Afficher le menu
Information and comments (0)

Info:
Histoire d'un rustre vagabond qui vint hélas un jour sur le chemin d'une fillette de riche famille.

Pour une poignée d'écus

Lyantskorov
NB : Suite un peu indépendante d'un RP qui reste à terminer : http://forum2.lesroyaumes.com/viewtopic.php?t=641460



Il recracha lentement sa fumée. Il était assis, dos contre une souche, tandis que son regard errait sur le paysage alentour. La nuit était déjà très avancée. Seules les lumières des quelques feux encore entretenus dans le campement, un peu plus loin, projetaient une vague lueur sur ce qu'il faisait. On n'entendait que quelques bruits, à cette heure; des chants d'insecte, un bruissement de feuilles, parfois, le cri d'une chouette ... mais point de sons émis par ses semblables. Malgré le froid et l'heure tardive, Lyantskorov avait quitté le relatif confort de sa tente pour savourer ce calme, cette quiétude, devenus si rares ces derniers temps. Il reprit une bouffée sur sa pipe.

Pourtant, il avait volontiers accueilli les combats de la journée. Il n'était pas assez habitué à fréquenter ses semblables, et leur compagnie avait fini par tant lui peser que la brutalité des affrontements lui avait apporté du baume au cœur. Il peinait souvent à garder son sang froid face à ses "compagnons"; mais cette fois, il avait pu donner libre cours à ses émotions, et il s'était jeté comme un forcené sur un de leurs ennemis. Par chance, il était tombé sur moins fort, ou en tout cas moins enragé. Il l'avait frappé, avec toute la force de son impatience et de sa frustration. Même lorsque l'adversaire s'était retrouvé à terre. Même lorsqu'il ne semblait plus vraiment capable de se servir de son arme. Cela avait plus ressemblé à une bastonnade qu'à un combat à la loyale. L'infortuné était probablement encore en vie; mais, il allait être assez peu reconnaissable dans les semaines qui allaient suivre.

Ils avaient beau avoir perdu cet affrontement, le barbu se sentait apaisé, pour la première fois depuis quelque temps. Cet accès de violence, puis, à présent, cette sérénité ... N'avoir rien de particulier à faire, ne plus entendre les sarcasmes, ne pas avoir à surveiller ses arrières ... Il vérifia rapidement qu'il n'y avait personne à proximité, puis, très bas, fredonna un air tranquille dans sa langue maternelle. Cette situation semblait peut-être un peu insolite, mais peu lui importait. Il n'en chanta que deux strophes, avant de s'interrompre, et de porter une nouvelle fois la pipe à ses lèvres.

Puis, brièvement, il se refit intérieurement le récapitulatif de la situation. Il ne fallait pas se voiler la face. L'avenir de leur combat était pour le moins incertain. Il ne se sentait même pas vraiment proches de ses camarades. A l'exception d'une poignée d'entre eux, il y avait ceux qu'il n'avait qu'aperçus, ceux qui l'indifféraient, ceux qui l'excédaient, et ceux qu'il méprisait. C'était une façon assez grossière de résumer, il est vrai. Mais il n'avait pas la patience de faire un tri plus poussé; et puis, la solitude en ce moment n'en était que plus appréciable. Curieusement, il ne se sentait pour autant pas l'envie de partir. Il fit une nouvelle fois le tour des raisons pour lesquelles il pouvait rester. Puis, cette fois, buta sur la question du salaire. Faute de moyens, ils ne l'avaient vu qu'au compte-gouttes. Alors ...

... Mais oui ! Comment avait-il pu oublier ? Il leur restait un atout, qui pouvait encore leur rapporter gros. Tout occupé par les différents préparatifs de combat et par ses tentatives de ne pas réinterpréter les ordres à sa façon, il n'avait que peu pensé à ce qu'un petit nombre des leurs, dont il faisait partie, s'étaient mis en tête de transporter à l'insu des autres. Pourtant, c'était son rôle implicite, de veiller à ce que le voyage se déroule sans encombre pour leur cargaison. Et donc, de procéder à quelques vérifications. Rôle qu'il avait un peu bâclé, jusque-là. La plupart des autres étaient couchés; il était peut-être temps de se rattraper. Il prit encore quelques bouffées, puis laissa sa pipe refroidir dans sa tente avec ses affaires, avant de se mettre en quête de la tente qu'il cherchait. Il eut un instant d'hésitation. La Manon n'allait pas apprécier d'être réveillée en pleine nuit. Puis sa bouche fit brièvement un rictus narquois. Après tout, raison de plus. Il ne voyait pas pourquoi il ferait des efforts, s'il était le seul.

Il y avait bien quelques veilleurs, mais ils surveillaient principalement l'extérieur du camp, quand ils ne s'étaient pas endormis, épuisés par les combats, et le passage du barbu passa inaperçu. Quand bien même on l'aurait vu, personne ne s'en soucierait; ses balades nocturnes faisaient après tout partie de ses excentricités, et pas des plus étranges. Cela ne l'empêcha pas de chercher à être le plus discret possible. Pas la peine qu'on lui pose trop de questions non plus. Manon avait eu la bonne idée de ne pas s'être installée en plein milieu du campement, ce qui facilita grandement la tâche au barbu; et, rapidement, il trouva la tente. Il jeta un regard autour de lui. Personne, apparemment. Il gratta à la toile. Attendit un peu. Pas de réponse. Il insista, un peu plus fort. Peine perdue.


" C'est Lyants ... " grommela-t-il.

Pas de réponse.

" J'peux rentrer ? "

Silence. Il marmonna un juron.

" J'v'z'aurais prév'nue ... "

Il poussa l'ouverture de la tente, et balaya l'intérieur du regard. Ses yeux étaient assez habitués à la pénombre pour qu'il discerne correctement. Et, pas trace de Manon. Sûrement encore le nez dans une chope ... Le sinistre vagabond esquissa une grimace hargneuse. Il aurait dû s'en douter ... Alors, son regard se posa sur la couche. Au moins, pour cela, il ne fut pas contrarié; ce qu'il cherchait était juste là. Il s'avança à lents pas, afin de pouvoir procéder à un examen plus attentif. Car, oui, il fallait bien que quelqu'un prenne la peine de vérifier l'état de leur prisonnière ...
Louve.
Quels que soient ses efforts pour trouver une position un peu moins inconfortable, il y avait toujours cette racine tortueuse qui lui rentrait dans le dos.

