient même le porter en triomphe, le couronner sur l'autel de l'infinie souffrance qui la submergeait, cette pensée chancelante, hagarde, atone...

Recordare

Une lueur brilla dans ce regard, elle lui redonna vie. Son visage, son corps recouvra de la contenance. Il se leva même, refusant d'abandonner sa pensée, de s'abandonner à elle. Splendide vestige de ces guerriers antiques, il s'immobilisa face à la fenêtre alors que ses bras se croisèrent machinalement dans son dos. Ses perles de Sienne s'attachèrent à l'envol d'un oiseau, puis se fixèrent sur un arbre dont la forme du tronc le fit glisser vers une souvenance, celle des moments passés, de la tendresse partagée dans l'ombre d'un saule...

Confutatis Maledictis

Le voile mémorial se déchira. Le souvenir passager ne lui rendait que plus insupportable encore ce maudit désir qui l'avait envahi. Après des semaines de mensonges, il l'avait enfin confondu comme un médicastre aurait isolé un symptôme d'un mal incurable. Tout était perdu, la lutte serait vaine. Cette ténébreuse vierge ne le quitterait plus, elle le hanterait encore et encore. Maudite ! Maudite adorée... si blanche, si belle, si désirable... La mélancolie le gagna ajoutant à la profondeur de son angoisse.

Lacrimosa Dies Illa

Il regagna son siège et tâcha de masquer son émoi, les yeux rivés sur le caducée noir. Le cours du temps lui avait échappé, peut-être marchait-elle déjà dans le couloir ? Ce bruissement! Sa robe ? Mais rien... Pathétique spectacle qu'offrit cette scène de ce fier Languedocien dépourvu, dévoré tout autant qu'impatient, grisé. A chaque illusion sonore que lui faisait miroiter sa folie gangréneuse, un frisson lui électrisait l'échine. Là où les armes de la guerre et les perfidies de la politique avaient échoué, le désir que lui inspirait la cardinalice Prinzessin avait triomphé. Le Phoenix était vaincu en ce jour de larmes...

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Ingeburge
Avec lenteur, elle se prosterna à nouveau, jusqu'à ce que son front d'albâtre touchât le dallage pierreux et froid, et elle demeura quelques secondes en cette position, les jambes repliées sous elle, le buste porté en avant et les bras posés sur le côté, psalmodiant en un vague murmure les derniers mots de l'ultime prière de l'office vespéral; le temps n'importait plus, elle était tout à son recueillement et rien vint troubler cet épisode de communion, d'élévation, de fusion. Puis, toujours à la même allure, elle revint finalement sur ses genoux et resta les yeux rivés sur le maître-autel alors qu'éclatait avec force la mélodie argentine des cloches de l'église Saint Germain l'Auxerrois annonçant la fin du service religieux. Autour d'elle, les chantres et les chanoines du chapitre de la paroisse des Rois de France saluaient les fidèles venus assister à l'office, débutaient le rangement du chœur ou devisaient tranquillement entre eux. La duchesse d'Auxerre finit par se relever, achevant de savourer cet instant de rare quiétude qu'elle venait de connaître. Les messes avaient toujours eu le don de l'apaiser et de la rendre à elle-même et celle des vêpres était celle qu'elle appréciait le plus pour sa survenue au terme d'une lourde journée essentiellement dédiée au travail. Et, en cette soirée de juin, jamais elle n'avait autant goûté ce moment entièrement consacré à ses dévotions, jamais elle n'en avait autant approuvé la qualité et la nécessité et cela expliqua le soin qu'elle prit à revenir au présent avec si peu de précipitation. Il lui fallut pourtant remettre le masque coutumier d'indifférence, recouvrer l'habituelle attitude lointaine car venait à elle l'un des ecclésiastiques de la paroisse et si elle redevint elle-même, une part de son être prolongea tout de même l'extase. Une conversation paisible s'engagea au cours de laquelle l'on aborda notamment le trépas du Saint Père dont la nouvelle avait fini par atteindre la capitale du Royaume de France et l'on discuta aussi, car la peine n'était pas la seule matière brûlante, des funérailles et du conclave à venir. Le sujet était pénible à Ingeburge, profondément pénible, mais elle ne dévoila rien du fond de sa pensée tant elle aimait à parler avec des pairs et tant aussi elle craignait que sa tranquillité se retrouvât bien vite balayée si son esprit devait se retrouver inoccupé. Elle prolongea donc l'entretien, à dessein, peu pressée de quitter le refuge qu'était l'église où elle se reposait et de se retrouver au dehors en proie à la réalité et à ce qui devait et serait réglé dans les heures à venir. Mais, en songeant ainsi à ce qui l'attendait, elle causa elle-même la ruine de sa placidité et de son apaisement et alors que son interlocuteur indiquait par le menu le contenu de la lettre de condoléances qui avait été rédigée à l'attention du Sacré Collège des Cardinaux, elle se referma, prisonnière à nouveau de l'agitation qui la tenaillait depuis quelques jours. La lueur de son regard encore habité de la transe qu'elle venait de connaître au cours de ses prières mourut et son corps reposé se tendit à nouveau. Le clerc du reste prenait congé et dès lors qu'il s'éloigna, elle se retrouva en seule compagnie de son malaise.

La nuit tombait au dehors et la luminosité frappant les vitraux en était amoindrie. Il était temps de partir, l'église avait été désertée tant par les fidèles que par ses habituels acteurs, seule demeurait un frère convers chargé de nettoyer les lieux et d'ensuite les clore. Chassée tant par le jour qui déclinait que par cette mise en ordre consécutive à l'office, poussée au dehors aussi par le fait qu'elle tardait à se présenter au rendez-vous qu'elle avait elle-même appelé de ses vœux, elle se résigna à descendre la nef centrale, le regard posé sur les portes qui constituaient son dernier rempart face à l'inéluctable. Parvenue au narthex, elle se tourna vers le chœur et plongea dans une profonde génuflexion, inclinant la tête gravement, avant d'achever malgré elle sa sortie et de mettre le pied sur le parvis. Là, non loin, sa voiture l'attendait et ses gardes aussi. Si elle accepta l'assistance bienvenue des seconds, elle dédaigna la première car elle n'était pas encore prête à arriver au Louvre, c'était trop tôt malgré l'heure tardive, elle devait encore rassembler ses idées et aussi tâcher de calmer la tension qui l'avait envahie. La marche serait donc un bon moyen pour concilier ces deux exigences et puis le Louvre.... c'était juste en face. C'est d'ailleurs ce vers quoi elle regardait présentement, ses prunelles fixées sur la façade est qui se dressait devant elle, observant les toitures ornées de décors se découpant sur le ciel assombri. On lui passa ses gants puis sa mante, déposée sur les épaules; elle en rabattit aussitôt la capuche sur sa tête pour préserver son incognito. Alors, le périple commença. Sous solide escorte, elle déambula dans le quartier ceinturant le palais royal, en longeant le haut mur. Ses pas la portaient sans qu'elle y prêtât attention, elle marchait simplement, par automatisme et par connaissance du chemin, indifférente au spectacle vivant qui l'entourait. C'était vu et revu et ce serait encore là le lendemain, pour sûr, et puis, surtout, quand bien même eût-elle parvenu à fixer son esprit sur les lieux où elle progressait et les personnes y évoluant, qu'elle n'eût rien remarqué ni considéré, toute sa réflexion et toute sa conscience étaient déjà dans l'enceinte du château. Un premier châtelet permettant de passer le mur fut atteint – déjà... avait-elle à ce point progressé diligemment? Etait-il possible qu'elle ait avancé aussi promptement? Il n'y avait pas plus de quelques minutes qu'elle avait quitté Saint Germain l'Auxerrois, elle en était certaine – puis traversé, à contre-cœur. La marche se poursuivit, le long de la façade septentrionale donnant sur la Seine, jusqu'à ce que le second châtelet fut abordé; là, l'accès fut donné sans peine au petit groupe qui parcourut le pont-levis débouchant sur la cour du Louvre. Sans hésiter, la Prinzessin et ses hommes tournèrent ensuite autour du donjon central – la Grosse Tour – pour atteindre le logis où la Maison Royale avait pris ses quartiers.

