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[RP juillet] L’argent coûte souvent trop cher. *

--Adryan
*Ralph Waldo Emerson

Le pas long, il avançait vers ce lieu où jamais il n’avait pensé devoir aller. Et pourtant. Il n’avait pas le choix. Ou plutôt le restant de ce qu’il était n’avait pas le choix. Si son père, joueur invétéré, avait été à Paris, certainement aurait-il pu l’égorger. Insatisfait certainement d’avoir seulement ruiné sa famille, il la couvrait à présent de dettes. Il s’engouffrait, gamin inconscient, dans des frasques sans fin, le dernier écu extirpé de sa bourse n’ayant pas suffit à l’assagir. Cet idiot, cet être riant trop fort et se prostituant, lui, de flatteries honteuses à de petits nobliaux aux titres dérisoires pour grappiller quelques piécettes, condamnait son fils à une existence qui jamais n’aurait du être sienne. Et non content de le priver des privilèges de la richesse qui aurait du être sienne et de la renommée de son nom, se délestait sans vergogne de ses créances sur les épaules de son ainé. Adryan parvenait à faire face, plus ou moins, travaillant en taisant son nom, vendant bijoux et meubles de valeur pour combler les dettes les plus urgentes. Si ça l’esquintait, il s’y pliait pourtant tout en se débattant pour garder la tête haute. Mais cette fois, ce n’était pas possible.

Une missive de sa mère, éplorée, affolée, pauvre femme spectatrice de son déclin, l’avait mis au pied du mur. Un homme à la main chanceuse aux cartes, avait pipé les dès. Par haine, par vengeance du souvenir d’une femme qui avait préféré les faveurs du Châtain à son crane chauve et suant, il avait choisi d’avance son gain, perfide. Et ce père, blatte idiote, était tombé dans le piège. Non seulement il avait joué avec l’ennemi de son fils, mais il avait perdu. Et gros. Et le vainqueur, savourant par avance sa revanche avait posé les règles. Sachant l'infortune de la famille, sachant que la somme ne pourrait être payée d'or, le chantage indigne était tombé. Sans écus, le payement devrait s'effectuer soit par le biais de l'hymen de sa plus jeune soeur soit par celui son pur sang arabe. Ridiculement accroché à l’honneur de son nom, l’option de l'hymen avait été écartée.

Son cheval... Un étalon racé, nerveux et rapide. Une bête magnifique négociée à prix d’or à un émir de Bagdad. Bien plus qu’un animal splendide, ce cheval détenait dans ses prunelles noires et luisantes tout l’espoir d’Adryan de repartir là bas, au Moyen Orient, chez lui plus que partout ailleurs et de rependre le cours de sa vie qui jamais n’aurait du être brisé.

Céder ce cheval, et c’était Adryan qui se brisait. De lui, il ne resterait plus rien qu’une ombre errant sans but dans un univers où, privé de futur, plus rien aurait de gout. Ni le vin, et encore moins les femmes. Personne peut-être ne comprendrait ces motifs le conduisant vers cette porte. Qu’importait, personne ne les connaitrait.

Devant la porte du bureau d’Alphonse, morgue au ventre, il ferma les yeux, respira profondément, puis releva le menton, le regard plus insondable que jamais et toqua au pan de bois.
Alphonse_tabouret

Il ne comptait plus depuis longtemps les heures passées, engoncé dans le moelleux délicat de ce fauteuil , et si quelques temps auparavant encore, c’était uniquement pour noyer les pensées les plus noires, c’était désormais par habitude… et précaution. Le flamand, malgré lui, se savait sauvé à défaut d’être guéri de ce mal terrifiant qu’était le deuil et son manque immédiat de perspectives, et de la même façon,s’ il était à peu près certain que le pire était passé, et s’il affichait un air meilleur, il n’en demeurait pas moins un convalescent prudent.
Les chiffes étaient de formidables alliés à la rationalité la plus froide, la plus salvatrice, et, dépourvu de la moindre once de cette poésie qui font les amoureux des sciences ou les génies, étudiant laborieux mais désintéressé, il n’aurait jamais eu l’idée de les manipuler pour leur faire parler un autre langage que celui des comptes.
Les coups portés à sa porte interrompirent une addition, qui s’écroula sous ses yeux, lui faisant perdre le fil tenu de la dizaine pour lever un regard interrogatif vers le panneau de bois ouvragé, ultime rempart entre lui et le monde duquel il s’était retranché, suintant d’une colère si blême qu’on l’aurait préféré noire pour la voir s’agiter. Si hier ce simple battant avait représenté sa plus parfaite forteresse, elle n’était aujourd’hui plus que son unique symbole de pouvoir dont il n’usait qu’à la Maison Basse, là où, estimait-il, son travail nécessitait le retranchement et la preuve même du succès de son salut résidait dans l’impassibilité de son visage quand quelques semaines plus tôt, l’intrusion et son résultat auraient fait jaillir une brûlure vive et acerbe
.

-Entrez,
fit-il en guettant la silhouette qui allait se profiler dans son cloitre, jouant distraitement de la plume qu’il tenait entre ses doigts . S’il fut surpris, il n’en montra rien, pourtant incrédule quant à la silhouette d’Adryan se découpant dans le bureau tandis que le jeune homme posait un pied dans son antre. Il n’avait échappé à personne ayant eu le loisir de les observer durant leurs brefs et rares échanges, que le barman et le comptable ne s’appréciaient guère plus que ne l’exigeaient leurs rôles au sein du bordel, ou du moins, pour poser l’exacte vérité, ce n’était un secret pour personne que le barman ne prisait pas le comptable. Ce qui était beaucoup plus confidentiel en était la raison. Alphonse ignorait les griefs qu’entretenait Adryan à son égard et il avait eu beau chercher quelques fois, au détour d’un des regards froids glissant à la manière d’un vent hivernal le long de sa silhouette, il n’avait jamais saisi le motif de cette rancœur et avait fini par supputer une jalousie vis-à-vis de l’anglais, insouciant égoïste, bien loin des réelles préoccupations qui tordaient le ventre de son hôte, sans chercher plus loin, adoptant la tenue de rigueur vis-à-vis de ceux qui vous rejettent : le désintérêt. Basculant dans son fauteuil pour y caller son dos, unique signe distinct signifiant qu’il lui prêtait attention, le flamand pinça doucement ses lèvres, la pulpe de l’index courant distraitement dessus pendant que le barman s’avançait au centre de la pièce attendant qu’il s’immobilise pour le saluer. Bonjour Adryan.

