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[RP] Ces Lieux sont Morts

Anaon

↬ Dans les jours de Janvier ↫



  *
  La nuit a posé son écrin sur un paysage de neige luisant sous les émanations lunaires. Le pied des chevaux crisse sur le craquant d'une fine couche givrée, créant dans le silence de plomb des cassures anxiogènes. Les voyageurs ont passé la porte Sud de la ville, et elle a eu l'impression de courber l'épaule sous le porche de Charon, une entrée vers un pays de morts qui n'a cessé de la hanter de ses fantômes. La femme est grande, devenue maigre, le teint aussi pâle que le hâve d'une porcelaine. Aussi froide qu'un pâle matin d'hiver qui ne s'est plus levé sur cette bourgade depuis longtemps. Portrait de cire percée par deux prunelles intensément bleues, horriblement vivaces sur une mine de moribond. L'Anaon est revenue de loin. Un mort que l'on a tiré de sa boîte pour l'inciter à marcher encore. Une camarde, bourreaux d'elle-même, qui mène son cortège et remonte les pas de son existence.

Un paquet de buée s'extirpe de ses lèvres . Un étrange gel lui comprime la poitrine. Malgré les ombres tenaces et les maigres lueurs qui illuminent les rares battissent croisant leur route, elle sait où elle les guide. Elle n'a point besoin de voir pour cela. La mémoire est vivace. Dès l'approche des remparts, sa monture s'est réveillée d'un étrange intérêt. L'œil rond, l'oreille dressée. La tête relevée s'interroge. La route est courte. Il faut passer les premières maisons, là. Se diriger vers le stade de soule, tout proche. La curiosité de l'étalon se mue en nervosité. Un hennissement bruyant vient déchirer la nuit, malmenée par deux autres réponses venues du fond des ombres. L'animal piétine, renâcle, sans oser outrepasser la main qui le retient. Et elle, cavalière, reste parfaitement insensible à l'agitation de sa monture.

Ses yeux se sont rivés sur une maison bien particulière.

La femme ralentit leur allure et s'engage sur le petit chemin qui mène à l'entrée. Visgrade est arrêté. A peine pose t-elle le pied à terre, qu'il rejoint à toute hâte le pré voisin animé par des mouvements équins. Son chien lui donne la course en filant entre ses jambes.
L'Anaon ne leur prête aucune attention. Les murs de pierres engloutissent toutes ses pensées.

Numéro 16. Rue de Gueule. Renommée un jour si banalement Rue du Stade de Soule.

Une petite maison à étage s'élève, accotée d'une grange noircie à demi effondrée que l'on a à peine réparée. Une bordure de plantes séchées par l'hiver cerne son contour, s'agrippant le long des murs comme des sarments de vignes à l'agonie s'accrochant désespérément à la vie. L'Anaon n'offre aucune parole à l'homme qui la suit. Dans le même mutisme qui a accompagné leur route, elle avance vers la chaumière. Un porche en pin qu'un rosier mort vient ceindre d'une arche rabougrie étend ses boiseries. Derrière les fenêtres, un feu affaibli crépitant dans l'âtre redore l'intérieur d'un soupçon de présence. Elle sait qui l'a allumé. Qui doit venir l'attiser chaque soir, comme on entretient l'espoir. Les perles cobalts dardent avec intensité l'anse de fer. Elle a l'impression de respirer à peine... qu'un mince filet imperceptible. Ses jambes sont raides, masquant le cotons qui en fait la consistance. Sa dextre se lève avec une lenteur nerveuse pour se mouler sur la poignée... Ce n'est pas fermé. Elle en est convaincue. Ils n'ont jamais fermé la porte de cette chaumière...

De longues secondes de latence s'étiolent. Comme l’hésitation qui retient la main d'actionner le levier de la potence. La corde chauffe à l'encolure... et la paume consent à repousser le battant de ses souvenirs.
Dans un chuintement, la maison s'ouvre, livrant des secrets qu'elle avait gardé enfoui au fond de sa mémoire.

Une pièce de bonne taille se dévoile à leur vue. La cheminée sur le mur d'en face révèle les reliefs d'une bancelle dénudée et d'une vieille chaire élimée. Sur leur droite, un muret rehaussé de tasseaux
délimite l'espace d'une cuisine. A gauche, une bibliothèque et un bureau. Une auréole fuligineuse teinte les bordures du soupirail qui les relie à l'étable. Le feu a traversé l'ouverture, sans parvenir à attaquer la pierre. Sur ces murs mis à nu on distingue de grandes nappes claires, trahissant l'endroit où les tapisseries calfataient l'intérieur. Certains éléments manquent. On a cherché avec effort à remplacer les objets volés. Mais de valeurs, il ne reste rien dans cette grande pièce étrange qui reflète comme un pastiche de vie. Envolées les belles tapisseries. Les fourrures jetées sur la bancelle. Les chandeliers ouvragés... les timbales en argent et l'aiguière ciselée.
Envolés.

L'Anaon avance de quelques pas avant de se figer, les bras pantelants. Incapable d'émettre le moindre mots, ni la moindre expression si ce n'est le grave d'un silence qui semble vouloir tout dire. Elle tourne sur elle-même, dépose sur Judas un regard laconique.

    Vois...
    Vois, c'était ma vie, ici.
    C'est chez moi...


      ...C'était... chez nous.

Il y a une éternité. Dans un monde qui s'est effondré. Un souvenir devenu rêve.
Chimère.

La poitrine cherche à retrouver les réminiscence d'odeurs. Ses prunelles accrochent le bahut posé contre le mur de l'entrée. Elle s'en approche, s'y agenouille. La pulpe de ses doigts se moule sur les courbures du coffre et ses pentures. Un lourd moraillon et un cadenas en scelle l'ouverture. Sa main se porte à son cou dans un réflexe.. puis l'erzast d'un sourire vient parcheminer ses lèvres. Quel geste bien insensé... la clef n'est plus là depuis longtemps.

