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[RP] Faune et Flore

Alphonse_tabouret
Paris, Minuit passé.



Au bruissement citadin de la nuit répondait le fracassement d’un cœur submergé d’un son continu, ne connaissant aucune interruption à sa démente mélodie et battant les tempes avec la force insensée d’un tambour de guerre, semant aux confins de la conscience, les lambeaux éclaircis d’une corrosion bouillonnante. La douleur avait été reléguée à un état de normalité, apprivoisée ou presque l’année précédente, quand seule la souffrance arrivait à éclaircir les limbes dans lesquelles sa geôlière le plongeait avec appétit, et si celle qui irradiait ses muscles ne délivrait pas le parfum croupi des caves, elle clarifiait cependant l’âme avec une nouvelle exactitude, séparant l’humain de l’animal pour ne laisser au présent que celui le plus à même de survivre à cette nuit macabre.
La peur avait embaumé chaque nerf d’une adrénaline végétale, dilatant les pupilles jusqu’à noyer l’iris d’un trou béant, avide, et crispait la chair d’une autorité muette, la gorge palpitante sans pourtant offrir au souffle le loisir de se disperser avec ampleur ; le silence était désormais la seule arme dont ils disposaient, créatures que la traque avait poussées au travers d’innombrables ruelles avant d’atteindre la lisière de leur quartier et qui, devant les quelques mètres à traverser à découvert, s’octroyaient un temps qu’ils ne possédaient pas pour savoir si c’était là possiblement le salut qui s’ouvrait à eux, ou la fin venue de cette heure blême.


    Sortant de l’hôtel, le comptable s’était étiré, un sourire satisfait égayant la mine résolue d’une négociation jouée aux notes de subtilités exigées de certains titres nobiliaires et c’était d’un pas confiant qu’il avait entrainé Anaon à la rue clairsemée pour en remonter le flux nocturne, la poche intérieure de la veste sombre qu’il portait renfermant la promesse d’une somme replète, vélin de qualité liant de quelques volutes d’encre signataires, le Baron de M. et ses gouts sélénites aux bons soins d’une Aphrodite aussi muette qu’arrangeante.
    Paris s’était assoupi déjà, et pourtant, malgré l’heure tardive, il restait toujours çà et là sur les pavés luisants quelques activités bruyantes dans l’instant d’une nuit étourdie au son ricochant de plusieurs chevaux tirant une calèche, l’attention du Chat et de l’Ainée dissoute au roulement dont la bruyante course assourdissait l’espace jusqu’à sa conquête pleine.
    Aux trois hommes leur ayant si brutalement fait face au point de frôler l’altercation surprise des corps, il avait naturellement reculé d’un pas pour alors sentir une poigne intransigeante s’abattre à sa nuque quand son épaule se trouvait ferrée tout aussi abruptement, statufiant brièvement l’esprit comme la chair aux reliquats amers de souvenirs encore trop présents pour être absouts de la terreur qu’ils avaient alors fait naitre.



Accroupi tout autant que tassé, la brulure d’une lèvre fendue pulsant à l’air encore frais du mois de mars, métronome emballé tout autant qu’ensanglanté, le jeune homme frissonnait d’une fièvre nerveuse, privé de son sens le plus sûr depuis que le carreau d’arbalète avait fusé, emplissant l’air tout entier de son sifflement aigu, en teintant l’onde encore plusieurs interminables minutes plus tard, jusqu’à la persistance trouble, embrumant les tempes du Chat sans pour autant arriver à dissoudre le vacarme irrégulier des gouttes de sang tombant au sol à côté de lui. Le regard noir s’attarda au fil d’une respiration sur le tableau en pointillisme qui se dessinait aux pieds d’Anaon, œuvre de douleurs dont le fer encore fiché à la chair piquait la silhouette d’un angle improbable, habillant les courbes retranchées dans l’ombre d’une difformité contre nature, et s’attachant, naufragé, aux seules certitudes qu’il connaissait, l’animal prit un soin infini à n’offrir que l’impassibilité têtue de leur fuite pour ne point appesantir une situation déjà catastrophique ; l’inquiétude et la compassion ne valaient que pour les vivants, et c’était pour l’heure un luxe qui portait en son sein tous les accents de l’éphémère.