Hors de question de lui faciliter la vie d’une formule de politesse visant à lui demander ce qu’il venait chercher, la situation était trop belle pour ne pas être jouée, et le chat trop longtemps sage et bien trop curieux pour ne pas ouvrir un œil en humant les parfums de la scène à venir. Adryan ne serait jamais venu sans quelque chose de réellement important à lui demander, et le fauve se découvrait joyeusement curieux de ce qui pouvait bien pousser l’arrogance du brun à se museler pour s’aventurer sur son terrain.

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--Adryan
Au plus profond de lui, il avait espéré qu’aucune voix ne traverse la porte ouvragée, se disant que peut-être, une autre solution se profilerait, tout en sachant pertinemment que d’autres solutions, il n’y en avait aucune. Mais le réflexe était naturel pour quiconque s’apprêtait à piétiner sa fierté, à donner à un homme méprisé un os à ronger. Surtout pour lui, Adryan de Saint Flavien, Duc de Castillon, bouffi d’orgueil qu’il était. Lui qui au lieu d’accepter le tournant inéluctable de sa vie et de s’y plier au mieux, s’insurgeait contre un sort coupable d’être inconstant et injuste, repoussant systématiquement la faute sur le premier bouc émissaire que croisait son regard.

Et il avait franchi la porte, strict, inflexible, devinant les pensées railleuses qui devaient s’agglutiner entre les tempes du brun de le voir s’incliner à son bon vouloir. De fouler du pied le domaine où il était tout puissant, où les titres et un glorieux passé familial n’avaient aucune prise. A cet instant plus que jamais, il regretta que ce ne soit plus Quentin assit dans ce fauteuil.

Quentin, cette exception qui devait en rester une coute que coute.

Aucune femme n’avait su attirer le Châtain, ni jamais su lui procurer tant de plaisir que l’Anglais. Et à bien y réfléchir, même s’il appréciait contempler la courbe ronde et voluptueuse d’un sein ou d’une hanche, même s’il en trouvait certaines belles, elles n’éveillaient que si peu sa convoitise que c’était assez troublant pour qu’il s’interroge. Le plus souvent il se contentait d’égratigner leur superbe dans une hypocrisie sans nom. La petite pucelle avait été différente, peut-être justement, car femme, elle ne l’était pas avant de passer entre ses griffes. Quentin devait rester une anomalie dans sa vie, raison pour laquelle il fuyait le regard de l’amant si proche, annihilant ainsi tout risque de se plaire au sein de ces prunelles noires. Le Duc de Castillon s’était accordé une faiblesse mais jamais, jamais, il ne s’accorderait d’aimer les hommes.

Sa mâchoire se crispa lorsque malgré tout le gris vint se planter avec une détermination froide dans les onyx du comptable. Il ne ferrait pas une telle demande sans offrir au moins son regard et le prix qu’il payait à cet instant était bien plus onéreux que la somme qu’il s’apprêtait à demander.


Bonjour Alphonse.


Il resta debout, n’ayant pas été invité à s’asseoir, et surtout trouvant dans cette configuration la satisfaction illusoire de le dominer au moins de sa taille. Il ne s’abaisserait pas davantage de paroles mielleuses et de détours inutiles, aucune lueur de supplication ne troublerait ses yeux, juste le désir de le regarder sans le voir. Sa voix était neutre, sans chaleur, mais dénuée de toute agressivité.

Je suis débiteur d’une très importante somme d’argent. Pourriez-vous m’octroyer un prêt de cinq mille écus? Pour le reste de la créance, les préteurs sur gage supporteraient une fois de plus sa visite.

D’explications, il n’y en aurait pas davantage. Le menton fier, il croisa d’un geste supposé nonchalant et détaché ses mains dans son dos. Mais là, à l’abri du regard noir serra les poings à s’en faire blanchir les jointures sous l’offense indigne qu’il s’infligeait. Et Alphonse était indubitablement beau.
Alphonse_tabouret
L’argent, le mal le plus absolu, la faiblesse la plus punitive, celle qui en plus de toucher au quotidien bouffait l’orgueil avec une facilité tout juste supportable. « Plaie d’argent n’est pas mortelle » disait le bon sens populaire faisant office de sagesse en débitant une ânerie monstrueuse et tellement fausse. On mourrait d’argent, d’en avoir trop comme d’en n' avoir pas assez, de l’opulence ou du manque, que ce soit bercé par la fièvre de la masse ou noyé sous le vide le plus affamé. En fuyant les Flandres, il n’avait rien pris d’autre que quelques affaires et le pendentif qui ne quittait jamais son cou, délaissant, fier et si sûr de lui, les écus qu’il aurait pu pendre pour subvenir à ses besoins et ses habitudes d’enfant gâté l’avaient fait ployer plus vite qu’il ne l’aurait cru, le jetant en pâture à une réalité tout autre… C’était Maltea qui l’avait repêché au détour d’un chemin, intriguée par l’excellente facture de ses vêtements et sa demande incongrue de travailler sur son domaine, mais rien que s’abaisser à demander quelque chose dont il avait besoin, dont le refus aurait un réel impact, lui avait vrillé le ventre malgré le regard tendre et bienveillant de la Duchesse.
Combien de fois, face à ce père trop facilement cernable, il s’était refusé à quémander quoique ce soit, la mâchoire crispée d’une brulure lancinante à la gorge, sachant les intérêts bien trop élevés pour lui mais comptant, indéniablement, sur le sacrifice maternel pour trouver dès qu’il rejoindrait sa chambre à la fin de la journée, une petite bourse bien remplie sous son oreiller ?

