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Après l'arrivée de Béatrice de Tapiolie à Chablis (voir : L'azur et l'ébène d'une béguine), Carles de Castelmaure envoie son frère, Looÿs, voir de quoi il retourne. Celui-ci fait quelques emplettes en chemin...

Organza

Looÿs
Rattrapé près de la bastide de Concots, entre Cahors et Villefranche, par un valet du Coms du Lauragués, Looÿs se fit mander de rejoindre prestement le castèl de son fraire, à Laurac. Il s’en étonna grandement, tant il fut toujours distant de celui-ci. D’ailleurs, il ne comprenait guère de ce que son fraire souhaitait l’entretenir. Poli à souhait, il se laissa mener jusque dans les plaines du Lauragués. Les deux hommes voyagèrent ainsi à grand galop vers Castelnaudary, puis un peu plus au sud vers Laurac.


Lorsqu’ils arrivèrent au castrum, les deux hommes mirent pied à terre. Plusieurs palefreniers vinrent prendre la bride à la main afin de mener les chevaux vers les étables par-delà la rivière. Les deux hommes s’engagèrent sur une passerelle de bois branlante qui donnait sur la porte Saliége. Quand il l’eut traversé, Looÿs pensait se trouver là dans le château de l’un de ces baronniaux mal dégrossis dont les fiefs pouvaient éclore dans les grandes plaines aussi anarchiquement que des chardons. Il s’engouffra dans l’arche qui entourait la porte d’un pas mal assuré. Alors qu’il rabattait son mantel sur ses épaules pour se protéger du vent, il sursauta. Derrière lui, deux gardes huissiers avaient refermé la porte. Les gonds avaient braillé de rouille en se frottant l’un sur l’autre tandis que le pêne râlait abruptement à mesure qu’il s’enclenchait de nouveau dans la gâche. Bigre, fit Looÿs entre ses dents. Il leva les yeux au plafond. Les poutres massives qui soutenaient la charpente se terraient dans une obscurité peu rassurante. Looÿs guettait un craquement qui ne vint pas.


Le valet l’invita du bras à le suivre jusqu’au castèl. Ils devraient passer par les rues qui s’enroulaient jusqu’au centre du castrum. Et tandis qu’ils circonvolutionnaient jusqu’au castèl, Looÿs put apercevoir toute la ruche de Laurac à l’œuvre. Alors qu’ils étaient encore dans le faubourg, il vit des bateleurs à l’office. Certains d’entre eux invitaient les badauds à leur confier quelques pièces d’argent qu’ils plaçaient au milieu de leur paume avant de les faire disparaître en un tournemain, sous les yeux ébahis des Lauracois cocufiés. D’autres encore jouaient les bonneteurs, et alliaient à leurs talents de bonimenteurs l’agilité des tire-laines. Ils montraient à l’audience une reine de cœur, qu’ils plaçaient au centre entre deux rois noirs, avant de les retourner et de les prendre dans leur main. Tout le talent consistait à faire accroire aux jobards attirés par le gain facile qu’ils posaient telle carte quand ils posaient telle autre. Attirant les paysans avec des gains aisément emportés au début, ils les conduisaient à s’enhardir d’avoir été pris sous l’aile de la Fortune et à miser des sommes toujours plus grosses, jusqu’à ce qu’ils perdissent tout. Du coin de l’œil, Looÿs voyait quelques individus rôdeurs, qui devaient sans doute être complices, dont la mission était de parer à toute réaction d’hostilité de la part de celui qui aurait trouvé la supercherie. Rares devaient être les moments où la sergenterie de police dispersait ces escrocs à la petite semaine. Looÿs s’approcha d’eux hardiment. Il voulait observer de plus près ces manipulateurs de cartes et d’esprits. Sans doute pourrait-il y tirer des enseignements fructueux. Alors qu’il scrutait la manière dont les bonneteurs dissimulaient les cartes entre leurs doigts, le valet s’approcha de lui et lui souffla :



― Nous n’avons guère le temps de nous attarder, seigneur.