    En s’enfonçant dans la venelle déserte, menés l’un et l’autre sans sommation par une supériorité numérique double, le comptable , l’oreille attentive aux chuchotements déversés dans leurs dos, avait d’abord cru à une simple rapine, prêt, sans la moindre hésitation à abandonner chaque écu de sa bourse pour protéger d’une quelconque curiosité le scandaleux contrat lové contre son flanc, jusqu’à ce que le premier geste ne l’envoie vivement contre un mur et que la demande ne se précise au poing autoritaire de l’une des silhouettes sombres.



A quelques pas d’eux s’ouvrait un chemin dont les ultimes circonvolutions menaient à l’Aphrodite, précipitant les distances à la seule mesure de l’impossible, se divisant à l’aune d’un hasard faussé depuis des jours sans qu’il ne s’en soit rendu compte, proie surveillée dont les liens avec la clientèle huppée rencontrée une heure plus tôt avaient apposé à leurs fronts , le sceau de la venaison à traquer.
S’il s’était attendu à ce que le Baron de M. soit un homme assez important pour que la discrétion des services à lui offrir se panache d’application, il n’aurait jamais cru que sa possible nomination à la Cour de France puisse exciter l’appétit de ses rivaux jusqu’à la curée, spectateur plus communément confronté à la délicatesse de la trahison qu’à une taque livrée au ventre même de Paris. Du commanditaire de cette embuscade, il ne savait rien et à l’instant où la rue se dégageait enfin de tout bruit parasite, cela devint la dernière de ses préoccupations, les prunelles noires se figeant à celle de l’Ainée pour y lire le signal attendu depuis trop longtemps déjà ; depuis une heure ou presque, son existence ne valait qu’entre les mains de la mercenaire, limier abimé dont les gestes avaient désormais l’ampleur de la parole et qui, matrone ensanglantée, veillait à la manière de ces lointaines légendes, lame à la main, sur les vies que son ombre protégeait.

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Anaon

      Les missions sont toujours simples. D'ordinaire elles sont toujours simples... Mais cette nuit est comme un pavé d'acier jeté dans la mare de leur routine. Le sang lui pourlèche les doigts. Un flux incessant, glissant sur le cuir qu'elle tient plaqué du plat de la main. La paume tente de se faire pansement, moulée sur la rondeur d'un flanc. Et entre l'index et le majeur, le pieu étranger, hérissant sa hanche d'un dard de bois.

    Le poing droit est refermé sur sa perce-maille, exutoire à la douleur, qu'elle broie de ses phalanges rendues blanches. De tout son avant-bras elle s'appuie contre le mur, couvrant de sa hauteur la silhouette accroupie d'Alphonse. L'Anaon s'est parée d'un calme glacial, mais sous le cireux du teint, les masséters sont tétanisés. La respiration est cadencée, mesurée. Raide, sortant à son cou le saillant de deux cordes musculaires. Elle connait là douleur... De la plus bénigne à la plus infâme. Elle sait qu'elle ne doit pas céder à la panique de ce palpitant qui s'emballe dans sa poitrine. Myocarde tire sur ses artères comme un cheval sanguin sur la bride, rendu fou par l'envie de s'arracher à cet organisme qui le met au supplice. Garder le contrôle de sa respiration pour forcer à la baisse ce rythme cardiaque. La sicaire n'a pas besoin que cette pompe vitale envoie plus de sang encore sourdre par cette galerie nouvellement creusée à même la chair de sa hanche.

    Son corps exprime un spasme fugace. Les azurites crèvent de leur regard incisif le spectacle monotone de la rue devant eux.

    Elle ne l'a pas vu. L'arbalétrier. Quand ils se sont faits alpaguer et pousser dans cette ruelle sans âme. L'Anaon n'avait pris qu'une seconde pour juger, sachant fort bien reconnaître les petits malandrins des hommes de main. La seconde suivante, le son mat du coup contre la chair d'Alphonse avait déclenché son assaut. Chien d'attaque formaté à réagir immédiatement pour la défense de son maître, les lames ont été tirées au clair. Deux hommes sur elle, elle s'en est pourtant sortie sans trop de peine. Son crâne a violemment heurté le mur poissant un brin ses cheveux de carmin. Elle a levé un bras en défense et une lame lui a éventré la manche. Mais sur trois, deux corps se sont effondrés et le sien est resté debout. Elle est allée prêter main forte à Alphonse. Et là, elle n'a pas entendu le cranequin craqueter. Pourquoi ne l'a-t-elle pas entendu, elle qui entend tout ? Est-ce le choc de sa caboche qui a embrouillé ses sens ? Toujours est-il qu'elle a poussé l'éphèbe pour lui faire prendre la fuite. Et elle ne s'est retournée que lorsqu'elle a perçu le dernier cric. Puisqu'elle ne l'a pas entendu, pourquoi ne l'a-t-elle pas vu, ce cinquième homme, faisant le guet au bout de la rue ? Ou se planquait-il, cet escogriffe à l'arbalète ? Question qui vole en éclat quand le carreau lui donne une réponse macabre.