L’argent était le fléau qui amenait la tête bien faite et si orgueilleuse d’Adryan à venir s’incliner devant lui et au fond de lui, il jubila que la demande soit à ce point importante qu’elle force la confrontation. Dans les joutes dansantes du bordel, les rôles étaient réglés comme du papier à musique, courtoisie obligée, sarcasmes doucement voilés, et rien ne venait jamais égratigner de trop les représentations offertes à la clientèle, mais dans ce bureau où seule prévalait la loi du flamand, tout changeait. Adryan était là, debout, droit, raide, une colère tout juste maitrisée dans le regard qu’il se forçait à porter sur Alphonse et le félin, paresseux mais définitivement éveillé, s’étira longuement dans le ventre de son hôte, un début de ronronnement à la gorge, le trouvant à croquer de le voir aussi désespéré.
Ainsi ces yeux étaient gris, au nobliau, première constatation de ce physique pourtant splendide auquel il n’accrochait jamais les prunelles plus que nécessaires, où il n’avait jamais cherché à sonder plus avant que la glace que le jeune homme lui opposait. Beaux et assassins, portés sur lui avec une rage muette que contenait vaillamment son corps quand ses lèvres fines, tout juste pincées de cette mâchoire fermée, muselée qui venait faire saillir l’ossature du visage, ajoutaient à la beauté ténébreuse une exaspération voilée jusque dans sa chair.


-Cinq milles écus, répéta pensivement le flamand sans quitter le moelleux de son dossier, ponctuant enfin le long regard qu’il avait laissé errer sur le barman pour le plaisir de le mettre un peu plus mal à l’aise dans cette position qu’il avait cherché à rendre nonchalante jusque dans ses mains croisées dans son dos. Le comptable savait que le chiffre était bien en dessous de la réalité et que le monstre de la dette avait, pour la famille du jeune homme, la taille d’une chimère terrible et implacable, et observant un bref temps de silence en posant la plume sur son bureau, sans quitter l’anthracite du regard de son hôte puisqu’il s’agissait de tout y lire à défaut de savoir enfin pourquoi le regard qui s’attardait sur lui avait cette envie de l’occulter jusqu’à la dernière particule. Le sourire d’Alphonse se fraya un imperceptiblement un passage sur ses lèvres, les étirant à peine, suggérant plutôt qu’affichant. Il me semble… Il prit volontairement une mine soucieuse comme s’il cherchait à se souvenir, lui dont la mémoire était affutée plus encore que sa chair, sortant la première griffe visant à écorner le flegme du ténébreux… que votre créancier parlait samedi dernier de bien plus pour vous éviter momentanément la saisie…

A ne pas se fréquenter, on négligeait tout des relations entretenues au-delà de sa propre personne, et ce qu’ignorait le jeune homme, c’était qu’Alphonse connaissait fort bien le diable le plus vénal du flot hurlant des créanciers d’Adryan pour l’avoir fréquenté, au travers de quelques verres et de quelques femmes partagées à la lueur vacillante de bordels parisiens lors des soirées faunes de l’année 1460. Le hasard avait voulu que leurs chemins se croisent récemment et que le nom du brun ne vienne sur le tapis lorsqu’Alphonse avait remarqué la chevalière qu’affichait alors son voisin de tablée, habituellement à la main de son employé. Le chauve avait pris un tel plaisir à lui expliquer les dettes, le père en fugue, et le chantage effectué sur le brun, qu’Alphonse l’avait rincé toute la soirée, écoutant dans un sourire de connivence parfaitement interprété tout ce qu’il avait à dire jusqu’à ce qu’il ne s’écroule entre les seins d’une ribaude…


Le sourire sur le visage d’Alphonse restait parfaitement, léger, flottant, presque inexistant, le regard savamment planté dans celui du jeune homme, la dextre, venant cueillir la tempe d’un index où la caller.
Si je ne sais pas pourquoi tu me hais à ce point, je m’en forgerai la raison,
semblait lui confier le fauve insolent au fond de ses prunelles.

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--Adryan
Il s’était préparé à tout. A un rire sarcastique, à un refus catégorique, à des questions sans fin sur le pourquoi du comment, et surtout le comment, à du mépris, ou pire, de la pitié, mais à cela, jamais. Seules ses lèvres s’ouvrirent, pendant que sous l’ignoble effarement les mots peinaient à trouver leur place et leurs sens, tant la vérité de ce qu’il entendait était insupportable.

Lentement, sur son visage déjà fermé le voile de la colère tomba. Une fureur sourde figea ses traits, ne laissant de vivantes que des narines palpitantes, telle une bête acculée prête à charger. L’ire enflait lentement pour se répandre dans chacun de ses membres, éclairant sa prunelle d’une lueur neuve grondant d’un feu glacé. La honteuse demande se prenait des airs futiles quand Alphonse savait tout, frayant avec l’ennemi. Cette vie qu’avec application il cachait, le Comptable, indiscret, l’avait dénichée et l’étalait aux murs chatoyants de l’Aphrodite, d’un sourire à peine esquissé. Le calme habituel d’Adryan ne pesait pas lourd quand des yeux étrangers violaient son intimité. Plein de la force de la furie, reléguant doutes et interrogations, le nobliau lardait les prunelles noires et sournoises avec une détermination farouche et mauvaise.

Un rictus retroussa sa lèvre en imaginant le bruit sec que ferrait le nez de l’indiscret en se brisant sous son poing, en voyant le sang noir glisser jusqu’à la bouche fautive de ces mots. Mais s’il était de nature bagarreuse, son éducation avait veillée avec patience à le modeler à l’image lisse que l’on attendait de lui. Et lentement dominée, retenue, refoulée la colère toute légitime se fit alliée.

Le visage d’Adryan s’apaisa doucement, un fin sourire vint même naitre à sa bouche quand le pas posé, mesuré, il approcha du bureau. Il se pencha vers Alphonse jusqu’à sentir son souffle nonchalant et posa ses mains gantées sur le bois patiné du bureau. Le gris qui s’était tant refusé ne lâchant plus le noir. La voix était basse, les mots se firent tranquilles à sa bouche.


Alphonse, ne m’écornez pas en outrepassant vos droits au-delà de ces murs.

Sa dextre d’un mouvement précis vint enferrer la mâchoire de brun, chassant d’un revers l’envie de mordre cette lèvre coupable. Plus de comptable, plus de barman, mais deux hommes.

