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[RP] Après la pluie*

Johannes
* ... qui est aussi le titre du dernier scénario d'A. Kurosawa.

Derniers instants passés dans cette piaule, mais ça Johannes ne le sait pas. Il a plu. Ça s'est mis à tomber dru vers la fin de l'après-midi, ça vient juste de s'arrêter, mais la flotte coule encore des toits et ça étouffe le ronron des rues. Au bruit, on croirait que ça vasote encore un peu, la dernière goutte pour soulager le céleste. Il devrait faire jour, mais le monde a été peint avec du gris et du bleu ; dans la chambre pas de lumière, juste une lueur faiblarde qui se ramène du dehors. Johannes n'a rien sur la peau que le gant à sa main gauche, le dos sur un drap froissé et un avant-bas ramené pour soutenir sa nuque. Il pense tellement à rien qu'il s'en rend compte, qu'il pense à rien. Y a de ces moments où vaut mieux se tenir le cerveau en laisse, parce que ça servirait encore plus à rien que d'habitude de le faire fumer.

A part la pluie qui baisse, il ne se passe plus rien d'ailleurs. Les murs remplissent leur rôle de murs, des gardiens moches qui séparent du reste comme ils peuvent. Les draps ne bougent plus et les deux trucs noirs qui servent de châsses au blond sont fixés sur un pied qui n'est pas à lui. Ça explique pourquoi t'as la tempe humide alors que tu n'as pas foutu le nez dehors. Quant au pourquoi du comment... non, non, le blond tient à ne penser à rien. Son regard se détache du pied pour observer le minois de sa propriétaire, de ce qu'il peut en distinguer dans la pénombre. Et de fait, il distingue pratiquement que dalle. Y a un rire qui perce dans ses yeux. Mais c'est pas toi qui me fait marrer, c'est la vie et ses drôles de trucs. N'empêche que ça commence à cailler dans cette piaule, alors le blond il a fini par lâcher :


« ça caille. J'vais m'rhabiller. »
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[...]
Shirine
Une tempête silencieuse ravage tout l'être de Shirine tandis qu'elle écoute le silence qui s'est abattu sur la chambre. Elle s'est étendue sur le côté, son corps comme atrophié, la joue contre le drap de lin, une main perdue dans sa chevelure rousse qui s'étale comme un halo autour de sa tête. L'autre main est posée toute proche du corps masculin étendue près du sien, presque à le toucher. Ses paupières sont closes, mais la rouquine ne dort pas. Son esprit surchauffe alors que son corps a lâché prise. Le charnel n'est qu'un défouloir, un mode de survie dans un monde qui la dépasse souvent, dans lequel elle se débat chaque jour. Une façon de se prouver que tout n'est pas si terrible et qu'il y a encore quelque chose qu'elle peut contrôler...

« Il est marié. » Avait-elle dit. Estuardo lui avait répondu : « Ce n’est pas le genre de chose qui t’arrête. » Effectivement, il en fallait peu à la rouquine pour renoncer à ce qu’elle convoitait. Elle l’avait voulu dès le premier soir de leur rencontre et avait pensé qu’il lui donnerait bien plus de fil à retordre. D’ordinaire, elle ne touchait pas aux hommes mariés, préférant éviter se mettre à dos leurs femmes et tous ceux qui pourraient la soutenir. Elle avait suffisamment d'ennemis. Mais là… Sa femme… Existait-elle vraiment ? Shirine avait fini par en douter et s'était imaginée qu'il l'avait inventée pour éviter de passer pour un homme facile, ou par jeu...

Shirine ouvre légèrement les yeux au son de la voix masculine. Dans la pénombre elle aperçoit sa silhouette quitter le lit. Alors sa main qui le touchait presque se faufile tel un reptile jusqu'à la couverture qu'elle tire sur elle. S'il avait craint les regrets, désormais pourrait-il craindre les remords. Et dans l'obscurité, tandis qu'elle l'observe se rhabiller, une question muette tournoie dans son esprit : « Est-ce qu’on remettra ça ? »

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Johannes
Un jour plus tard. Une autre piaule ; c'est pas tant voulu, mais ça reste dans le ton d'une besogne clandestine. Et puis on s'attache même pas aux draps, on peut aller droit à l'essentiel, le moment où on en découd et puis le moment d'après où on pense pas, où même les corps, ils se taisent. Quoique son corps au blond il a vite rouvert le cahier des doléances, et si tu voulais bien prendre note d'un petit impératif urinaire, la maison te le rendrait bien, merci. Il y a longtemps que les douze coups ont sonné mais il y a encore des nîmois qui se marrent dans les tavernes, et puis des passants à côté du blond pissant, qui lui, tient le tête-à-tête avec son coin de mur. Le corps spongieux dilaté à souhait, engin à l'air dans la petite ruelle sévère, ça soulage. L'homme qui lâche les écluses en retire toujours un peu de noblesse, parce qu'il reste debout face au monde.