On l'avait jetée là comme un vulgaire sac, à même un tapis de sol rugueux qui en avait connu d'autres.
Contrairement à elle d'ailleurs... Depuis ce fameux coup sur la tête, pas méchant en soi mais quand on possédait la constitution de la fillette c'était un coup terrible, depuis ce coup donc on l'avait entravée des pieds et des mains, bâillonné la bouche au moyen d'un bris de tissu sale, traînée de dos d'humain à dos de bête, jetée au sol également sans grand ménage pour son âge ou sa condition, molestée pour obtenir des précisions sur les richesses présumées de son oncle, etc...
Un peu de sang finissait de sécher au coin de ses lèvres, et on ne comptait plus les ecchymoses sur son corps, du reste cachées par ce qui restait de ses jolis vêtements de velours et fourrure. De sa chevelure couleur d'or fluide qu'elle n'avait pas eu le temps de tresser avant de quitter sa chambre ne restait qu'un triste amas de cheveux ternis par la crasse dans laquelle s'étaient prises quelques saletés ramassées par terre.

La Margny n'avait pas desserré les lèvres une seule fois, accueillant pourtant chaque nouveau coup avec un regard agrandi de terreur. Seulement était-ce du courage ou juste la peur qui la clouait littéralement au sol ?
La fille de Cartil était née pour être choyée dans un couffin richement brodé avec une armada de servantes prêtes à accourir aux moindres pleurs, et avait grandi dans un univers dont on avait camouflé toutes les aspérités, rogné chaque coin cruel, gommé la moindre déception pour lui éviter un trépas certain. Jamais rien ne lui avait manqué, et jamais elle n’avait connu la souillure, la saleté ou la sueur.
Dès lors plus cruelle était sa situation actuelle, la violence dont on avait fait preuve à son égard, les remugles de sa propre sueur rance, le crissement de la terre entre ses dents, ces marques sur sa peau qui la terrifient car jamais ressentis, jamais appréhendés alors qu’on lui serine depuis sa naissance qu’elle mourra à la moindre occasion… Et l’occasion n’était-elle pas excellent justement ?

Elle savait à peine pourquoi on avait choisi de lui faire subir tout cela, candide petite louve égarée à la merci de ceux qui se vêtissent de peaux de moutons, ces serfs sans foi vers lesquels elle était venue sans animosité, soucieuse d’obtenir leur aide.

Dans son existence épargnée et sans surprises la cassure nette provoquée par cet évènement l’avait jetée dans une profonde confusion expliquant à elle seule l’état d’hébétude dans lequel elle se trouvait présentement.
Elle entendit bien une voix s’élever tout près de la tente mais comme depuis qu’on l’avait ravie à sa liberté elle se laissait faire, ne songeait pas même à protester ou à pleurer, supplier ou appeler. Elle ne pensait pas non plus à ce que sa gouvernante pouvait bien endurer en cet instant, ayant découvert son lit déserté et aucune trace de la Margny-Riddermark, sans savoir que faire, qui prévenir dans cette ville où ils ne devaient être que de passage...

Non, c’est comme si elle avait régressé à un stade où sa personnalité s’était fermée sur elle-même pour ne pas céder à la panique, pour appréhender l’instant fatidique où son cœur s’emballerait pour finir par s’arrêter… Se déconnecter de la réalité, c’était la seule chose qui importait, ce qui lui permettrait peut-être de prolonger sa vie de quoi, quelques heures ? Quelques jours ?
Quand on ouvrit la tente elle gisait sur le dos et n’eut l’instinct que de se recroqueviller, la respiration accélérée, mais sûrement plus par le bâîllon qui rendait la prise d'air difficile que par la panique qui se refusait à la submerger.

_________________
Lyantskorov
Il entendit un bruit étouffé, et sentit l'agitation de la fillette, probablement effrayée. Au moins la Manon l'avait-elle suffisamment bien bâillonnée. Elle croyait vraisemblablement qu'elle allait encore se faire malmener; et il n'était pas le moins bien placé pour comprendre cela. Il avait aidé à la transporter, lorsque Fatal l'avait mise dans un sac. Et ils ne l'avaient pas particulièrement ménagée; Lyantskorov lui-même, s'il gardait en tête depuis le début qu'il valait mieux éviter de faire dans la surenchère avec ce genre de méthode si l'on voulait éviter de trop déranger l'esprit de quelqu'un, avait pris un malin plaisir à lui asséner un bon coup sur le crâne, alors qu'elle semblait sur le point de reprendre conscience. Puis, il était revenu, deux jours après, pour voir "l'évolution", autrement dit si elle semblait apte à survivre au voyage. Au départ, il l'avait simplement un peu malmenée; en effet, elle n'y avait mis aucune volonté, s'était contentée de se replier sur soi lorsqu'il lui avait demandé d'effectuer certains mouvements. En particulier de faire quelques pas, car sa capacité à marcher pouvait influencer la façon dont ils feraient le trajet. Comme elle refusait de mettre correctement un pied devant l'autre, il l'avait brusquement attrapée par la nuque, forcée à se lever, et poussée afin de voir comment réagissait ses jambes. Mais les traitements subis n'avaient pas fait grand bien à la gamine déjà fort fragile, et elle s'était effondrée. Ensuite, sèchement, il lui avait posé des questions, assez courtes. Aucune sur son oncle, cela dit; il savait déjà le peu dont il estimait avoir besoin de savoir, et il laisserait les autres s'en charger, s'ils le voulaient.

En premier lieu, il lui avait demandé si elle savait qui ils étaient, et ce qu'ils lui voulaient. Puis, ses questions étaient devenues plus incongrues; il lui avait demandé, toujours avec cette apparente agressivité, si elle avait déjà voyagé auparavant, comment elle avait l'habitude de se nourrir, ainsi que comment elle avait été éduquée. Une lueur de folie s'était éveillée dans son regard, et croissait à chaque fois que ses questions rencontraient le silence; autrement dit, à chaque fois qu'il en posait une. Il avait fini par se répandre en invectives et en phrases incohérentes mêlant sans trop de logique mots de françois et de sa langue maternelle. Puis, il l'avait frappée plusieurs fois au visage, l'avait presque littéralement jetée sur le lit, et l'avait attachée avec des mouvements mal assurés tant tout son corps était agité de violents tremblements. Suite à cela, il était parti dans la direction opposée à celle du campement, pour ne revenir à sa tente que dans la nuit.

