[RP] Tu ne m'as pas voulue comme mère.

« J'avais déjà gonflé mon corps
Pour qu't'aies pas d'mal à grandir
Moi j'étais sûre que t'étais fort
J't'ai pas entendu mourir »*

[Samedi 29 août 1463 - 16h11]

Et pourtant, tout était paisible. Le drap nivéen trempant dans l’eau fraîche du lavoir s’enroulait et se tordait en d’indolentes arabesques. Les lavandières, le garde-genoux sous la rotule, se faisaient virtuoses de la médisance, profitant avec entrain de cet instant où le silence contrit d’épouse soumise ne s’imposait pas à elles. Entre deux panières de linge, je m’accordais une pause salutaire, le dos acculé au muret de pierres tièdes, tel le lézard flegmatique qui rôtissait à mes côtés dans ce qui semblait être une extase bienheureuse. Ton père, jamais bien loin de nous, mordait certainement à pleines dents dans un beignet à la framboise en tâchant d’articuler au mieux quelques couillonnades bien placées, l’œil factieux et l’air guilleret. Sans doute pensait-il à toi. Le Limousin tout entier respirait la grâce d’une journée d’été que ni l’orage, ni les températures caniculaires, ni les souvenances d’un juillet solitaire, ni un baiser adultère n’avaient eu le cœur de venir troubler. Tout était paisible.

C’est alors que la crampe survint.
D’une vive contorsion, le reptile paresseux disparait dans les hautes herbes. Les serres de la Kierkegaard viennent d’agriffer la roche du muretin, la carcasse précédemment alanguie soudain alerte, rigide et vigilante. Toute entière tournée vers l’Intérieur, la jeune femme écoute les bruissements de son corps, les échos de sa vie interne, les fourmillements de ses entrailles. Rien. Le silence absolu. Le calme mortifère.
Et puis, la coulure. Eldearde s’arrache au sol d’une impulsion subite trahissant la brutalité de son angoisse. Planquée derrière la paroi nord du lavoir, elle extrait d’entre ses cuisses poisseuses une dextre écarlate, main qu’elle ne peut reconnaitre comme la sienne, main étrangère et impitoyable qui lui moucharde dans le carmin de ses souillures la gravité de la situation.

Non…Non..J’vous en prie, pas ça...

Un morceau d’étoffe tout juste savonné est fébrilement placé contre l’intimité sanguinolente, plaie béante de laquelle suinte la vie à peine éclose, alors que la menotte viciée et tremblante est immédiatement plongée dans l’onde tranquille du bassin. Lentement, la perfection transparente se zèbre d’un rouge funeste. Chiffons, toiles et guenilles sont laissés à la nature maintenant monstrueuse, trop verte, trop bruyante, trop violente, tandis que la jouvencelle chancelante, sentant qu’un fragment de son être est en train de mourir, s’élance vers la seule salvation possible, celle de ses mirettes aimantes, celle de sa voix qui, pour une énième fois, avec la douceur d’une promesse, lui murmure que « tout ira bien ». Rien ne résistait à Arry Zolen, ni les demoiselles, ni la rancune, ni le dernier paquet de nougats caché au sommet de l’étagère…Pourquoi la douleur, l’infortune et la Parque feraient-elles exception ? L’ordre naturel des choses, celui où les ventres ne pleurent pas des larmes de grenat, où les têtards grandissent tranquillement dans leur cocon de chair, serait rétabli par sa main.
Mais avant même de pousser la porte des « 1001 Chopines », Eldearde sait que l’époux à venir ne s’y trouve point. Elle le cherche tout de même, du bleu hagard de ses prunelles, ne rencontrant que d’autres paires d’yeux mornes et impuissants coulants jusqu’à la tâche incarnat qui s'étale placidement sur la robe crème, spectacle sinistre. Deux êtres providentiels, des femmes, seul sexe capable d’entrevoir l’abîme de la Perte, la soutiennent quand ses gambettes la lâchent sans crier gare, pour la mener jusqu’à sa couche. Elle y reste prostrée, les doigts plaqués à sa féminité meurtrie, comme pour y faire rentrer ce qui a décidé de sortir. Trop tôt.


* Linda Lemay, "J't'ai pas entendu"
_________________