    Une onde fatale qui gondole l'air et ses sons. Le bruit brouillé de la collision. Il a percé le cuir comme une lame dans la peau d'un cochon. Elle a senti la maille éclater sous l'impact. Sa chair exploser. Soudain, la fameuse corde qui claque au creux du crâne comme un ultrason tragique d'une conscience à l'agonie. Un coup de fouet. Et le frisson gelé qui remonte dans la nuque. Fauchée, elle a failli tomber. Se rattrapant brièvement à Alphonse pour ne plus réfléchir et le forcer à courir. Elle n'a pas choisi la solution stupide mais facile de les faire foncer tout droit à l'Aphrodite. Elle l'a traîné dans les lacis, les petites venelles obscures, les boyaux qu'on ne voit presque pas avant de s'y enfoncer et qui sont comme des entailles dans les murs de Paris. Passer sous les coursives, les ersatz de traboules. On ne fuit pas devant l'arbalète. On l'a sème.

    Les voilà maintenant là, à quelques encablures du lupanar. Un nouveau tremblement la saisit. L'Anaon se laisse envahir par une étrange fixité. L'asthénie la guète, comme une couleuvre pernicieuse, attendant que l'adrénaline se carapate pour distiller son poison corrosif. Pourvu qu'elle n'ait pas froid. Voilà ce qu'elle guète la mercenaire. Le froid. Quand son sang se sera trop vidé emportant avec lui la chaleur de son corps. Ils auraient pu s'arrêter mille fois, frapper à la première porte venue pour quémander de l'aide. Mais le manque de confiance et de temps a été cruel. Et une Anaon engagée, pourvue que la gamelle ne soit pas mieux remplie à côté, est un chien parfaitement dressé. Son seul et unique but est de convoyer Alphonse à l'Aphrodite. Elle le ramènera, lui, en entier.

    Le jeune homme la contemple depuis quelques secondes déjà. Les prunelles de la mercenaire restent braquées sur la rue, sans exprimer un seul geste. Elle prend son temps. Un peu trop longtemps. Son esprit est un cloaque où elle doit garder la tête sortie de ce conglomérat de douleur. Un bref regard se porte enfin derrière eux, puis à nouveau devant. La main armée se pose alors sur l'épaule du comptable sans vraiment de délicatesse pour le pousser à nouveau en avant. La sicaire lui emboite le pas.

    A peine s'élance-t-elle que son pied dérape sur son propre sang, lui envoyant une décharge abominable qui lui remonte dans le cerveau comme un piston. Son visage se crispe brutalement sous la douleur.

    Jamais ballade dans Paris ne lui aura semblé aussi longue.

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    | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Flore_
C'était un jour comme un autre. Long. Terriblement long et insipide, où même en le lever de soleil Flore ne trouvait aucune saveur, aucun plaisir, aucune beauté. Rythmés par le son des cloches de l'église proche, marquant les heures cléricales, les journées s'écoulaient comme un jour sans pain, regard perdu dans le vide, avec parfois un soubresaut de vie s'allumant dans le regard vert qui s'attardait sur les coins et recoins de son appartement. Flore se nourrissait par instinct de survie, ou plutôt par déformation professionnelle. L'alcool aurait pu tout autant accompagner ces heures effilées, mais sa bourse ne lui en laissait pas les moyens. Alors son esprit faisait tout le travail, divaguant, s'éloignant toujours plus de la réalité pour ne pas en être frappée. Elle ne mettait les pieds dehors que pour se procurer ses repas journaliers au marché, la bouche pincée, n'offrant à ses vis-à-vis qu'un visage insipide et plat, où depuis longtemps les sourires s'étaient éteints. Sa voix teintée de trop de silence et de ces journées à fumer racines et feuilles des plantes entreposées dans ses réserves qui s'amenuisaient de jour en jour ne se faisait entendre que rarement. Et toujours elle revenait s'asseoir sur ce fauteuil qui, lentement, tombait en déliquescence de l'accueillir de trop nombreuses heures durant la journée, et la nuit.

