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[Rp] "La vie n'est pas ce que l'on a vécu..."*

Neolonie
« ... mais ce dont on se souvient et comment on s'en souvient. »*



1445, quelque part dans le Rouergue.
Des bois humides à perte de vue qui recouvrent un ensemble de collines inhospitalières.
A deux heures de marche du premier village, au fond de la forêt, quelques masures de bûcherons se serrent non loin d'une petite source. Le triste soleil de l'hiver a du mal à percer la futaie d'arbres pourtant dénudés.
Si la femme brune aux traits tirés qui gémit sur le sol avait pu entendre les prières des moines occupant le monastère à deux lieues de là, elle aurait remarqué que None était passé.
Elle a bien autre chose à penser et même si elle prie, ce n'est pas pour son salut éternel, bien plutôt pour celui de l'enfant qui tarde à venir.
Depuis la veille qu'elle sent son ventre dur comme du bois, les contractions qui montent du creux des reins toujours plus douloureuses, le teint de la femme qui l'assiste blêmit à mesure que les heures passent.
Et pourtant la mère Babant n'en est pas à son premier mioche, elle a mis au monde depuis presque deux générations tous les bûcherons de la compagnie, leurs épouses, leur progéniture, légitime ou non.


Allez ma p'tite, va t'en falloir l'faire c'gamin.
Encore un qui s'ra aussi fort qu'son père.


La p'tite en question est justement en train de prier que son calvaire s'achève et que le fils tant attendu lui soit donné. Brune malingre et sans grande santé, elle n'a pas d'autre choix pour éviter la répudiation.
Son lourdaud d'époux, de vingt ans plus vieux, s'estime être le chef de la petite communauté et défend son titre avec ses poings, se servant de son unique atout, ayant manqué de cervelle au moment de la grande distribution des gamètes.
Deux ans qu'elle doit supporter ses halètements de bête au-dessus de son corps toutes les nuits, viol béni par le Très Haut puisque mariage officialisé par le Père de la communauté déjà citée.
Elle n'a que ça à faire pourtant, donner deux fils, l'un pour reprendre le flambeau, l'autre pour rejoindre les moinillons.

Au moment des vêpres, un cri plus aigu et pourtant plus étouffé que les autres sonne la fin du combat et les vagissements faiblards qui se font entendre à travers les branchages mal colmatés de la pauvre cabane étirent les visages masculins en sourire conquérant.
A la femme tout le boulot, à l'homme la satisfaction et les tapes amicales dans le dos, les chopes qui débordent et les chants paillards qui s'élèvent dans la nuit froide.

Dans la masure, le silence a remplacé les gémissements, silence d'épuisement et de désespoir.
Car la pauvre chandelle n'a pas pu dissimuler la réalité, l'être vagissant qui cherche le sein de sa mère n'est pas l'héritier espéré…
Les regards des deux femmes se croisent, s'attrapent, ne se quittent plus. Nul besoin de mot pour expliquer le calvaire qui va perdurer, les coups qui vont pleuvoir, le mépris coutumier, le répit au moment des saignements, répit amer car habillé de violence contre ce ventre qui refuse de se remplir.

Hiver 1445.
Une fillette est née, elle n'aura pas droit à un seul regard de celui qui est son père.
Sa mère est trop faible pour défendre sa première enfant, elle a tellement à subir de l'homme et de ses poings qu'elle se met à l'accabler à son tour, regrettant qu'elle ait pris la place du garçon tant attendu.
Pas de prénom, on ne l'appellera pas, on la sifflera, on lui ordonnera du bout d'un doigt indifférent.
Bienvenue petite fille…





*Gabriel Garcia Marquez

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Neolonie
« Il y a toujours quelque chose en nous que l’âge ne mûrit pas. »*


Printemps 1449.

Trois ans et des poussières de mois, trois ans où les sourires se sont faits plus rares que les pleurs, où le silence a remplacé les plaintes.
Trois ans qui donnent aux onyx une profondeur normalement inconnue à cet âge.
Elles sont bien loin les rondeurs du poupon, la petite brune à la tignasse emmêlée, encombrée de brindilles de toutes sortes, ressemble à une longue tige de saule, poussée trop vite, courbée par le moindre souffle de vent.
Une chemise taillée dans une ancienne de la mère, à peine un morceau de couverture à accrocher aux épaules aux périodes de grande froidure, voilà l'ensemble de ses trésors. Elle a à peine appris à marcher qu'il lui fallait déjà s'occuper de la maison, porter l'eau avec ses petits bras raidis par le poids des seaux, glacés jour après jour.
La vie est dure dans la forêt, surtout pour une mioche non désirée, une bouche presque inutile à nourrir dans ces périodes de disette alors que la mère, grosse comme une barrique, va mettre bas très bientôt du fameux garçon, les signes sont infaillibles cette fois.