Et le valet d’hésiter à le toucher pour le réorienter vers le castèl. Looÿs quitta des yeux le groupes des bateleurs et suivit le valet avec lequel il reprit sa marche dans les rues courbes du castrum. A mesure qu’ils grimpaient dans le bourg moyen, les deux hommes rencontrèrent d’autres villageois. Ce furent d’abord les aumussiers, qui confectionnaient les calicots et les bonnets dont la laine venait des plaines de Castelnaudary. Près d’eux se tenaient trois mastroquets qui vendaient les outres et fûts de vin du duché de Guyenne, dont cet exquis clairet qu’on servait ordinairement avec les volailles à chair délicate. Carles aimait à dire à ses domestiques interdits que le clairet et les sot-l’y-laisse formaient un divin couple aussi envoûtant que la chicha avec laquelle il avait pu s’envelopper de volutes épaisses et blanches de fumée dans les salons feutrés de Damas. Les mastroquets n’hésitaient pas à verser dans de petits godets une lampée de vin pour mieux appâter le chaland qui, sitôt après avoir lapé une gorgée, desserrait les cordons de cuir de sa bourse pour se porter acquéreur d’une ou deux outres. Puis ils débouchèrent sur une petite place où le fournier hélait les passants qui leur remettaient des miches molles et flasques qu’il enfournait dans le four public, essuyant rapidement ses mains sur un tablier de toile de lin pour récupérer quelques piécettes pour rétribution. Le valet pressa le pas et invita Looÿs à faire de même. Au milieu de ces cris qui se croisaient sans jamais se répondre, ils s’enfoncèrent un peu plus dans le coude du castrum et finirent par déboucher dans le haut du bourg, où les bourgeois du village avaient pignon sur rue. Là, Looÿs put apercevoir les maisons des changeurs et des jurisconsultes qui manipulaient les devises ou compulsaient les livres d’arrêts et les codes. C’est là, parfois, qu’on entrapercevait Carles qui venait deviser du cours des monnaies et s’assurer que les batteurs de monnaie avaient réalisé un bon avers avec son portrait en superbe. C’est là aussi qu’on le voyait s’enquérir des coutumes des contrées environnantes, et prendre possession des livres reliés de lois et de recommandations dont il voulait garnir sa bibliothèque. Dédaigneux du faubourg, Carles n’y descendait que pour quitter Laurac.

Les deux hommes finirent par se retrouver aux contreforts du castèl. Celui-ci s’étendait tout en hauteur sur les hauteurs escarpées de la colline de Laurac. En prenant possession du Lauragués, Carles avait mis la main sur la carrière de pierre du Belbèze, dont il avait fait extraire des milliers de pierre que des architectes génois avaient savamment agencés. Depuis l’extérieur du castèl, on pouvait voir de nombreuses tours s’élever dans l’azur en piquant les nuages de leur toit pointu. Le valet invita Looÿs à pénétrer dans la cour. Il y vit là un ballet assourdissant de domestiques et d’artisans qui s’activaient ainsi que des fourmis dans une ruche. Il y avait les marchandes de quatre-saisons qui proposaient les légumes d’hiver, bettes, courges, fenouil et autres potimarrons, les chasse-maisniés qui portaient sur leurs épaules courbées de lourds sacs de farine que les meuniers des plaines à l’extérieur du castrum leur avait confiés pour être entreposées dans les silos comtaux, les chasse-marées qui tiraient à toute allure sur leur charrette le produit de la marée de l’Atlantique les poissons gisants et les crustacés offerts comme des conques, hurlant le rappel à la priorité aux fourmis travailleuses qui ne se retiraient pas suffisamment rapidement de leur chemin. Tout ce petit monde, en faisant son chemin, draguait de la poussière de terre battue dans un vacarme de poulailler. D’ailleurs, les volatiles, dont certains gambadaient en liberté, d’autres tentaient désespérément de maintenir l’avance qu’ils avaient prise sur les jeunes volaillers dont ils avaient trompé la vigilance, amplifiaient le vacarme par leurs caquètements hoquetant et aigus. Leur répondaient en chœur les rémouleurs qui s’activaient sur leur meule à aiguiser coutelas, gouges et escoudes dont le fil s’était émoussé à force d’utilisations hargneuses. Looÿs se tenait là, attendant que le valet revînt le chercher.