Ou je saurai m’abaisser, tout roturier que vous soyez, à vous donner rendez-vous aux premières lueurs de l’aube. Cela m’ennuierait.

La mâchoire fut relâchée, le buste redressé, les mains recroisées dans le dos.


Le chauve n’a pas menti.
Alphonse_tabouret
Le visage d‘Adryan commença par se peindre d’une moue de surprise et l’espace d’un instant, toute l’arrogance qui imbibait le nobliau disparut au profit de l’effarement, et le chat, curieux, le museau frémissant, les sens tendus vers le visage d’habitude si impassible, regardait à quoi ressemblait le barman quand il perdait consistance, quand il n’était plus que lui, rien que lui…
Une fois le choc passé, à la façon d’une bête blessée, les prunelles d’Adryan s’animèrent d’une rage sourde, tempête virulente qui grossissait de secondes en secondes, affinant chez le comptable l’étirement de son sourire, ravi d’avoir déclenché une réaction, quelle qu’elle fut, prêt à en subit la foudre qui s’annonçait, conscient, qu’à donner un coup de pattes, on risquait un coup de dents. Alphonse s’imaginait bien ce qui meublait le silence blême installé par ses propos entre les tempes du jeune homme et, toujours nonchalamment callé dans son fauteuil, se contentait, observateur satisfait, de poursuivre le silence dans lequel il s’était installé, pesant du bout de la langue, le prochain mot qui forcerait le chien à se retourner pour claquer de la mâchoire.
Enfin un sourire mauvais vint grimer le visage d’Adryan, signe distinctif de celui qui croit avoir retrouvé assez de calme pour se confronter enfin au supplice qu’on lui propose, et Alphonse ne broncha pas le moins du monde quand le jeune homme s’approcha d’un pas lourd d’une colère vaguement maitrisée, appuyant chacune de ses mains aux doigts ourlés d’une peau blanche sur le bureau tandis que son buste se penchait jusqu’à réduire à une distance improbable l'espace qui les séparait…
Quelques centimètres, une impulsion à peine, un souffle corrompu par quelques mots tissés aux fils d’une voix qui si elle était claire, bouillonnait d’une rage totale :


Alphonse, ne m’écornez pas en outrepassant vos droits au-delà de ces murs.
Les doigts gantés vinrent saisir sa mâchoire avec une habilité qui l’étonna quand l’audace d’Adryan le surprit, empoignant ainsi toute son attention, le noir des prunelles fusionnant aux onyx flamandes, laissant un instant les murs de son bureau dans un frémissement, pour retrouver Quentin et leurs jeux diaboliques. Ou je saurai m’abaisser, tout roturier que vous soyez, à vous donner rendez-vous aux premières lueurs de l’aube. Cela m’ennuierait. N’avait-il pas appris aux cotés de l’anglais à pousser l’autre si loin que le désir se muait en violence jusqu’à devenir brulure du paroxysme de la possession dans ce qu’elle avait de plus laid et de plus beau, et qu’avait-il retenu de ces exercices de styles qui avaient parsemé leurs étreintes si souvent et jalonné ses soirées au hasard des rencontres? Que l’insolence était et restait l’arme la plus redoutable pour qui ne craignait pas un vilain revers. Adryan était trop bien élevé, trop noble pour s’abaisser à simplement écorner son visage d’un coup bien placé, et l’idée d’un duel à mort aux aurores dans un parc parisien acheva d’étirer un sourire sublime d’arrogance à ses lèvres quand le barman lâchait sa proie pour se redresser et conclure, froidement : Le chauve n’a pas menti.

-Évidemment que le Chauve n’a pas menti… fit Alphonse d’une voix feutrée, se délectant de cette colère si sombre qu’il sentait lui couler dessus, presque étouffante, totalement ludique… C’est un imbécile, un ivrogne et un flambeur, mais il ne ment pas quand il s'agit de ses victoires… commença le flamand en passant la pulpe de son doigt à l’empreinte encore vive de la dextre qui était venu l’emprisonner . Sa senestre s’aventura dans un des tiroirs du bureau pendant qu’il parlait, et déposa sur le bois patiné en la déployant, la chevalière d’Adryan, sans même jeter un coup d’œil dessus, reprenant, sans s’attarder sur le trésor qui gisait entre eux, écartant le sujet avec un sadisme jubilatoire en devinant toutes les interrogations du barman à la vue du bijou dont la perte s’affichait sur ses mains dépossédés: N’étant pas du matin, je me vois contraint de vous offrir une autre possibilité que celle que vous me proposez si aimablement... Narquois, le fauve quitta le regard du brun et ramena ses mains dans les parchemins qui jonchaient le bois sombre son bureau, effleurant la bague sans toujours lui prêter la moindre attention. Cinq milles écus vous seront délivrés dans la journée… La première demande était acceptée, cette question pour le comptable ayant été réglée dès les premières secondes de la rencontre, trouvant dans le bijou qui ornait sa table, un nouvel angle d’observation bien plus amusant que le morgue mouchée du nobliau. Le bruit de la plume trouvant le vélin rompit un fragile silence. Trois mille d’avance si désormais, vous vous chargez de compter dès ce soir et ce jusqu’au mois de juillet 1462, les recettes de la Maison Haute et de m’en présenter tous les jours le reçu et ses calculs… Les onyx ne se relevaient toujours pas sur le barman, et si Alphonse crevait d’une curiosité folle à saisir l’expression qui pouvait fugitivement traverser le regard d’Adryan, il ne le montrait pas, s’appliquant lentement à inscrire sur papier le contrat qu’il édictait à voix haute, odieusement professionnel quand ce qu’il y avait de plus personnel se trouvait à quelques centimètres de lui, armoiries de famille montées en chevalière. Cela vous semble-t-il convenable ou devrez-vous venir me tirer du lit aux premières lueurs ?, lui demanda-t-il, en le cherchant enfin du regard, la lueur de ses prunelles, brillant d’une provocation feutrée, d’une lascivité animale éveillée par la nostalgie de l’anglais et d'une morgue féline.