Depuis le milieu de la matinée, c'est un défilé de femmes pleines de bons conseils, qui papotent et s'excitent les unes les autres, comme si l'évènement se devait d'être partagé, alors que la souffrance est universellement solitaire.
La gamine est oubliée, peu pressée d'ailleurs de se faire remarquer. Ramassée contre un tas de branchage, les jambes pliées entourées de ses bras maigres, elle observe en silence, n'arrivant pas à comprendre les caquètements féminins.
Telle Moïse devant qui Dieu fit s'ouvrir les flots, l'arrivée de la Babant suffit à faire taire et s'écarter les curieuses, pleureuses et autres acabits.
Les faisant sortir d'une main impérieuse, elle s'accroupit un instant devant la mioche toujours aussi mutique.

Va, Filléto**, pas b'soin qu't'voye ça.

La main s'avance vers la joue pour la caresser, mais stoppe devant le mouvement de recul et la frayeur qui perce dans les yeux de l'enfant.
Compréhensive, elle flatte juste le poignet du bout des doigts.


Va, va bol soulél***.

Mais avant de la laisser partir, elle lui sert un petit bol de Bojonac, ce bouillon de châtaigne plutôt clairet qui vaut pour toutes les faiblesses du corps.

C'est la fraîcheur du soir qui a ramené la petite brune vers l'assemblage hétéroclite de branchages qui sert d'abri dès que la neige commence à fondre et que le froid desserre ses griffes.
Les hommes, silencieux, trop sans doute, entourent un maigre feu, le regard halluciné, vidant chope après chope sans s'en rendre compte.
La gamine évite le rassemblement, ne souhaitant pas servir de défouloir à un père toujours plus ivre et violent de soir en soir, maintenant qu'il ne peut plus taper sur la mère.

Elle se glisse, telle une ombre, dans ce qui lui sert de maison, même pas étonnée de voir que le nombre des femmes n'a pas baissé. Ne remarquant ni les larmes ni n'entendant les plaintes à mi-voix.
Elle s'approche du galetas où gît sa mère, au physique toujours aussi malingre qu'il y a trois ans, si ce n'est le ventre difforme.
Mais les joues habituellement livides sont rouges, les lèvres bleues et les cernes encore plus visibles sur la peau tirée contre les os du visage.
Les onyx observent la scène, le drap gorgé de sang, les paupières closes, le ventre toujours gonflé, aucun mouvement, aucun son.

La Babant n'a pas tardé à la remarquer et la repousse dehors, sans ménagement.

T'dois pas voir, Filléto.
L'est morte, l'p'tiot aussi.
T'es la femme maint'nant, l'père va avoir b'soin d'toi.


C'est sur cette oraison funèbre que la vie change de saveur pour la mioche, qui va encore grandir plus vite que prévu.
Entre taloches, corvées, repas à ne pas faire brûler, feu à entretenir, eau à aller chercher pour emplir une vieille barrique aussi vicieuse que le tonneau des Danaïdes…
Les jours se changent en mois, les mois en années, chaque instant de liberté est passé dans les profondeurs de la forêts, à observer et envier la liberté des animaux.
Les muscles se font nerveux, la fille apprend la discrétion, à se mouvoir sans bruit, la rapidité aussi pour éviter les poings du père moins précis à mesure que le mauvais alcool lui ronge les années.
Bientôt onze ans et jamais elle ne sera sortie de la protection des bois qui l'entourent, jamais elle n'aura connu d'autres personnes que ceux qui forment la compagnie.



* Jacques-Bénigne Bossuet


**Petite fille
*** Vers le soleil

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Kachina
Ce soir il neige jusqu'en enfer
Il gèle à fendre des cailloux
Y a du blanc jusque sur la mer
Le ciel touche la terre au bout

Dehors il fait un froid de chien
Un froid de chagrin de décembre
Et de tous les côtés s'éteint
Le feu qui couve sous la cendre


Février 1438. Quelque part en Armagnac.

La neige qui recouvre tout.
Immensité blanche de la montagne, et au sommet, comme une verrue sur un visage trop lisse, une cabane de bergers à l’abri de quelques sapins. La masure subit les assauts du vent qui souffle en rafales furieuses. A l’intérieur, le feu brule dans l’âtre et en écho à la brise d’hiver, des gémissements. Ils sortent de la bouche d’une femme. Elle est allongée sur un lit de fortune. Plutôt jolie malgré la sueur qui perle à son front et son regard affolé, en souffrance . Grosse et sur le point d’accoucher.


Autour d’elle, à s’affairer, ils sont deux. C’est sa première fois, son premier enfant. Et elle n’a pour seule aide que la vieille Sidonie, sa nourrice et Pochtron, l’ami fidèle. Ils sont du même village, tous les trois : Pochtron, Royce et elle.
Royce… Son homme, son amour, le chef des "Fils de la Nuit ". Elle le réclame, l'espère.



- Pochtron ? tu l’as prévenu ?
- Oui, Aurore ! le gosse est descendu dans la vallée c' matin. Royce viendra vite !
- Et s’ils nous trouvent avant ?
- Ils nous trouveront pas.