Il avait été surpris par la stupidité de son comportement. En effet, à quoi bon contrôler qu'elle allait bien pouvoir faire le voyage si c'était pour anéantir toutes ses chances d'y parvenir ? Et pouvait-on imaginer idée plus idiote que de faire sortir de son mutisme une fillette en état de choc en faisant empirer les choses ? Il n'avait pas compris pourquoi il avait agi ainsi; et à vrai dire, il ne se rappelait pas de la totalité de ce qu'il avait fait durant ce laps de temps. Il n'était pas dans son état normal, cela paraissait évident, mais il avait eu beau, le lendemain, retourner la question en tous sens pendant un moment, aucune des hypothèses qu'il avançait n'était vraiment crédible. Sauf une, qu'il avait d'abord écartée, à cause de sa fierté, peut-être, car cela faisait bien longtemps que ça ne lui était guère arrivé. Cependant, elle s'était peu à peu imposée comme la plus probable. Il avait fait l'inventaire de la sacoche dans laquelle il rangeait herbes et mixtures. Et, lorsqu'il avait observé, et senti le peu qui restait dans la fiole qu'il avait bue la veille, il comprit; il s'était bel et bien trompé de breuvage. Il avait lâché un flot d'injures à sa propre adresse. Cela avait été certainement causé par une lassitude bien trop profonde; car, normalement, au moins se serait-il aperçu que le goût n'était pas celui qu'il devrait être. Et cette maladresse avait eu pour conséquence qu'il avait pris une dose bien excessive à celle qu'il prenait d'ordinaire lorsqu'il buvait ce genre de potions. Il y avait un mot en françois qui exprimait parfaitement bien ce qu'il en pensait ... C'était ... oui, voilà. "Affligeant".

Sa fatigue avait été telle après cela qu'il n'était même pas allé voir la gamine sitôt sa découverte faite. Puis, leur situation n'étant pas au beau fixe, ils s'étaient retrouvés à devoir marcher en permanence. Des jours plutôt éprouvants, où il passait ses journées, comme toujours, un peu à l'écart du groupe, mais cette fois, était tendu comme la corde d'un arc, à surveiller que rien n'arrivait, qu'ils ne croisaient pas d'ennemis, qu'un inconnu ne venait pas discrètement se glisser parmi eux ... Personne ne le lui avait demandé, mais il aimait surveiller ses arrières. Cette méfiance constante, quoi que plutôt justifiée au vu de leur situation, n'avait pas réellement porté ses fruits. Enfin, à son sens, si; s'il ne s'était rien produit de vraiment suspect, en dehors de ce que pouvaient faire ses camarades, cela voulait probablement dire que leurs ennemis employaient d'autres types de méthode. Oui, il arrivait que le Slave se pose beaucoup d'interrogations pour peu de résultat ... Toujours était-il que la rançon n'était qu'assez secondaire, tant que leurs vies étaient directement menacées, et il avait complètement passé à la trappe d'aller voir l'étendue des dégâts.

A son arrivée dans la tente, la fillette s'était recroquevillée. Avait-elle vu lequel de ses bourreaux était entré, ou se comportait-elle ainsi par réflexe ? Étant donné son dernier traitement, il ne fallait pas s'étonner que la mioche éprouve, pour ainsi dire, quelques réticences à le laisser approcher.

Mais il n'avait pas l'intention de lui demander son avis. Ils ne l'avaient pas amenée jusque-là pour la laisser rendre l'âme entre leurs mains. Il la regarda brièvement. Cela ne l'avait pas tant marqué les autres fois, mais ... elle était tellement frêle ... on avait l'impression qu'il aurait suffi de souffler assez fort pour la briser. Lorsqu'il l'avait amenée jusqu'à la tente de Manon, il avait pris un malin plaisir à faire en sorte qu'elle retourne dans les affres de l'inconscience par le chemin le plus douloureux, à s'en prendre à un être innocent. Peut-être par cruauté. Ou peut-être parce que les moments où sa supériorité sur quelqu'un était évidente étaient si rares qu'il se réconfortait comme il le pouvait. Ou pour une toute autre raison encore, après tout; au fond, ce n'était pas ce qui importait. La fillette n'avait pas l'air en grande forme; pâleur cadavérique, hématomes, cernes creusées, respiration faible ... il posa un instant la main sur son front. Fièvre, et pas des plus douces. Non, cette fois, il ne ressentait aucune joie face à cette situation. Il fut comme mis en alerte quand il comprit qu'un autre sentiment avait pris sa place. Un sentiment contre lequel on l'avait si souvent mis en garde. Un sentiment qu'il avait dû apprendre à fuir. Un sentiment qui déformait le jugement, et pouvait faire trembler la main la plus sûre.

Ce sentiment, c'était la pitié. Et lorsqu'il pensait à "pitié", aussitôt, il pensait au refrain de l'Ancêtre.


" La pitié mène au doute. Le doute à la r'mise en question. La r'mise en question à l'hésitation. Et l'hésitation à la faiblesse. Il n'y a rien d'pire que la pitié. "

La vision implacable d'un homme monstrueux; c'est du moins ce que l'atroce philosophie de l'Ancêtre pouvait suggérer. Pourtant, Lyantskorov, qui avait si souvent tenté de la faire sienne, devait reconnaître qu'avoir la force de ses convictions derrière soi permettait d'avancer plus facilement. L'Ancêtre, pour contestables que furent ses idées, réussissait un étrange paradoxe en refusant de les remettre en cause; lui qui si souvent rêvait de désordre avait parfaitement réussi à faire plier sa vision du monde selon ses certitudes et ses propres mesures, à tel point qu'elle ne devait jamais être perturbée. Et, à sa façon, cela apportait un ordre à l'ensemble général. C'était comme s'il descendait une rivière, et que son embarcation était portée sans coup férir par le courant que créaient ses idéaux. Lyantskorov, lui, nageait dans un océan en pleine tempête, porté au hasard par les vents chaotiques que formaient les incertitudes.

Et, comme cela était souvent arrivé, la pitié n'avait pas sa place dans ce qu'on attendait de lui. Les barrières de glace formées par nécessité autour de son cœur ne devaient pas céder. Il avait fait pire, il avait vu bien pire qu'une gamine un peu bosselée qui s'était pris un coup de froid. Elle n'avait de valeur que par la rançon dont ils pourraient en tirer. Ce n'était qu'une marchandise, une marchandise qu'ils allaient livrer. Et que vaut une marchandise endommagée, ou inutilisable ? Il se répéta plusieurs fois cette idée, et s'en servit comme prétexte pour ce qu'il allait faire. Parfois, il lui suffisait simplement de rester pragmatique.