Nuits qui s'étiraient tout autant en des heures interminables, où peu à peu l'activité du jour faisait place au silence, encore plus dur à vivre. Parfois des pas se faisaient entendre dans la ruelle et son esprit s'égarait alors, se demandant à qui ils appartenaient, d'où ils venaient, où ils allaient. Le répit était cependant de courte durée et toujours Flore se retrouvait frappée par ses pensées obscures, spirale infernale qui l’emmènerait vers une folie certaine au fil du temps s'effilochant. Sa conscience, encore intacte pour l'heure, lui permettait de le réaliser, mais rien ne trouvait grâce à ses yeux pour stopper cette descente aux enfers qui doucement l'emportait.

Flore ne sut pas vraiment ce qui la poussa cette nuit là à passer l'huis et se retrouver dehors, marchant durant des heures et s’engouffrant dans la fraîcheur nocturne. Un appel inconscient à ce que la faucheuse vienne la prendre, déambulant dans les quartiers sombres de la capitale ? Peut-être, mais le visage opaque affiché, le corps débarrassé de tout surplus d’embonpoint dû à des repas trop frugaux, le regard vide et sans expression, la mise simple et les cheveux noués en une vulgaire tresse n'invitaient pas à une atteinte à sa vie et à son corps. Ombre transparente, plus aucun regard n'accrochait sa silhouette insignifiante.

Enrubannée dans ses propres égarements, c'est d'un sursaut qu'elle accueillit l'impact qui lui fit rencontrer les corps en fuite. Titubante, se rattrapant comme elle put, Flore secoua la tête pour reprendre ses esprits et se raccrocher à cette réalité qui venait de la prendre de plein fouet. Ses prunelles ne s'attardèrent qu'un instant sur l'homme, avisant son visage et cette lèvre fêlée, avant de se concentrer sur la femme, captant en une poignée de seconde à son expression ce que la douleur lui faisait subir. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver la raison de ses maux, grimaçant à la vue de cette flèche plantée dans la hanche, sachant en un instant que des soins urgents devaient lui être prodigués. Son palpitant s’accéléra, plusieurs fois ses lèvres s'entrouvrirent, ne laissant en sortir que de l'air, trop assommée par l'état léthargique qui s'était emparée d'elle depuis des mois pour réagir. Puis son regard s'ancra dans celui de la blessée et ne put s'y détacher et d'une voix rauque, les paroles, enfin, réussirent à s'envoler dans l'obscurité.


Faut que je vous soigne...

Sinon vous allez crever.
Alphonse_tabouret

L’affliction s’étendait et s’accrochait aux muscles, dénervant l’aube des jours anciens pour ne se refléter qu'au gel d’un pavé luisant où s’entrechoquaient les sons amplifiés d’une vie mesurée à la seconde près, s’enfonçant dans la chair et broyant, carnassière, les filaments de veines affleurant au derme pour n’en laisser que la torture de l’action quand le silence sertissait leurs fronts moites, odieux, insensé, accablant. Les doigts secs et calleux de Souffrance s’enfoncèrent alors que le mouvement se figeait, insoutenable, rappelant à chaque respiration, les coups accusés jusqu'au dernier, bruissement de lave tapi au creux des nerfs et empoignant le muscle pour en broyer chaque parcelle.
Anaon gardait le museau tendu vers le savoir d’un vent frais incendiant les poumons, dogue contrarié par la douleur tout comme le devoir, l’esprit aux aguets d’un souvenir trop frais et d’un futur incertain, le corps enchevêtré à l’improbable angle de ce carreau fiché à sa silhouette, quand l’ombre qu’elle tendait sur lui portait le parfum délicieux d’une ultime et dérisoire protection. La pression des doigts femelles à son épaule fit frissonner l’animal lové bien au-delà des tourments les plus immédiats, comprenant l’ordre sans avoir besoin de rien d’autre pour se savoir lié à la moindre décision apportée par la sicaire, et le temps bref d’une respiration s’assortit au silence d’un cœur suspendu par la peur de mourir avant que l’impulsion ne s’étende à la façon d’un ordre cadencé, sinistre, par les gouttelettes carmines étoilant la grisaille du pavé.
« Marche », hurla la cohorte de voix chaotiques virevoltant aux tempes impulsées quand le squelette grinçait d’ainsi se mettre en route sans pour autant abreuver le silence d'un trouble tendancieux, lançant la mécanique grippée de la marche malgré lui pour franchir ce dernier précipice les séparant d’un quartier qui saurait se montrer plus accueillant s’ils savaient en rejoindre l’obscurité. A sa droite, la silhouette de l’Ainée vacilla dans l’élan, portant en écho à son premier pas le chuintement macabre d’une semelle engluée, chaine acérée refermant ses griffes sur les sens palpitants qui irradiaient l’âme toute entière et crispa le visage blême d’une nouvelle pâleur cadavérique, fertile engrais aux pousses nées de l’inquiétude muette qui avait jusque-là animé le visage du jeune homme. Le bras se tendit, immédiat, prévenant une possible chute en s’enroulant au dos vouté pour la maintenir à flot, n’accordant plus une seule seconde l’attention nécessaire au monde hostile refermant ses dents aiguisés sur eux pour s’assurer, alarmé, que l’œil bleu ne s’amourachait d’aucune opacité propice à l’évanouissement.