Aurore, elle s’appelle Aurore. Son père était marchand de bois, et a donné à sa fille une bonne éducation. Elle aurait dû épouser le riche négociant en vin qu’il lui destinait. Mais c’est à Royce qu’elle s’est donnée, un soir d’été. Royce, le berger, devenu ce chef de bande recherché dans toute la contrée. Deux années déjà qu’ils vivent cette vie d’errance et de fuite. Deux années de folle passion, à ne plus vivre que de l’autre. Côte à côte, chevauchants flancs contre flancs. Inséparables. Jusqu’à ce que le ventre d’Aurore s’arrondisse et porte le fruit de leurs amours. Alors, il l’a éloignée, mise à l’abri. Loin des traquenards et des combats quotidiens. Pour qu’elle puisse accoucher en paix.

Les mains fines se crispent sur le ventre gonflé et dur. L'heure est venue. Royce aura bientôt le fils qu’il espère. Et elle pourra enfin le rejoindre, le suivre à nouveau. Et sa peau retrouvera sa peau.
Pochtron attend, dehors, bravant la tempête à l’abri de l’avancée du toit. Un homme, ça sert à rien dans ces moments-là, ça attire juste le mauvais œil. Emmitouflé dans une vieille courtine de laine, il ronge son frein. Inquiet plus qu’il ne le montre. C’est qu’elle est bien fragile, la belle Aurore. Pas facile la vie qu’ils se sont choisis, tous.

A l’intérieur, le feu éclaire la pièce, dessinant sur les murs des ombres. Sidonie s’affaire, efficace et discrète, comme à l’accoutumée. Elle prépare des langes et des linges propres, de quoi vêtir le nouveau-né, marmonnant des prières pour que tout se passe bien. Pendue à la crémaillère, la vieille marmite de fonte fait entendre le chant de la neige fondue qui commence à bouillir.
La douleur se fait plus vive, insupportable et la vie réclame son dû. Sueur et sang, larmes et violence. La déchirure, la terre qui s’ouvre et le corps martyrisé. Et un cri fuse dans la nuit. Cri de victoire ou de désespoir, Dieu seul le sait.
Juste un instant de répit, le temps d’apercevoir l’enfant que tient la veille femme entre ses mains. Une touffe de cheveux sombres et la preuve entre les petites cuisses qui s’agitent que c’est une fille qui vient de naître. Juste une accalmie avant que son ventre à nouveau se crispe. C’est pas fini. Et c’est un autre enfant qu’elle expulse de son corps. Une autre fille, même cheveux noirs et ce regard, si étrange étiré en amande, d’un vert semblable aux fougères qu’on cueille sur les talus.
Et tout va très vite, à peine le temps de les nommer : Théa, la première, Kachina la seconde. A peine le temps de remercier le Très Haut que déjà le Diable s’en mêle. C’est un Pochtron affolé qui entre en trombe dans la cabane :


- Ils arrivent ! Ils sont nombreux.

Les regards se cherchent et se prennent. La partie est truquée, les dés sont pipés. Les soldats entrent et assomment Pochtron qui tente de s’interposer. Ils emmènent la mère et l’enfant qu’elle serre farouchement dans ses bras en pleurant. Théa passera la première nuit de sa vie en prison. La pauvre Sidonie est malmenée, forcée de suivre.

Et le silence revient, brisé uniquement par la porte qui claque au vent, et des faibles vagissements.
Le feu faiblit, et les minutes s’égrènent.
Et lorsque Royce arrive enfin, tel un fantôme hagard recouvert de neige, il trouve Pochtron , le visage bleui par les coups, qui berce une toute petite fille entre ses bras.


- On a été trahi, Royce ! Aurore, ils l’ont emmenée. J’ai rien pu faire. T’as deux filles, l’ami. J’ai pu cacher celle-là derrière le coffre en bois. Ils ont emmenée l’autre avec sa mère. Regarde comme elle est belle , sa mère l'a appelée Kachina ! Kachina !

Hiver 1438 en Armagnac. Deux fillettes. Brunes aux yeux verts. Semblables et différentes à la fois. L’une ne connaitra jamais son père, l’autre n’aura gouté qu’un bref instant à la tendresse d’une mère.

Et cette nuit là , soufflait le vent maudit quand un homme ivre de rage et de chagrin mit le feu aux écuries du Seigneur des Hautes Terres...

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Neolonie
Si la violence est le déguisement favori de la peur, la haine est le masque de l'amour blessé.*


Ce soir, la lune est pleine, haute dans le ciel noir et glacé.
Ce soir, les écureuils vérifient les dernières réserves faites avant le silence blanc, les oiseaux migrateurs sont partis depuis un mois à la recherche de la chaleur, les blaireaux et autres mouffettes terminent de tapisser les nids de feuilles encore douces pour protéger leur sommeil prolongé.
Ce soir, la jeunesse brune, que le père nomme "belette" les jours de sobriété, aussi rares que les trèfles à quatre feuilles ou que les champignons poussant par grand sec, la gamine donc, regarde, interloquée, la trainée de sang brunâtre qui coule le long de sa cuisse.