Au bout de quelques minutes, le valet reparut sous une petite arche. D’un signe de main, il lui fit signe de s’approcher. Looÿs traversa ainsi la cour intérieure du castèl, passant au milieu des colonies de domestiques à l’ouvrage qui ne lui prêtaient guère d’attention, et s’enfonça dans l’arche creusée dans la pierre. Les deux hommes furent glacés par un vent violent qui s’engouffra en sifflant lugubrement au-dessus de leur tête. Les pans de son mantel lui claquèrent sur les jambes et ses cheveux qui lui retombaient d’ordinaire comme un bol sur les sourcils et les oreilles s’en retrouvèrent ébouriffés. Sa coiffure monacale dont on se raillait habituellement avait maintenant l’air aussi négligée qu’un pouilleux. Le couloir de pierre déboucha sur un escalier aux marches irrégulières qui s’élevait rectilignement vers un puits de jour. Encore dans la pénombre du rez-de-chaussée, les deux hommes entamèrent la montée. Les nez-de-marche avaient un profil gondolé par l’érosion, et Looÿs se dit à juste titre que les pierres utilisées devaient être un remploi : le castèl n’était pas assez vieux pour avoir été autant de fois escaladé. Aux marches se succédèrent d’autres marches. Lorsqu’ils arrivèrent au puits de jour, ils passèrent par une petite galerie. Là, un second escalier en colimaçon, encore plus sombre que le précédent, s’offraient à leurs mollets souffrants. L’angle de pente, plus abrupt, avait conduit les architectes à envisager des contremarches plus hautes et des girons moins profonds, ce qui obligeait à lever les genoux bien haut, et le tout sans main courante ! Lorsqu’ils furent arrivés à bon port, le valet reprit son souffle et ouvrit une lourde porte de chêne qui fit entrer violemment la lumière du jour dans l’escalier et leur fit cligner des yeux.

Une vaste salle percée de baies gigantesques s’offrit à leur vue. Looÿs baissa la tête pour passer la porte et regarda autour de lui. Depuis la porte se déroulait un long tapis de velours pourpre qui traversait la pièce jusqu’à venir buter contre une estrade où s’élevait fièrement un trône dont le dossier avait été démesurément étiré en hauteur. Cela devait être la chambre de plaid où le Coms rendait justice sur ses terres. Aux extrémités de la pièce, les baies faisaient pénétrer les rayons obliques et rubescents du soleil déclinant. Entre chaque baie l’on avait disposé trois torches murales disposées en triangle, qui devaient sans doute servir aux séances nocturnes ou hivernales, quand le soleil ne parvenait pas à percer la carapace de nuages noirs ou les arbres de la forêt qui se dressait au ponant du castèl. Sur l’estrade, des stalles avaient été ménagées aux côtés du trône. Celui-ci dominait d’une tête les deux stalles qui lui étaient adjacents, lesquels dominaient eux aussi d’une tête ceux qui leur étaient attenants. Sans doute servaient-ils à accueillir les sénéchaux et les greffiers.