De quelques mots, Ingeburge donna congé à ses gardes, leur demandant de l'attendre dans la cour car désormais, rien ne pourrait lui arriver, elle était en sécurité, et, alors qu'elle en faisait ainsi part aux Morvandiaux, elle douta tout d'un coup du bien-fondé de ses affirmations, pressentant avec appréhension que si nul ne s'en prendrait à elle physiquement dans les couloirs, elle ne pouvait être assurée que tout irait bien quand elle serait face à... lui. Quelques paroles furent échangées, de son côté, avec un entrain forcé et elle se décida finalement à entrer dans le corps de logis. L'escalier desservant les étages fut gravi, lentement, et elle ne put s'empêcher de songer qu'elle était pareille à un condamné grimpant les marches menant à la potence et gênée par cette comparaison, elle ne put éviter de se gourmander; cet entretien, c'est elle qui l'avait voulu, nulle convocation, nulle sommation ne lui avait été adressée. Une lettre était partie en ce sens, une réponse, courte, brève, lui avait été portée en retour et après quelques atermoiements, la date et l'heure du rendez-vous avaient été finalement fixées. Aujourd'hui, dans quelques minutes, maintenant. Sa progression marqua un temps d'arrêt et haletante sans qu'elle eut accompli des efforts expliquant cet essoufflement, elle s'appuya contre le mur, essayant d'y trouver un appui salvateur en prenant brutalement conscience de l'imminence de la confrontation. Elle était là parce qu'elle l'avait demandé, pourquoi donc cette crainte paralysante? C'était par son désir qu'elle le verrait en tête-à-tête, elle qui avait tenté de ne jamais se retrouver seule avec lui depuis qu'avait commencé cette folle période durant laquelle ils auditionneraient, ensemble, les candidats au poste de Maître des Cérémonies. Alors, pourquoi cette timidité soudaine alors que ce désir était issu de la résolution qu'elle avait finalement prise? Rien en ses plans, elle le croyait en tous les cas, n'avait changé parmi depuis qu'elle avait sollicité une entrevue, elle était toujours aussi sûre d'elle quant à son avenir au sein de la Maison Royale et c'est ce qu'elle venait faire savoir. Sauf que – et cette hésitation lui fut un nouveau coup – sauf que quelque chose avait varié, elle en était persuadée, et elle n'avait pas besoin de s'interroger sur la date de cette évolution, elle le savait tant elle avait retourné la question en tous sens. Ce n'était pas depuis Vincennes même si ce qui avait été dit et perçu l'avait plongée dans une gêne profonde, ce n'était pas depuis Vincennes même si cela n'avait constitué un nouveau pallier car en fait, ce n'était qu'une redite ce qui était survenu ici-même, au Louvre, quand elle avait fait part de sa démission et qui sur l'instant, ne l'avait que superficiellement interpelée. Quelque chose avait de toute évidence dévié en leurs rapports et le fait lui avait sauté à la figure, avec fracas. Il y avait eu ces quelques mots égarés alors qu'il lui faisait part de l'importance qu'elle avait à ses yeux au sein de l'office et il y avait eu aussi les autres, tout aussi perdus, alors qu'il l'avait salué dans le salon de plein air vincennois; par deux fois, elle avait estimé qu'il était sorti du cadre de ses fonctions alors qu'ils ne se fréquentaient pas en dehors de l'exercice de leurs charges respectives et par deux fois, elle en était restée frappée, considérant ces saillies comme incongrues et inopportunes. Mais ces mêmes sorties – cela, elle se refusait à l'admettre – avait également motivé l'envoi de sa missive, il lui fallait comprendre les raisons de ces phrases qui détonnaient tant à ses yeux et la jetaient dans un trouble qu'elle ne souhaitait définir.

Il ne restait guère de distance à parcourir pour atteindre la pièce où il se trouvait, elle le savait et, irrésistiblement attirée, alors qu'elle voulait dans le même temps s'enfuir et tirer un trait sur l'ensemble des événements survenus, elle avança, ses pieds obéissant à l'élan qu'aurait voulu réprimer sa raison. Elle n'avait pas idée de ce qui découlerait de la discussion qui s'annonçait mais elle avait la certitude qu'elle n'en sortirait pas indemne et son désir de savoir malgré les risques, son envie de l'entendre malgré les aléas balaya ses dernières tergiversations. Différer, reculer, n'apporterait rien de bon et n'engendrerait qu'une aggravation des blessures alors, quitte à souffrir, autant endurer la douleur en toute connaissance de cause. Elle avança encore et l'huissier de faction se redressa à son approche. A celui-ci, elle montra son visage en parti dissimulé et murmura qu'étant attendue, nul besoin n'était de l'annoncer. L'homme, après s'être incliné, poussa le vantail et la duchesse d'Auxerre, avalant une large goulée d'air, pénétra dans la tanière du Phœnix. La porte se referma dans un bruit sourd, pareil à celui d'un tombeau que l'on clôt et elle en demeura un instant saisie, ne parvenant qu'à grand peine à délaisser la poignée des yeux. Continuant ensuite sur la lancée de ses efforts, elle se reprit, non sans avoir à nouveau respiré profondément et elle pénétra plus avant dans la pièce, tout en ôtant de ses mains gantées la capuche de sa mante. Ce qu'elle vit en premier, ce fut lui, cet homme dont la présence lui était devenue pesante du fait de leurs rapports détériorés, cet homme qui parvenait par sa seule arrivée à la rendre nerveuse, cet homme qu'elle ne connaissait pas et qui lui était, en quelque sorte, malgré cette méconnaissance, familier. Il était aussi celui qui tenait son destin entre ses mains brunes, ce destin matérialisé par un caducée qu'elle avait arboré avec fierté et qui avait déserté ses pensées désormais envahies par l'attitude déroutante de celui à qui elle l'avait rendu. Ce bâton de charge, c'était – elle y croyait dur comme fer – la raison de sa présence et elle examina quelques secondes l'objet précieux, voulant se persuader que c'était là la seule raison de son apparition en cet endroit. Alors, dans un souffle, pour rompre le silence et la tension en suintant, elle dit simplement, comme pour s'en convaincre elle-même :

— Je suis venue.

Quelques secondes d'attention pour le caducée, guère plus, car à nouveau, de ses prunelles opalines et insondables, elle le fixait.

Lui.

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Actarius
La porte se ferma en un bruit sourd... son regard de Sienne s'abandonna à cette silhouette tout d'abord. Il en caressa le galbe avec pudeur, avec timidité, presque honteux d'errer en pareille contemplation. Mais il l'avait compris, rien ne serait plus pareil désormais. Il avait compris. Et cette femme qui virevoltait lentement jusqu'à lui faire face... jusqu'à l'éblouir de ses opales, jusqu'à l'y piéger. Sombrer corps et âme ? Jamais. Il n'était pas passé par le sang et la guerre pour ne pas lutter, quand bien même son coeur désolé lui insufflait déjà l'amertume de la défaite au fond de la gorge. Courageuse, elle osa, elle brisa la pesanteur de trois mots.

"Je suis venue"...

Le Vicomte se leva sans crier gare et emplit deux de ces verres, qu'ils avaient fait venir de Venise, d'un nectar, dont elle devinerait bien vite la teneur à cet arôme épicé. La forcer à boire ? Non. Gagner du temps, gagner du temps à tout prix sans avoir à affronter ces yeux qu'il sentait sur lui. Les prémices n'étaient pas encore lancées que déjà il fuyait. Trois mots avaient suffi. Elle était venue. Evidemment, forcément, il ne pouvait en être autrement tant cette femme incarnait l'impossibilité d'un accroc, d'un retard, d'un contretemps. Cette évidence qu'elle lui avait jetée en pâture ne lui correspondait pas, elle épousait plutôt la forme de l'aveu. Un aveu d'humanité, un aveu amical, familier, loin de la salutation froide et formelle à laquelle le Phoenix s'était préparé. Etait-ce une épreuve si terrible que d'avoir franchi ce seuil, terrible au point de se confondre d'emblée en le soulignant d'une surprenante évidence ? Et si elle était aussi troublée que lui ? L'idée lui traversa l'esprit tandis qu'il lui tendit le verre. Alors seulement, son accent d'oc résonna en un flot aussi paisible que distant. La distance, l'étiquette, la courtoisie, voilà tous les échappatoires qui lui restaient encore. Car déjà son envie de lutter l'avait quitté, sous les assauts du simple "si" qui avait jailli de son esprit tourmenté. Le "si" signifiait "peut-être", le "peut-être" relevait de l'espérance et cette espérance-là, à peine effleurée par ses pensées, avait anéanti toutes velléités de résister.


Les épices de l'hypocras chassent le sommeil, glissa-t-il en reprenant place et en invitant son hôte à faire de même. J'en bois chaque soir un verre afin de retarder le supplice de fermer les yeux. Et comment pouvait-il en être autrement pour cet homme ravagé par la mortelle épidémie qui emportait les êtres si chers à son coeur les uns après les autres ? De ses nuits ne lui demeuraient en tête que les horreurs méphitiques disséminées dans ses cauchemars. Il se réveillait épuisé, transpirant, tourmenté et ne tardait pas à s'enfouir sous le travail pour oublier et vivre un peu, peut-être, en attendant le crépuscule suivant. Le visage froid qu'il voulait lui opposer dans ses plus fines stratégies, paraissait las. Pourtant subsistait cette lueur, cette espérance dans ses iris d'ocre brûlé. Il ne cachait plus, il ne jouait plus, il ne lambinait plus, il était lui: un homme harassé par ses fonctions, fatigué par ses deuils, mais affable, amical et depuis quelques instants, depuis ce "Je suis venue" posé comme une réponse à son attente insensée d'un renouveau dans son existence, espérant.
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Ingeburge
Et tandis qu'elle l'observait de ses yeux pâles, il y eut comme un regret qui commença de sourdre en elle, regret d'avoir laissé échappé ces trois mots-là, regret de n'avoir pas su trouver une autre entrée en matière. C'était bête à la fin de perdre ainsi ses moyens, elle n'était plus une enfant, elle savait faire face et c'était d'autant plus idiot qu'elle estimait que rien ne le justifiait, rien ne serait-ce que cette sensation de malaise dans laquelle elle était engluée et qu'elle finirait par surmonter quand elle s'y attellerait réellement, car c'est qu'elle n'avait pas agi pour que cela cesse, non?