L'Anaon se relève à nouveau pour déambuler dans l'antre de ses souvenirs. De sa vie. Une main se perd sur le dossier de la chaire, autrefois recouvert de dais et de fourrures, et un miaulement rauque attire soudainement son attention sur son assise. Recroquevillée dans un coin, une boule décharnée de poil gris relève un nez sur elle. Une brève surprise passe à l'une et l'autre des prunelles. Puis les mains se tendent, pour saisir avec une extrême douceur et coller contre son cœur la vieille chatte de la maison. Un ronronnement faiblard s'extirpe de la petite poitrine aussi âgée que le monde.

La mercenaire lorgne sous ses bottes le sol nu, autrefois recouvert d'une belle peau de daim qui a pu être le piédestal de bien des ébats. Combien de nuit à attendre devant cet âtre que passe à la fenêtre la silhouette d'un soldat revenu de guerre... Les yeux bleus de la sicaire embrasse à nouveau la pièce d'un long regard. Ses oreilles s'emplissent de sons en poussière, de paroles disparues. C'est comme si elle voyait se jouer devant ses yeux la vie d'une autre femme, une jeune pousse drapée de robe, s'affairant aux mammites, grondant faussement des enfants, aimant un autre homme. La trainée spectrale des gestes d'une ancienne vie, gravés dans ces murs qui en suintent la souvenance. Traces indélébiles. Ineffable sensation de s'y sentir à la fois familière et terriblement étrangère.

Que le cœur est lourd, comme un plomb dans une aile.

Le visage se tourne, avisant à côté de la cheminée une petite porte menant à un cellier. Et après celle-ci, la bouche noire d'un escalier. La sicaire s'agenouille sans détourner son regard du passage, jetant dans le feu agonissant une nouvelle bûche à dévorer. La vieille féline est reposée au sol. Elle attrape sur le linteau de la cheminée un bougeoir recouvert du suif d'une chandelle affaissée. L'étoupe est embrasée.

La balafrée vient s'immobiliser devant les marches de l'escalier, sa frêle lueur à la main. Les azurites se perdent dans les ombres. Elles se relèvent. Elle croit entendre le plancher grincer de petits pas. Un rire enfantin dévaler les marches.

Un étau dans la poitrine.


Musique : "An Hini a Garan", interprété par Denez Prigent
Judas
*

La nuit a ses ombres passagères. Judas en a revêtu toutes les facettes. Silencieux, effacé, mouvant dans les ondulations tristes de la monture qu'il précède parfois, côtoie, et qui le guide. La migration de l'Anaon ressemble à l'énigmatique course des oiseaux. Nul ne sait où elle s'arrête vraiment, ni pourquoi elle semble ancrée dans une mémoire collective qui le dépasse. Les nuées embrunies de milliers d'âmes convergent vers leurs destins, dans la lente marche de l'instinct et son voyage initiatique. Depuis la nuit des temps. Lui, il suit l'Anaon depuis le temps des nuits.

Elle l'a transpercé de son asthénie. Les grands bleus se sont dépeuplés, irradiant plus que jamais un bleu évidé. Le paysage a défilé sans attiser la moindre curiosité... Tous ses sens rivés sur Elle. Tous alerte de son état. La maigreur de sa chair, la pâleur de sa peau, le sens de ses rares mots, les maux. Tous les maux. Ceux dont elle s'est parée pendant qu'il la parait de fourrures et d'or. Ces montagnes d'or dissimulant la montagne de maux. Une ride soucieuse ne l'a plus quitté depuis le soir fatal. Judas a toujours été pâle. Judas a toujours été mince. Mais jusqu'ici, judas n'avait jamais été soucieux.

Le seigneur calque ses pas sur les siens. Une main de cuir et de zibeline semble soutenir à chaque mouvement de la Roide ses reins. La botte retient la porte, la dextre chasse la mélancolie crasse de la Mère dans un contact rassurant. Les doigts viennent serrer la nuque d'une pression éphémère, se chargeant de l'effet que pourraient avoir les mots. En vérité, l'homme au visage émacié et aux cheveux trop longs ne voit rien de cet environnement qui parle tant à sa compagne. Aveugle à des souvenirs qui lui appartiennent, Judas possède depuis le jour terrible la faculté de ne plus laisser échapper aucun signe émanant d'Elle. Ce passé qui ne lui appartient pas, Judas l'embrasse, pour mieux espérer voir l'Anaon sortir de lui. L'avenir est trop incertain désormais. Dans le passé, n'y avait-il pas plus d'avenir qu'à présent?

Une personne lui a dit un jour que les souvenirs étaient des passeurs d'âme. Qu'icelle ne pouvait exister que si l'on se souvenait. Chaque nuit qui passait depuis la plus longue de sa vie était une folle course au souvenir. Les souvenirs l'étouffaient, serrant sa gorge, le réveillant, l'extirpant, l'arrachant à ses songes. Car les souvenirs à n'en pas douter étaient bons, mais aussi terriblement mauvais. La peur ne faisait pas le tri entre les bons grains et l'ivraie.

Frayner laissa les noirs et leur suie percevoir l'atmosphère étrange de la modeste demeure. Ils passèrent en revue le mobilier spartiate, tout ce qui indiquait aussi la présence humaine et la vie de l'endroit. Le foyer. Le chat. L'Anaon. Les lieux semblaient signer une halte dans l'exode permanent qu'ils vivaient depuis quelques temps. Il ne songeait pas à sa fin non. Il avait accepté l'idée de suivre le cheminement tant qu'il faudrait le suivre. Pour qu'enfin les bleus retrouvent un soupçon de vie. d'envie. Pour qu'ils ne se referment jamais plus. Qu'importe le temps que durerait l'exil. Pour qu'enfin les cobalts cessent de voir des signes et des réminiscences qu'il était incapable de voir. Le livre de la vie passée d'Anaon était un bien épais ouvrage, et Judas réalisait à peine qu'il n'avait pas été son personnage principal. Il espérait intimement qu'elle le referme enfin... Et le range. Quelque part. Dans un de ces endroits où l'on enterre ce que l'on désire voir reposer en paix, et où l'on laisse s'en aller ce qui doit, pour laisser arriver ce qui doit. La Mère des cycles avait décidément bien du mal à boucler la boucle...