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--Adryan
Arrogant. Il avait souri. Et si Alphonse glissait son doigt sur la mâchoire qui l’espace d’un instant avait pliée à sa volonté, sous les fins gants de cuir, la pulpe des doigts du désangenté le piquait avec une fureur rare d’y revenir, pour sentir la peau, libérée de leur gangue protectrice. Il n’en fit rien, chassant une à une chaque pensée qui n’avait pas lieu d’être. Ni maintenant, ni jamais se convainquait-il avec une férocité qui n’admettait aucune contradiction, sûr de lui quand pourtant les images traitresses affluaient, lui renvoyant en plein visage le regard que Quentin avait eu cette nuit là avec une précision démoniaque.

Et son esprit confus d’images se chevauchant, Adryan suivait chaque geste du comptable, prêt à lui bondir dessus à la moindre incartade, assoiffé tant de sang que de chair à vif quand son vis à vis ne lui opposait que nonchalance, dans un paradoxe qui l’aurait laissé pantelant s’il n’avait eu ce maintien propre à faire face à tout, même à l’improbable. Et l’improbable, encore fut. Sous son regard, ignoré du brun, l’éclat du rubis de sa chevalière le transperça de part en part. Improbable à la saveur étrangère, insaisissable, incapable de déceler si le gout en était délicieux ou infâme.

Le comptable expliquait les conditions du contrat, la voix calme, tranquille. Le nobliau aurait voulu que les clauses soient profiteuses, cupides, avilissantes, pour assouvir sa frustration et frapper, même juste de mots. Mais rien, le contrat était d’une honnêteté sans faille, lui offrant même bien davantage que ce qu’il était venu demander. Et il ne s’agissait plus d’argent. Sans le savoir, Alphonse lui fournissait sur un plateau d’argent l’échéance de son exil. Dans un an, Adryan serait libre. Ce que ne savait pas Alphonse, c’est que pour l’odieux chantage, ce duel qu’il avait pendu devant le nez du brun sans en avoir l’envie, c’est contre le chauve, bague hors de ses griffes et dettes remboursées, qu’il le livrerait. Quoiqu’il arrive, dans un an, Adryan serait libre, gisant sous terre traversé par la lame de son ennemi ou perdu volontaire dans son désert Saharien. Si Alphonse avait voulu lui infliger un second coup de couteau, celui-ci ripait de sa cible tout en s’enfonçant dans un ailleurs flou. Il ne faisait aucun doute que la signature du noble s’apposerait sur le contrat qui doucement prenait forme sans pourtant qu’il ne le regarde, ses yeux flottant sur cette tête brune penchée qui l’intriguait, qu’il voulait voir ployer encore davantage. Et quand les prunelles du comptable se redressèrent, elles trouvèrent celles d’Adryan posées sur lui, à l'affut. Il aurait pu laisser la bague joncher le bureau et mettre fin à cet entretien qui le lardait. Pourtant, il délaissa les questions pratiques qui n’étaient que pure convenance et finissant de détailler le visage face à lui sans y trouver la moindre réponse hors une provocation latente, baissa le regard sur le bijou, le contemplant un instant avant de le prendre doucement pour le faire tourner entre ses doigts, s’amusant à faire jouer la lumière sur la pierre.

Pour le chauve, cet objet était un trophée de guerre, ce n’était pas sa valeur qu’il avait convoitée, mais son symbole. Même l’homme fin saoul, le comptable avait du la racheter fort cher. Trop cher. Il était même surprenant qu’il y soit parvenu. Dans un cliquetis infime, la chevalière fut reposée sur le bois patiné, l’anthracite s’y lovant un instant avant de retrouver, obscur, celui de l’arrogant brun. Et la voix profonde, sévère, trancha le seul mot qui lui importait.


Pourquoi ?
Alphonse_tabouret
Au fond, Alphonse était bien loin de vouloir réellement du mal à Adryan, la mise en scène ne valant que pour le délecter de ce péché premier qui animait son ventre depuis son plus jeune âge, père suprême de tous ses vices : la curiosité, et en ça, il y avait de quoi se repaitre.
La bague, symbole si parfait de ce qu’était le barman, or et rubis, frappés des armoiries familiales, vendue, rachetée, avait éveillé chez le félin le réel intérêt à ce que racontait le chauve entre deux pintes, et avait laissé entrapercevoir au jeune homme une façon de satisfaire son envie première : voir le masque si parfait d’Adryan se fêler sans pour autant souhaiter le briser, enfant consciencieux sachant que l’on ne doit casser ni ses jouets, ni ceux des autres…
La réaction virulente avait été attendue, pas si tôt il était vrai, mais Alphonse se savait assez agaçant s’il le souhaitait pour provoquer des bouffées de virilité chez ses compères males, aussi, avait-il été agréablement surpris que le comptable se consume en quelques mots et là où il s’était attendu à ce que la fierté du brun l’emporte et ne lui fasse tourner le dos sans un mot de plus, il restait là, les yeux rivés sur la chevalière avant de la saisir.
Il suivit, attentif, les gants blancs attraper le bijou, s’abimer dans sa contemplation quelques instants, rassuré par une pensée qui échappait au flamand mais qui se lisait quelque part dans les traits gracieusement affutés du jeune homme

Pourquoi ?

Le chat sourit, plus amplement, dévoilant ses crocs dans un amusement si bon enfant qu’on aurait pu hésiter à lui en vouloir.