Il se leva et elle abandonna là ses interrogations, craignant maintenant ce qu'il pourrait faire, désireuse de l'entendre tout en redoutant de percevoir cette voix à l'accent chantant et aux inflexions chaleureuses. Elle ne comprit d'abord pas ce qu'il fabriquait alors que depuis qu'elle s'était tournée vers lui, elle ne l'avait pas quitté des yeux et c'est quand il s'approcha d'elle, verres à la main, qu'elle le put. Elle accepta sans mot dire et sans tarder le hanap proposé, le saisissant de ses doigts gantés et n'osant pas le refuser de peur d'aggraver la tension les environnant tous deux. Elle ne boirait pas car elle ne buvait pas le soir. Après les vêpres, elle ne consommait plus rien qui fut solide ou liquide, hormis une tisane quand cela s'imposait. Il lui arrivait bien de faire quelques écarts, pour le plaisir mais là, en cette soirée, en ces conditions... en sa compagnie, elle pressentait que cela se révèlerait peu raisonnable. Du reste, depuis le début de la semaine, cette fameuse semaine qui les avait déjà vu recevoir tour à tour quatre candidats, elle s'était astreinte à une discipline de fer, rendant plus contraignantes encore ses habitudes de vie. Et puis, il y avait ce souvenir d'une veillée morose qui s'imposa à elle, celle où égarée, elle avait bu plus que de raison; Kreuz débarqué à Carpentras à l'improviste l'avait sévèrement tancée et la leçon l'avait d'autant plus souffletée de son âpreté qu'elle émanait de ce mentor avec lequel elle s'était brouillée.

Le récipient fut posé en un coin alors qu'il commençait enfin à parler et elle s'assit comme il le lui proposait, après qu'elle se fût débarrassée de la mante qui l'habillait encore. S'installant en prenant garde à ne pas froisser sa cottardie de taffetas noir boutonnée du col s'arrondissant autour du cou à la ceinture qui enserrait sa taille, elle passa sa longue natte torsadée sur l'une de ses épaules, les yeux toujours rivés sur le liquide ambré. Puis, alors qu'elle entreprenait de se déganter avec lenteur, mettant au jour ses mains blanches aux doigt tous ornés de bagues, il la prit par surprise, lançant une autre phrase qu'elle crut tout d'abord avoir rêvée. Le mot « supplice » lui fit relever les yeux et elle le contempla, les sourcils légèrement froncés. C'était cela – juste cela et tellement cela – qui était déroutant chez lui et qui arrivait de temps à autre, c'était cela, ces saillies laissant entrevoir, comme à Vincennes, ses élans folâtres ou comme ici, une part d'un désarroi qu'elle ne s'était que récemment expliqué. Elle avait eu vent de la perte qui l'avait affecté plus tôt dans l'année, cette perte dont il ne lui avait jamais parlé; pourquoi d'ailleurs l'aurait-il fait? Ni amis, ni connaissances, simplement camarades au sein d'un Grand Office Royal. Alors, que voyait-il en elle pour agir ainsi en sa présence et se laisser aller à de tels aveux?

Ses prunelles quittèrent le visage du Languedocien pour se poser sur ses mains à elle et accrocher ainsi le saphir cardinalice. Elle ne s'attarda guère sur les paroles prononcées, s'attachant plutôt à en comprendre les raisons. Pourquoi? Et pourquoi à elle? Elle ne lui était rien et assurée de ce fait, elle fut tentée de passer outre, agacée soudain du rôle qu'elle imaginait lui être échu maintenant qu'elle fixait le saphir symbolisant sa dignité. Elle n'avait nulle envie d'entendre une confession, elle le faisait déjà bien assez par ailleurs et elle ne s'était pas déplacée pour cette raison. Lui aurait-il demandé qu'elle aurait refusé et elle était maintenant encline à penser que là était la source de la gêne, que là résidait l'origine du malaise, désireuse qu'elle était de mettre des mots sur cette hostilité qui présidait désormais à leurs rapports; il avait besoin de parler, de se confier et qui mieux qu'un pasteur pourrait être le réceptacle de ses confidences? Piquée et ne cachant rien de sa mortification, elle le regarda à nouveau, les prunelles frondeuses comme lors de leur première altercation, prête à mettre l'épée au clair alors qu'elle était venue dans l'espoir de déposer les armes. Et, elle les déposa, de fait, car il lui montrait là un visage qu'elle ne lui avait jamais encore vu et elle en resta saisie, sentant ses préventions céder l'une après l'autre. Nul sarcasme, nulle remarque acrimonieuse ne vinrent franchir la barrière devenue hermétique de ses lèvres au doux incarnat et elle se résigna à l'écouter, ne pouvant faire autrement, n'ayant jamais su, avant même de devenir clerc, refuser de prêter une oreille attentive à quiconque la solliciterait. Elle ne dit rien, attendant qu'il continuât, qu'il parlât encore elle qui avait tant frémi de l'entendre et elle mit à profit cette pause pour tâcher de se remettre, marquée par cet air qu'il arborait maintenant et secouée par le parallèle qu'elle pouvait établir avec l'altercation passée, celle où il avait déjà laissé fuir quelques propos incongrus et troublants.

Mais rien ne vint et cela ajouta au bouleversement qui était en train de se jouer en elle. Visiblement, lui aussi attendait quelque chose et cela devait venir d'elle puisqu'il s'obstinait à se taire et à l'observer d'un air tout à la fois épuisé et bienveillant. Les secondes s'égrenèrent, traîtresses, et elle ne savait toujours que faire, cherchant à trouver ce qu'il convenait de dire et à se remémorer ce qu'elle servait naturellement à ces fidèles qui ne lui étaient rien de plus que des paroissiens, de vagues connaissances pour lesquelles elle entretenait toujours des sentiments charitables mais auxquelles elle ne s'attachait pas. Etrangement, le flot de son inspiration et de sa volubilité en pareille matière s'était tari et elle demeurait mutique, insondable, aussi silencieuse et mystérieuse qu'elle était égarée. Elle se repassa alors les quelques mots, si simples, si banals qu'il lui avait adressés et revenant au sens premier, refusant malgré le ramollissement qui la guettait, de vouloir en découvrir le sens caché, elle déclara d'une voix toujours aussi timide :

— Certes, ce breuvage remplira tout à fait la mission que vous lui avez assignée. Mais, permettez-moi de vous indiquer, Votre Seigneurie, qu'il existe des personnes prêtes à vous aider, à vous assister, ces mêmes personnes qui ont besoin de vous savoir reposé et dispos; ne négligez donc pas la trêve nocturne, elle peut être bienfaisante.
La parole, soudain, lui était revenue, et c'est plus naturellement qu'elle ajouta :
— Je fais partie de ces personnes, Votre Seigneurie, c'est d'ailleurs pour cela que...
Une courte pause se glissa, revivifiante, avant la suite :
— ... je suis venue.

Encore ces trois mots, ceux par lesquels elle s'était présentée, ces trois mots qu'elle avait tour à tout envoyés et regrettés et qu'elle répétait présentement. Nulle contrition cette fois-ci, juste une franche et belle honnêteté qui s'exprima à nouveau, quand elle dit encore, soucieuse de se montrer plus claire :
— Je reste aux Cérémonies.
Et pas plus qu'il n'y eut de remord, il n'y eut ni calcul ni artifice, même si cette affirmation lui permettait de revenir dans le cadre strict et sécurisant de leurs rapports en tant qu'officiers royaux dévoués à leur charge.
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Actarius
S'il avait été une flamme, il aurait assurément vacillé en cet instant. Mais le Phoenix n'avait rien d'une faible flamme, il était brasier, feu de fierté et âtre de désir. La répartie ramena son espoir insensé à une réalité fonctionnelle, professionnelle et si agaçante qu'un rictus sciemment consenti trahit son irritation. Le masque tombait enfin. Jusque alors, il avait su dissimuler le plus souvent la contrariété quasi systématique que lui provoquait la froideur de cette cardinalice nymphe si diablement envoûtante. Il s'était parfois surpris à de la lassitude, l'avait laissé paraître à quelques rares occasions, mais une barrière avait subsisté encore et encore. La boiserie de cette entrave venait cependant de se consumer. Un froncement de sourcils, un soupir et un geste nonchalant pour pousser le caducée un peu plus proche de l'inflexible Prinzessin.