      Jusqu'ici, Anaon était l'ombre de Judas. Jusqu'ici.


La nuit a ses ombres passagères. Judas en avait revêtu toutes les facettes.

_________________
Anaon

  *
  Recroquevillée dans son deuil, elle est pareille à un petit crustacé à ce point avide d'un abris qu'il s'est réfugié dans la première ruine venue pour se complaire dans sa misère. Une douleur qui rend sourd et aveugle de tout. Elle offre bien peu de réponse à Judas, aux gestes qui rassurent, à la présence qui supporte. A la douceur lénifiante. Petit pantin qui choisit sa route, mais qui est incapable de remercier les fils qui le tiennent debout et l'empêche de s'effondrer. Carcan d'indolence qui l'englue comme un papillon pris dans la boue et qui ne se débat pas. Elle avait toujours affronté ses démons seule, pourtant aujourd'hui, si elle ne savait pas Judas ici, derrière elle, elle se serait affalée devant l'escalier et serait restée là, comme une poupée de chiffon qu'un enfant aurait abandonnée.

Sans lui, elle serait bien peu de chose.

Le pied enfin ose épouser la première marche et grimper l'angle délaissé dans le noir. Ils débouchent sur un petit couloir que trois portes desservent. De l'une d'elle, l'Anaon perçoit des claquements liquides. Des froissements de draps et des rires qui survolent des sourires muets. L'odeur entêtante de l'argan filtrant par les interstices du bois. Elle se dirige vers la seule porte de droite. Les éclats s'intensifient. Elle voit l'eau de partout, noyant le plancher jusqu'en tacher les murs. La main pousse le battant dans une parole qui s'élève presque malgré elle.

_ Aze emaon...
    Je suis là

Les odeurs et les bruits retombent en poussière dans la pièce inanimée qui leur exhibe ses murs vident de toute présence. L'apathie qui semblait l'étreindre plus bas se morcelle sous le glas de cet espoir insensé piétiner par le silence des absents. Un voile de chagrin lui nimbe le visage. Les lieux sont parfaitement secs. On ne sent plus l'odeur humide du bain. Sans doute ne trouvera plus un seul cheveu blond perdu dans les rainures du plancher. L'Anaon avait voulu défier son époque. Ils n'avaient pas la place pour mettre un baquet dans leur chambre. Elle ne voulait pas prendre son bain au milieu de la cuisine et l'idée de se contenter d'une bassine pour les ablutions lui fendait le cœur. Elle avait voulu que l'on réserve une pièce spécialement pour cet office. Elle avait reproduit en miniature les thermes de la ville qu'elle adorait tant. Son petit caprice. Sa petite coquetterie.

Un sarcophage de pierre pour une vie de naguère.

Le cœur serré, l'Anaon referme la porte. Elle fait volte face pour ouvrir une autre cellule de sa mémoire. Et la vision lui colle un sursaut moribond dans la poitrine. L'espace est plutôt petit. Un grand lit y tient une place de roy. Les azurites courent sur les confins du petit volume. Sur le dressoir réaménagé pour elle en table de toilette. Un endroit chargé d'une histoire qui remonte avant même ses enfants. Elle avait dix-neuf ans la première fois qu'elle a mis le pied ici. Elle en a maintenant vingt de plus.

_ C'était notre chambre...

Un souffle qui la tient en suspens. Elle y a vécu ses premières passions. Et connu ses pires oraisons. C'est dans ce lit qu'elle a agonisé et déliré durant les longs jours qui ont suivi ses tortures. Le souvenir est trop cinglant. La Balafrée referme la chambre presque brusquement.

Son regard se tourne vers la dernière porte. La plus redoutée. Elle s'y dirige avec une lenteur appréhensive, entrainant avec elle l'Ombre qui soutient. La main trouve la poignée et l'antre est ouvert avec minutie comme l'on entrerait dans la chambre d'un endormi que l'on ne voudrait pas réveiller. Elle glisse la bougie par la maigre rainure qu'elle agrandit à peine, juste de quoi lui permettre d'y faire un pas.

Une autre chambre. Un lit moins imposant que le premier, dans un coin. Des ombres sur le sol. Un coffre. Un grand berceau sur la gauche. L'Anaon entre. Le visage impénétrable. Les yeux... les yeux exprimant tant de choses ineffables. Elle approche du berceau sur lequel elle fait jouer la lueur dorée de sa bougie. Ses doigts viennent glisser sur le tissu, avec la douceur d'une caresse. De blanc immaculé et de vert émeraude. Une étoffe noble, brodée, que les vandales n'ont pas pensé à emporter. Une étoffe qu'elle aurait dû porter. De sa robe de mariée, l'Anaon avait fait le linceul de son fiancé et le couffin de ses enfants. Sous les draps, une poupée de tissu a été soigneusement allongée et recouverte. Les doigts fins de la Roide se referme autour du torse moue, extrayant le jouet de son confort ouaté. Elle la serre tout contre elle avant de promener sa bougie dans les ombres de la chambre. Parterre, quelques jouets disséminés ça et là dans un simulacre de bazar, un désordre artificiel, comme si l'on avait voulu recréer de toute pièce le passage d'un enfant ayant laissé en plan des jeux qui viendra retrouver. L'Anaon délaisse sur le coffre son bougeoir, attrapant de sa main libre un cheval de paille tressée et aux sabots de roue. Elle va s'asseoir sur la chaise posée dans le coin et contemple alors cette grande chambre vide, aussi silencieuse qu'une tombe dans un cimetière.

Elle a recherché ses enfants pendant des années. Et aujourd'hui, elle rentre sans eux. Ses grands yeux bleus errent dans la pièce. Ses bras se resserrent sur les jouets. Elle plante son talon dans le sol et fait basculer la chaise. Le pied entame un lente cadence de balance.

Elle laisse Judas là. Anaon s'enferme quelque part loin de lui. Loin de tout. Le temps ne bat plus sa mesure. Elle berce sa douleur, la tient chaude contre son cœur. Et elle y restera toute la nuit.
Sa voix vient chasser le silence. Une douloureuse réminiscence.

L'Anaon est loin. Quelque part où rien ne l'atteint.