Mais il n’y avait personne dans cette salle. Le trône demeurait vide de toute présence, comme les stalles, et personne, pas même un domestique, ne traînait ses savates dans la chambre de plaid. Looÿs se retourna vers le valet avec l’air de lui dire qu’il espérait qu’il n’avait pas affaire là à un valet obséquieux qui lui faisait visiter toutes les pièces du castèl, et donc passer et repasser par tous les escaliers. Le valet reprit sa marche, le dépassa, et l’invita à le suivre vers l’un des coins de la chambre de plaid. A mesure qu’ils traversaient la dizaine de toises de longueur sur laquelle s’étirait la pièce, Looÿs put apercevoir plus distinctement la gigantesque fresque accrochée au mur sur lequel s’adossait l’estrade. Il y reconnut Thémis tenant entre ses doigts la balance sur les plateaux de laquelle elle pesait les arguments des plaignants et des accusés ainsi que les changeurs du haut bourg, ainsi qu’Arès, xíphos en main, coiffé d’airain, accompagné de sa sœur Éris. Il observait avec envie les myriades de détail de la fresque lorsque le valet toussota pour attirer son attention. Il empoigna la tenture noire qui cachait une petite porte et l’ouvrit à grand bruit.

Looÿs le suivit et ils débouchèrent dans un petit cabinet rempli de meubles finement ouvragés. Au centre du cabinet se tenait Carles, assis dans un fauteuil au capitonnage de velours vert. Le valet resta dans l’embrasure de la porte, forçant Looÿs à pénétrer plus avant dans le cabinet. D’un geste de la tête, Carles intima un ordre au valet qu’il comprit, avec l’habitude, aussitôt. Il referma la porte derrière lui, traversa le cabinet, ouvrit une seconde porte à l’opposée, et disparut. Derrière le cabinet se déployait une sorte d’antichambre, qui elle-même donnait en contrebas sur les parties communes. Là, le valet avait pour habitude d’attendre que l’entretien se fût terminé, et se tenait prêt à satisfaire à toutes les demandes du Coms.


― Messire mon fraire, asseyez-vous, je dois vous entretenir d’une affaire importante.


Peu rassuré, Looÿs prit place dans un autre fauteuil aux accoudoirs de bois garnis de cuir ciselés au fin burin. Nerveux, Looÿs promenait ses doigts dans les rainures des accoudoirs, suivant de l’ongle les courbes que le menuisier avait sculptées. Pour quelle raison son frère l’avait-il fait venir à Laurac, lui qui ne lui parlait presque jamais ? Quelle était la raison de toute cette pompe ?
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Seigneur de Castelnau de Montmiral
Looÿs
Se pouvait-il que cela fût vrai ? Comment une telle chose était telle concevable ! Carles lui avait tenu des propos qui l’avaient cloué sur son fauteuil. Le valet avait reparu dans le cabinet, et avait invité Looÿs à le suivre de sorte à ce qu’il puisse reprendre possession de ses effets personnels.

Carles l’avait chargé d’une impérieuse mission dont il devait immédiatement s’acquitter. Il lui avait remis pour cela une lettre qu’il devait impérativement gardée scellée et ne point se faire subtiliser. Car il devrait voyager loin. Looÿs sauta en selle, éperonna son cheval, et cingla vers Castres. Là, il prépara quelques affaires pour son périple, garnit ses besaces de pain et de fouaces fourrées à la viande. Dans de petites bourses séparées, il disposa une petite centaine d’écus afin de prévenir tout manque pécuniaire. Il consulta des cartes pour baliser son chemin. Il lui faudrait d’abord rejoindre Albi, car il lui serait impossible de traverser à cheval les causses rouergats en quittant Castres par le nord-est. D’Albi, il bifurquerait à Villferanche par le levant et traverserait le Roèrgue.