Reprenez ce qui est à vous Votre Altesse... A ces paroles neutres succéda un éphémère silence qui fut soudainement rompu par l'écho fragile du verre, reposé sur la table. Une gorgée de courage pour un Vicomte désarmé, dont le regard demeurait irrémédiablement plongé dans les opales "adverses". Sa décision, son intuition la lui avait dictée avant même qu'elle ne fut prise. Envers et contre tout, elle avait résisté supportant le poids de sa charge, de ses obligations sans une fois faiblir. Ce n'était certainement pas pour quitter une fonction de cette manière. Mais le Languedocien ne comptait pas en rester à cela. Plus que jamais il voulait briser la glace, ou plus précisément la faire fondre. Je n'ai jamais encore été confronté à une personne telle que vous. Il sourit alors, il sourit de lui-même, de son approche maladroite, mais prononcée avec un ton si solennel que l'alchimie produite relevait du ridicule absolu. Ces quelques syllabes opérèrent une véritable métamorphose, l'agacement, la lassitude s'étaient effacés sous les assauts d'un enthousiasme, d'une folle espérance qui sillonnaient à nouveau les entrailles euphoriques. J'ai affronté des regards durs, aussi rudes que l'hiver gévaudanais, des regards hypocrites, condescendants, décidés, fiers, attristés, alarmés, fous, abandonnés, désertiques, désolés, envoûtants, aimants, passionnés, respectueux, serviles, mauvais, généreux, rieurs, énigmatiques... Mais aucun ne m'a mis, ne me met aussi mal à l'aise, ne me pèse autant que le vôtre. Le ton avait épousé une forme de légèreté aussi soudaine qu'inattendue, tandis que le sourire persistait sur ce faciès désormais détendu. Votre présence seule est un objet de trouble. J'ai cherché, croyez-moi, j'ai cherché à comprendre le pourquoi... et je pense l'avoir trouvé. Le Pair avait poursuivi sa "déclaration" inopinée. Chaque mot était un pas de plus vers la libération. Il sentait son mal être s'évaporer au fur et à mesure. Accepter l'évidence, l'avouer le soulageait, lui prêtait une soudaine assurance.

Pas un instant, il ne réfléchit aux conséquences de ce qu'il allait dire et faire. Pas un instant, il ne songea à l'incongruité de suivre pareille voie face à un Cardinal, face à cet Iceberg égaré dans ce cabinet du Louvre. Non, le Coeur d'Oc ne pensait plus, il avançait à l'instinct, il s'abandonnait corps et âme. Aérien, il s'abandonnait comme un rapace se serait laissé porter par les courants zéphyriens. Convaincu, il s'abandonnait avec une vigueur improbable. Résigné, il s'abandonnait sciemment. Il volait, il brûlait et se leva. Il contourna la table de travail et approcha de la roche bourguignonne, tendant finalement avec grâce sa main droite...
Ce "pourquoi" Votre Altesse que j'ai mis tant de temps à comprendre, à m'avouer , reprit-il. C'est que je vous trouve belle, irrésistiblement belle et que j'ai terriblement envie de vous embrasser... Cette main que je vous offre peut vous aider à vous lever et vous raccompagner jusqu'à la porte ou vous attirer à moi. Folie ! Il en avait tous les symptômes et pourtant cette lucidité, cet aplomb dans cette "Terre de Sienne" brûlant de désir. Lui qui jamais encore n'avait revêtu le rôle du charmeur, lui l'homme d'une seule femme, le veuf, s'ouvrait à un horizon d'inconnu. Pauvre homme...
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Ingeburge
... et pauvre femme. En peu de temps, elle venait de connaître l'appréhension, la fébrilité, la crainte, pour ensuite expérimenter le calme et l'apaisement consécutifs à ses explications et voilà maintenant qu'elle était quelque peu rassérénée, elle se voyait précipitée dans le désarroi le plus grand, l'égarement le plus total.

Tout avait pourtant bien débuté, aussi bien qu'elle l'eût voulu et aussi bien au final qu'elle ne l'eût espéré car ils parvenaient à se parler même si ce n'était que pour échanger des paroles décousues, empruntées. Puis, ne venait-il pas de lui restituer son caducée, cet objet adoré qu'elle lui avait laissé, ne venait-il pas de lui signifier ainsi son accord, ne venait-il pas de tracer un trait sur les événements passés et d'accepter son retour plein et entier? Fixée sur le bâton de charge, elle n'avait pas vu l'agacement, la contrariété soudaine qui avaient déformé les traits du Phœnix à la confirmation qu'elle lui avait faite de son souhait de rester aux Cérémonies. Ce fut le fracas du verre contre le bois de la table qui lui fit relever les yeux et elle vit qu'il la regardait. Pressentant qu'il ajouterait quelque chose à cette phrase dont elle appréciait la signification pour ce qu'elle allait dans le sens du geste qu'il avait eu pour pousser vers elle caducée, elle attendit, désireuse au fond qu'il parlât encore et qu'il scellât ainsi de mots supplémentaires leurs retrouvailles. Elle était donc là, pleine de sa confiance retrouvée, délaissant sans effort les doutes des semaines passées, les questionnements que son sentiment de malaise avait suscités et elle guettait les paroles suivantes.

Celles-ci vinrent, finalement, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elles furent des plus surprenantes. Point de projet pour les cérémonies, point de rendez-vous pour l'avenir, point d'évocation des entretiens déjà menés avec les candidats à la charge de Maître des Cérémonies, il parla juste d'elle et de ce qu'elle laissait transparaître selon lui. Mais où voulait-il donc en venir? Elle ne comprenait pas et elle ne comprenait d'autant moins qu'il souriait, redevenant ce vicomte du Tournel qu'elle avait rencontré quelques mois plus tôt. Mais était-ce donc une critique? Etait-ce donc le moyen qu'il avait trouvé là pour solder le contentieux subsistant entre eux? Rien ne lui paraissait normal mais elle s'accrochait au caducée rendu et à cet air détendu qu'il arborait désormais. Elle l'observait donc, intriguée, et elle l'écouta tout autant; et l'intensité de son regard s'accrut quand il finit par avouer qu'il savait pourquoi rien n'allait plus entre eux deux. Ce qu'elle ressentit au moment où il dévoila qu'il avait mis le doigt sur les causes de leur mésentente... comme la confiance l'avait envahie, la tranquillité l'emplit, il savait! Alors oui, il abordait la chose d'une bien étrange manière, mais il savait! Son air était aussi déconcertant que ses façons, mais au diable, les apparences, il savait! Et qu'importait qu'il se levât soudainement, sans aucune raison, car il savait! Et elle pourrait même tolérer qu'il s'approchât d'elle, alors qu'elle tenait à ce que personne ne le fît, comme il le faisait maintenant puisqu'il savait! Tout s'effaçait devant cette certitude, tout disparaissait face à cette assurance, tout était emporté par cette conviction... il savait. Et de ce savoir découlerait cet avant qu'elle avait craint de perdre quand il avait été nommé Grand Chambellan, de ce savoir renaîtrait l'atmosphère et l'entente rémoises, ce serait le retour de leur pleine accordance. Il savait et en faisait état, tout irait bien dorénavant; il savait et il lui expliquerait, tout irait mieux désormais. Il pouvait bien sourire ainsi, être aussi enthousiaste, il pouvait bien se lever, s'approcher, il savait et le reste n'était que détail. Et c'est habitée par cette croyance, cette foi, qu'elle le regardait intensément, pleine d'espérance, ignorant cette main qui se tendait vers elle, attendant qu'il s'expliquât, apertement.

Et il le fit, Dieu du ciel, il le fit, il parla, il s'exprima, il se confia et elle en souffrit mille morts. Un à un, ses espoirs cédèrent, une à une, ses chimères s'évaporèrent car ce qu'il dit, c'était bien la dernière chose qu'elle aurait imaginé venir de lui. Chaque mot la transperça de son acuité, de sa limpidité et cet enchaînement de termes simples et anodins qui mis bout à bout se révélaient redoutables apâlit soudain et davantage son visage alabastrin. Sa respiration se coupa et ses membres se roidirent et du marbre dont sa peau avait l'apparence, elle prit la consistance. Du libérateur espéré et entrevu, Actarius s'était fait l'inattendu bourreau. Durant quelques secondes, respiration suspendue, yeux agrandis d'étonnement incrédule, elle ne vécut plus, et dans un tourbillon, elle vit ce qui faisait une partie de son existence s'effondrer, elle mesura en un bref laps de temps ce qu'elle venait de perdre. Ce fut le vertige provoqué par le sentiment d'anéantissement qui la rappela de fait à la vie; et elle y revint, anhélant, maintenant que l'oxygène était revenu en ses poumons. Avec ce retour, la clairvoyance de ce qu'elle avait perdu s'estompa comme s'atténua tout à fait la vive émotion qui s'était emparée de ses traits, les rendant plus doux et plus accessibles. Elle baissa les yeux, désamparée.

C'est alors qu'elle la vit cette main offerte, cette main qui était le prolongement et l'expression de l'aveu, cette main l'appelant... mais à quoi? Seule la chaleur en émanant lui fut perceptible et gênée soudain par l'ardeur de cette main tendue, symbole et résumé de ce qu'il avait oser lui démasquer, elle recula son siège, ne supportant plus cette proximité qu'il lui avait imposée et qui durant quelques secondes, lui avait été inexplicablement tolérable. Ce fut d'ailleurs cela plus que le reste, ce fut ce paradoxe inusité, elle qui ne pouvait souffrir qu'on la côtoyât, qui la poussa à lâcher cette phrase algide :

— Je maintiens, Monsieur; l'alcool, le soir, ne vous réussit pas.