_ Toutouig la la va mabig, toutouig la la...
Da vamm a zo amañ, koating...


« Toutouig », berceuse bretonne. Traduction et parole.
Vidéo du spectacle de Marc Derouen, simplement pour la beauté du moment.
Musique : « She Remembers » composée par Max Richter, pour « The Leftovers - Saison 1 »
Judas
*


Le Von Frayner détourne le regard face à l'Anaon hagarde. l'Anaon blafarde. Judas s'efface, la laissant pudiquement face à ces retrouvailles qui le mettent mal à l'aise. Où qu'elle se trouve, c'est une aura de désolation. Où qu'elle se rende, c'est un rendez-vous où il n'est pas convié. Rester serait manquer de délicatesse, et se donner l'illusion que sa présence à ce moment précis est nécessaire. S'il y a bien une chose que tous reconnaissent au Satrape, c'est son manque de sociabilité et sa tendance à ne jamais trop s'éterniser. Son trait solitaire peut le rendre parfois... Peu engageant à tenir compagnie. Apparaissant lorsqu'on ne l'attend plus, disparaissant lorsque l'on commence à s'habituer à sa présence. Quant à sa volubilité inexistante... Vaste sujet.

Se retirer s'imposait. L'éclat qu'il avait décelé en elle par le passé s'était évanoui. Les conversations muettes qu'elle tenait avec tous ces morts cesseraient un jour de se lire dans le bleu de ses yeux. Mais pas ce soir.

La senestre hyaline quitte sa loge de cuir, les bottes cirées redescendent les marches en silence. Les doigts fins pincent la chandelle mourante et l'ombre de la silhouette sèche et quelque peu raide disparait pour le noir de la nuit. L'air frais s'engouffre dans les crins devenus poivre et sel depuis que l'Anaon a pris tout leur jais. Les gants recouvrent les mains veineuses, icelles remontent le col fourré contre la pomme d'adam discrète, déglutition morne. Le grisonnant Judéen n'inculpe pas que les nuits blanches à veiller les démons d'Anaon. Cette dernière l'a supporté elle aussi après la Bretagne. Plus patiemment qu'une Mère le pouvait. Du gris, le temps a fait son oeuvre. Quelques peines aussi. Quelques déconvenues. La vue du berceau avait ravivé quelques malaises palpables là haut. Le destin lui refusait ce second fils. Le premier était tenu loin de toute l'agitation de ces dernières semaines, à Denée. Le seigneur espérait retrouver bientôt son quotidien de vieux chat. Au moins, lorsqu'il courrait la chatte dans le passé, se sentait-il plus vivant.

Le toit se découpait sur une lune timide, l'humidité semblait ne plus vouloir se matérialiser jusqu'à l'aube, laissant les cristaux gelés régner sur les moindres grains de poussière. Judas ne savait plus bien s'il n'avait pas fabulé les zestes d'une présence dans cette demeure, emporté par le délire Anaonesque, ses souvenirs trop perceptibles. Troublante rencontre entre deux mondes, entre chien et loup. La silhouette se hissa sur la monture restée loin des rencontres hasardeuses des champs alentours. La croupe fut claquée vivement. Le matou devait s'occuper un peu. Quoi de mieux que de se raviver quelques sensations chasseresses. De celles qui nous persuadent que rien ne peut nous arrêter. Il aimerait voir apparaitre la frêle carrure d'un Hugo, la cabotine cavalcade d'un Sabaude. Ce soir Anaon s'entretient avec ses fantômes... Judas lui, aimerait presque le temps de cette nouvelle nuit s'entretenir avec ceux qu'il a enterrés.

_________________
Anaon

↬ Le lendemain ↫


  *
  Le soleil distille sa pâle morsure de lumière blanche. Dans l'air immobile de l'hiver, les cloches claironnent la mi-jounée. A genoux dans la neige, face au parterre de simples rabougries encerclant la maison, l'Anaon retourne la terre de ses mains nues. Elle s'est levée avant l'aube. Elle avait sombré sur sa chaise, d'épuisement, dans la chambre de ses enfants, plongée dans un sommeil qui n'en était pas vraiment un. Qu'il a été étrange d'ouvrir les yeux dans cette maison. De se sentir sans repère dans un espace plein de repères. Déboussolée. Elle avait cherché Judas, dans cette attitude vague qui la dévore depuis des semaines. Puis elle était sortie. Il lui avait fallu pousser une autre porte, de l'autre côté de la rue et tomber à genoux devant un souvenir encore en vie. La vieille nourrice, aux doigts aussi noueux que les branches d'un vieux saule avait pleuré des rivières sur ses jupons. Cette presque mère, l'Anaon l'avait délaissée, sans aucun remord, pour entamer sa traque macabre et sans plus lui offrir, par la suite, aucune nouvelle.

Il était temps de mettre des mots sur l'absence.
Ou des silences, plutôt, pour annoncer l'évidence.

La voilà maintenant revenue, dans le froid de cette fin de matinée. Devant le mur lézardé, elle termine d'ensevelir un petit corps. La chatte a réussi à faire trainer sa vie pour attendre le retour de ses petits maîtres, plus que de raison. Elle se sera enfin abandonnée dans les bras de sa maîtresse. L'Anaon place sous terre le cadeau qui lui avait été offert pour son arrivée dans cette chaumière. Elle se souvient de celle qui lui avait mis dans les bras la minuscule boule grise. Caméligna. Petite gamine pleine d'énergie.

Cela lui semble dater d'une éternité. Un rêve effacé par un réveil survenu il y a bien longtemps.

Les doigts nus tassent la terre gelée. Le pulpe malmenée en est presque devenue bleue. Elle a froid. L'Anaon qui a tant aimé l'hiver, sans craindre grand-chose de ses frimas, a froid. Mais son corps nonchalant ne réagit même plus à cette morsure de givre. Sensations annihilées. On pourrait la larder de coup de poignard. La Balafrée ne réagirait pas plus.
Ses paumes se reposent sur ses genoux et elle contemple le tertre minuscule.
Les azurites glissent alors sur les ramilles rachitiques et les restes des Simples brûlées par les assauts du vent hiémal. La main s'approche, puis dans un geste mécanique, ses doigts arrachent les mauvaises pousses.
Réflexes fantômes d'un quotidien issu d'un autre monde.