" Écoute-moi bien ... J'vais t'changer d'endroit ... alors t'as intérêt à n'pas bouger ... un geste de trop, et j'te livre à la première ivrogne que j'crois'rai, ou j'te laisse passer la nuit dans un fossé ... "


Il parla fermement, pour que la menace soit crédible, cependant sa voix ne comportait pas la moindre hargne. Il fouilla ensuite dans sa besace, et en sortit une vieille cape, de couleur terne, et assez usée. Puis, après un instant de réflexion, il sortit de quoi écrire. Le bout de parchemin avait connu des jours meilleurs, mais il ferait l'affaire. L'Ancêtre n'avait jamais eu de problème avec le fait que Lyants emploie sa main gauche, pour apprendre à écrire, si cela lui était plus aisé; cependant, la tenue de la plume et la reproduction des lettres étaient encore balbutiantes chez le vagabond. D'autant qu'il ne prit pas le temps de s'appliquer. Mais, le tout restait néanmoins déchiffrable.

Citation:
Manon,
La marchandise est abîmée. Je m'en occupe. Vous savez où me trouver si besoin.
Le barbu


C'était fort laconique, et assez informel, mais elle comprendrait. Ou sinon, tant pis pour elle, elle n'avait qu'à mieux remplir son rôle. Il posa la note sur la couche, à côté de la gamine. Puis il souleva celle-ci, toujours attachée et bâillonnée, afin de passer la cape sous elle et de l'en envelopper intégralement. Cette tâche accomplie, il la hissa de façon à ce qu'elle soit posée sur son épaule, tâchant de ne pas être trop brusque, avant de passer son bras par-dessus pour la maintenir. Ce ne serait pas un mode de transport idéal pour elle, ainsi, la tête en bas, mais il n'avait rien trouvé de mieux dans l'immédiat pour la transporter sans se faire repérer. Même si, une fois encore, il ne souhaitait, si possible, pas se faire voir, et le Slave fit tout pour éviter la vigilance des veilleurs. Vigilance pour le moins approximative, car il n'eut à s'arrêter pour se cacher qu'une seule fois, et encore, ce fut plus dû à sa méfiance excessive qu'à un réel risque d'être remarqué. De retour dans sa tente, il retira la cape qui recouvrait l'enfant et déposa soigneusement celle-ci sur sa paillasse. Il alluma une chandelle afin d'y voir plus clair. Et esquissa une moue, l'espace d'un instant. Il ne pensait pas avoir frappé si fort. Ou alors, les deux autres s'étaient bien amusées avec elle. Elle avait réellement besoin de soins, ou elle n'allait pas tarder à y passer. Il s'absenta plusieurs minutes. Lorsqu'il revint, il portait un seau rempli d'eau qu'il venait tout juste de faire chauffer auprès d'un des feux du camp. Il recueillit une partie de l'eau dans une sorte de chope en bois, et mit quelques feuilles séchées à infuser. Puis, de sa voix grave, il s'adressa assez bas à la fillette :

" C'que j'vais faire va p't-êt' te faire un peu mal ... sers les dents. "

Il alluma des bâtonnets d'encens, qui répandirent un arôme enivrant dans la tente. Il passa des linges à l'eau chaude, et s'en servit pour nettoyer les diverses plaies de la gamine. Au vu des réactions sur son visage bâillonné, elle n'appréciait pas; mais, cela valait mieux. Il aurait même fallu le faire avant. Puis, il appliqua de l'onguent aux endroits où elle était particulièrement amochée. Pendant toute la durée de ces soins, il marmonnait dans sa barbe des paroles qui ne devaient pas être du françois, sorte de psalmodiement qui formait une étrange mélodie. Sans arrêter cette curieuse mélopée, il se lava les mains, en referma brièvement une sur son collier, puis alla retirer les feuilles qui baignaient dans l'eau. Il posa la chope remplie d'infusion à côté de l'enfant, et détacha les liens qui entravaient ses mains.

" Bois ça. Ça t'f'ra du bien. Mais je n'veux pas t'entendre hurler. "

Il entreprit ensuite de lui retirer le bâillon. Il observa sa réaction, surveillant, au cas où, qu'elle n'en profitait pas pour agir de façon irréfléchie, arborant, comme il le faisait si souvent, une mine impassible. Après tout, si une petite fille élevée dans le luxe d'une riche noblesse pouvait brusquement devenir un objet entre les mains de gueux sans foi ni loi, pourquoi le bourreau d'hier ne pourrait-il pas devenir le guérisseur d'aujourd'hui ?
Louve.
"Est-ce que Mère pleurera longtemps ? Et Père... il m'en voudra..."
Son heure était venue, elle en était persuadée. Son corps entier résonnait des coups de la veille et comme jamais elle n'avait éprouvé pareille douleur, l'enfant s'imaginait sur le point de trépasser.
Quand on a jamais couru, on ne peut pas tomber. Quand on a jamais joué, on ne s'est jamais bagarré. Et quand on a rien fait de ce qu'expérimentent les enfants de cet âge, que sait-on de la vie ?
Absolument rien.
Tétanisée, la fillette fantasmait sa propre mort sans oser regarder les taches bleutées sur ses membres. Des choses aussi laides qui de surcroît faisaient mal quand on s'appuyait dessus, ce ne pouvait qu'être très grave.

A cet instant une image se rappella au bon souvenir de son esprit endormi.
Raphaëlle vit... une immense flaque de boue. Ah bon ??
Un cochon aussi, énorme, vautré en plein milieu. Le ciel était dégagé, un papillon passa dans le champ de vision, hésita, repartit en sens inverse. Ce devait être en été car la danse des martinets avait déjà commencé au-dessus de la frondaison des arbres.
Cette scène lui était familière, elle avait déjà vécu tout cela dans un passé proche.
Une petite tache dorée adossée au cochon capta son attention, elle ne l'avait pas remarquée avant. C'était elle n'est-ce pas ? Elle couverte de poussière, par endroits de boue séchée toute occupée à s'extasier sur son genou tout en écoutant la respiration régullière de la bête affalée. En y regardant mieux le genou en question s'ornait d'un bleu magnifique qu'elle avait dû gagner en se faisant désarçonner de sa monture porcine.

C'était donc ça...


" Écoute-moi bien ... J'vais t'changer d'endroit ... alors t'as intérêt à n'pas bouger ... un geste de trop, et j'te livre à la première ivrogne que j'crois'rai, ou j'te laisse passer la nuit dans un fossé ... "

Elle demeura quelques secondes sans réaction encore toute à ses souvenirs.
Enfin, lentement, la voix s'imposa à sa conscience et elle mit un visage sur ce timbre. En fait, ce furent plutôt les bras immenses de l'homme dont elle se souvint en premier, ainsi que son odeur.
A Champagnole elle n'avait cotôyé que sa famille et les serviteurs qui étaient amenés à l'approcher recevaient des ordres stricts de ses parents, sommés de paraître devant elle propres et débarrassés de tous les miasmes habituels que peuvent colporter les petites gens.