Il fallait mettre de la distance entre eux et la sentence avait délibérément été formulée puisque la duchesse d'Auxerre recouvrait ses moyens, n'ayant cure de tout ce qu'il y avait d'insultant pour lui dans ce qu'elle venait de lancer d'une voix fraîche, le constat étant à la hauteur de l'outrage qu'elle estimait avoir subi. Et puis, elle y croyait, elle n'avait aucune raison de tenir sa langue. Il avait bu devant elle, n'avait pas plus caché ses habitudes en la matière, se laissant aller à des confidences et avouant qu'il buvait pour repousser le sommeil; il avait certainement commencé avant son arrivée, elle ne pouvait savoir à quel point il était gris avant même qu'elle n'entrât. Et puis, ce drôle d'air, ce regard fou... l'ivresse pouvait les expliquer et à vrai dire, elle ne voyait pas d'autre motif à ce comportement déroutant. Elle eût été bien folle de songer qu'il y avait la moindre once de vérité dans ses propos, elle n'y pensa à vrai dire même pas, compte tenu de ce qu'elle représentait et de ce qu'elle croyait savoir de lui. Et la proposition lui revenait avec clarté sans qu'elle y vît autre chose que la manifestation d'une déroute causée par l'hypocras, le harassement, la peine aussi, il était seul au faîte de la Maison Royale, il était certainement seul aussi, dans sa vie; c'était à elle qu'il avait osé faire une déclaration qui n'était rien d'autre que le délire d'un homme alcoolisé et esseulé, elle eût pu être une autre qu'il n'eût pas agi différemment. Si l'offre soumise l'avait d'abord saisie par surprise, elle ne faisait maintenant que renforcer sa froideur et affermir sa détermination à ne pas prendre en compte cette saillie. Le visage obstinément baissé vers ses mains posées en son giron, elle ajouta :
— Je vais oublier ce que je viens d'entendre, et vous l'oublierez aussi. Nous connaissons une période délicate et éprouvante et ce genre de situation engendre bien souvent fatigue et confusion. Après une bonne nuit de sommeil il n'y paraîtra plus. Oui, vous oublierez, je n'en doute nullement.

Ses yeux opalins accrochèrent le verre du vicomte, d'un air entendu, les vapeurs de l'alcool dissipées, il ne se souviendrait pas. Et pour donner plus de poids à ses assertions, elle osa derechef le regarder, maintenant qu'elle était à nouveau enveloppée de son voile d'indifférence affichée et que le rythme de son cœur s'était alenti. Elle ajouta :
— Quant à moi, je vous promets que lorsque nous nous reverrons, nul trouble de ma part ne viendra entacher nos rapports et rien dans mon comportement ne laissera entendre que j'ai donné crédit à vos propos.

Pourtant, elle ne put plus longuement soutenir son regard, toujours éprouvée bien que redevenue glacée. C'est que maintenant que sa raison avait repris le dessus et qu'elle pouvait analyser les événements à l'aune de son pragmatisme, elle se rappelait l'altercation au Louvre, elle se souvenait de Vincennes, elle se remémorait les entretiens avec Alinea, Ophelya, Lyonis, Akane et elle peinait à croire qu'il fût pris à chaque fois de boisson. Il lui semblait que cette lueur qui habitait désormais le regard fou du Phœnix lui était déjà, ne serait-ce que furtivement, apparue, sans qu'elle pût, sur le moment, la définir.

Un soupir gonfla sa poitrine; à nouveau, c'était l'incertitude, une fois de plus, la fragilité d'une relation qui lui était importante lui apparaissait et elle était véritablement effrayée à l'idée de s'aberrer.

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Actarius
La main demeura tendue, le sourire perdura aussi sûrement que des falaises auraient survécu à l'assaut incessant de vagues tempétueuses. Son regard caressait sa chevelure, épousait ses courbes raidies, appelait le sien avec une flamme tout juste maîtrisable. Mais ses opales se refusaient à lui, elles le fuyaient avec une constance qui confinait à l'acharnement. De cette main, il aurait pu la saisir, user de sa force et sans peine aurait-il triomphé de sa résistance. Déjà il regrettait d'avoir offert un choix. De ses lèvres baignées encore de l'intrépide mordant de ces paroles irrémédiablement fraîches, il ne se contenterait plus d'une fade négation. Ces mots n'avaient d'ailleurs rien d'un non, d'un refus... ces mots niaient la situation et trahissaient la perdition, leur écho rappelait le chant du cygne. Fier comme Achille, le Vicomte aurait pu retirer sa main, il n'en fit rien. égaré par une obstination digne d'un Ménélas. Sans doute avait-elle cru le repousser, le blesser par ses traits, elle n'en avait qu'attisé le feu brûlant. Le Phoenix rayonnait, il éclipsait de sa lumière, de son enthousiasme, de son sillage doré le marbre qu'on lui opposait. Intouchable, invincible, son aura grandissait par delà ses valeurs les plus profondément ancrées, au-delà de ses horizons échancrés. Il volait affranchi de toute limite et en cette nuit il ne se poserait plus que sur le dos d'albâtre d'une Sélène désolée ou sur l'arbre céleste du paradis ensoleillé. Il n'entendait plus que la violence de son désir, n'aspirait plus qu'à se perdre dans ses soupirs, qu'à errer dans ses iris jusqu'à la fin des temps. La moindre parcelle de son être contradictoire la voulait, elle et nulle autre. Car ce désir n'était pas de ceux qui s'assouvissaient dans les bordels, il se cristallisait en un seul et même ténébreux diamant.

Ingeburge... Il osa là où même un fou se serait tu. L'audace, l'audace encore, l'audace toujours, aussi persistante que celle qui l'animait sur les champs ensanglantés des batailles. Abandonnez-moi vos yeux et vous verrez dans mon regard ce qu'il en est de mon ivresse. Et cette main toujours tendue vers l'impossible, vers l'inaccessible étoile. Car en cette soirée, l'astre cardinal n'avait jamais été aussi splendide. L'euphorique Grand Chambellan n'observait plus, il contemplait. Il n'existait plus, il vivait, enfin réveillé de ses tourments et de ses cauchemars. Prenez cette main, laissez-la vous emporter vers moi... Il ne suppliait, ni n'ordonnait, il tentait simplement, âcrement, annihilant en quelques mots son ultime échappatoire.

Loin le deuil, la peine et la solitude ! L'é-Pair-du chargeait tête baissée sur le premier front de sa destinée et s'obstinait dans son abandon avec une assurance telle qu'un ivrogne n'aurait pu s'y essayer. Elle, elle, elle, dans la moindre de ses expirations offusquées, dans le plus secret de ses soupirs, dans le plus imperceptible de ses gestes. Il la ressentait, il la désirait avec plus d'ardeur encore, consumé par sa glaciale beauté. Et cet impossible aplomb, qu'elle pouvait en être l'intarissable source, si ce n'était la certitude absolue que peut-être, que l'espoir, la vérité si longtemps niée pourraient se conjuguer en un baiser plus que parfait. Et cet invariable sourire, et ce regard possédé...

Bien des mots auraient dû franchir la barrière de ses lèvres, pourtant il ne parlait plus et à quoi bon ? Quels syllabes, quels vers mêmes auraient pu exprimer avec tant d'éclat ce que son corps criait, ce que ses perles de Sienne hurlaient. Sauvage, il se contenait pourtant. Car ce n'est pas une victime qu'il voulait, pas plus qu'une miséricordieuse. Non, il la voulait telle qu'elle était, hivernale et farouche. Si une once de raison avait survécu à son emportement, sans doute aurait-il retiré cette main. Mais paradoxalement, cet égarement total lui donnait une pureté sans commune mesure. Pareil au Phoenix, il renaissait à la vie. Sur les cendres de sa souffrance avait glissé une larme d'espoir et de là avait pris son envol cet embrasement si essentiellement humain, si inéluctablement humain.

Puis, soudain, alors qu'il restait dans cette posture d'attente, il fut submergé. Son désir ravagea définitivement son âme et déversa, mêlés à son écume, deux mots.
Regarde-moi.
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Ingeburge
Il lui eût suffi de déclarer qu'il n'était pas ivre, il n'avait pas besoin de se conduire ainsi. Constater qu'effectivement, il était en pleine possession de toutes ses facultés était déjà pénible et aggravait son cas car les phrases malheureuses lancées en devenaient plus terribles, plus insultantes; oui, il lui eût suffi de le déclarer, simplement. A vrai dire, elle l'avait su avant même qu'il protestât de cette façon si folâtre de sa sobriété, elle l'avait pressenti mais préférait de loin s'enferrer dans cette croyance bien commode pour expliquer la situation et suffisamment appropriée pour couper court à toute poursuite de la confrontation. Mais saoul, il ne l'était pas et en opposant ses dénégations, il s'aventurait à demeurer enjôleur. De droite à gauche, elle secoua la tête, ne sachant pas trop à quoi elle réagissait, elle la secoua, doucement, et murmura d'une voix rauque :
— Dieu du ciel, vous vous oubliez.

