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[RP] Angoisses Nocturnes

Anaon
" La vie se passe à désirer ce qu'on n'a pas, à regretter ce qu'on n'a plus. "
    - Joseph Roux -


    *

    Elle croit percevoir la moindre pulsation du silence. Les battements de la pièce. Des craquements de bois, le grincement des poutres. Son propre sang pulsant dans ses veines. La chambre semble ronchonner de bruissements comme un dormeur perturbé dans son sommeil. Derrière les carreaux de verres incrustés dans leur mosaïque de plomb, la neige tombe, éparse, dans le ciel d'encre. Le manteau hyémal reflète les maigres rayons lunaires, dispensant çà et là une lumière moribonde qui se fraye un chemin jusqu'à sa fenêtre. La lueur opalescente filtre par le verre, redessinant d'une aura sibylline les pourtours de son être.

    L'Anaon a quitté sa couche pour s'asseoir à la fenêtre, en plein cœur de la nuit, avec la saveur âcre que vous laisse habituellement les siestes d'après-midi. Un éveil pâteux et un goût d'inachevé. Ses mains reposent sur son ventre rond de six mois, couvert du seul diaphane d'une chainse. Les braises du brasero rougeoient encore, piquant l'obscurité de paillettes incandescentes. Elle a l'impression d'être prise d'un vertige qui s'éternise, l'esprit comme englué dans des miasmes de coton. Pas tout à fait réveillée, pas tout à fait endormie. L'âme en proie à un flottement impalpable. Les azurites semblent concentrées sur les flocons qui s'échouent, mais derrière les barrières de son crâne des pensées incongrues s'entremêlent sans qu'elle ne puisse en contenir le flux. Insomnie toute particulière. Sobre ivresse.

    Un froid soudain la mord jusqu'à l'os faisant frémir la peau hyaline. Le silence s'est tue. Les sens de la femme se figent. L'odeur du pin et des cendres... Ces seules senteurs qui titillaient ses narines s'amenuisent sous les assauts d'un parfum plus entêtant. Plus capiteux... Les narines s'arrondissent. Lavande. C'est une claque dans l'âme. Les yeux se ferment férocement. L'esprit se braque, prêt à chasser la déraison qu'elle sent venir. Une autre odeur se mêle à celle de la fleur. Ça lui noue la gorge et lui colle le cœur aux bords des lèvres. Une odeur de mort...

    _ Maman?

    Une giclée d'acide lui crame les tripes alors que son estomac se rétracte violemment. Ce timbre... Connu pour l'avoir entendu vibrer tellement de fois. Clair et pur comme le cristal. Elle se crispe. L'Anaon le sait pourtant, ce n'est pas Nyam, la petite servante de Judas qu'elle verra si elle ouvre les yeux. Et l'Anaon ne veut pas voir.

    _ Tu n'es pas contente de me retrouver Maman ?

    Un sanglot lui grimpe dans la gorge. Et les azurites embuées se révèlent à l'apparition.

    _ Tu n'as jamais su parler Mélusine...

    Le timbre sonne comme un reproche. Elle fixe l'être qui se dessine à la lueur des braises et de la lune. C'est une petite fille, aux longs filins platines qui lui chutent sur les reins. Pas très haute, ses membres déliés à peine voilés par une tunique laminée. Le visage ovale et une peau d'opale. Maculée par des tâches noirâtres qui exhalent une odeur de pourriture.

    _ Si j'avais pu crier, Maman, tu serais venu me chercher ? Si je n'avais pas été muette tu m'aurais écouté ? Ils m'ont fait mal... Si tu savais... Ils m'ont fait tellement mal...

    La voix d'outre-tombe se meurt dans un gémissement gluant. Le cadavre lève une main rongée pour se crisper dans ses cheveux qui tombent comme des filets de cendre soufflés par le vent. Les larmes lui piquent le nez et les yeux. L'Anaon ne les retient pas quand elles dévalent sur l'abrupte de ses joues.

    _Je sais...

    Sa voix se brise, coupée nette par la lame de ses remords. Elle était si belle, sa petite merveille. Sa petite fille de porcelaine. Des lèvres en cœur d'un rose ivoire, surmontées par deux grands yeux d'un gris hypnotique. Elle aurait dû être de ses femmes empreintes d'une élégance sans égal, de celles qui soumettent les plus grands roys d'un regard et qui calment les foules d'un battement de cil. Une beauté froide... Une perfection de glace. L'Anaon voudrait tourner la tête. Fermer les yeux. Boire. Oublier, laisser passer, elle disparaitra. Mais elle ne peut pas détourner son regard du cadavre à deux pas d'elle. Mais de l'enfant qu'elle a fait naitre, de ce bébé qu'elle a bercé, il ne reste plus que le corps d'une putain qu'elle est allée déterrer dans une tombe de Provence.

    _ Pourquoi tu n'es pas venu nous chercher ? Pourquoi tu nous à laisser ?

    Les mains de l'Anaon se resserre sur son ventre. Dieux... Ces grands yeux qui la scrutent dans le noir...

    _J'ai essayé de vous trouver. Je vous ai cherché inlassablement... Mais... J'ai pas réussi... J'ai pas encore réussi... Pardonne-moi ma chérie...