Arrivé à Villefranche, Looÿs mit sur pied une savante combinaison. Il voyagerait un jour sur deux et consacrerait l’autre aux petites affaires qu’il avait dû cesser quand le valet de Laurac l’avait fait mander. Pendant son périple rouergat, il s’essaya ainsi au bonneteau qu’il avait pu observer dans le faubourg du castrum de Laurac. Les passants chargés de vivres et de bourses qui s’arrêtaient près de lui ne résistaient pas à ses promesses de gain facile et misaient or et bronze sur la dame de cœur. Le pouce agile, Looÿs parvenait à la retenir entre ses doigts et à laisser filer à sa place le roi de trèfle. Il n’y avait plus qu’à faire bouger les cartes et à les changer de place pour donner l’illusion au passant qu’il maîtrisait le cours des événements. Quand ils se retrouvaient sans le sou, Looÿs les convainquait quand bien même que la fortune leur souriait aujourd’hui, et qu’ils pouvaient aussi miser le contenu de leurs charrettes. Et ainsi en allait-il de leur ruine. Avec son œil et son bagout, Looÿs les obérait comme s’il les eût astreints à des tailles étouffantes. Looÿs profitait de plus de l’incrédulité de ses créditeurs pour s’échapper en toute quiétude. Jamais en Roèrgue il ne vit l’ombre d’un étendard léopardé dans les forêts avoisinant Rodez. L’impéritie de la police rouergate n’avait d’égale que son incommensurable bêtise.

Looÿs passa ensuite par Aurillac et Murat. Il reprit le même manège en Auvergne, alternant les jours de marche et les jours de batelage. Il y eut moins de chance. Alors qu’il trafiquait à Riom, entre Clermont et Montpensier, il aperçut au loin l’étendard au gonfanon de la sergenterie auvergnate. A bride abattue, Looÿs s’enfuit jusqu’à Montpensier qu’il dépassa sans s’y arrêter. A la faveur de la nuit, il gagna Moulins, dont il s’éloigna prudemment pour ne pas éveiller les soupçons. Il passa la nuit à la fraîche, couché dans l’herbe un peu humide, et boulotta une fouace au bœuf pour tout repas.

Dijon. C’est là qu’il devait se rendre prestement. Mais avant de rejoindre la capitale bourguignonne, Carles l’avait chargé d’une mission préalable. Il devait faire étape dans le Nivernais pour récupérer les livres de compte que les intendants du duché de Nevers tenaient pour son compte. Il voulait s’assurer que les tailles étaient bien perçues et que les ventes se maintenaient à flux satisfaisant. Looÿs gagna Nevers à l’aube et se rendit au château de Nevers. Les intendants lui firent force révérences et lui remirent le livre de compte annuel. Ils en profitèrent pour lui confier des doléances qu’il devrait porter au duc de Nevers. Ils lui signifièrent qu’il faudrait sans doute songer à transmettre le duché de Nevers à son jeune fils Bernard, au besoin avec une tutelle jusqu’à sa majorité, car l’absence du Duc en ses terres était à terme préjudiciable. A ces mots, Looÿs leur rit au nez. S’ils savaient, les malheureux ! Il descendit alors aux cuisines pour se restaurer et passer la nuit, avant de repartir au petit matin.

Il enfourcha sa monture aux premières lueurs de l’aube, et se mit en route pour Dijon. Au zénith du soleil, il escomptait pouvoir atteindre Autun afin d’y prendre la pause du déjeuner et la sieste si réparatrice pour qui chemine à cheval tout le jour durant. Vers la septième heure après midi, Looÿs parvint devant les remparts de Dijon. Après tant de mois d’exil où il avait quitté la Bourgogne, la terre dont il venait, qu’il avait servie en s’engageant dans l’armée, et qui ne l’avait presque jamais rétribué ! Oh, certes, on l’avait ceint de la Toison d’argent, mais jamais il n’avait eu l’heur d’être élu échevin ou plus. Il eut alors un pincement au cœur. Son frère l’avait-il chargé d’une mission que lui-même ne pouvait personnellement assumer ? Il voulut dissiper cette idée : étant jutge du Comtat de Tolosa, il ne pouvait quitter sa chaire, assurément ! La lettre scellée toujours nichée dans un repli intérieur de son mantel, Looÿs se dirigea vers le marché comtal. Il savait que là se trouvaient quelques tailleurs d’Orient que Carles avaient ramenés de Damas lorsqu’il s’y exila. Le commerce des étoffes ayant connu un brusque essor depuis quelques années, ceux-ci avaient pu s’agrandir et faire commerce de la laine et du coton d’Arabie qui ne connaissait nulle concurrence. Looÿs savait aussi qu’il lui suffirait de se présenter comme le frère du duc de Nevers pour obtenir des prix au rabais sur les meilleures pièces d’étoffe. Dans le quartier des tisserands, il repéra vite des échoppes aux allures des bāzār perses de Boukhara et de Samarcande que Carles lui avaient un jour contés. Il entra dans l’un deux et héla à travers la pénombre :


― Ali ?