Et il avait continué, inlassable, têtu, et l'appelait maintenant par son prénom. De libérateur espéré il s'était fait l'inattendu bourreau et du bourreau imprévu, il se fit criminel. Ingeburge... les syllabes s'envolèrent et avec celles-ci, les souvenirs et les soupirs. Personne ne s'adressait à elle de cette manière et elle pouvait, avec acuité, entendre les voix de ceux qui en avaient eu le droit – ils étaient tous morts. Sa mère, d'abord, d'une autre façon mais avec son prénom tout de même – Ingeborg... –, avec son délicat accent scandinave. Et une autre mère, supérieure celle-là, quand elle pleurait un exil trop dur à supporter – oh, Ingeburge – cloîtrée qu'elle l'était à l'abbaye de la Celle. Son époux enfin, dans un râle amoureux ou dans un cri de colère – Ingeburge! –, n'ayant jamais su au fond, lui parler autrement qu'avec passion, cet époux pleuré et maudit à la fois dont elle portait encore l'alliance. Et lui, maintenant, vivant se dressant conquérant au milieu des trépassés. Son regard vide erra sur ses bagues mais ne s'attarda pas sur cet anneau de mariage dissimulé par un autre bijou, au chaton imposant. Non, ce qu'elle fixait maintenant, c'était celui qui avait été passé à son annulaire droit. Lentement alors, comme pour le voir mieux, elle ôta ses bagues, une à une – l'alliance, le cadeau de Kreuz, les présents de son mari, les caprices – le cliquetis de l'or sur le bois brisant le silence à intervalles réguliers. Il n'en resta plus qu'une et elle rangea les précieuses merveilles joaillières dans l'aumônière rebrodée qui pendait à la ceinture délinéant élégamment sa taille. Il n'en resta plus qu'une, celle glissée à son annulaire droit et qui brillait d'un éclat bleuté.

Glacée, elle parla finalement :
— Vous voulez que je prenne votre main? Saisissez-vous donc de la mienne et apercevez enfin ce que vous semblez avoir oublié, contemplez ce qui est toujours là et prenez enfin la mesure de votre égarement.

La blanche main, seulement lestée du superbe saphir cardinalice, se tendit impérieuse :
— Oui, attrapez-la donc et agissez comme vous devez le faire. Il n'y a qu'un geste qui vous est permis, un seul, et si vous refusez de l'accomplir, abstenez-vous donc d'en esquisser un autre.
Elle n'avait qu'à la dévoiler pour que tous ploient le genou et puisqu'il se montrait aussi entêté, elle l'eût humilié si elle en avait eu la force, elle l'eût ordonner de s'agenouiller, elle lui eût intimé de lui rendre les seuls hommages qu'elle était en mesure et en droit d'attendre et les seuls qu'il devait lui rendre. Et elle eût pu faire pis, elle eût pu être cruelle et il lui eût suffi, pour cela, de ne jeter qu'un prénom, le seul qu'il aurait dû jamais prononcer. Mais, elle était lasse, fatiguée de tout, fatiguée de lui, fatiguée de leurs rapports et ne trouvait pas les ressources pour repartir au combat; les entretiens l'avaient exténuée, il était en train de l'achever; cette main hautaine constituait sa dernière munition. De plus, à contre-courant de cette colère qu'elle ne pouvait même plus lui jeter à la figure, comme elle l'avait déjà fait, auparavant, elle était aussi pleine d'indulgence, tenant à lui comme à une certitude de son quotidien et égoïste, elle voulait encore qu'il pût reculer et ainsi, se sauver et ne pas sortir de sa vie. Elle lui laissait une chance de se racheter, brandissant l'étendard de sa foi et de sa dignité romaine pour qu'il s'en drapât et se protégeât des pensées déplacées qu'il avait décidé de ne plus taire, lui mettant sous le nez la pierre azurée qui était la manifestation visible de son retrait du monde et de ses renonciations. L'estime et l'affection qu'elle ne parvenait pas à nommer et qu'elle avait pour lui dictaient sa conduite et ce qui faisait le fondement de son sacerdoce aussi, elle était un guide, il était un agneau égaré, elle lui désignerait la voie, bien qu'il lui en coûtât.

La main inhabituellement nue, seulement parée de ce saphir, se fit alors suppliante. Qu'il reconnaisse ses fautes par Dieu, qu'il rende grâce, qu'il fasse acte de contrition pour qu'elle l'absolve; elle ne pourrait pas supporter de continuer ainsi, n'envisageant pas de rester au sein de la Maison Royale avec ce joug dont elle sentait le poids sur ses épaules crispées. Ses traits chavirèrent, comme précédemment quand elle avait recueilli, emplie d'espoir, ses impitoyables explications, et elle demanda d'une voix altérée :

— Pourquoi agissez-vous comme si j'étais digne de recevoir pareil appel? Ne voyez-vous donc pas ce que je suis?

Ce que... pas ce qui, ce que, elle n'était plus une femme, elle avait enseveli cette part de son être sous les voiles et les vœux. La Kölner Dom s'imposa à elle, splendide, elle s'y revit à genoux, devant Inorn, promettant le chaste célibat, anéantissant par son serment la femme qu'elle était, tuant l'épouse, la mère, l'amante, reniant définitivement un corps rejeté de longue date et tout autant caché et exterminant les derniers bribes d'un désir par trop timoré. Et quand bien même elle l'eût encore été cette femme dont il ne persistait que l'enveloppe corporelle, comment pouvait-il? L'indécence de ce début de proposition la souffletait de sa crudité car si elle était bien peu aguerrie sur le chapitre des relations entre les hommes et les femmes, elle se souvenait des assauts de son insatiable époux; elle ne pouvait écarter de son esprit ces hommes qui eux aussi, un jour, l'avaient vue comme un être sexué et ce, sans qu'elle s'en émût et y répondît, se contentant de les repousser de la puissance de sa profession de foi et de la constance de sa froideur; elle avait à l'esprit les confessions des âmes perdues et luxurieuses qui venaient à elle. Un baiser, et puis quoi d'autre ensuite? Un second? Ou un bien un deuxième qui en appellerait de fait un troisième et bien plus encore? Où se plaçait la limite de sa folie? Où se trouvait la frontière de ses envies?

Le tutoiement la heurta également, pour tout ce qu'il comportait de familier, pour tout ce qu'il avait de commun et son orgueil en eût pu être fouetté si en elle avait eu les ressources de protester. Elle en retint pourtant l'atteinte, l'outrage, la salissure mais, harassée, elle voulut simplement le raisonner puisqu'il se montrait résolu à tenir une position qu'il présentait comme sincère et éclairée :

— Et si cet anneau est pour vous perdu, comment osez-vous si peu sacrifier au sens de l'honneur et de la dignité? Vous n'êtes pas cet homme-là, vous respectez bien trop les gens qui vous entourent, vous avez toujours fait montre, à mon endroit, de rectitude et de probité.

Oh, elle se doutait bien de ce qu'il voulait et elle était ébranlée par ses attentes et ce qui se dégageait de lui; il irradiait, littéralement et ce fut comme si, pour la première fois, elle voyait l'être humain en lui et non plus seulement le Grand Officier. Elle voulait pourtant se raccrocher à ce qu'elle pensait savoir de celui que l'on appelait le Magnifique et qui n'avait jamais aussi bien porté son nom, terrible maintenant qu'il ne lui cachait plus rien et elle tenta alors de repousser cette image triomphatrice pour s'arrimer à celle qu'elle avait toujours eu de lui, celle de son honorabilité, de sa révérence, de sa respectabilité et elle tâchait de lui rappeler qu'ils partageaient tous deux des valeurs d'honnêteté, de bonne conduite, de morale malgré la différence de leurs origines, de leurs parcours. Et, déterminée dans sa faiblesse, elle essayait, encore, de le rallier à sa cause :
— Persisterez-vous à en faire fi? Soit. Délaissons cette pourpre que vous dédaignez tout autant que je ne la porte point et regardez-moi, à votre tour, vraiment, regardez-moi, car je refuse que vous portiez atteinte à la seule chose dont je pourrais me glorifier.

Sa main retomba, inerte, symbole de son renoncement et elle demanda :
— Ai-je l'air d'être...
N'osant laisser s'échapper des mots qui la crucifiaient alors qu'elle ne faisait que les penser et les chassant d'un euphémisme :
— ... ce genre de femme?
Elle évitait sciemment les expressions malheureuses car elle ne voulait pas les prononcer, elle se sentait déjà assez flétrie, elle voyait déjà sa vertu suffisamment mise à mal pour s'imposer de formuler en termes plus ou moins crus la manière dont il semblait la voir.

Il était le Phœnix rougeoyant et renaissant? Elle n'était plus qu'un oiseau blessé. Oh, elle lui eût tout pardonné et elle se serait efforcée d'oublier mais elle ne pourrait plus désormais dédaigner toute l'horreur qui sourdait en son corps coupable et endolori et tout ce dégoût qu'elle dirigeait à son propre encontre maintenant qu'elle prenait toute la mesure de la vision que le vicomte du Tournel avait d'elle. Il s'était enhardi, par son envie, à arracher la défroque cardinalice, la foulant aux pieds, impudent et impudique, et avec cette vêture ainsi rejetée, il l'avait laissée exsangue et immobile, là où sa raison lui hurlait de s'enfuir. S'enfuir. Elle se leva enfin, avec peine et finit par se redresser, douloureuse, mais hiératique. A nouveau, elle le regarda, puisque c'était ce qu'il voulait mais lui, la voyait-il vraiment?