    Elle lève une main tremblante sur son visage pour étouffer ses sanglots. Non. Elle avait été incapable de retrouver ses enfants et de sauver sa fille. Combien d'hommes l'ont souillé ? Combien de lèvres suintant d'alcool sur son corps juvénile ? Toutes ces mains de pervers sur ses chairs d'albatre... Elle est une mère pitoyable. Elle s'en rongera l'esprit jusqu'à la fin de sa vie. Bruit râpeux sur le sol. L'odeur pestilentielle des chairs putréfiées lui soulèvent le cœur. Un frisson d'effroi lui remonte l'échine. Elle relève lentement les yeux sur le corps qui lui fait face. La lumière blanchâtre du dehors la révèle plus clairement. Ces traits ne sont pas ceux d'une adolescente de quatorze ans, mais ils ne sont plus ceux d'une enfant de huit. Mais qu'y a-t-il encore de discernable sous cette croute de chair décomposées ? Les sourcils de la mère se froncent imperceptiblement. Ce n'est plus son visage que les grands yeux gris regardent. Sa main couvre lentement son ventre, protectrice. La revenante s'agenouille alors doucement, hypnotisée par cette panse gonflée de vie. Ses longs doigts squelettiques encadrent de part et d'autre la rondeur maternelle. La balafrée sursaute, son souffle se coupe. La macchabée pose délicatement son oreille contre le ventre.

    _ Il n'y est pour rien Mélusine... Épargne-le...

    L'Anaon est bandée comme un arc. L'apparition redresse alors la tête, relevant sur elle un regard perplexe qui surplombe ses lèvres gercées de pus et de terre.

    _ C'est pour me remplacer Maman ?
    _ Bien sûr que non, ma c'halonig. Jamais je n'ai cherché à te remplacer... Jamais je ne le ferais.
    _ … Tu vas oublier Caël alors ?
    _ Non... je ne l'oublie pas, je ne l'abandonnerais pas. Mais je ne peux pas... courir comme avant sans risquer de le perdre, Lui. Pas pour le moment. J'attends, en cherchant comme je peux quelques informations... Je n'ai jamais cessé de penser à vous.

    Les sourcils se froncent sur le front cadavérique. Ses prunelles se reportent de nouveau sur le ventre.

    _ Tu vas l'aimer plus que nous ?
    _...

    Anaon ne comprend pas où veut en venir sa fille. Mais elle n'a pas l'esprit assez clair pour raisonner convenablement.

    _ Je ne peux pas le détester, Mélusine. Je l'aimerais... sans doute... presque autant que vous...

    Il n'y a pas de réponse. L'infecte odeur de corps moisis. Le silence qui résonne de sa propre respiration. Le regard fixe du cadavre sur sa panse. L'Anaon inspire brutalement. Une pensée soudaine s'éclaire. Sous la marée de ses larmes, elle s'illuminerait presque. Elle lève une main fébrile qui s'immobilise dans l'air sans oser toucher le crâne où le blond se mêle au vermillon.

    _ Et si tu renaissais ? Pourquoi ne reviens-tu pas en moi... En lui ? Si ton âme se réincarne... Je retrouverais Caël et nous serons de nouveau tous les trois comme avant... Ensemble.

    Sous le cristal des larmes les lèvres se courbent d'espoir. Elle sourit. Puisque les âmes sont immortelles.... Puisqu'elles se réincarnent sans cesse pour embrasser quantité de vie.... pourquoi ne pas habiter celui dans ces entrailles ? Recommencer, une fois de plus, reprendre à zéro. Et Vivre enfin. Oui... Ce serait tellement facile. Mais la fille reste de marbre. Un froid de nouveau pénétrant la gèle jusqu'à la moelle.

    _Mélusine ?

    La pression sur son ventre s'affirme légèrement. Elle a froid. Son expression se fige. Elle croit percevoir les traits de la macchabée se serrer.

    _ Je ne peux pas.

    Les lèvres gâtées se pincent, faisant couler sur le menton noirâtre un filet écarlate.

    _Tu vas l'abandonner lui aussi. Comme Caël et comme moi... Comme Elikan et comme Nyam...

    Le visage de l'Anaon se décompose. Ses lèvres s'ouvrent sans trouver ses mots. Son cœur se resserrent douloureusement dans sa poitrine tandis que sa main se coule sur son visage, voilant ses yeux.

    _ Oh Mélusine... Si tu savais comme je regrette... Et comme tu me manques... Si tu savais comme je t'ai...

    La main se décale, les yeux se rouvrent. Vide. Les craquements du bois. L'odeur du pin et des braises. Son unique main sur sa panse. L'odeur rance de Lavande et des chairs décomposées se sont dissipées. Elles lui collent pourtant à l'âme comme la peau sur les os.

    Elle est seule.

    Elle tremble de peur alors que ses paupières libèrent une seconde salve de marée salines. La paume bâillonne de nouveau ses lèvres. Elle voudrait vomir. Elle voudrait boire jusqu'à en finir raide, les tripes gerbées sur les pavés et le cerveau noyé au point de ne plus pouvoir penser... Mais elle ne peut pas. Silencieuse, les larmes coulent aussi brulantes que des rivières d'acide. Elle reviendra, elle le sait. Elle reviendra. Hanter ses nuits et sa vie. C'est pour çà qu'elle a toujours bu... C'est pour çà qu'elle boira. Pour ne rien voir. Folie... Folie Folie Folie Folie...

    Sculpté à la faveur de la lune, elle pose son regard sur le petit coffret qui sommeille sur le rebord de la fenêtre. Un sépulcre de bois, pour une vie en cendre. Celle de son enfant. Nouvelles larmes.

    Oh Mélusine... Pardonne-moi.

Musique " Henry's Changing Emotions ", The Tudors Saison 2 par Trevor Morris
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Images originales: Victoria Francès, concept art Diablo III - [Clik]
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