Quelques secondes après, un riche marchand arabe sortit de l’arrière-boutique.


― Sidi ?
― Je suis Looÿs de Castelnau, frère de Carles de Castèlmaura, duc de Nevers, ton vieil ami.


A ces mots, le marchand arabe poussa un cri strident de réjouissance. Il empoigna Looÿs par les deux bras, le secoua de bienvenue, et lui fit faire le tour de toute sa boutique. Il lui montra les tissus, les couleurs, les motifs, les petites mains qui filaient en boutique, lui enfourna dans la bouche des baklawas, des bouchées au sésame, lui donna un verre de thé à la menthe brûlant. Tant de sollicitude semble étouffer Looÿs, à moins que ce ne fussent les baklawas dont il se gobergeait qui finissaient par lui obstruer lagorge. Quand l’active hospitalité d’Ali se fut calmée, Looÿs, étouffant encore une petite toux discrète et tentant d’emporter les quelques miettes de pâtisserie d’une grande lampée de thé, exposa l’objet de sa venue.


― Pas de problème, sidi ! J’ai tout ce qu’il te faut. De l’organza, de la soie, du coton, teinte safran, émeraude, perle, rubis. Choisis, sidi, ton prix sera le mien.


Looÿs flâna dans ses rayonnages. Il toucha des tissus évanescents, d’autres plus lourds. La qualité du tissu était incroyable, le travail de tissage remarquable. Dans certaines pièces d’étoffe, Ali avait même fait insérer de petits fils d’or. Looÿs porta son choix sur un châle d’organza, une chemise de soie, une ceinture de lin et des petites chaussures d’inspiration orientale et occidentale mêlées, le tour d’or, et une sur une magnifique houppelande de soie bleue nacrée. Il paya rubis sur l’ongle à Ali qui, en bon marchand qu’il était, lui demanda s’il ne voulait pas d’autres pièces. Il lui montra les boucliers de cuir qu’il s’était mis à fabriquer en clouant de grandes peaux de moutons sur une armature de bois. L’ensemble parut à Looÿs d’assez bonne facture. Il déplora qu’Ali ne sût pas teindre les peaux de moutons, mais emporta le tout pour une somme coquette qui conduisit Ali à prononcer de nouveau ces cris stridents lorsqu’il quitta l’échoppe.

En sortant, Looÿs se rendit à l’hôtel Chambellan, que Carles avait quitté avec pertes et fracas pour venir s’installer à Albi. Rien n’y avait bougé, c’était l’essentiel. Attifé comme un prince d’Orient de toutes ces étoffes jetées en amazone sur l’arrière de sa monture, Looÿs éperonna en direction de Chablis.
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Seigneur de Castelnau de Montmiral
Looÿs
Aux portes de Chablis, Looÿs se retrouva nez à nez avec Pelot, qui ne le reconnut pas. Looÿs souffleta cette bourrique ignare et inutile qui le laissa finalement pénétrer dans la cour en couinant de douleur. Looÿs fit redoubler le galop de son cheval afin que ses sabots claquassent sur le sol de terre battue et ameutassent la gent à l’intérieur du castèl. Il mit pied à terre, attacha la bride de son cheval à un anneau de bronze enchâssé dans le mur du four banal, et se dirigea vers l’entrée du château en hurlant :