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Actarius
Impavide, il affronta avec une férocité toujours souriante les syllabes douces, fragiles et si pures qui voltigeaient un instant avant de s'échouer sur les rades d'un entendement trop lointain. Pourtant, il comprit à chacun de ses gestes son désemparement, son émotion où devaient se mêler colère, souffrance et lassitude. Il comprit que pareille à la fleur dont on aurait arraché les pétales, elle se libérait peu à peu de ses souvenirs, de ses réticences, que bientôt ne resterait plus que le cœur. Elle se dénudait de ses bagues avec une telle grâce, avec une si puissante affectation, avec une si terrible résolution, qu'il comprit à quel point il était cruel. Il était bourreau. Et sa lame continuait son inexorable chute lorsqu'elle tendit, superbe, sa main. A cet instant, la folie vacilla cependant, la raison menaça. Un combat impitoyable se fit jour sous ses iris contemplatives... Il retira sa propre main, son sourire s'éteignit. Il sembla s'estomper comme un rêve vieilli, il parut chanceler. Mais ce n'était là qu'illusion, car plus que jamais il demeurait esclave de cette froide, de cette glaciale beauté. Ces gestes de défaite qu'il esquissa machinalement n'étaient pas les siens, le bleu abyssal du saphir les avait dictés. Car le Pair rayonnait encore en son for, le combat n'avait été qu'escarmouche. L'égarement avait anéanti ce sursaut raisonnable.

Puis, cette main, brandie à l'aune du défi qu'elle portait, retomba. Le regard du Mendois n'y demeura pas moins accroché. Il se reflétait avec tant d'intensité sur la pierre qu'il faillit la faire éclater. Rien, rien ne pouvait s'opposer à ses yeux enflammés. Ni ce saphir sacré, ni la dignité, la supplique ou la résignation exhalées par ses gestes. Elle venait à lui, elle jetait ses parures, se trahissait, se cachait encore derrière un ultime et si héroïque baroud d'honneur. Si le désir avait connu la pitié, sans nul doute aurait-il plié l'échine devant le désarroi, la fragilité de cet être si imperméable d'ordinaire. Mais non ! Au contraire même, le désir se riait de ce lent abandon, de la vanité de cette résistance, car pas plus que la pitié le désir ne connaissait le doute. La chute de cette main presque nue, c'était sa première victoire. La voix, dont il ressentait les inflexions altérées, c'était la brèche. La silhouette relevée, le regard consenti, c'était l'offrande, le sacrifice. Le désir jubilait.

Soudain... soudain l'humanité rejaillit. Oui, il la vit. Ses paupières s'abattirent, puis se relevèrent dévoilant des iris aux reflets miséricordieux. Il prit conscience de la torture infligée, de l'horreur de sa conduite, mais s'émerveilla de la fragilité de cet être inaccessible qui semblait presque s'offrir. Elle fut l'éternel féminin de Goethe, la grâce, l'élégance et la dignité, il fut le monstre, la bête attendrie par cette divine icône abandonnée à sa force. La sauvagerie du désir, la folie inextinguible l'avaient quitté, livrant place et âme à la plus pure des tendresses. Celle-là même qui guida ses deux pas vers elle, qui dirigea ses mains jusqu'aux siennes, qui porta ses doigts jusqu'au contact des siens, jusqu'à la douceur de sa peau. Plus question de la posséder sauvagement désormais. Epuré de son insanité, le désir n'aspirait plus qu'à la communion. Là où quelques instants auparavant, la main tendue n'aurait tenu parole et l'aurait emportée puissamment à lui, elle glissait, douce, cherchant à s'immiscer dans l'intimité de la sienne et imitée en son approche timide par sa sénestre compagne. Là où quelques instants auparavant ses perles de Sienne auraient déshabillé la cardinalice silhouette sans vergogne, elles cherchaient le consentement non plus l'abandon. Son corps ne criait plus son libidineux dessein, il murmurait avec tendresse son affection, il s'amendait de son emportement, de ses offenses, de sa perdition, il s'offrait simplement, modestement avec chaleur et non plus avec flamme déraisonnée. Il se proposait sans exiger en retour.

Au-delà de ce corps, l'âme pleurait de son égarement... ce n'était pas ainsi qu'elle s'était acquittée des saisons passées, pas ainsi qu'elle avait grandi. Ce n'était pas elle cette errance vulgaire, cette folie meurtrière, pareille à celle qui avait amené le jeune Actarius à torturer une nuit d'été, à se délecter de la souffrance de cette maraude, de cette pillarde... Non, elle était différente, elle était douce, paisible et sereine, compréhensive, empathique et miséricordieuse. L'âme damnée du Phoenix avait ressurgi folle, torrentielle comme un sanglot de la déconvenue. Mais désormais le Phoenix, le vrai, renaissait. Il prit son envol des cendres de son insanité. Dans les opales de l'amie, il réapprit qu'un ciel pouvait être bleu, comme on y lisait les étoiles lointaines. Au toucher de ses mains, il réapprit jusqu'au sens de frisson. Dans le sillage de sa grâce, il réapprit ce que c'était qu'être deux. Dans sa digne résignation, il réapprit que le bonheur n'était pas une couche de bordel ou un chandelier de taverne, qu'il existait ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans les nues, qu'il pouvait résider dans cette simple proximité.

Le Sienne de ses yeux hésita... puis, ce fut bientôt tout son être qui hésita, suspendu à l'horizon cristallin de Son Altesse, suspendu à l'albâtre de ses mains, auxquelles il cherchait à mêler les siennes.

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Ingeburge
Mortifiée, crucifiée, affligée, aucune épithète ne pouvait être assez forte pour décrire la honte qui s'était emparée d'elle à l'idée qu'elle pût être vue comme une femme de mauvaise vie et sa peine était d'autant plus grande que c'était justement un homme de cette trempe qui la pouvait la considérer comme... A nouveau ses pensées butèrent sur les expressions dégradantes, elle n'en était pas encore à se flageller et à s'affubler des termes les plus méprisants. Il lui semblait que sa situation ne pouvait être pire et elle remua un peu, tâchant de sortir de sa torpeur, ne voulant pas au final attendre sa réaction, craignant que par sa réponse, il confirma ces mots qu'elle refusait même de laisser traverser son esprit. Pourtant, à nouveau, comme depuis le début de cet étrange entretien, elle s'était bercée d'illusions, ne parvenant pas à envisager que l'aggravation était encore possible, voulant voir dans le comportement d'Actarius une prise en compte de ce saphir cardinalice qui était le dernier rempart qu'elle avait réussi à monter entre eux deux.

Le retour à la réalité en fut d'autant plus brutal car la situation, de fait, empira.

Qu'avait-elle escompté au juste? Qu'il l'insultât davantage? Qu'il fît à nouveau expression de sa volonté? Qu'il reformulât plus brutalement sa proposition? Qu'il usât de la force pour la contraindre? Elle n'aurait rien pu y faire, si ce n'est essayer de s'enfuir ou alerter des domestiques qui ne viendraient pas; elle n'était pas de taille. Mais elle aurait eu une excuse pour sa faiblesse. Tandis que là... Ce fut la disparition du sourire sur le visage du vicomte qui l'attrapa d'abord, cet air grave qui succéda à ses manières joyeuses mais elle espérait, pauvre folle, qu'il prenait là la mesure de l'horreur de sa conduite. Ce ne pouvait qu'être cela, non? Ne venait-il d'ailleurs pas de retirer sa main? Il ne l'appelait plus à elle, il abandonnait, elle s'en sortirait, ses mots avaient porté, l'appel à l'honneur avait donné des fruits. Pourtant, cette main retombée sur le côté attirait ses yeux maintenant qu'il ne parlait plus alors qu'elle le voulait. Elle désirait savoir, elle souhaitait qu'il lui répondît, qu'il fît retour à toutes les questions qu'elle lui avait posées. C'était cruel, après s'être ouvert à elle, après l'avoir tutoyée, cherchant ainsi une proximité inattendue, de se taire et de ne plus rien dire. Quelques minutes plus tôt, elle l'aurait frappé de ses poings inoffensifs pour qu'il tînt sa langue, maintenant, elle voulait l'entendre lui qui était à l'origine de sa mortification et qui devait, par ses mots, effacer l'outrage. Oui, c'était bien pire, cette réserve, ce mutisme et cette lenteur dans ses gestes là où auparavant il s'était montré entreprenant, identifiable, lisible et donc, par là, susceptible d'être contré. Elle naviguait à vue et était bousculée dans ses observations, quelque chose avait changé et elle ne parvenait pas à savoir quoi, s'effrayant de cette ignorance, de cette cécité soudaine, n'arrivant pas plus à raisonner pour identifier ce qui avait varié chez lui. Cependant, la croyance de l'avoir convaincu par ses phrases, par sa bague, dominait toujours. Aveugle, elle ne perçut pas tout de suite la teneur du changement et c'est quand elle le vit, pétrifiée, s'approcher d'elle, qu'elle pût trouver dans ses prunelles ce qui était différent. Le désir, ce désir fou qu'elle avait vu chez d'autres, chez lui, cette envie inconsidérée avait été chassée et si elle avait nié jusque lors la grièveté de l'instant, elle ne put plus longtemps demeurer dans le mensonge. C'était horrible, effrayant, pire que ce qu'elle aurait pu imaginer. Le sourire avait fait place à la gravité, les révélations au silence, la précipitation à la lenteur... et le désir à la tendresse, la souillure de l'aveu à la pureté du sentiment.