Les braies renouées, s'il y voyait quelque chose, il pourrait même contempler son œuvre, sa flaque, son don à l'humanité. Ça, c'est moi qui l'ai fait.

Le blond se repointe dans la piaule avec une bougie, ce qu'il n'aurait pas eu besoin de faire s'il avait pensé à tout, mais le blond n'est qu'un homme. Peut-être qu'elle dort, la femme. Il a déposé la coupelle sur le sol, le temps de faire tomber ses fringues et de farfouiller dans sa besace, avec des doigts qui bougent au ralenti pour pas faire trop de bruit […].
Encore une nuit passée à essuyer les chopes, à dire beaucoup de phrases pour étouffer celles auxquelles on ne veut pas penser, et puis à être un peu con aussi, et maladroit. Johannes ne comprendra pas pourquoi elle a dit oui, quand il lui a proposé tout à l'heure de remettre de couvert. Un simple oui, sans hésitation ni enjouement. Droit à l'essentiel quoi. Quelques années plutôt, il lui aurait demandé, pourquoi qu'elle lâche un oui sans renâcler à un vieil émacié qui pue la bière et le charbon. Juin 62, le blond a arrêté de demander son reste et laisse les gens se planter ou avoir raison sans son concours. Depuis une nuit d'octobre 56, au pieu, il pense quasiment qu'à sa gueule, prenant pour acquis que la dame saura râler à son esgourde s'il est trop sec, ou si elle a une préférence dévorante pour la position de la petite cuiller cuivrée, tandis que se frotter le lard à quatre pattes, non, franchement Johannes, c'est dégradant lâchez mes cheveux s'il vous plaît et sois mélodieux. Bien madame.

La piaule replongée dans le noir, Johannes a calé son dos contre un mur ; on l'entend presque pas aspirer à sa pipe qui crame, et puis recracher sa fumée. Une paume posée sur la hanche de la rousse, il songe, entre autres, qu'il la connaît pas, et que c'est bien, et puis aussi, qu'il va falloir se barrer avant que le ciel commence à s'éclaircir.

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[...]
Shirine
Il lui rappelle Dioscoride. Il avait le même âge à peu de choses près, cette même attitude d'homme à l'allure solitaire et taciturne, s'avérant un vrai moulin à parole lorsque l'on savait le laisser s'exprimer. Parlant volontiers un peu de lui, de temps à autre, exprimant parfois les déceptions de sa vie en usant de métaphores ou de sens cachés. Elle l'avait aimé, le borgne, et sans doute s'il n'était pas mort l'aimerait-elle encore. Mais jamais, elle n'avait pu partager son lit. Il avait réussi à se tenir suffisamment éloigné d'elle pour ne pas succomber et rester fidèle à sa femme, au moins en actes. Désormais la boucle était bouclée. Parfois, il suffit de fermer les yeux et d'imaginer. Alors ce qui semble être, devient vrai. Il est là, près d'elle, et ils se sont offerts l'un à l'autre. Deux fois.

Il est temps de partir. A cet instant précis, alors que la main masculine se pose sur sa hanche, Shirine décide que le lendemain, elle sera à Arles. Elle y réglera quelques affaires, rentrera s'installer à Nîmes puis s'en ira surement rejoindre Gaia. La dernière lettre reçue quelques heures plus tôt l'a inquiétée. A la base, c'était elle qui lui avait écrit désespérée, puis elle s'était rendue compte que sa meilleure amie était surement dans un état pire que le sien. Il fallait qu'elle soit là, qu'elle la prenne dans ses bras, qu'elles se disent que les hommes ne sont rien que des objets de qui il ne faut rien attendre.

La rouquine se redresse et écarte la main qui tient la pipe pour libérer la bouche du blond. Avec douceur, elle attrape ses lèvres entre les siennes pour lui offrir un baiser qu'elle veut tendre. Elle évite de justesse le je t'aime qu'elle meure d'envie de prononcer bien qu'il ne lui soit pas adressé. A la place, elle articule :


Je n'ai pas besoin de fleurs.

Puis elle descend de la couche pour s'habiller et quitte la pièce.
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