― Beatritz ! Je cherche Beatritz ! Qu’on me fasse venir Beatritz de Tapiolie !
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Seigneur de Castelnau de Montmiral
Beatritz de Tapiolie
L'installation avait été rapide. L'appropriation du lieu, si longue. Face à cette nouvelle vie qui déroulait son tapis sous ses pieds, l'impétueuse Béatrice commençait à comprendre combien l'isolation de son enfance lui pèserait de longues semaines. Son caractère avait beau ne pas manquer de vigueur, la curiosité le disputait souvent à l'impériosité. Projetée dans cet ersatz de foyer, dans ce château fantôme où les deux tiers des salles mettaient en scène d'immobiles spectres de draps, où l'on tutoyait la poussière à chaque nouvelle porte, où chaque tapisserie se ternissait sous une épaisseur de temps non définie, Béatrice finit par croire en ce Dieu qu'elle n'avait prié que par principe, toute religieuse qu'ait été son éducation.
La none comtoise s'en était retournée à ses pieuses oraisons. Le château n'avait de vie que celle figée dans l'éternité des croûtes figurant les ancêtres Castelmaure. Il se passa deux jours, durant lesquels la brune déambula sans discontinuer dans la galerie ; et elle était aussi calme et douce avec elle-même, en ces moments, qu'elle se montrait capricieuse et autoritaire lorsqu'il arrivait qu'on la dérangeât. C'étaient ses ancêtres... Elle avait du mal à le concevoir. Il y avait mille pas, entre savoir qu'ils avaient existé, et voir leurs traits. Il y avait mille pas, entre les connaître, et se blottir dans leurs bras, ou soutenir leur regard, ou tenir leur main. Combien étaient morts ? Béatrice ne doutait pas un instant de la caducité des ans qui titraient chaque buste. Cette galerie semblait une danse macabre, et à combien manquait-il une date, qui pourtant avaient déjà passé l'arme à gauche ? Et elle dansait, comme une démente, avec chacun d'eux. Ses parents, ses aïeux, son sang ! La rencontre était un choc presque, pour elle pour qui la vie s'était résumée à "mère, qui est morte, père, qui est loin". Elle cherchait à croiser leurs regards fixés sur la toile, elle cherchait un supplément d'âme, dans ces pâles projections de ce qu'ils avaient, tous, été. Elle passa de nones à vêpres dans la contemplation du portrait de Charles Henri de Castelmaure - son père. Dans chaque trait de l'artiste, elle cherchait une trace de son propre visage, dans chaque pli de peau, elle voulut voir qu'elle lui ressemblait. Elle découvrit qu'elle avait des oncles, elle se demanda où le train de la vie les avait faits descendre ; elle resta longuement à contempler sa grand-mère, qui avait bien de la noblesse dans l'air, en plus que beaucoup de bonté. Et quand elle eût fini de les contempler un à un, ces acteurs figés de son passé, qui n'étaient finalement que sa moitié Castelmaure, elle chercha encore de leurs signes dans le reste de la bâtisse. La bonne Judtta l'observa, non sans un air profondément dubitatif, ouvrir bien des tiroirs, parcourir bien des alcôves, en quête d'éléments qui pussent assouvir sa quête identitaire. Il vint à l'idée de la servante que cette fille-là n'était pas nette, qu'elle pouvait être, qui savait, une espionne. Mais la teutonne n'eut pas la présence d'esprit de ne pas formuler l'hypothèse devant Béatrice. Elle en fut quitte pour un claquement de hussine sur la hanche.

Un jour, inspectant un boudoir, parmi les peignes, les livres d'heures et les miroirs, elle trouva un cheveu. Un simple et fin fil d'ombre, mou, triste et oublié. Elle en fit la contemplation pendant de longues minutes, jouant à lui donner les courbes qu'elle voulait, à le lustrer du bout des doigts, à l'enrouler et le dérouler, jusqu'à ce que la camériste survînt. D'un geste sec, comme marrie d'être prise sur le fait - était-ce pourtant un méfait ? - elle avait posé sa main sur la coiffeuse, sur un peigne de bois ouvragé. Son regard électrique toisa Judtta, et elle demanda, d'une voix rauque qu'elle se reprocha :