Figée d'horreur, les yeux agrandis d'un effroi douloureux, elle ne battit pas en retraite quand il s'approcha, elle ne retira pas ses mains quand il les prit dans les siennes. Pour autant, la révélation ne fut pas totale, les interrogations fusaient de part en part dans son cerveau engourdi et l'une revenait, lancinante car il lui était toujours difficilement admissible qu'elle put susciter autre chose que ce qui découlait de sa dignité... qu'était-ce donc que ce renoncement qu'il avait semblé montrer et qui était en fait un assaut bien plus redoutable que les autres par sa douceur et sa retenue? Et tandis qu'elle cherchait à comprendre, elle pouvait dans le même temps, les yeux soudainement dessillés par cette confession d'attachement, le voir comme elle ne l'avait jamais vu encore, n'envisageant plus que l'être qu'il était derrière l'homme d'état, oubliant tout le reste; et elle pouvait désormais, débarrassée de ses œillères, prendre la mesure de sa musculeuse carrure, dénombrer les fils d'argent striant à ses tempes sa chevelure sombre et courte, définir les contours de son visage accusé, percevoir le grain de sa peau, contempler ses affectueuses iris à l'ambre rougeoyant, humer son odeur... sentir ses mains posées sur les siennes. Si elle n'entremêla pas ses doigts à ceux d'Actarius, elle n'en brisa pourtant pas l'étreinte, abandonnée pour un temps par ses répugnances habituelles quant au moindre effleurement.

Ce fut justement la chaleur inondant ses paumes froides et se diffusant ensuite le long de ses bras qui la fit réagir, elle revenait à la vie, à sa vie, et elle fut gênée par cette proximité sans vouloir s'en dégager, ahurie qu'elle était d'abord de supporter cette étreinte sans en éprouver de dégoût quand seul le fait de voir quelqu'un s'approcher d'elle la paniquait. Aelith qui allait devenir sa vassale, Haerindor qui était chargé de la protéger, ses chambrières... voilà les seules personnes autorisées à évoluer dans son entourage immédiat et à pouvoir la toucher. Et lui, maintenant, qui n'avait aucun droit sur elle et qui n'avait aucun devoir à lui rendre. Ses sourcils se froncèrent devant ce constat dérangeant et le pourquoi qui faillit jaillir de sa bouche fut noyé par l’écœurement qu'elle dirigeait à nouveau à son propre égard; la chaleur l'incommodait maintenant qu'elle en percevait l'inconvenance et elle se serait labouré la peau de son visage de ses ongles, elle se serait arraché les cheveux par poignées juste pour qu'il cessât de la regarder ainsi et de la toucher comme cela. Une nausée la prit et elle recula d'un pas, ôtant ses mains de la cage ardente pour les placer dans son dos. La chaleur reflua de ses membres, elle reprit le contrôle et le fixant à nouveau de son regard mort, elle lâcha, aussi refroidie que sa peau s'était auparavant amadouée :

— J'oublierai, vous oublierez. Nulle allusion, nulle évocation; rien n'est destiné à être retenu et il n'y a de toute façon rien d'intéressant à conserver.

Et elle lui reprit ses yeux, comme elle lui avait repris ses mains et cessant de le regarder, elle revint à la table où avait été posé le caducée. Avec des gestes dont il lui fallut tempérer la précipitation et le tremblement, elle revêtit sa mante, empocha ses gants et empoigna le bâton de charge, hésitant quelques secondes avant de se saisir de ce dernier, gênée qu'on pût voir dans l'acceptation de l'objet paré de velours une manifestation, un symbole de la faiblesse qui l'avait prise plus tôt. Prête à s'en aller, elle rejoignit l'Euphor, conservant néanmoins ses distances, remettant entre eux cet espace qu'il n'aurait jamais dû et pu franchir et elle inclina la tête, pour le saluer. Quelques mots ponctuèrent ses adieux :
— Nous nous reverrons demain, pour les entretiens suivants.
Et la conclusion, vint, dénuée de sentiment :
— Je prierai pour vous.

Et pour elle, là, tout de suite, maintenant.

Comment était-elle parvenue à s'extirper du piège? Son esprit était confus, elle avait juste consciente d'être là, à tambouriner sur la porte du presbytère de Saint Germain à s'en abîmer les mains et elle cognait, sans retenue, comme pour se débarrasser, en risquant de se blesser, de cette chaleur et de cette douceur qui y avaient laissé leur indélébile empreinte.

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Actarius
"Dehors, la tempête grondait. Je ne sais quoi d'enragé, de courroucé, mais aussi de profondément malheureux, tourbillonnait autour de l'auberge comme un animal furieux et tâchait d'en forcer l'entrée. Claquant les portes, heurtant les fenêtres et le toit, griffant les murs, la chose menaçait et suppliait alternativement, puis elle s'apaisait pour un peu de temps, et ensuite, hurlant joyeusement, elle s'infiltrait dans la cheminée, mais alors les bûches s'enflammaient, et le feu, comme un chien enchaîné, s'élançait avec colère à la rencontre de l'ennemi, le combat commençait, suivi de sanglots, de glapissements, de grondements rageurs. Tout cela sur le ton de l'angoisse méchante, de la haine insatisfaite, de l'impuissance offensée d'un être qui, jadis, était habitué à triompher...*"

Témoin errant au plus profond du reflet de cette lutte, le Vicomte dégustait avec une indolence marquée un hypocras. Les effluves épicées avaient engourdi un esprit qui avait tant besoin de l'être. Abandonné dans un confortable siège, les yeux fermés, celui-ci se perdit.

Son ancien cabinet de travail se matérialisait peu à peu, tandis qu'une ombre devenait silhouette humaine, puis épousait lentement les traits si gracieux, si harmonieux de la Prinzessin. Dans le prolongement des mains d'albâtre, se glissèrent les siennes, soutenues par des bras, par un corps dont la chaleur se cristallisait dans des iris toutes de tendresse colorées. Face à elles, le regard opalin arborait tour à tour effroi, surprise.

Mais il fut un instant où le Pair avait perçu une légère variation, magnifique et mélodieuse, de celles qui transcendaient une harmonie, qui la faisait résonner dans l'éternité. Dès lors, plus rien n'avait eu d'importance. La fracture de la douce étreinte, les sentences prononcées, la fuite des opales, le départ, la solitude pesante et douloureuse, les entretiens qui suivirent, le malaise toujours présent, la démission, la mort de la Reine, l'embrasement du Royaume. Rien, rien n'avait pu ne serait-ce qu'effleurer cet éphémère communion des âmes. Un mois était à peine écoulé, et là, dans cette auberge égarée sur la route du Mans, les flammes guerrières de l'âtre répondait au cœur adouci et espérant du Languedocien.

L'espoir... Evidemment, forcément. L'espoir bâti comme une fontaine dans laquelle il étanchait chaque soir une soif pourtant inextinguible. Car son espoir était ténu, mais tout chancelant qu'il paraissait, il regorgeait d'une puissance vivifiante. Et cet espoir n'avait plus rien de familier avec le désir irrépressible ou la plus fougueuse envie de la posséder sauvagement. Non, cet espoir aurait fleuri en un tendre partage, en une caresse à peine ébauchée. Car cet espoir avait revêtu un voile de pudeur respectueuse. Car il reposait sur de de quiets et nobles sentiments, bercés par une forme de passion attendrie.

Quand bien même il se complaisait dans la certitude qu'il s'agissait bien là d'amour, le Phoenix aspirait avant tout à percevoir cette lueur de vie, à la réanimer encore et encore dans ce corps dévasté qui semblait avoir oublié jusqu'à la notion chaleur, offert qu'il avait été à un Dieu si ingrat et égoïste. Il aspirait à la faire renaître à ce qu'elle resterait essentiellement: une femme. Une femme d'une pure beauté, une femme adamantine, à laquelle il faudrait réinsuffler de cette humanité sacrifiée.

De l'impossibilité de cette quête, l'Euphor en avait pleinement conscience. Les années, les refus ne l'arrêteraient pas cependant: aussi sûrement qu'il avait survécu et survivrait encore à l'impitoyable acier, il se rapprocherait inéluctablement de la Prinzessin. Il se sentait investi, il se sentait aimant et s'appuyait sur l'assurance de ne pas être indifférent au Grand Maître des Cérémonies. Malgré l'éloignement, malgré les jours écoulés, leurs mains ne s'étaient pas quittées. Un lien inaliénable les unissait désormais, il ne pouvait en aller différemment.

Les paupières se relevèrent. Son regard de Sienne se heurta aux flammes vacillantes. A leur chaleureuse radiance, sans doute, puisa-t-il la conviction que son Cœur d'Oc saurait faire fondre la glace jusqu'à celui insondable et impénétrable de la ténébreuse Ingeburge. N'y avait-il pas déjà porté de ses iris les premiers brandons ? Lui-même en était persuadé. Et cette réalité-là, personne ne l'ébrécherait. Il y croyait trop pour tolérer qu'on l'abimât.

Au moment de se livrer au sommeil pourtant, le robuste corps du guerrier tressaillit. Dans l'âtre le feu venait d'expirer sous les assauts de la tempête estivale. Il s'était sacrifié en un ultime et perfide soupir, qui arracha le Magnifique à sa somnolence avant d'être emporté par le vent, porteur d'une unique question: "Peux-tu ressentir l'amour ce soir ?"





*Anton Pavlovitch Tchekhov, En chemin

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