Le choc, quoique sommaire, prit les teintes insensées d’une apocalypse déchirant la bulle de torpeur muette dans laquelle ils s’étaient jusque-là réfugiés, propriétaires méticuleux, seuls usuriers de chaque son proféré, et un instant, le corps tout entier se figea, marbre nouveau dont la prunelle fut rétrécie à son minimum par la possible finalité de cette sanglante balade jusqu’à se perdre sur le visage surpris leur faisant face
.

Faut que je vous soigne...

L’étrange tonalité des mots s’enroula en une volute de buée discrète, recouvrant d’une étrange pellicule d’absurde chaque courte voyelle crevant le silence entretenu avec tant d’ardeur jusqu’à ce que les tempes ne donnent un semblant de concret à cette collision les fauchant de l’espoir ténu de trouver enfin un allié au cœur de cette chasse à l’homme.

L’Aphrodite, répondit-il simplement au fil d’un souffle salé de sang, murmure dispensant la requête tout autant que le supplice dans la synthèse absolue de leurs besoins les plus critiques, désespéré au point de s’en remettre à ce visage pâle dont la lassitude ébranlée offrait à leurs pas, l’asile d’une aide inattendue.
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Anaon
    " Quand le courage empiète sur la raison, il ronge le glaive avec lequel il combat. "
      - William Shakespeare -


      Les dents claquent. La mâchoire joue du trémolo. Toute trace de latence s'est volatilisée. Elle n'est à l'instant que grincement. Strident. Comme un couteau venant riper incessamment sur du fil de fer. Le fil de ses nefs. La douleur a cela de paradoxale qu'elle rend tout exorbitant. Une extra-conscience. Des sens électriques. La moindre subtilité agresse, un maigre bruissement, un toucher, un effleurement. Décuplement. Et pourtant elle fait perdre le sens des priorités. On perçoit tout, mais on est accaparé que par elle. Des soudains coups d'aiguilles dans une bouillasse de pensées. Organisme qui part en vrille et qui ne sait plus où donner de la tête.

    Elle se raccroche à Alphonse autant qu'elle lutte pour se passer de son aide. Les nacres se serrent pour enrayer leurs claquements. L'équilibre se reprend. Ses joues vont éclater de trop se contracter. Dans cette nouvelle crise de sang-froid l'Anaon repousse le diktat de cette hanche en fusion qui frelate le mécanisme de ses pensées. La main s'apprête à se lever encore pour dégager le comptable et le pousser devant elle quand une nouvelle secousse la cisaille de plus bel.

    La tête pivote, plantant un regard caustique sur le visage qui se dévoile. Une femme. Pas une mercenaire. Sans danger immédiat. Les rouages carburent tant que l'adrénaline le permet encore. Et la réaction de la sicaire ne se fait pas attendre. La main-pansement abandonne ses reins, laissant à la cataracte tout le loisir de cracher son ichor. Le bras armé pousse fermement l'éphèbe amoché derrière elle, le gardant d'autorité sous la protection des doigts empoissés qui l'y maintiennent. Un trait planté dans le corps n'amoindrira pas sa hargne. Bête blessée qui n'a pas le temps de se laper sera bien prompte à sortir les crocs. La mercenaire, bien que blême, s'interpose. Perce-maille dressée en menace. Les yeux ne cillent pas, tentant d'éventrer la pénombre des rues pour parfaire le portait érigé devant elle. Elle ne s'y attarde pas. Pas avec la curiosité bénigne des nouvelles rencontres. Tant que les murs de l'Aphrodite ne seront pas gagnés, tout pour elle sera danger.