-« Qui avait ses appartements ici, Judtta ? »
-« Maiâlenn de Masserrrrolles, Madamoisselle, notreuh paufrrreuh défunteuh Duchesseuh. »
-« Tu sembles la regretter. » commenta la brune d'un ton sec.
-« Faut bien un peu, Madamoisselle, mais fous lui ressemblez. »

La main de la jeune fille s'était crispée sur le peigne, et elle retint avec peine une barre de contrariété sur son front.
-« Et ma mère la Vicomtesse de Chastellux ? Tu ne la regrettes pas ? »

Là, la camériste agitait un peu sa graisse de gauche et de droite, pour dire non avec tout son corps, lors que ses lèvres et son accent tranchant expliquaient qu'elle n'avait jamais connu Lhise. C'était trop vieux, elle n'était pas encore à Chablis.
Béatrice soupira alors, et eut presque un ton aimable, lorsqu'elle commanda à Judtta de disposer. Sa main se rouvrit sur le cheveu maltraité, sur ce vestige qu'elle avait cru, l'espace d'un instant, être le signe que sa mère avait vécu ici - que sa mère avait vécu. Tout n'était que vanité, et la jeune fille ne comprenait pas qu'elle n'était, finalement, rien. Gonflée de sa prétention, de l'idée qu'être fille de deux pairs était chose exceptionnelle et qu'on lui trouverait un parti digne de son rang, elle se trouvait rattrapée par la simple idée qu'elle ne connaissait pas plus le monde que ses parents. Chaque pièce, chaque objet ou presque, était le prétexte à un examen poussé. Des peignes ouvragés ? Elle n'en avait jamais eus, mais au moins en avait-elle vus, que les nones sculptaient pour le commerce de l'abbaye. Des ottomanes, des châles de soie, des capes fourrées de vair, des coiffeuses même, ou des miroirs réfléchissant sans imperfection : tout cela n'était que découverte. Il lui fallait apprendre l'alpha et l'oméga de l'être femme.

Elle se demandait, souvent, quand son père viendrait à elle. Elle commençait à croire qu'elle n'avait fait que fuir un isolement pour un autre... Et lorsque cette idée lui venait, elle se rassurait en songeant qu'au moins était-elle désormais maîtresse de ses journées ; maîtresse, même du domaine, dont elle s'était instituée intendante. La vigne de Chablis, comment la laisser superviser sans broncher ? C'était une terre riche, et Béatrice était résolue de veiller à ce qu'on ne détournât pas ses qualités. Lorsqu'elle ne fouillait pas le passé du château, elle parcourait la campagne de Chablis sur sa jument, dans l'air d'automne, pour se faire connaître des métayers et tancer ceux qui avaient pris quelques libertés de l'absence du seigneur.

La hussine avait déjà acquis sa réputation, sur les terres de Chablis, lorsqu'on entendit un jour résonner une voix nouvelle, dans la cour :


-« Beatritz ! Je cherche Beatritz ! Qu’on me fasse venir Beatritz de Tapiolie ! »

La voix percuta les murs du château et rebondit jusqu'aux hautes fenêtres d'un grenier-débarras, où Béatrice se fascinait de la découverte d'une cage à oiseaux, qui auraient bien pu être de la même race que celui que tenait sa grand-mère en portrait. Il n'y avait plus d'oiseaux : était-ce à dire qu'il n'y avait plus de grand-mère ? Elle bondit sur ses pieds, et lissa sa robe bleue passée ; elle avait assez de bon sens pour ne pas revêtir les robes de sa feue marâtre lorsqu'elle allait patauger dans la poussière.
Elle descendit l'étroit escalier de pierre, qui la forçait à baisser un peu la tête et laisser sa main ripper sur le pivot de pierre. Elle fut dans la cour.
C'était un homme à l'allure fière, dont les traits avaient beaucoup de semblance avec ceux de l'un des portraits, quoiqu'ils parussent durcis par le temps.


-« Que voulez-vous à Béatrice de Tapiolie, Messire ? »
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