- Amusant…, fit-il à voix basse, parlant autant pour lui, que pour le nobliau, laissant un temps de suspension pour appuyer sa surprise, les yeux rivés sur la bague avant de les relever vers lui, lui confiant, doucement, d’un ton tellement sincère qu’il en fut un instant désarmant : Moi ,j’aurais demandé comment… La seconde suivante, le sourire retrouvait sa morgue, et il reprenait cette fois à voix haute, désinvolte, funambule sur le fil du mensonge sans pour autant y tomber. Pourquoi ?... Parce que, Pardieu, ses doigts sont tellement épais qu’il arrivait tout juste à la passer à l’auriculaire, c’en était grotesque… Le flamand secoua la tête doucement, dans un amusement moqueur. Croyez-moi, finalement, c’est à lui que j’ai rendu service, jongla le chat, habilement sournois. Non, il ne reconnaitrait pas avoir pris cette bague au chauve parce qu’il savait à quel point la douleur était grande de se faire priver des rares biens que l’on chérit par ceux que l’on méprise, et si le chauve ne ressemblait en rien à son père, il avait en commun cette cruauté de la jouissance dans la revanche. Il afficha une moue badine en retournant le contrat à la vue d’Adryan pour qu’il le relise, avant de saisir le bague et de jouer avec, le temps qu’il signe la reconnaissance de dettes, comme il l’aurait fait d’une babiole en verre, sans plus de considération. Quand enfin la plume fut déposée, le jeune homme cessa d’agiter le bijou entre ses doigts et ajouta, lançant sur Adryan des prunelles : Si je me mettais à porter votre bague, je n’imagine pas les racontars qui naitraient dans les jolies têtes de vos collègues… Un sourire, narquois, sans savoir qu’il effleurait le nœud du problème qui avait bâti ce mur de colère entre eux… Alors Adryan… Il lui présenta la chevalière à bout de doigts… que vais-je bien pouvoir vous offrir pour que vous acceptiez de me débarrasser de cette encombrante breloque ?...

La dernière carte, maitresse, était jetée avec flegme au nez du barman. Le pouvoir qu’il avait tant désiré en entrant dans ce bureau, qu’il avait presque saisi en l’empoignant, qui lui avait échappé une seconde à la vue du bijou… Qu’en faisait on du pouvoir, quand il vous tombait dessus sans y être préparé ?... Qu’allait-il en faire, lui ?

Souriant, presque avenant, le chat attendait la réponse du brun.

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--Adryan
Et de quelques mots, le comptable se trahissait.

« Moi, j’aurais demandé comment… »


Les mots avaient été égrainés à voix basse, pas suffisamment étouffée toutefois pour échapper à l’oreille habituée au complot du noble. Tout n’était que mise en scène même si le brun savait jouer habilement du mensonge, sur le fil du rasoir. Et de la réponse, Adryan ne fut pas dupe, même si un sourire effilé arqua sa bouche à l’ironie de la plaisante réponse, ne renforçant encore que le dégout déjà annoncé que, improbable point commun, le chauve était méprisé des deux. Il n’en demeurait pas moins que le brun, splendide duelliste, venait de signer ses mensonges, ou plutôt sa réticence à dire la vérité, à l’encre rouge. La question restait donc entière : pourquoi ? Cependant, il ne s’y attarda pas davantage. Quand au comment, c’était l’affaire du brun, quelques soient les entourloupes auxquelles il avait certainement du se livrer. Malgré tout une vision infâme glissa à son esprit quand à l’ombre de ses tempes désordonnées, le fin visage d’Alphonse se penchait sur le ventre gras et crayeux du chauve, et vaguement nauséeux, sa main, en chassant l’image immonde se serra doucement.

« Si je me mettais à porter votre bague, je n’imagine pas les racontars qui naitraient dans les jolies têtes de vos collègues… que vais-je bien pouvoir vous offrir pour que vous acceptiez de me débarrasser de cette encombrante breloque ?... »

Le contrat signé d’une écriture coupante, l’anthracite se posa à nouveau sur le bijou tendu, avant de le délaisser au profit des joyaux noirs brillants d’effronterie. Si Adryan n’avait pas eu la prudence de se cacher du regard du brun, certainement celui-ci, dont l’esprit était plus affuté que la lame d’un sabre, aurait-il pu lire dans son regard l’ambigüité qui l’animait et qui se traduisait jusqu’à la finesse de ses traits. Sans doute, si Adryan lui avait-il donné l’opportunité de lire en lui, le comptable aurait-il usé de ses mots pour le blesser, et s’il en fut égratigné, le brun lui jetant au visage des pensées qu’il se refusait, celui-ci omettait dans son argument plusieurs éléments. Le premier étant qu’Adryan réagissait en premier lieu suivant les principes qui lui avaient été inculqués dés son plus jeune âge. Cette bague au doigt d’Alphonse ne représenterait donc à ses yeux qu’un bijou acquis, lui appartenant d’une façon ou d’une autre, et dont il détenait le droit plein de jouir. La seconde était que les ragots, les racontars ne l’atteignaient pas. Si tel avait le cas, jamais il ne serait plié à être courtisan, faisant le beau devant des femmes sans élégance ni finesse, gloussant sous ses faux compliments. Cette déviance, que lui importait que tout le monde la croie tant que lui, et lui seul, parvenait à se forger la certitude qu’elle était fausse.

Le moment était donc venu pour lui de sortir les cartes, que sous le feu même bien réel de la colère, il n’avait pas manqué d’engranger, en fin calculateur qu’il savait être. Si le comptable lui offrait son sourire, lui n’en fit rien quand il laissa trainer son regard sur la pièce, l’accrochant quelques instants sur la bouteille d’absinthe rangée avec soin sur l’une des étagères. Puis avec un naturel mordant revint poser son ciel d’orage teinté d’une lueur narquoise sur le brun.
Je ne vous ferrai pas l’offense de vous demander quoique ce soit de plus que je ne viens de faire. Je me contenterai donc d’assurer au mieux la tâche qui m’incombe dès aujourd’hui. Pour cela, afin de vous fournir les comptes les plus précis et justes, il me faudrait avoir accès aux historiques. Je comprends donc que le contrat inclus également de pouvoir faire mon travail en votre bureau, afin d’avoir tous les documents nécessaires à portée de main et de ne pas être distrait par l’agitation du salon. Un fin sourire, faussement affable, s’étira à sa bouche.

Avais tu escompté, Alphonse, que je me montre à ce point perfectionniste dans la tâche que tu m’as toi-même confiée?