    De la main gardée en barrière devant Alphonse, la balafrée l'incite à continuer. Quelques pas de crabes, qui ravit l’étranger niché dans sa chair. Le carreau laboure de l'intérieur à chaque malheureux geste. Chaque micro mouvement du manteau embroché et jouant sur le trait est insupportable. Le poids se reporte sur la jambe valide. Le nez se fronce. Les prunelles ne quittent sous aucun prétexte la silhouette qui leur fait face. Pas même pour regarder sa plaie. Surtout ne pas regarder. La vision est un déclencheur étrange. Bien souvent on se rend compte que l'on s'est écorché que lorsque que l'on se voit saigner. Et c'est à cet instant fatidique de prise de conscience que la douleur afflue. Pas avant. La mercenaire se préserve le luxe d'un déni factice. Excluant le choc d'être confronté brutalement à l'ampleur de ses dégâts. Tant qu'on ne voit pas... Tout reste envisageable. Une dernière illusion. Et le moyen de tromper un cerveau parfois trop con. Le carreau n'a rien percé de vital, elle le sent. Arrêté par l'os du bassin, peut-être, éraflé ou jouant l'armure interne. Elle est encore viable... Pour le moment... C'est tout ce qui lui incombe.

    On se lamentera quand Alphonse aura retrouvé le giron de ses pénates. Pas avant, non, pas avant...

    La main armée ne tremblant pas impose la distance. Butée, résolue à achever au plus vite sa mission primordiale, la voix lâche deux mots brefs, d'un timbre bien grave.

    _ Pas besoin...

    Marche qui peine à garder son assurance.

    J'ai promis que je le ramènerai toujours. Aujourd'hui ne fera pas exception...

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    | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Flore_
Il en fallait peu pour ébranler le courage qui lui était monté aux lèvres de proposer son aide, âme vide ballottée au vent depuis bien trop longtemps. Bien loin des dangers emplissant le quotidien des deux silhouettes qui lui faisaient face, ses prunelles suivirent le ballet insufflé par la balafrée, essayant de déchiffrer le message muet passant dans ses iris. Elles s'en dérochèrent enfin au son de la voix masculine qui brisa le silence s'étant à nouveau installé entre eux. L'incompréhension répondit à sa proposition, tellement coupée de toute vie sociale qu'un simple nom ne lui évoquait rien de plus que la déesse grecque dont l'histoire ne lui était pas inconnue, elle qui avait passé sa plus tendre enfance le nez plongé dans des ouvrages, qu'ils soient médicaux ou historiques. Son esprit était trop embrumé pour tisser les connexions qui s'imposaient et qui auraient pu naître de ce nom lancé accouplé à ce tandem enrubanné de sang qui se tenait devant elle. Telles des bêtes traquées, Flore pouvait cependant sentir la tension qui s'était emparée d'eux.

Plantée là, déchirée entre cette voix qui l'invitait à les suivre, qu'importe où ils iraient, et ce rempart imposé par le corps blessé et cette main armée, Flore ne put qu'observer l'étrange duo s'éloigner d'elle à pas incertains. D'un filet de voix beaucoup plus mesuré, l'ordre fut donné. Le refus claqua comme un couperet, replongeant le médecin qui s'était réveillé en elle dans sa léthargie quotidienne. Elle avait songé l'espace d'un instant que sauver une vie pourrait l'absoudre un peu, rien qu'un peu, pour celle perdue quelques mois auparavant. Son regard cilla, ses paupières battirent, décontenancée avant d'être résignée. Flore n'avait rien d'une mercenaire et la vision de cette arme tenue à bout de bras devant elle ne lui donnait aucune envie de forcer le passage. Au milieu de cette ruelle pour l'instant vide, continua le ballet de ces trois corps s'étant trouvés sans se chercher. A chaque foulée du couple répondait un pas en arrière de sa part, les éloignant de plus en plus.