Au contraire elle ne voyait sur cet homme-là que les traces d'une vie rude, poussière, boue séchée, sueurs, taches en tout genre à l'origine douteuse... elle l'avait vu d'assez près quand il l'avait battue, elle avait même cru défaillir en se prenant en plein visage son haleine d'herbe à fumer froide. Pour d'autres cela serait passé inaperçu, pour elle c'étaient des épreuves qui lui soulevaient le coeur.

Elle le vit griffonner quelque chose sur un morceau de parchemin qu'il déposa à côté d'elle, mais quand bien même elle aurait pu couler un regard vers ce dernier elle aurait été bien en peine de déchiffrer son contenu. A force de voyages sans fin l'éducation de la Margny laissait un peu à désirer et elle n'avait toujours pas commencé à apprendre à lire et à écrire.

Avant qu'elle n'ait pu protester elle se retrouva empaquetée et jetée sur l'épaule de l'homme. Dire qu'elle n'appréciait pas ces contacts forcés était un euphémisme, à vrai dire rien que s'imaginer approcher un inconnu malpropre qui de surcroit l'avait frappée avec tant d'ardeur lui soulevait le coeur.
Elle ne remarqua pas qu'il la traitait avec moins de rudesse, de toute façon positionnée comme elle était l'épaule anguleuse de l'homme lui creusait le ventre à chaque mouvement, accentuant sa nausée.

Le campement était plongé dans l'obscurité et l'humidité rendait le froid plus mordant encore. Raphaëlle fut prise d'un frisson si violent qu'il faillit l'envoyer par terre, mais la poigne de son porteur était ferme. Plusieurs suivirent durant le trajet, dûs à sa nervosité et à la fièvre qui lui brûlait le front.
Elle dut perdre connaissance un bref instant car lorsqu'elle rassembla de nouveau ses esprits elle était allongée dans une autre tente, seule.
Ne pouvoir ouvrir les yeux qu'au prix d'un grand effort était une sensation étrange et désagréable. Vaguement, elle se demanda si un tout autre Margny aurait su agir autrement. Très certainement... Ezekiel, même Gabriel, à sa place ils auraient su faire face.

Un étrange rituel commença lorsqu'il revint sous la tente et bientôt des odeurs entêtantes envahirent le petit espace. Cela ne ressemblait à rien de ce qu'elle connaissait, le parfum était capiteux, lourd, il lui fit bien vite tourner la tête.


" C'que j'vais faire va p't-êt' te faire un peu mal ... sers les dents. "

Pour la première fois il s'adressait à elle de façon neutre, sans rien attendre d'elle réellement.
Ce qui ne l'empêcha pas de se raidir totalement. Que voulait-il dire ? Est-ce qu(il avait l'intention de recommencer à la frapper ?
La fillette fronça les sourcils, apeurée, et chercha à se retourner pour lui présenter son dos. Elle n'aimait pas voir son visage juste avant qu'il n'abatte sa main, il y avait une lueur malsaine dedans, une chose qui décuplait ses forces et qui le faisait parler dans une langue étrange.
La jeune Margny n'avait jamais suivi d'enseignement religieux mais une fois au hasard de leurs voyages elle avait entendu parler de ces cas de possession qui rendaient les hommes fous, qui déformait leurs visages et qui ravageait leur esprit.

Raidie à l'extrême elle préféra fermer les yeux et attendit... mais au lieu de coup ce fut une sensation de brûlure cuisante qui lui fit rouvrir les paupières.

Voulait-il la torturer ?? N'aurait-il pas fallu qu'il ôte son bâillon s'il espérait la faire parler ??

Le bâillon bien serré étouffa son gémissement mais rien ne put contenir son sursaut. Sans grande réussite elle essaya de se dérober à la poigne de l'homme qui la malmenait encore, façon petite chenille.
Il recommença, peut-être avec un peu plus de douceur -ou mois de brusquerie, la nuance était là- en tout cas suffisamment pour qu'elle réalise qu'il n'avait pas l'air de chercher à lui faire mal. Au contraire même, il semblait s'occuper de ses blessures.
Le constat la dérouta, après tout n'était-ce pas lui le responsable ? Sans prendre garde aux préoccupations de sa captive, l'homme avait même commencé à chanter. Habituée depuis toujours à différencier et comprendre deux langues aux sonorités peu similaires l'enfant avait acquis comme tous ses semblables déchirés entre deux peuples une certaine acuité auditive et elle reconnut sans peine l'étrange langage de la dernière fois.
Puisque cet homme était possédé, est-ce qu'il essayait de pratiquer la magie sur elle ? Et pour... la guérir ? Cela n'avait aucun sens.


" Bois ça. Ça t'f'ra du bien. Mais je n'veux pas t'entendre hurler. "

Et voilà qu'il se mettait à défaire ses liens, son bâillon !
Bon, le breuvage qu'il lui tendait n'avait rien d'appétissant et elle se retenait pour ne pas laisser voir les haut-le-coeur qui voulaient la plier en deux.
Seulement le fait qu'il soit prévenant avec elle la rassurait un peu, faisait émerger lentement mais sûrement son côté Margny. De fierté point encore, mais un peu plus de poil de la bête dirons-nous.

Méfiante, la fillette se redressa d'abord sur un coude avant de s'asseoir. Ses épaules restées longtemps dans une position non naturelle lui faisaient mal, et ses poignets portaient les traces rouges des liens. Ses yeux encore pas bien rassurés se fixèrent néanmoins sur Lyantskorov, un peu gonflés, mais déterminés.


Es-tu un sorcier ?
Est-ce la Malin qui te possède ?
Pour que tu saches, je n'ai pas peur.


La voix habituellement aiguë et flûtée était rauque et comme distordue lorsqu'elle s'adressa à lui, le résultat de plusieurs jours de silence et de maladie. Mais étrangement ce détail l'aida à croire à son mensonge, puisqu'évidemment elle mourrait de peur. Un peu comme si ce n'était pas la fillette chétive qui avait parlé, mais un alter ego plus... mâle ?
_________________
Lyantskorov
"Es-tu un sorcier ?
Est-ce le Malin qui te possède ?
Pour que tu saches, je n'ai pas peur."