D’un petit mouvement rapide de la tête, il fit craquer l’une de ses cervicales, délaissant toujours le bijou sur lequel pourtant ses prunelles brulaient de se poser. Par Ailleurs, poursuivit-il d’un ton posé alors qu’il faisait glisser sous le museau du brun un feuillet vierge, il nous faut aussi convenir d’un arrangement pour le rachat de cette… et il ne put contenir une légère grimace sous ce qui était la réelle offense, babiole. Il revint figer son regard dans celui d’Alphonse, se permettant la délectation de son visage un instant. En attendant… Sa dextre d’un geste assuré se saisit du bijou quand la senestre, d’un mouvement plein, dénué de toute hésitation, se saisit elle de la main du brun, le picotement outragé le reprenant de plus belle à l’ombre de ses gants. Et sans douceur, mais sans brusquerie, glissa la bague à l’index fin d’Alphonse. Jusqu'à remboursement de mes dettes et rachat de celle ci, cette chevalière se doit d’être à votre doigt. Comme brulé il relâcha la main d’Alphonse et conclut, Plus que tous les papiers que je pourrais vous signer, elle est marque de mon engagement. Et je me refuserai à laisser croire que je puisse y manquer.

Et de reculer d’un pas, tête légèrement penchée pour mieux l’observer encore quelques instants.

Si je ne parviens pas à te détester Alphonse, alors il me revient de me faire détester de toi.
Alphonse_tabouret
-C’est la première fois que l’on me passe la bague au doigt et il faut que ce soit vous, lâcha Alphonse la lippe basse, jouant d’une déception toute manufacturée en plantant un regard effronté dans les prunelles de son hôte avant de le porter sur l’index ornementé, gardant, on ne sait comment, toute l’arrogance de sa masculinité dans une attitude particulièrement féminine.

Il n’aurait pas pensé que le barman s’aviserait de le toucher une seconde fois, car s’il ignorait l’aversion farouche, la nausée belliqueuse, qu’il portait à la déviance des mœurs, il avait néanmoins conscience de sa distance naturelle dès lors qu’il s’agissait des hommes et de sa rigidité au code de bonne conduite.
Deux choses étranges s’étaient déroulées dans cette pièce, et le fauve, le regard faussement boudeur tourné vers la bague, en profitait pour remettre les choses à leur place, embrassant la situation dans sa plus immédiate globalité. Si la première empoignade gardait le gout animal de la démonstration de force et avait eu une place plutôt légitime dans les rapports orageux qu’ils entretenaient, la seconde quant à elle était bien plus insidieuse, serpentin sournois dont l’arabesque avait toute autorité sur la ligne droite des obligations et l’air dédaigneux du barman confirmait cette pensée : Forcé à rien, et se condamnant seul à marquer son gracieux visage de cette moue brulée qu’il affichait de lui avoir juste tenu la main.
Etait-ce possible que cette répulsion lui soit toute dédiée ?
La lueur dans l’œil du félin dansa, doucement plus incandescente en frôlant cette idée, s’égarant sans pourtant se perdre, dans la colère d’Adryan…
Quentin n’était finalement peut être pas le problème tout entier… Le problème, c’était peut-être un peu lui… Lui, qui malgré l’opulente bourgeoisie dans laquelle il avait baigné n’en était pas moins un simple roturier et se retrouvait à asservir le noble désargenté aux tâches ingrates incombant aux manuels… Lui dont la chair restait un plaisir et jamais affaire d’argent, et dont le corps si tourmenté de désirs s’était laissé aller non sans un certain voyeurisme dans les bras de l’anglais quand ils étaient au chaud des murs de l’Aphrodite jusque sous son nez.
Il aurait dû demander quand il avait le chauve à portée de chopes, ce qu’il savait des mœurs du bon fils de famille et pinça ses lèvres en regrettant éphémèrement de ne pas avoir eu l’esprit plus vif quand les informations ne demandaient plus qu’à couler de la gorge avinée de son interlocuteur.

-Je ne vois pas bien en quoi l’historique des comptes vous aidera à me dresser la recette du soir... , fit il, presque brusquement, passant du coq à l’âne, en clignant brièvement des yeux comme pour rattraper la réalité, ... mais je n’aurais pas à cœur de vous refuser ma compagnie. Un sourire goguenard se peignit sur ses lèvres, amusé par sa propre audace à ne pouvoir s’empêcher de tailler un peu plus avant dans la forteresse de rigidité dont se parait si subliment le nobliau, donnant au fauve l’envie ronronnante de faire sauter un à un chaque rivet qui la tenait si fermement chevillée à son corps. Vous êtes convié à venir me visiter aussi souvent que nécessaire, poursuivit-il dans un sourire qui dansait d’une impertinence joyeuse, trouvant à point le vocabulaire fleuri et faussement imagé des propos choisis. L’idée lui déplaisait, fortement même, mais il n’en laissait rien paraitre, amateur des apparences et de ce qu’il convenait de leur faire subir si le besoin s’en faisait sentir, rescapé d’une enfance servile grâce entre autres, à ce jeu de dupes. Enfin, le comptable baissa les yeux sur le feuillet vierge que le brun lui avait mis sous le nez et saisissant la plume, approuva les termes du contrat, commençant à le rédiger quand son visage accentuait sa moue à la manière d’un diable angélique tandis qu’il continuait : Je ne mets pas votre parole en doute, pas plus que votre ... obstination à respecter vos engagements… La pique tomba, discrète, effilée… Et je vous prie, de ce fait, de croire à la mienne également. Il signa le contrat, et faisant couler la cire en bas de la page, la marqua, lentement, élégamment, de l’empreinte de la chevalière , s'octroyant insolemment ce droit d'habitude réservé à la famille, gravant les délicates armoiries dans la masse chaude avant de le lui tendre, odieux d’une satisfaction neuve. Adryan voulait dépasser son incompréhensible nausée, s’infliger sa présence lui qui la fuyait si parfaitement pensant s’imposer jusqu’à l’outrage dans cette pièce qui n’était qu’à lui, mais se rendait il compte, le beau brun, qu’il n’avait la paix que parce que le comptable n’avait jusque-là jamais trouvé satisfaction à l’égratigner quand il suffisait de l’éviter pour ne pas sentir le poisseux de son dégout se répandre dans son regard ? Comprenait-il que la paix relative posée entre eux depuis la mort de Quentin était en train de s’effondrer, miette après miette et que désormais, le chat entrapercevait en lui, le confort d’un pelote de laine, toujours imbécile lorsqu’il sentait bruler chez l’autre une inexplicable lancinance le concernant ? Il le laissa lire, sans même lui demander si les termes lui convenaient, tendant, lascivement la plume dans un sourire charmeur, attendant qu’il la signe. Et bien je crois Adryan, que nous voilà en affaires… Voyez-vous autre chose à rajouter ?