Alors lui reviennent par bribes les souvenirs d'une nuit gravée au fer rouge dans un coin de sa mémoire, nuit où l'une des tortionnaires a fait sa révérence bien avant l'autre.
Pas de compassion, pas de souffrance, pas de haine, juste des faits, froidement intégrés. Violence habituelle d'une vie de misère.
Et maintenant, comme un raz de marée, la peur de mourir à son tour.
Nulle mère ou figure maternelle, nul apprentissage de la vie sinon s'échiner jour après jour pour éviter les coups, rien ni personne ne l'a préparé à ce mystère féminin, à ce cycle lunaire.
Le souffle coupé, la belette s'effondre à terre, mains crispées sur ce ventre maudit qui la trahit. Ainsi la mort est indolore et à petit feu.
Le père va rentrer, saoul, gueulant après tout et rien avec de brutales imprécations s'il est encore tôt, se vautrant avec des grognements lorsque le petit jour approche.
Il lui faut se hâter, se hâter de mourir ou de vivre, ne rien laisser paraitre.
Demain elle ira voir la Babant…



Presqu'un an après, la gamine n'est pas morte, elle a appris les bandes de toile à plier en plusieurs épaisseurs, le fait de baisser les yeux et se rendre invisible lors de ces périodes où la femme est déclarée impure.
Elle a observé, désappointée, les noisettes apparaitre sur son torse, pour devenir aussi grosses que des pommes.
Pour son malheur, elle n'a pas été la seule à remarquer le changement.

Ce matin, ressentant l'envie de se purifier après des jours de pluie qui l'ont cloitré sous la toiture branlante, la belette s'esquive sans bruit alors que la nuit laisse à peine la place à l'aube timide et glacée.
Un mélange de cendre et de saponaire rassemblé dans une écorce, elle se hâte vers la rivière, s'éloignant du campement pour retrouver la petite retenue d'eau, qui permet de se laver en se tenant à genoux au milieu du courant.

C'est en frissonnant qu'elle a passé la tunique par-dessus sa tête, laissé tomber les braies informes qui lui servent de protection. Elle n'hésite pas longtemps, craignant que la volonté ne s'évapore de la même manière que les brumes éthérées qui montent au-dessus des fougères.
Le bain se fait rapidement, en claquant des dents, la tignasse ne verra même pas une goutte d'eau, trop longue ensuite à sécher, sans compter le fait qu'il faudrait tenter de la démêler, ce qui n'a jamais été entrepris par personne depuis sa naissance.

Alors qu'elle rentre pour allumer le feu et préparer le repas du bûcheron de père avant que ce dernier n'émerge des brumes œnoliques, elle a la surprise de se voir couper la route par un gamin de 14 ans, rougeaud et lourdaud, qui se prend pour un homme depuis qu'il sait manier la cognée.
Lequel tente de lui prouver sa brutale flamme en essayant de lui fourrer une langue aussi grosse et baveuse que celle d'un veau dans l'oreille alors que ses pognes viennent tâter la poitrine encore neuve comme s'il était en train de pétrir la pâte à pain.
Deux taloches bien senties sur l'oreille, un coup de pied dans le tibia et un coup de coude dans le ventre pour faire bonne mesure lui permettent de se libérer et de courir, silencieuse et agile, jusqu'à sa cabane.

Bien court répit pour la brunette, qui tombe de Charybde en Scylla…
En effet, le père ne dort plus et semble l'attendre de pied ferme.
Machinalement, les épaules se courbent, les onyx se baissent et le corps se tend, attendant stoïquement la volée de bois vert pour une erreur commise, réelle ou imaginaire.
Quoi qu'elle fasse, et Dieu sait qu'elle a longtemps espéré voir au fond du regard paternel autre chose que du mépris, ce n'est jamais assez bien, assez propre, assez bon, assez parfait…
Jour après jour, mois après mois, elle s'est construit une carapace, pour survivre. Mais nuit après nuit, elle verse des larmes amères devant cette haine incompréhensible.
Cette haine qu'elle va finir par lui rendre, au centuple.

En effet, ce matin le regard est étonnamment clair et aiguisé comme une lame, le dos de l'homme est redressé, il a même fait l'effort de tailler les broussailles qui lui mangent le visage, le rendant malgré lui encore plus menaçant.

Belette, viens par ici!

La tête se relève brutalement sous le ton employé, mélange de douceur et de menaces.
D'une main rapide, il la saisit par la chemise et l'attire contre lui, prenant le temps de humer longuement son cou.
La gamine est indécise, s'inquiétant de ce brusque revirement de situation mais savourant le premier contact non violent depuis douze années.
Qu'elle va très vite regretter...