Impossible de savoir si la voix éraillée qui s'échappa de la petite fille à la chevelure blonde surprit le barbu; si ce fût le cas, il n'en laissa en tout cas rien paraître.

"Sorcier" ... d'ordinaire, le mot lui faisait l'effet d'un couperet. Immédiatement, il entendait "Inquisition" ... puis "bûcher". Ce qui le faisait aussitôt adopter tous ses réflexes de défense. Il aurait eu envie de lui rétorquer aussitôt que c'était lui qui posait les questions; néanmoins, c'était là la solution de facilité. Il n'allait sûrement pas se laisser intimider par une gamine; encore moins par sa captive. On ne le brûlerait pas de sitôt ! Enfin ... s'il faisait suffisamment attention. En temps normal, il aurait tout fait pour qu'on évite d'associer ses pratiques à de la sorcellerie. Mais cela lui donnait une idée; peut-être avait-il au contraire plutôt intérêt à laisser planer le doute. Et à ne pas répondre à cette partie. Après cette brève réflexion, il planta ses yeux verts aux cernes si creusées sur elle, et, d'une voix légèrement menaçante, sans toutefois sombrer dans la surenchère, il tissa une réponse :


" Tu n'as pas peur parce que ... "

Un rictus torve teinté d'amusement lui déforma les lèvres.

" ... j'n'en ai pas encore décidé ainsi. "

Il laissa échapper un bref ricanement guttural; bien qu'il ait si souvent l'air austère, il lui arrivait d'aimer jouer avec la crédulité d'autrui. Et puis, quoi de plus effrayant que d'être le prisonnier de quelqu'un dont on n'est pas sûr des pouvoirs ? Puis, il reprit son sérieux; il avait encore certaines préoccupations avant de pouvoir lever le pied. Lorsqu'elle eût fini le breuvage qu'il lui avait servi, il fouilla dans sa besace et lui tendit un quignon de pain. Sourcils froncés, il réfléchissait à comment il allait la transporter. Il vida un peu ses maigres affaires, et perplexe, réfléchit à une façon de procéder. Il fit la moue en voyant comment il pourrait faire; mais, pour cela, il allait devoir s'absenter. A nouveau, il posa les yeux sur elle. Sans chercher à la presser, il attendit qu'elle ait terminé son frugal repas. Il songea, narquois, que c'était la première fois qu'il s'occupait de la garde d'un enfant ...
Louve.
En d'autres circonstances, elle aurait peut-être souri.

Par exemple si elle avait été une enfant autre que la fille éternellement malade d'un Margny-Riddermark.
Elle ne sourit pas donc, et les mots de l'homme restèrent un instant en suspens dans la hutte. Sur sa peau les endroits où le baume avait été étalé en larges aplats commençaient à chauffer fort et elle se tordit légèrement sous l'effet. La forte odeur que les feuilles écrasées dégageaient lui picotait les narines, endormait son esprit et ses sens pour la plonger dans un état de torpeur qui atténuait la douleur du corps.
Raphaëlle tourna la tête vers l'homme quand il lui présenta un morceau de pain devant le nez, peu appétissant, mais une sorte d'intuition la poussa à accepter cette pitance médiocre si elle voulait encourager son ravisseur à adoucir le traitement qu'il lui réservait. Cela lui coûta de grands efforts tant sa gorge était sèche même après l'affreuse tisane, la petite eut l'impression d'avaler du papier de verre. "Heureusement", les boutons dorés qui resserraient son col au niveau de la gorge avaient été arrachés depuis longtemps.

Si elle ignorait encore naïvement pourquoi ses ravisseurs avaient décidé de l'assommer pour la retenir prisonnière au fond d'un bois, une idée commençait à germer dans sa petite tête. Elle ne ne sentait pas au meilleur de sa forme -ce qui, quand on a passé toute sa vie malade, est un euphémisme malheureux- et se disait vaguement que si elle continuait à subir le même traitement encore longtemps elle ne ferait pas long feu.
La mort était un sujet qu'on évoquait pas parmi les Margny, pourtant elle était omniprésente à force de frères, oncles, pères et fils tombés au champ de bataille ou à force d'excès en tout genre et la fillette s'en était fait sa propre idée, construite d'imaginaire et de fantasmes plus ou moins fondés sur des bruits de couloir, des légendes ou des croyances populaires colportées par les serviteurs.
Bien qu'elle ne puisse pas mettre d'apparence clairement définie sur cette entité qui pouvait s'inviter au détour d'un banquet ou d'une passe d'arme comme le ferait un cousin qui passait par là rendre visite, Raphaëlle la considérait comme une présence familière, une entité vêtue de deuil mais pas fondamentalement mauvaise, elle ne faisait que ce qu'elle savait faire, ce pour quoi elle existait.

Un peu comme elle, à cette différence près qu'elle ignorait encore à quoi elle pouvait bien servir.

Son regard se perdit dans le recoin le plus sombre de l'endroit où ils se trouvaient, et ses pensées encore plus loin. Elle n'envisagea pas qu'on vienne la sortir de ce mauvais pas, les forces condéennes avaient sûrement mieux à faire que de secourir l'avorton de la famille, et de toute façon encore eut-il fallu que quelqu'un là-bas soit au courant de sa situation.
Non, envisager son trépas ne l'effrayait pas, ou du moins pas autant qu'il ne l'aurait fallu, quand on vous répète depuis que vous avez capacité à le comprendre que vous pouvez rendre votre dernier souffle à tout moment sans raison valable, autant ne pas céder à la panique à chaque fois que le souffle manque ou qu'un mal de tête vous prend...
En fait la seule chose qui commençait à la chagriner était une affaire plus saugrenue étant donné le contexte.
Pour bien la comprendre il faut remonter quelques mois auparavant, lorsqu'accompagnée de ses quelques gens la fillette et la duègne avaient fait une halte à Castillon. L'endroit n'avait pas été choisi au hasard puisque c'était là que résidait la personne pour qui l'enfant avait patiemment ourlé, piqué, défait et refait une bannière qui l'avait tenue en haleine des mois durant à agencer des nuances de fil précieux, à choisir les plus jolies combinaisons de points quitte à y laisser le bout de ses doigts moucheté de piqûres pourpres.