Le Sieur Alphonse tabouret, s’engage à garder la chevalière du Duc Adryan de Castillon jusqu’à ce que celui-ci lui en rembourse le rachat dans son intégralité et selon les modalités de son choix.
La valeur de l’objet ne pouvant être raisonnablement quantifiée, le Sieur Tabouret s’engage également à ne point en demander de compensation financière et laisse à de futures négociations entre les deux parties, le loisir de trouver comment le Duc Adryan de Castillon s’acquittera de son dû.


Fait à Paris le 15 juillet 1460
Alphonse Tabouret

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--Adryan
Adryan aurait du s’en douter, il en fallait plus pour éborgner le vernis impeccable du comptable. L’adversaire était redoutable de maitrise et de sang froid quand lui sentait le sien bouillonner sous ses allures glaciales. Le clignement de paupières avait été bien trop furtif pour que le noble ne le perçoive, son attention encore toute dévote au bijou sauvé, malgré tout. Et quand Alphonse camouflait son mécontentement à devoir supporter quelques menues heures par jour son intrusion sous un sourire faussement enjôleur et des mots choisis avec soin pour agacer, c’est la narine droite d’Adryan qui palpita fugacement.

Tant que je ne vous passe pas la corde autour du cou…
Lança t’il d’une voix monocorde dans un double sens qui ne se cachait qu’à moitié quand ceux d’Alphonse éclataient encore à ses oreilles d’une lubricité dont il ne parvenait pas à se dégouter. Ce qui lui rongeait le ventre, était le piège qu’il s’était tendu à lui-même, sans se douter que malgré tout son but avait été atteint. Si Adryan pensait sincèrement avoir besoin des notes concernant le prix d’achat des boissons, la connaissance les prix de vente, même su sur le bout des bouts des doigts étant insuffisante pour établir un bilan complet, trop naïvement, il avait pensé que le comptable lui imposerait des horaires où lui-même était absent. Stupidement, le nobliau avait cru pouvoir l’écorcher en s’appropriant une infime part de ce qui ne lui appartenait pas sans avoir en retour à supporter sa présence, son regard, la provocation de tout son être. Tant et si bien qu’à cet instant, il aurait livré tout les biens sauvegardés de l'inconstance paternelle, pur sang arabe compris, pour connaître les pensées qui se cachaient derrière ce sourire qui l’éperonnait.

Toujours droit, se retranchant dans cette froideur distante, bouclier malmené par un brun maudit d’être captivant à ce point, il regardait sans voir la page se noircissant de l’écriture fine. Se doutait-il qu’il venait de s’offrir pelote de laine entre les pattes d’un chat ? Certainement. Restait à savoir qui serait le chat, et contre qui le combat serait le plus acharné. Et la réponse était simple, contre lui-même. Et toute pelote qu’il soit, il saurait enchevêtrer ses fils pour se faire piège. Mais à cet instant, l’anthracite se refusait à nouveau aux onyx, quand à la gauche de ses propres armoiries, la signature fut apposée. Puis prenant le temps de relire l’ensemble, un sourire narquois pointa à sa bouche, et d’un geste lent, mesuré pour allonger le temps, la date fut soigneusement barrée, et au dessus du 1460 erroné, l’écriture appliquée contrastant d’avec la cinglante signature, nota 1461.

Et d’une voix basse, relevant vers le brun un regard affuté,
Prenez garde à l’étourderie Alphonse.

Puis avec une lenteur accablante se redressa reprenant sa distance habituelle. Non, plus rien à ajouter. Je vous remercie. Il s’inclina légèrement avant de se retourner et de sortir, cachant aux onyx son apaisement passager de quitter la lice.
Alphonse_tabouret
Prenez garde à l’étourderie Alphonse.

L’étourderie… oui, c’en était bien une, et s’il fut surpris en voyant la main gantée reprendre la faute, s’abimant une seconde dans l’admiration des arrondis étirés et secs qui naissaient sous son impulsion, pour y mettre la date en vigueur, le flamand le cacha bien vite derrière une remarque sournoise, délaissant le gris de la prunelle du Castillon de l’écrin de la sienne quand son sourire restait ancré à ses lèvres, provocantes dans leur fuselage :

-Je ne vois nulle raison de m’en priver si ce sont vos mains qui viennent les corriger, rétorqua-t-il en attrapant le parchemin pour l’archiver, répondant à la salutation de départ par un silence, attendant que la porte se referme pour laisser enfin une colère visqueuse lui peindre le visage tout entier.

Il regarda, d’une moue dédaigneuse, le contrat qu’il tenait dans les mains, et fixa un œil noir sur la porte qui s’était refermée sur Adryan.
Le regard du barman sur la bouteille d’absinthe lui revenait en tête, et avait semé en lui un trouble détestable, une panique inexplicable, mais sentimentale. La bouteille n’était qu’ornementale. La fée verte restait joliment terrée dans son flacon, ses fleurs repliée sur elle-même, ne déversant son parfum au nez du brun que par intermittence, les soirs où l’anglais qui s’en embaumait des nuits entières, lui manquait trop. Rien que d’imaginer Adryan seul dans la pièce avec cette bouteille avait laissé tempêter une rage rugueuse que seuls ses réflexes serviles avaient su museler.
La maigre joie à tirer de tout cela restait encore qu’il était à peu près sûr que ce qu’Adryan lui imposait, il se l’imposait aussi, et à ce jeu-là, Alphonse avait une longueur d’avance, survivant émérite des vices sans fin d’un père perfide et vexé. Si le Castillon souffrait tant, c’était parce qu’il n’avait pas grandi dans le fléau qui le contaminait désormais, et si Alphonse devait lui reconnaitre une maitrise certaine de ses émotions les plus profondes, il le trouvait démuni face à d’autre, trop sanguin pour garder secrète la plus infime de ses pensées.

Un soupir s’échappa des lèvres pincées d’une animosité étonnée, et se levant enfin, après un long moment où il était resté immobile, en pleine mise au point, quitta la pièce pour rejoindre ses appartements.

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