Musique : "One Of The Dunedain -Extrait ", composé par Howard Shore pour "Le Seigneur des Anneaux - Les Deux tours "
Judas
Judas pourrait l'arracher violemment à sa frénésie, comme on arrache la mauvaise herbe qui nous pique le regard, la soulever d'un seul geste tant elle s'est allégée du poids de sa bien portance. La brindille. Il pourrait le faire, et tout en lui lui hurle de le faire, d'arrêter de la regarder passivement et d'agir. La réveiller, comme un seau d'eau glacé jeté au visage de celui qui somnole, une claque pour la sortir de cet état autiste qui lui va si mal. Il ne sait pas ce qu'elle creuse, mais l'image le glace d'effroi. Elle creuse son tombeau. Creuser, c'est pour les morts, c'est pour les fous qui pensent toujours trouver le précieux là où personne ne pense le trouver. Creuser rend fou, et la voir creuser... C'est insupportable. Le Judas plus jeune, moins retenu, plus sanguin aurait pu casser cet instant dans un geste malheureux. La secouer , hurler qu'elle s'arrête. Lui demander pourquoi elle s'obstine, pourquoi elle s'inflige cela. Lui coller une baigne et l'emporter loin de son trou. L'enlever. Ce judas plus jeune existe toujours. Mais uniquement dans sa tête. Il s'agite parfois, pour mieux rappeler qu'il n'est plus ce qu'il était. Intronisé. Sagement muselé. Retenu plus que jamais par un corps qui ne trahit plus vraiment son existence. Judas a pris depuis quelques années la douce et trompeuse apparence d'une mer calme et sans secrets.

Mais la mer est mère de secrets . Et toute Mère, l'Anaon compris, est une mer de secrets.

Alors il l'observe depuis un moment, sans réussir à l'interrompre. Figé . Ferme les yeux, écoutant un instant le bruit mou et feutré le la neige qu'elle retourne. Il se tient droit dans ses bottes, tout emmuré dans ses fourrures épaisses et claires, ses cheveux ramenés haut sur sa tête en un catogan négligé. Ecoutant ses paumes qui tassent, aplanissent, chassent la tourbe qui se cache dessous. Le froissement gelé le ramène toujours aux premiers instants d'Anaon & Judas. Le premier jour. La première année. Lorsqu'elle déchainait dans sa poitrine des élans ravageurs, d'un seul regard Cobalt. Tout ce blanc autour d'eux, la neige, les nuits, le blanc de leur amour impur. A l'époque, Judas n'avait jamais réellement rencontré l'Anaon, juste ... Un avatar. Véritable à s'y méprendre, les cadavres dans son placard occultés . Son passé n'avait émergé que par bribes, des années après. Il se souvient. Il n'aurait pas dû négliger des détails si capitaux. Se souvenir que de savoir d'où elle venait permettrait de savoir où elle irait. Elle la païenne qu'il avait connue libre, Elle le désir brut, animal, la Mercenaire, s'agenouillait aujourd'hui dans les cendres de son apogée pour avoir laissé une porte entrebâillée qui aurait due être fermée depuis longtemps.

Le passé nous rattrape toujours...

La nuit a été frugale. L'hiver n'est pas une des meilleures saison pour le gibier. Le seigneur porte à sa ceinture un lièvre, au moins il aura eu le mérite de l'occuper un bon moment. Le manque de sommeil martèle sa tête, ou peut-être est-ce ce bruit de creusement sourd, l'image d'Anaon qui s'ensevelit calquée sous ses paupières. Il pressent qu'elle change de geste. Elle s'attaque à la mauvaise herbe qui lui pique les yeux. Il s'approche d'elle soudainement, pour que cesse les sons et les images. Sa main au gant se joint au corps frissonnant de sa compagne, trouvant le contact de sa peau, brisant l'instant. Les doigts enserrent la nuque, là où ils l'avaient quittée hier. La pression est douce et forte à la fois. Rassurante. Elle semble lui dire .. 'Je suis là'. Et la lippe mince exhale un seul mot, étrangement tendre dans son habit autoritaire.


Arrête.
_________________
Anaon

      *
      Ses doigts s'arrêtent sous la voix de Judas. La tige saisie est abandonnée et les mains se ramènent vers elle. Les paumes se tournent vers son regard, et les azurites contemplent ses doigts dont elle semble découvrir l'érubescence. Les secondes s'étiolent de surprise, des perles que l'on enfile sur le fil d'un long silence. Que fait-elle ? Elle ne sait pas vraiment... Les mains éburnéennes aux phalanges bleuies semblent retracer dans ses lignes le défilé de sa vie. Des doigts de nymphe pour tenir une aiguille, devenus rouges d'avoir empoignés l'épée. Aujourd'hui, aussi asthénique que les mains d'un mourant qui s'est brisé les ongles de trop gratter le couvercle qui referme sa tombe.

    _ Qu'est-ce que je suis ?

    Les sourcils se froncent. La voix est fragile. Son visage se crispe sous la compréhension de sa propre condition comme un moineau qui se cogne contre les coins de sa cage et qui prend enfin conscience de la présence du verre.

    Comment se redéfinir quand on a porté le même habit pendant une décennie ? Elle s'est moulée dans son rôle jusqu'à s'en approprier les plus infimes espaces, un seul objectif pour définir sa vie. La corde à suivre, aujourd'hui arrivée à terme et ne laissant dans ses mains que l'extrémité pour se pendre avec. Quel parent ne dirait-il pas, au bout de trop de temps à se tuer d'espoir, qu'il préférerait savoir et même apprendre ce qu'il ne veut pas entendre ? Qu'enfin commence le deuil qu'il n'a jamais pu faire et que crève l'attente qui aura ravi son sommeil et empoisonné ses nuits... Elle avait vécu par douleur. Elle n'avait vécu que de ça. L'Anaon le sait maintenant, l'Anaon l'a vu, il ne reste plus rien ici qui puisse un jour revenir. Et le deuil, la Balafrée n'a pas voulu avoir à l'endurer.