Un prix bien dérisoire pour revoir le jeune seigneur qui portait sur ses armes l'archange et le griffon de Bourdeilles, selon elle.
Il y avait comme cela des êtres capables d'éveiller chez certains des plus désespérés comme un début de rémission, et l'Azayes avait cet effet-là sur Raphaëlle. C'en étaient suivi des journées heureuses auprès du père adoptif de ce dernier à battre la campagne comme jamais elle ne l'avait fait, à en oublier l'épée de Damoclès qui menaçait de trancher sa vie à tout instant, à attendre tous les trois-quatre jours le retour du fils prodigue qui viendrait se joindre à elle pour écouter sans en avoir l'air les histoires de Mordock, tant et si bien qu'on avait même vu poindre une nuance de rose sur les joues de l'éternelle malade.
Un matin pourtant un pli aux armes de Condé était arrivé à l'intention d'Hermie et aussitôt la duègne avait donné l'ordre du départ. Aussitôt embarquée parmi le reste des malles la petite avait eu beau tourner ses regards désespérés vers la demeure du seigneur de Bourdeilles, elle n'eut jamais le loisir de le prévenir qu'on l'emmenait loin, loin chez elle.

Donc.
Si elle mourrait maintenant, elle n'aurait jamais l'occasion de lui dire combien elle se désolait d'avoir dû partir sans le prévenir, et c'était présentement ce qui occupait toutes ses pensées.

L'homme dut juger inutile de refaire les liens de ses mains car il s'éloigna après lui avoir jeté un regard songeur avant de disparaître totalement de sa vue.
Mue par un besoin irrépressible d'air frais elle parvint à se redresser sur ses coudes pour ramper laborieusement à l'extérieur. Oh elle n'alla pas bien loin, à peine quelques mètres plus loin. Incapable de fournir plus d'efforts elle se laissa tomber sur la couche d'aiguilles de pin qui tapissaient le sol.
Le froid la saisit jusqu'à la moëlle des os, l'humidité lui arracha frisson sur frisson et elle faillit se mordre la langue à plusieurs reprises à force de claquer des dents.
Elle crut même qu'à force elle commençait à délirer lorsqu'elle entendit le premier gazouillis, et ne lui prêta aucune intention. Au second elle fronça les sourcils et tendit l'oreille, pour au troisième lever le nez vers les branchages au-dessus de sa tête. Le timbre de roucoulement lui était familier, elle en était certaine. En d'autres circonstances elle aurait été incapable de différencier un oiseau d'un congénère de la même espèce, mais après le traitement subi ses sens se retrouvaient quelque peu altérés, perturbés. Ceci pouvait expliquer cela.
Cet oiseau-là donc se trouvait faire partie de ceux qui suivaient le cortège Margny depuis le départ de Champagnole, afin d'assurer la transmission du courrier, quant à savoir comment il avait pu se trouver au même endroit que l'impériale, cela demeurait un mystère et un heureux hasard.

En le reconnaissant, la petite envisagea une solution à son problème, osée et risquée certes mais qui valait la peine d'être tentée puisque pour le moment elle était la seule.


Ffff...
Pfiiiii...


Sa lèvre inférieure tuméfiée ne l'aida pas à la tâche, elle dut s'y prendre à plusieurs reprises avant d'arriver à émettre un sifflement suffisamment satisfaisant mais au bout de maints essais infructueux le volatile finit par s'approcher d'elle par petits bonds saccadés.
Emplie d'espoir à l'idée de parvenir à ses fins Raphaëlle se mit à regarder tout autour d'elle.
Un morceau de ses vêtements ? C'était beaucoup trop vague. Un petit mot griffonné aurait été parfait, mais elle ne savait pas écrire et de toute façon ne disposait ni d'encre, ni de plume, ni de rien qui lui aurait permis de lui expliquer la situation. Et puis "il" pouvait revenir à tout moment.
Mince... c'était trop bête d'échouer si près du but...

Il lui fallait trouver quelque chose de léger qui puisse l'identifier au premier regard, sinon ça ne servirait à rien.
Voyant un petit rocher affleurant dont un des côtés semblait suffisamment tranchant, elle rampa jusqu'à lui et saisit entre ses mains une mèche de ses cheveux avant de se mettre à les frotter sur l'arrête, subitement inspirée. Au moindre craquement elle regardait derrière son épaule, s'attendant à se faire surprendre par son geôlier, redoublait d'ardeur tant et si bien qu'elle s'entailla le talon de la main droite au moment où la mèche de cheveux rompait.
Au bord de l'effondrement nerveux elle laissa échapper un petit cri pour couronner son succès, reprit un peu son souffle avant d'arracher un fil à sa tenue, avec lequel elle noua le brin de cheveux dorés.


Voilà... maintenant viens... tu dois le porter...

Des étoiles blanches dansaient devant ses yeux tandis qu'elle faisait signe à l'oiseau de s'approcher pour nouer à sa patte son précieux colis.
Dans un énième haut-le-coeur elle régurgita le morceau de pain en rejets douloureux qui lui râpèrent le fond de la gorge, puis se ramassa sur elle-même.


...à Ceraphin... Ceraphin d'Azayes...

Va, vite.


Ainsi l'oiseau messager prit son envol avec à sa patte une mèche de cheveux baignée de sang, jusqu'à son blond destinataire.
La Margny, épuisée, retomba exsangue sur le côté et ne bougea plus.

Est-il nécessaire de préciser que l'entreprise de la fillette n'avait que de minces chances de réussir ? Du temps s'était écoulé depuis leur dernière rencontre, et elle n'était qu'une gamine venue interrompre son train de vie pour un temps.
Nul secours, nulle délivrance, elle n'espérait qu'une chose : qu'il reconnaisse cette nuance dorée entre toutes, presque lunaire tant elle était pâle, se souviendrait de sa petite porteuse et sache alors qu'elle ne l'avait pas oublié...

_________________
Lyantskorov
Il avait quelques petits détails à régler de son côté. Bien sûr, il avait quelques réserves à l'idée de laisser la gamine sans surveillance ... cependant, il devait bien le reconnaître, elle avait vraiment l'air mal en point. Il n'estima donc pas nécessaire de refaire tous ses liens. Il ne lui ligota pas les mains, et ne remit pas le bâillon. Il doutait qu'elle cherche à s'enfuir; ou alors, elle n'irait pas bien loin. Non, inutile de lui faire endurer les entraves jusqu'à perte des membres. Les yeux verts qui savaient tant dissimuler les émotions s'arrêtèrent un instant sur la fillette qui essayait d'avaler son frugal repas. Elle avait beau chercher à garder la tête haute, il voyait bien que rien que cela lui était une torture. Il réprima un soupir; décidément, il semblait qu'il aurait encore plus de travail que prévu.