T'es d'venue femme, belette.
Une belle femme… T'veux faire plaisir à ton père hein dis!
T'es d'jà la femme d'la maison.
J'vais t'montrer…
Montrer comment qu't'es belle, belette…

Viens… viens là.
Laisse toi faire, t'vas aimer.
J'suis ton père, t'dois obéir.
Allez….
Allez laisses toi faire ma belle…



*Jamais seuls ensemble - Jacques Salomé

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Neolonie
La solitude et le sentiment de n'être pas désiré sont les plus grandes pauvretés. *



Douze ans et toutes ses dents.
Douze ans et le seul geste d'attention devrait être celui de l'inceste…
L'avenir à construire, qui ne sera pas celui qui était destiné.
Douze ans… et un morceau de charbonnette qui glisse au bout des doigts au moment où le père la plaque sur la paillasse, déchirant en un bruit explosif la maigre chemise.
Aucun cri ne sortira de ses lèvres soudées, mais la peur et la haine, qui montent de toute cette jeunesse compressée aident à assommer l'homme bien trop sûr de lui et de sa force, persuadé de la soumission du fruit de ses entrailles.

La pauvrette est persuadée avoir tué son géniteur, un instant de doute flotte au-dessus de la scène, avant que la panique ne reprenne ses droits.
Repoussant le lourd corps d'un mouvement instinctif, Belette regarde autour d'elle et se saisit de ses maigres trésors, à savoir une nouvelle chemise un peu trop ample mais qui fera l'affaire et un sac en fougères tressées qui lui permet d'emmener quelques maïs pour subsister.
Il est bien certain que rester ici signifie la mort ou du moins la punition quasi mortelle, elle sent que la vie, ailleurs, ne peut être pire et qu'il faut suivre le moindre signe digne d'intérêt.
Sans se retourner, elle quitte la masure, se faufilant parmi les taillis, faisant attention de ne croiser personne qui puisse la dénoncer, tournant le dos à son ancienne vie sans une once de remord.

Douze ans effacés par cette seule volonté, par cette fuite éperdue.
Il va falloir se colleter à la réalité des autres, au monde des autres, à la vie des autres…


Ce n'est pas la bonne période pour s'aventurer sur les chemins sans rien connaitre de ce qui se passe hors de la forêt. Elle a pourtant de la chance, l'automne est relativement doux cette année.
Deux jours pour arriver à l'orée des grands arbres, deux jours à grignoter quelques grains de maïs de temps à autre pour faire durer les provisions, à dormir sous des broussailles.
Là-bas, la ville.
Les odeurs entêtantes des fumées de cheminée, des bovins, caprins et autres animaux à quatre pattes…
Les cris, la presse, les ruelles sombres et étroites.
Les gens aussi, les bons, les brutes, les truands…
Dans son monde de troc, où chacun s'entraidait pour survivre, les écus, les sous, la menue monnaie n'existent pas.
Quand elle met les pieds au marché, arrivée sur la place par hasard, elle manque de se faire couper la main comme voleuse, juste parce qu'elle a osé effleurer une pomme, fruit inconnu.

Cette expérience l'a renvoyé vers la forêt illico presto, croisant le chemin d'une vieille courbée sous le poids d'une brassée de fagots.
Les jeunes bras ont délesté les vieux, l'une a parlé de tout et de rien pendant que l'autre écoutait en silence. Les lèvres sont restées soudées, se serrant encore plus lorsqu'un nom a été demandé.
Pas déstabilisée, la Mame Pernelle s'est occupée de baptiser la gamine tombée du ciel en Léonie. Laquelle a juste grommelé un "non" peu convaincu. De "No L'léonie" elles sont tombées d'accord sur "Néolonie".

Une année de répit pour la sauvageonne, qui profitait de garder les chèvres de Mame pour observer de loin les habitants du bourg, leurs habitudes, leurs craintes devant l'inconnu, leurs fausses assurances.
Une année où elle a été respectée à défaut d'être choyée, travaillant dur pour sa pitance, écoutant la vieille lui narrer des histoires le soir au coin du feu.
Tous les jours le même rituel, lever avec l'aurore, toilette au seau dans la cour quel que soit le temps, déjeuner d'une grosse tranche de pain bis améliorée avec des fruits selon les saisons. Puis travail, récupérer le lait, faire le fromage, une heure ensuite de déchiffrage laborieux de l'alphabet, non négociable.
Parfois elles se rendent au marché, Pernelle a inventé une histoire de filleule pour expliquer sa présence, la brune observe sans jamais ouvrir la bouche, s'habituant à ces échanges codifiés, à cette monnaie donnée en échange.

Nul n'est éternel en ce bas monde et Mame avait fait son temps.
Un matin, elle ne s'est pas levée, trop faible. Elle a cherché à guérir, à durer, en vain.
Quinze jours après, elle s'éteignait, accompagnée des larmes de la gamine. Laquelle avait le baluchon de prêt, n'ayant aucune illusion sur le devenir des maigres bêtes, déjà lorgnées par le voisin.