Enfin, un son ténu sortit de sa gorge, laissant s'écouler un «
Soit » fataliste, prête à retourner dans le monde qui était le sien et laisser les deux inconnus à leur triste sort.
Alphonse_tabouret
La main de la sicaire le repoussa sans qu’il ne fasse encore le moindre geste pour s’en défaire, tenu en vie, ce soir ensanglanté, par la seule expérience de l’Ainée, filins enchevêtrés d’elle à lui, qu’elle avait défendu de la première menace jusqu’à cette dernière rencontre.
Sans elle, il serait déjà mort, animal incapable de se défaire des hommes qui avaient entravé leur retour, tout juste bon à s’en défendre sans arriver à porter le coup de grâce quand il en avait eu l’occasion, la gorge prise par les relents d’une fin déjà entraperçue un an auparavant dont la mélodie macabre accompagnait chacun de ses pas sans qu’il ne puisse s’en détacher. De cette certitude en était née une autre, inédite, neuve, faite de foi et d’abandon, remettant à une autre des décisions qui n’avaient jusque là appartenu qu’à lui, car au travers d’Anaon, de son visage concentré, de ses traits tirés, c’était celui d’Antoine qu’il percevait, filigrane de vie qui émergeait des brumes, jusqu’à cette ride du lion sur le front de l’Ainée qui parfois, dessinait ses prémices sur le front encore vierge de l’enfant, si sérieux, si réservé encore devant l’incompréhensible.


_ Pas besoin... siffla la voix basse de la mercenaire quand un halo de lune transgressait un ciel aux nuages épars, amenant le velours des yeux comptables à discerner la tache nouvelle ornant sa chemise crasseuse d’une lutte qui semblait déjà appartenir à un autre temps, effacée au prix de cette traque haletante qui embourbait les tempes d’une mélodie entêtante. Longues, effilées, les traces furent identifiées aux nombres de cinq, pétales irréguliers auréolant l’arrondi de leur corolle, chantant au rythme d’un cœur métronome, une vérité qui, un instant, le cloua sur place tandis que la donzelle reculait d’un pas, emportant avec elle le salut entraperçu, l’aide inespérée dont ils avaient besoin.
Le sang.
Compté au goutte à goutte quelques instants plus tôt, le sang avait teint les mains d’Anaon et s’était imprimé, florale décoration, sur le tissu blanc lorsqu’elle l’avait tenu à distance, transformant la chair en pierre , la fièvre des tempes en une éclaircie brutale tout autant que fatale, embrumant de son ombre portée une lisière jusque-là acquise à ces rares êtres qu’il tenait à son cœur.
Anaon ne mourrait pas.
S’il ignorait tout de sa vie de mère, de femme, d’amante, il tenait pour certain l’esquisse d’une affection qui couvait toutes ces facettes devinées sans être acquises, et, suspendu à la voix grave de la sicaire, reçut sans sourciller à ses épaules ce fardeau que l’on ne portait qu’aux noms de ceux que l’on aime. La Mort était une maitresse trop exigeante pour la présenter si tôt à ce Goupil précieux dont chaque mot à sa bouche concernant l’Ainée se teintait d’un amour presque filial, trop affamée pour que lui-même supporte encore son appétit quand il avait eu tant de mal à la contenter au fil de ses mois de deuil, trop aigrie pour ne pas l’emporter cette fois au tumulte d’un écho né aux limbes et le noyer jusqu’à ses enfers les plus personnels ; non, Anaon ne mourrait pas ce soir, qu’importait la blessure, qu’importait le courroux qui naitrait à ses yeux, et ses décisions auxquelles il devait d’être encore debout.


Il suffit, ordonna-t-il d’une voix basse, l’accent maternel reprenant irrémédiablement ses droits dans la tonalité rauque de leurs teintes, quand, d’une poigne qui ne tolérait pas la révolte, il noua la dextre à celle d’Anaon pour lui faire baisser l’arme qui les protégeait tous deux de cette Camarde qui n’en finissait plus de les narguer. Je ne vous paye pas pour mourir à quelques mètres de notre salut, poursuivit-il d’un ton aussi bas que sec, maitre à cet instant des faits et gestes de son employée, noyant un regard noir et plein aux azurs concentrés à portée de regard, défiant l'autorité jusque là instaurée pour en assoir une lovée au sein d'un contrat.
La guerre qu’elle lui promettait aux profondeurs des céruléens braqués sur lui ne valait que pour les vivants.
La senestre plongea dans l’une des poches intérieures de sa veste, frôlant le condamnable parchemin qui les avaient précipités, funambules, sur le métier à tisser de Parques curieuses, extirpant une bourse qu’il lança en direction de l’étrangère sans encore savoir si elle tenait entre ses mains leur salut ou leur condamnation