Après lui avoir à nouveau attaché les pieds entre eux, toujours aussi silencieux, il se dirigea vers l'extérieur. Là, il sortit de ses affaires une outre remplie de bière frelatée, à laquelle il rajouta quelques gouttes prises d'une fiole contenant un mélange aux plantes. Il ne pouvait pas se permettre de trimballer l'enfant de façon aussi abrupte que précédemment, ou il n'allait pas tarder à la tuer ... aussi se dirigea-t-il à pas de loup vers le plus gros du camp, plus précisément en direction d'une tente où était entreposé le matériel de la bruyante compagnie. Cette fois, au lieu d'éviter le veilleur, il se planta directement devant lui. Celui-ci l'interpella.


" Eh, l'barbu ! Qu'est-ce que tu fous là ? T'es pas chargé d'surveiller le barda, si ? "

Lyantskorov releva légèrement les sourcils, prenant un air qui chez lui était naturel, flanqué de son habituel masque d'impassibilité.

" J'n'arrivais plus à dormir ... et, j'voulais faire l'tour du camp des fois ... " Il baissa le ton, comme s'il s'apprêtait à faire une confidence. " ... des fois qu'y ait des royalos qui cherchent à entrer ... "

L'autre le dévisagea curieusement, mais malgré tout sembla décider de le croire.

" Hun-hun ... et alors ? "

Le Slave secoua la tête.

" Aucun. Presque déc'vant. J'dis bien presque, parce que ..." Il exhiba l'outre. " J'ai quand même trouvé ça. C'est d'la cervoise, pour sûr, mais 'y aut' chose ... et je n'sais pas quoi. J'cherchais quelqu'un qui s'y connaîtrait ... "

Il n'y avait que peu de sincérité dans ce dernier "compliment", mais pour le peu qu'il connaissait l'homme, il savait qu'il ne refuserait pas un coup à boire ... d'autant qu'au niveau des boissons distillées, c'était, comme disaient certains dans la compagnie, la "sécheresse". Ainsi, le veilleur ne se fit pas prier, et s'empressa d'en engloutir quelques grandes lampées, avant de s'essuyer la bouche d'un revers de la manche.

" Ah ! Qu'c'est bon, après tout ce temps ! J'croyais m'assécher. J'saurais pas dire c'qu'ils ont mis avec. Prune ? T'en dis quoi, l'barbu ? "

Ils échangèrent ainsi quelques banalités et hypothèses. Finalement, le Slave tendit la main pour récupérer son outre, que l'autre lui rendit à contrecœur. Lyantskorov fit volte-face, comme s'il s'apprêtait à repartir.

" Surtout, garde l’œil ouvert ! "

Les derniers mots du veilleur dans son dos lui arrachèrent un rictus sarcastique.

" Bonne idée ... " fit-il sans se retourner. " ... 'fin, si tu l'écoutais. " ajouta-t-il dans un souffle, trop bas pour que l'autre entende.

Quelques secondes plus tard, le bruit d'une masse s'effondrant au sol se fit entendre derrière lui. L'instant d'après, avec détachement, il revint sur ses pas, enjamba le corps inerte du veilleur, et pénétra dans la tente. Il avait bien une heure ou deux devant lui ... sans tarder, il dégotta des lanières de cuir, et de quoi improviser un harnais. Il lui fallut moins de temps qu'il ne l'aurait cru. Bientôt, il eut obtenu un résultat satisfaisant; il pouvait garder l'installation sur son dos, et y dissimuler la fillette. Le tout était stable, et elle ne serait pas trop ballotée. Ce serait suffisant pour éviter d'aggraver son état de santé; pas pour la dissimuler. Il haussa les épaules; il lui suffirait de voyager plus loin encore des autres, et de chasser tout indésirable. Il ne pouvait pas vraiment dire que cela lui en coûterait.

Enfin, il reprit le chemin de sa tente, sans même un regard pour le veilleur, qui portait en ce moment plutôt mal ce nom. En chemin, il tressaillit en entendant du mouvement; il était sur le point de se dissimuler, lorsqu'il reconnut le bruit caractéristique d'un battement d'ailes. Souriant intérieurement de sa défiance, il suivit l'oiseau du regard quelques instants. Un pigeon, apparemment. Peut-être porteur de missives à l'adresse de leurs "renforts" ? Enfin, quoi qu'il en soit, sa tâche n'était pas encore finie, et il voulait être prêt pour le matin. Il détourna son attention de l'animal et poursuivit son chemin jusqu'à la tente isolée du reste dans laquelle il avait laissé la fillette. Et là ... il lâcha un juron.

La nièce du prince s'était, contre toute attente, hissée jusqu'à l'extérieur, et gisait là, sur le sol mousseux. On l'aurait cru endormie, si ce n'était son extraordinaire pâleur et l'expression de souffrance implorante dans laquelle son visage s'était figée. Il se précipita auprès d'elle. Il retroussa les narines; apparemment, elle avait rendu le peu qu'elle avait avalé. Formidable ... Il prit son pouls. Au moins, respirait-elle toujours. Il s'apprêtait à la soulever, quand un détail frappa son regard. Sa main droite était tâchée. Tâchée de pourpre. Comme si ... il observa la main de plus près. Oui, elle s'était fait une nouvelle blessure. Avait-elle cherché à ... se vider de son sang par elle-même ? C'était peu probable, mais néanmoins le vagabond grinça des dents. A l'avenir, il lui laisserait les mains attachées ...

Il souleva la petite fille aussi délicatement qu'il en était capable, et alla la reposer sur sa couche. Il prit le temps de faire plus soigneusement certains de ses bandages, ainsi qu'un à la toute récente écorchure; cela fait, il s'accorda un peu de temps pour penser, puis, enfin, songea à dormir un peu. Mais, déjà, il entendait s'agiter du côté des autres tentes. Il était temps de lever le camp, et de se remettre à marcher. Il fit rouler ses épaules. Il allait bientôt savoir si son système de harnais était efficace. Cela l'alourdirait indubitablement; mais, il semblait qu'il était peine perdue de compter sur les autres "geôlières". Quant au reste de la compagnie ... il n'avait pas envie de les entendre déblatérer leurs remarques insipides. Il espérait au moins qu'il arriverait à les éloigner s'il se montrait plus fruste encore que d'ordinaire. Et, rien n'était moins sûr.

Lyantskorov soupira longuement. Il sentait que les prochains jours allaient lui paraître longs ...


See the RP information
Copyright © JDWorks, Corbeaunoir & Elissa Ka | Update notes | Support us | 2008 - 2024
Special thanks to our amazing translators : Dunpeal (EN, PT), Eriti (IT), Azureus (FI)