Néolonie est mieux armée que par le passé, elle a appris à observer, à se dissimuler, à comprendre les conversations, à déchiffrer les points et les bâtons sur le parchemin.
A traire les chèvres aussi, ça peut servir le soir dans les pacages à ciel ouvert.
Elle reprend la route, évitant sciemment les villages, ne s'y rendant que par obligation, devenue habile dans les petits larcins. La nuit, elle trouve toujours une grange isolée ou une cabane abandonnée pour se rouler en boule et dormir.
Elle n'imagine pas que son destin va encore tourner, le jour où telle la grenouille voulant se faire aussi grosse que le bœuf, elle tentera de voler celui qu'elle prenait pour un gros marchand ignorant mais qui va s'avérer mercenaire autrement plus coriace.



*Mère Teresa

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Kachina
"Dans les moments vraiment flippants de l'existence, on est tout seul. On est tout seul quand l'amour s'en va, tout seul quand les flics débarquent au petit matin, tout seul face au médecin qui nous annonce un cancer, tout seul quand on crève."
Guillaume_Musso


6 ans. Enfant sans mère.
Petite fille choyée, entourée par des dizaines de femmes.

Les années ont passé depuis ce soir d’hiver et l’enfant aux yeux verts vit dans ce village qui abrite une bonne partie des membres de la bande de Royce. Ses petites mains savent déjà comment tresser l’osier pour en faire des paniers. Elle sait les mots et les chiffres qu’on aligne. Chaque femme se charge de l’instruire sur une ou l’autre chose. C’est ainsi qu’elle sait aussi bien poser un collet que broder son initiale sur les poches de ses jupes. Elle est la fille du chef, celle qu’on protège et qu’on aime. Une petite princesse qu’on chéri et câline. De temps en temps il se trouve une femme à la veillée pour évoquer cette mère, morte en prison. Personne ne lui parle de cette jumelle. On la croit morte, elle aussi et seul Royce continue inlassablement de chercher une trace de Théa. Sans succès. Parfois une ombre dans le regard de son père et ce médaillon qu’il porte au cou, lui rappelle qu’il a perdu la femme qu’il aimait.


Kachina s'est depuis longtemps changée en Kachi. C’est ainsi que l’appellent tous ceux qui l’aiment. Enfant espiègle et gaie, qui danse autour du feu à la Saint Jean, en attendant que passent les ans et qu’un garçon, en lui faisant sauter les flammes la déclare sienne.

Mais ce soir, elle ne danse pas. Elle est recroquevillée dans cette masure abandonnée. Et son seul réconfort dans la nuit est cette courtine à l’odeur de son père sous laquelle, elle grelotte de froid. Elle a peur, elle a faim. Lui, est à l’étage, dans ce grenier à foin, à guetter par la lucarne l’arrivée éventuelle de l’ennemi. Comment aurait-il pu deviner, en emmenant sa fille, à l’aube pour cette promenade à cheval qu’ils se retrouveraient traqués, à fuir les soldats qui les cherchent.
L’histoire se répète, la trahison marque la vie de Kachi. Et la petite fille apeurée, grelotte de froid et de peur, regard ouvert sur la nuit, épiant le moindre bruit, puisant son courage dans les pas de son père qui résonnent parfois au- dessus de sa tête. . Et les dents de lait viennent mordre ses lèvres quand la paille à ses pieds crisse sous le poids des rongeurs qui viennent s’intéresser de près à l’intruse. Ne pas crier surtout. Les soldats sont peut-être tout près. Elle sera courageuse, mais son ventre est noué alors qu’elle reste là, raidie de peur, figée, le cœur cognant dans sa poitrine. Les larmes coulent sur ses joues sans qu’elle puisse les retenir et sa bouche s’ouvre en un cri silencieux : Maman !

Elle a juste froid et faim et la peur lui donne envie de faire pipi. Elle voudrait grimper à l’échelle de meunier, retrouver les bras protecteurs de son père, son sourire quand il la regarde. Il lui dirait que tout va bien. Mais il lui a dit :
ne bouge surtout pas ! Ne fais pas un bruit, Encantada !
Encantada, c’est comme ça qu’il l’appelle depuis toujours, en souvenir de cette chanson qu'il chantait à sa mère. Peut-être, est-ce dû à cette façon qu’elle a de courir partout, de marcher comme si elle dansait. Petit feu follet rieur et vif. Il dit qu’elle est ce qui lui reste de bonheur. Elle ne veut pas le décevoir.
Alors, elle restera là à respirer cette odeur de moisissure, entre ces murs froids et humides.