    Et maintenant alors... dis-moi. Que dois-je faire ?

    La Douleur et l'Espoir, amants incestueux, ne sont bien que des raisons qui parviennent à faire marcher ceux qui ne le veulent plus. Mais quand l'une demeure et que l'autre découche, qu'est-ce qui retient encore de faire perdurer l'histoire ?

    _ Dis-moi...

    Qu'il lui insuffle une vérité. Qu'il lui redonne une raison. Elle s'est définie dans un dogme. Et n'a vécu qu'à travers, à défaut peut-être. Mais comment une mère peut-elle avoir tord de vouloir retrouver ses enfants. Là voilà désormais Croisé revenu de Terre Sainte, sans guerre ni parole à défendre, libéré de tous les engagements qui l'on façonnés pendant des années, l'épée battant piteusement la terre de n'avoir plus rien à protéger. Ombre déboussolée, errant sur le parvis de son église dans l'attente que la parole de celui qu'il a tant aimé revienne lui insuffler la foi qui s'est perdue, quelque part, sur le chemin du retour.

    Une église comme deux yeux noirs.

    Froide madone, elle s'appuie un peu plus contre la main qui ceint sa nuque, collier qui l'empêche de se rompre.

    Un jour, elle a rencontré Judas. Comme une percale diaphane ballotant dans le vent qui par une nuit s'est prise dans ses branches. La rencontre que l'on attendait pas et qui retient malgré soi. Elle y était restée, coincée dans ses ramilles, pour empêcher la brise de la faire chavirer, parfois. Pour s'y déchirer, souvent. Pour y revenir, toujours. Et puis voilà qu'un jour d'automne, le vent n'a plus soufflé, laissant sur les bras de Judas les lambeaux élimés d'une pensée en guenille. Piteuses oriflammes qui autrefois claquaient dans le vent de Bretagne et qui n'ont plus aspiré qu'à rejoindre le sol pour s'y ensevelir. Mais les branches ne l'ont pas permis.
    A l'instant encore, elles ne le permettent pas.

    Il lui avait redonné l'envie d'être femme. Peut-il lui redonner la Vie ?

Musique : " The Nature of the Daylight ", composée par Max Richter, reprise dans "Shutter Island"
Judas
*

Le geste de l'Anaon s'est suspendu, faisant place au silence, pause libératrice. Judas perçoit la peine qui suinte de chaque pore de sa peau, cette peine toxique et incapacitante, bréhaigne. Elle tente de garder l'âme et le corps de la brune dans ses filets tentaculaires, l'oppresse et la réduit à mendier l'envie. Mendier la vie, ce qu'il peut en rester après le raz de marée. Feuille morte ballotée par la houle, piétinée, écorchée, la force gît là. Ici. Dans ces mains qui tremblent de se regarder ballantes. Sans but qui ne vit encore. Sans espoir de retourner la terre pour faire germer quoi que ce soit.

Il la contourne pour se placer face à elle, à sa hauteur. Regarder son déclin dans les yeux. Des yeux comme des églises. Des églises où l'on ne peut cacher son âme, qu'importe les haillons ou les parures que l'on revêt. Des églises où l'on trouve le repos, dignement, perdant la notion du temps. L'oeil corbac du seigneur vient dépecer le halo épais qui fait manteau à sa brune des marées, dans une compassion immense. Plus immense que tout ce qu'il n'a jamais pu rassembler pour personne, si ce n'est peut-être... Le dernier geste tendre pour Marie. Frêle et martyr Marie, lorsque pour la dernière fois il la serra dans ses bras, la portant de son lit de souffrance jusqu'à la voiture qui les attendaient dehors. Soeur arrachée à sa vie. Judas met Ann à nue en un seul plissement de paupières, compréhensif et entier, accueillant dans le lit de ses bras toute cette douleur à exorciser.

    Viens te reposer... Soeur, amie, amante, amour. Viens reposer tous ces tourments.


Il sait qu'Anaon n'est pas de celles qui marchent à genoux. N'a jamais été victime. Ne sera jamais autre que bourreau. Et Dieu sait. Il sait que les bourreaux peuvent être leur propre bourreau.

L'étreinte est puissante. Il ne lui semble pas la serrer contre lui mais la porter, pour la libérer du poids spirituel qui s'est greffé à ses frêles os. Il lui semble qu'il ne fait pas que la serrer contre lui, mais la retenir pour ne plus jamais la sentir s'en aller, corps ou âme, loin de sa masculine carrure. Il semble presque qu'il la serre trop fort pour qu'elle reprenne conscience de cette force. Des sensations. Se sentir en vie. Se sentir vivre, pour toutes ces choses...

La tresse païenne. Sortie de son col, la tresse qu'il avait coupée à la Roide vient trouver la main fébrile de sa propriétaire originelle.

Tu as été cela.

    Une femme blessée, accrochée à un espoir et à un souvenir.


Délicatement entremêlée à la natte, la boucle noire de leur fils, dont le doigt cuirassé vient retracer les courbes enfantines.


Tu es cela.

    Une mère encore. Pour l'enfant bien vivant qui égaye ta maison jour après jour.


Les mains se dénudent de leurs gants, ces gants qu'il a toujours mis pour dissimuler ses émotions. Le moindre tremblement. La moiteur inattendue. Les liseuses de bonne aventure, clairvoyantes du diable sur ses vies passées. On dit que ce sont les yeux qui disent tout, mais le Frayner s'était construit une carapace froide et hautaine qui ne l'inquiétait pas des curieux. Personne ne le regardait vraiment droit dedans. Sauf elle.

La bague à son majeur droit. Glissée à son tour dans la main de l'Anaon la chevalière à l'Améthyste est un présent qui l'accompagne quotidiennement. Dans ses prières, dans ses ablutions, dans ses emportements. Un présent d'amour, pour le moins démonstratif des amants.


Et cela.

Il referme la dextre voisine sur ces grigris comme on conjure un sort. Repose sa poigne dessus, s'assurant que l'énergie qu'il veut leur donner passe. Une brise légère et froide emporte le musc Judéen, et l'espoir d'une Anaon debout. Anaon la Passion.