Trois cents écus pour nous ouvrir le passage jusqu’à la Lanterne Rouge, fit il sans quitter le regard courroucé de son escorte, offrant l’intégralité de la somme convenue quelques heures plus tôt avec la clientèle qui les avait désignés proies, sans douter un instant que si cette inattendue invitée nocturne ignorait le nom de leur refuge, elle saurait sans nul doute retrouver le halo qu’Angellus allumait tous les soirs à la nuit tombée et qui faisait les beaux jours du quartier. Trois cents de plus sur place si nous arrivons vivants., acheva-t-il de marchander en passant de nouveau, sans plus aucune hésitation, le bras de la sicaire autour de son cou pour la soulager de son propre poids.
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Flore_
Prunelles accrochées à cette femme ensanglantée, les mots sifflés par son acolyte et celui qu'elle protégeait tous crocs dehors n'arrivèrent pas à percer le brouillard les enveloppant. Il n'y eut qu'un mouvement des lèvres, imperceptible, qui lui indiqua que des paroles venaient d'être dites, n'en devinant pour l'heure la substantifique moelle, observant seulement les iris de la protectrice se mouvoir dans leur cocon. Plus bas, dextre se baissait sous l'impulsion d'une main sûre et l'arme qui jusqu'alors narguait la brune, la faisant s'éloigner pas à pas, sortit de son champ de vision. Le ballet des regards la figea, les bras ballants, se demandant pourquoi s'accrochait-elle à eux, illustres inconnus quelques instants plus tôt, mais dont le destin semblait maintenant lié au sien. Il lui serait si facile de tourner les talons, rebrousser chemin et s'enfoncer dans l'obscurité, à peine voilée par l'astre lunaire, et de retourner se terrer en son antre, où personne ne daignait plus la visiter. Seulement, le temps s'était suspendu, la plaquant là sans plus oser bouger à présent.

Le geste soudain de la senestre de celui qui semblait diriger les opérations la sortit de l'immobilité dans laquelle son corps s'était drapé et un sursaut vint la happer lorsque la bourse vola vers elle et que d'un pur réflexe, Flore attrapa au vol. Le mutisme s'insinua encore alors que les paroles accompagnant le geste s’imprégnèrent enfin en elle. D'étonnement, ses paupières clignèrent plusieurs fois, sans vraiment comprendre la portée de la proposition qui lui paraissait à présent des plus incongrue. Dans un passé qui lui semblait maintenant lointain, ses patients la payaient en effet pour que des soins leur soient prodigués, mais c'était sans arrière pensée pécuniaire que son aide avait été proposée. Ses doigts fins et maigres allèrent enserrer le cuir, l’appât du gain ne lui traversant pas l'esprit. Ce qu'elle voulait surtout, c'était sauver une vie, pour qu'enfin sa peine s'atténue, si tant est que cela fut possible.

La bourse fit alors chemin arrière, sans plus se préoccuper si la senestre masculine réussirait à l'attraper. Il y avait quelque chose comme de la vexation qui la traversait qu'on veuille la rémunérer pour un tel service alors que rien n'avait été demandé, son aide ayant été proposée sans arrière pensée aucune. C'était un sentiment bien étrange et que d'aucun auraient balayé sans honte, s'octroyant sans soucis le magot offert, et cette somme aurait arrangé bien des choses, mais Flore la balaya d'un geste de dégoût pendant qu'une voix rauque accompagnait ce dernier.


Ne songeons pas à l'argent quand il est question de sauver une vie.

Et enfin, son corps se mit en branle, précédant le duo qui avait changé de forme, se mettant en quête de la fameuse lanterne dont le médecin se doutait bien où elle les mènerait. Flore ne côtoyait peut-être pas les lupanars, mais leur existence et leur fonctionnement ne lui étaient pas inconnus, comme tout un chacun. Au cours de quelques sorties nocturnes, la brune avait déjà repéré cette maison close se situant à quelques minutes à pied de sa propre habitation. L'on ne pouvait dire que le médecin leur serait d'une grande protection si par malheur une poignée de malandrins s'en venait à les attaquer, aussi restait-elle attentive au moindre mouvement les entourant, espérant au fond d'elle que le trajet jusqu'à l'Aphrodite se fasse sans heurts et mauvaise rencontre. Malgré que Dieu ait semblé l'abandonner de toute aide ces derniers temps, c'est au bout d'un chemin silencieux et tendu qu'enfin se fit voir la lanterne allumée, diffusant cette couleur rouge à travers la ruelle. Ils n'avaient cependant fait qu'un quart du chemin, car si bientôt ils seraient en sécurité à l'intérieur du bâtiment, restait un sauvetage à orchestrer.
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