Mais un rat plus téméraire que l’autre s'aventure à ses pieds, courant sur la couverture et un gémissement de terreur sort de la bouche de l’enfant alors qu'une lame de glace vient broyer son ventre. La princesse n’est plus qu’une fillette terrorisée qui mord sa lèvre pour étouffer ce cri qui vient hurler dans sa gorge.
Alors, elle serre contre elle cette poupée de chiffon que lui a confectionnée la vieille gitane et elle lui parle tout bas. Elle s’invente une histoire. Un jour, elle sera grande, aussi belle que l’était sa mère. Et elle se battra comme son père, apprivoisera tous les dragons. Et lui viendra un prince , un homme à elle qui la protègera et tuera pour elle toutes ces sales bestioles qui couinent et rampent au sol. Où plutôt non, pas un prince, elle aura le roi des brigands, c'est dit. Comme son père.

Longue est la nuit.
Et le premier rayon de soleil qui perce entre les planches de la masure, la retrouve endormie, épuisée, blottie dans les bras de son père. L’alerte est passée, les rats sont partis. Les soldats ne les ont pas trouvés. Cette fois encore, ils sont passés entre les mailles du filet.

Mais Kachi, à l'aube de ce nouveau jour sait le froid, la peur, la faim. Elle sait aussi que le jour revient toujours après la nuit .

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Neolonie
"Ne te pose pas de questions
La route est longue
Si tu veux t'en sortir
Jusqu'au bout du monde
Continue de courir
Jusqu'au bout du monde…"*



C'était la nuit, au fin fond d'une forêt, deux jours qu'elle n'avait pas mangé. L'hiver commençait à peine et déjà les loups s'approchaient un peu trop pour réclamer pitance.
C'était un feu de camp, bien trop brillant pour un malhonnête, bien trop haut pour un pauvre.
Elle s'en était approché lentement, persuadée d'avoir affaire à un gros marchand à la bourse rebondie, qui ne s'apercevrait de rien avant le lendemain, ni de la disparition de ses écus, ni celle de son pain.
Sauf que le fameux marchand s'était avéré mercenaire bien préparé, et la belette avait été prise au collet, le pied serré dans un lacet invisible, la tête à moitié assommée contre une racine. Menacée par l'ombre de se faire couper la main comme la voleuse qu'elle était. Laissée partir elle ne sait plus trop comment, elle avait couru autant que possible, oubliant même de repasser chercher ses maigres effets dans le buisson plus au sud.
Tout ça pour finir épuisée au fond d'un fossé, sa tête carillonnant, son ventre criant famine.

Les deux jours qui ont suivi, elle les a vécu dans un étrange brouillard.
Tout ce qu'elle a su, c'est que le toit au-dessus de sa tête était bien plus solide que ce qu'elle avait connu jusqu'alors, que le matelas était bien plus épais que les galetas et le pain bien plus nourrissant.
Première fois dans une auberge, et pas la dernière…

Elle a pourtant souvent demandé "Pourquoi?" au bourru, jamais elle n'a eu de réponse.
Pourquoi l'a-t-il sauvée, pourquoi s'encombrer d'une gamine pour ce mercenaire?
Les semaines ont passé, la vie était bien établie, elle portait la quincaillerie, les nombreuses armes, il s'occupait du gîte et du couvert. Elle s'accrochait à lui, devançant ses moindres désirs pour ne pas se faire rejeter, sensible à l'aura de protection qu'il étendait sur elle.
Le bourru, l'oncle, le taciturne…
Les soirs qu'ils passaient en pleine nature, parfois il se laissait aller à lui narrer certains épisodes de sa vie, à lui raconter les batailles, à l'assommer sous les recommandations. "Ne jamais combattre comme ça…", "Tiens la lame bien haut", "Fixe le regard, tu sauras devancer les gestes…"
Tant que c'était les enseignements, ça allait, mais il s'est vite lassé de la théorie et elle a rapidement regretté la pratique, se couchant épuisée le soir, ne sentant plus son dos et ses épaules, les membres parsemés de bleus. Dès qu'elle tentait de se rebeller, il la remettait sans ménagement dans le droit chemin, la seule issue pour lui étant la victoire sur l'adversaire.

Les villes sont passées, noms qu'elle n'a pas retenu, juste quelques images, ou quelques rencontres, comme cet écossais sur le lac de Sarlat, qui lui a appris à pêcher. Aussi bourru que celui qui l'accompagnait.
Mais comme à cette époque elle se méfiait des hommes et ne se laissait pas approcher, ces personnages lui convenaient à merveille.
Heureuse.
Oui elle était heureuse, à suivre le chemin sans se préoccuper du lendemain, à pouvoir assommer de questions son "oncle" qui s'arrangeait pour ne jamais répondre, mais elle ne s'en lassait pas.