    Mon passé, mon présent, mon avenir. Pour toute réponse à ta question.

_________________
Anaon

      Les azurites quittent l'ombre de sa main pour se relever sur le visage qui fait un voile entre elle et sa maison. Elle plonge dans les billes d'ardoises le regard de ceux qui suspendent leur vie à une attente, celle de la sentence, ou de l'absolution. Qu'importe le couperet en fin de compte, qu'il la gracie ou qu'il la damne, pourvu qu'il apporte une réponse et rende le souffle à cette poitrine qui dans l'instant le retient. Elle laisse les secondes l'investir, de l'inquisition tendre du Seigneur qui a lové dans ses prunelles une douceur méconnue.

    Dans les bras qui la serrent alors, l'Anaon exhale un frisson, de froid, d'abandon, de la chaleur qui regagne une pensée mortifiée. Maigre secousse, comme un sursaut de vie dans un corps inhumé. Sans résistance, elle se laisse aller dans l'écrin de Judas. Oui, porter est le mot. Elle se laisse porter, retenir, elle, qui depuis des semaines repose sur lui le maigre fil de son existence, réduite à la seule volonté seigneuriale de ne pas la voir mourir. La Balafrée s'épanche dans un silence quand elle n'avait jamais voulu poser sur nulle épaule le front lourd d'un cœur empli d'affliction, pas même sur Judas. Ces démons, elle les abandonnait sur le pas de la porte, la descente de leur lit, pour se draper dans bras et draps d'un lâcher-prise que nul autre endroit n'aurait pu lui offrir. L'un et l'autre n'avait jamais vraiment été terre de confidences. Les embryons d'aveux qui s'échappaient d'elle étaient comme les vapeurs volatiles des maux qui suppuraient des fissures qu'elle se forçait à ignorer. Ou plutôt, dont elle s'était accoutumée.
    Judas avait eu ses maîtresses. Anaon avait eu ses enfants. Force est de constater que l'une avait été plus mensongère que l'autre.

    Comme un fragile rouge gorge dans la poigne précautionneuse de l'oiseleur, elle dépend de ses doigts qui la couvent. L'étau qui veut rassurer une peur à la débandade et calme l'esprit dévoré par la crainte.

    Un geste ondoie à la lisière de l'instant. Les azurites s'animent et suivent le mouvement qui pose dans sa paume une tresse brune. Les traits de l'Anaon s'affaissent faiblement. Elle avait tressé dans sa chevelure deux longues nattes avec les mèches que le feu soufflé dans son dos n'avait pas brûlées. Une pour chacune de ses enfants enlevés. Comme une dernière prise, pour se souvenir qu'Avant n'avait pas été qu'un rêve devenu cauchemar. Elle avait coupé la première, il y a plus de trois ans, à la découverte du cadavre de Mélusine. Ce que Judas n'avait pas tranché, avait fini, pour son Caël, dans son bain sanglant un petit matin d'Octobre.

    Le cœur de la mère se resserre quand le doigt ganté met en évidence la petite mèche noire emmêlée à la sienne. Une désagréable contorsion du myocarde. L'Anaon semble se souvenir... et un sentiment de honte point dans sa poitrine. Elle a un fils encore en vie, oui. Un fils pour lequel elle a posé des œillères, pour l'oublier, comme elle a oublié Judas, le jour où de sa lame elle est venue trouver le clair de ses veines. Odieusement, elle n'avait pas voulu penser à eux...

    La bague rejoint la coupe de sa paume. Et les azurites se moirent à long instant dans les profondeurs violine de la pierre qui lui avait donné tant de mal pour son choix. Elle usait de si peu de mot, qu'elle préférait mainte fois à une parole imparfaite la quintessence d'un geste, la symbolique d'une pierre, d'une fleur offerte en guise de lettre. Tous les aveux du silence qui ne peuvent s'enrober d'aucune tromperie. Beauté pantomime.

    La bouche à demi-ouverte livre des petits paquets de buée fuyant de ses lèvres gelées. Le visage perdu se débat d'une réflexion, captif de cette main refermée sur la sienne, de ce qu'elle véhicule. Elle a eu une vie, oui. En dehors de celle qu'elle avait vécu et continué à vivre en suspens. Entre les turpitudes et les vicissitudes, en dehors des contrats et des chasses, il y avait eu le Von Frayner puis il y avait eu Kenan. Le regard de l'Anaon se relève sur les orbes noirs de Judas. Une étincelle pâle ose l'éclat dans ses prunelles ternies, une petite braise qui se rallume sous la cendre du grand incendie. Elle revient sur la main, puis elle revient à lui. Elle ne dit rien. Pour elle, Judas s'est fait aruspice.

    L'hiver souffle ses friselis gelés. La narine accepte timidement de sentir flotter le parfum du Seigneur quand elle ne s'était gorgée que de la fragrance inexistante de la poussière. Le regard retourné sur leur main, la voix fébrile souffle deux petites syllabes.

    _ D'accord...

    Un soupçon d'éveil anime son visage. Une pensée qui se reconstruit sous la patience aimante du satrape. Sans attendre encore, la maigre silhouette de l'Anaon retourne se fondre dans la carrure judéenne, sa présence-refuge, son Indispensable. Les doigts gourds s'enfoncent dans la chaleur des fourrures qu'ils agrippent, comme le premier signe de la Volonté qui se retient à autre chose que du néant. Contre la poitrine où elle voudrait disparaître, le timbre encore, cette fois plaintif dans l'ombre du soulagement libérateur:

    _D'accord...
Anaon

↬ Au jour d'aujourd'hui, 25 Février ↫


  L'hiver se fait moins mordant qu'en plein cœur des jours blancs de janvier, sans qu'il accepte pour autant de s'abaisser sous les prémices du printemps. Sa fine craquelure nappe encore la terre sous le pied des chevaux et quelques gelures se prennent dans les nervures noueuses des écorces. Il souffle toujours la bise hiémale qui rougit les visages et l'Anaon en accueille la fraicheur sans douleur.

Ils ont quitté la maison du seize pour se faire à nouveau cavaliers et emprunter la route du retour. Elle ne s'est pas attardée pour le départ. Elle avait eu tout le temps de s'imprégner de cette chaumière qui gardait tant de souvenir qu'elle avait dû quitter, par le passé, avec trop d'empressement. Elle n'y a rien changé, presque rien emporté, si ce n'est le cheval de paille qu'elle offrira à leur fils et la petite poupée trouvée dans le berceau. Le numéro 16 se sera animé d'un semblant de vie et il retournera à nouveau à qui voudra y habiter. Quand elle sera de retour à Denée, elle enverra à l'ancienne nourrice assez d'or pour qu'elle puisse continuer à l'entretenir et y vivre si elle le désir. Si la vieille Corinne aime à y venir chaque jour dans la ritournelle des gestes de routine, elle ne semble pas encore prête à rester coucher dans cette maison des morts où elle serait pourtant mieux que dans son galetas. De l'argent sera aussi apporté pour réparer la grange dévorée par l'incendie des pillards. Mirabelle et Visildur, les deux chevaux, resteront sous les bons soins des fils du père François pour qui ils sont si utiles au champ. Rien ne changera, outre la certitude que le dernier fantôme de cette maison sera bien vivant, peut être heureux, quelque part.
L'Anaon gardera ainsi une trace de cette vie passée, elle, qui n'a ni sépulture ni rien pour lui rappeler ceux qu'elle a aimé.

Le dernier regard a été court et sans fioriture. Bien vite la mercenaire aura mené Judas dans les travers de Bourganeuf. Elle ne leur fait pas emprunter la porte passée à leur arrivée. Elle a un dernier arrêt à faire. Ils déambulent dans la petite bourgade tranquille où elle est née et pour laquelle elle s'est tant usée. Animatrice, Sergent, Lieutenant, mécène, pour elle, elle avait bien tout fait. La réouverture des Bains, de l'école. Les veilles sur la grande place, les jeux. La ribambelle de noms qui défilent dans sa tête. L'Anaon réemprunte le même tracé qui l'avait un jour mené à sa perte. Le dernier chemin de croix des souvenirs, une utlime procession. Ils passent sous les remparts qui avaient veillé sur son presque cadavre jeté à même la neige, sanglant et dévêtu, et derrière le chien fou qui laboure la neige de ses cavalcades, la balafrée mène Judas vers le lac de la ville.

Après les champs et la bordure des arbres, l'étendue liquide se dégage sous une fine pellicule qui semble briller au soleil pâle comme une vague de cristal. La main se resserre sur les rênes de sa monture. Une bref regard se pose sur Judas, comme l'on demande l'accord d'une seconde et la sicaire met pied-à-terre. Les azurites couvrent les rives lacustres. Tout avait commencé ici et tout s'y était achevé. Elle se souvient de la veille de Noël, quand elle avait dix-neufs ans. Elle était revenue à Bourganeuf il y a quelque mois, et elle s'était assise là, à contempler le lac sous la lune en se moquant du froid qui dévorait ses bras nus. Azerkan, qu'elle ne connaissait point et qui passait par là, avait déposé son manteau sur ses épaules en lui faisant promettre qu'elle viendrait au petit repas du lendemain pour le lui rendre. Dieux, comme il lui avait pesé de passer à cette fête... mais le destin avait finalement bien fait les choses. Elle y avait rencontré le père de ses premiers enfants.

L'Anaon s'avance vers un chêne que l'hiver a décharné. Elle se plante devant son large tronc, les azurites relevées vers sa cime vertigineuse. C'est là qu'ils se sont aimés. C'est ici qu'ils se seraient mariés, et c'est là qu'il est mort. Ce chêne avait toujours été le leur. Symbole de leur indéfectible affection. L'Anaon n'a jamais brodé d'histoire à ses enfants, et cet arbre a toujours été le totem de leur père, personnifié loin des tombes macabres et des épitaphes trop malheureuses. Elle leur avait appris à le vénérer et à l'aimer.
Ses doigts viennent se poser avec douceur sur l'écorce rugueuse. Elle ne ferait jamais l'affront à Judas de déterrer sous son nez un amour vieux de vingt ans. Bien qu'il y ait certaines choses que l'on ne peut oublier, ce deuil-là a été fait depuis longtemps, lors de sa fuite du Limousin, pour s'achever définitivement à la venue de Judas. Elle ne se permet bien là qu'un simple recueillement.

Ses mains viennent trouver la gibecière qui pend sur sa hanche gauche et elles en extirpent une étole diaphane et blanche comme neige, aussi fine qu'une aile de papillon : son voile de mariée qui avait paré le berceau de ses enfants. Elle traite l'étoffe avec une infime douceur et grimpe sur une racine apparente où elle étire sa carcasse devenue trop maigre, pour atteindre la première branche. Elle y noue le voile autour du large bras végétal et descend de son perchoir dans un profond soupire. Les perles azures restent un instant contemplatives de son travail. Puis elle recule et se retourne. Elle se fige un bref instant, regardant l'endroit exact où lors de cette nuit de Modra Necht, elle s'était pareillement retournée pour voir deux lames reluire sous la gorge de ses enfants. La vision est chassée dans un souffle, et l'Anaon rejoint son cheval sans plus attendre. Elle remonte en selle avec moins de souplesse qu'avant, puis elle tourne son regard vers le fanion blanc ballotant dans le souffle hivernale.

Elle ne croit ni au paradis, ni à l'enfer. Pour elle, il y a une lointaine Avalon et un monde de réincarnation. Elle aime à penser que le père pourra rencontrer le fils et la fille, quelque part, dans une prochaine vie peut-être, même si elle doit se passer sans elle. Quoiqu'il en soit réellement, les voilà enfin bien tristement réunis.

L'Anaon se fait violence pour ne pas se laisser emporter une fois encore par le vague à l'âme. Les azurites se détachent de son dernier hommage en ces terres de souvenance. La main impulse sur ses rêne le premier mouvement. La voix s'échappe pour Judas :

_ Rentrons chez nous...

  
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