Il y eu bien ce procès, dans une ville inconnue, sous prétexte qu'on l'avait reconnu au pied d'une mairie alors qu'il faisait bien noir. Certes, il lui avait demandé de venir pour faire le guet, elle avait bien trouvé ça bizarre, mais lui devant tout, elle n'allait pas grogner pour un travail somme toute plutôt facile.
Deux jours de prison pour quelques heures de guet, prise à cause d'un sournois qui passait son temps à noter les allers et venues dans les rues de la ville.
Deux jours maudits, enfermée seule, à désespérer, imaginant que le bourru en profiterait pour la laisser derrière lui.
Il était pourtant là à sa sortie, lui tendant sans mot dire un gros quignon de pain, mouillant son mouchoir à la fontaine pour lui nettoyer le visage. Un léger sourire avait illuminé le visage peu expressif, puis ils étaient repartis sur les chemins.
A cette époque, elle ignorait qu'il courait après un groupe.
Elle ignorait tant de choses, persuadée que si l'on y pense très fort, rien ne change jamais.
Mais tout finit par changer, très vite, trop vite.
En bien ou en mal, ou parfois juste une microévolution, invisible, mais qui marque le cœur comme une faille dans les montagnes.

Elle l'ignorait, mais bientôt, elle allait connaitre la guerre, la promiscuité de la vie de groupe. Elle allait apprendre à supporter les autres, à les laisser effleurer cette bulle derrière laquelle elle se sent invulnérable.
Elle allait juste se découvrir, autre.



*Louis Bertignac - Le Fugitif

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Kachina
Empêcher le chien d'aboyer pour l'os que je lui donne,
Faire taire les pianos et les roulements de tambour
Sortir le cercueil avant la fin du jour.

Je croyais que l'amour jamais ne finirait : j'avais tort. *


Elle a 14 ans et le ciel ce jour- là est d’un bleu si profond. La coiffe blanche qu’elle porte, faite de coton blanc joliment froncé , tranche avec ses cheveux noirs.
Sa mine est rieuse mais concentrée quand elle bande l’arc, dans cette clairière où elle s’exerce avec d’autres, et comme à chaque fois lui reviennent les conseils de son père :


"Ramènes la main qui tient la corde à ton visage, là………….doucement.
Maintenant, ton coude bien en arrière . Fermes un œil, mon Encantada et vise…………Lâche d’un coup et atteins ta cible !"

La flèche siffle, atteint sa cible et le rire de Kachi résonne, libérateur et victorieux. Elle est heureuse, la jolie brunette en ce début d’après midi. Le fils du sabotier lui a écrit un poème qu’il a glissé dans son panier quand elle s’est rendue au lavoir . Un truc maladroit et bien trop mièvre et puis le bougre ne lui plait pas plus que ça. Mais elle prend conscience de ce corps qui change, de ces courbes qui se dessinent et du regard des hommes sur elle. Différents..
Elle est fascinée par la Manon qui rajoute des pinces à présent quand elle lui coud un nouveau corsage. Pour souligner sa poitrine naissante ou la courbe de ses hanches.
Plus tard, elle sera tisserande, ou archère tiens. Ou non. Plus tard, elle chevauchera le plus bel étalon et elle galopera à travers les sentiers, cheveux au vent. D’ailleurs tout à l’heure son père viendra la chercher. Pour lui apprendre à monter un cheval. Les heures s’égrènent bien trop lentes au clocher. Elle est si impatiente.

Avez-vous déjà remarqué comme le malheur vous frappe toujours en plein bonheur ?
Avez-vous remarqué comme il choisit souvent pour messager, un proche, quelqu’un que vous aimez ?
Ce jour là, c’est Pochtron, qui accourt, le souffle court et les joues rouges. Il suffit de peu parfois….Juste quelques mots et tout s’éffondre :


- - Kach, ils l’ont pris ! Il sera pendu demain !

Parfois les prières, les suppliques n’y font rien. Vous pouvez maudire la terre entière, il vous faut boire jusqu’à la lie..

La nuit n’est que nuit.
Heures sombres à sangloter dans les bras des femmes du clan.
Matin qui vient trop vite, et ses pas la portent jusqu’à la grand-place .

Et ne compte plus que cet affreux gibet qu’ils ont monté.
Pour le dernier jour de son père, elle a entrelacé sa tresse d’un lien de coton bleu, déchiré dans une vieille robe de sa mère. Celle que son père aimait tant.
Mais on a rabattu la capuche de sa cape sur son visage, de peur qu’elle ne soit reconnue.

Elle se faufile, frêle et tremblante, suivie de près par Pochtron qui la soutient et l’encourage. Elle a froid comme jamais mais elle se glisse au premier rang. Et sur son épaule, la main de Pochtron qui se crispe et le regard de celui qui n'est pas encore bedonnant et son visage fermé, blafard :


- Tu es sa fille ! Redresse la tête, Kach ! Sois fière !

C’est fou comme le ciel est aussi bleu qu’hier….Et pourtant…..

Rejetée la capuche, d’un geste fier, alors que montent à la potence les condamnés. Et que crèvent ces chiens qui le poussent et lui passent au cou la corde. Elle regarde, glacée et droite, et les amandes fougères se perdent dans les yeux de son père. Une voix en elle hurle :
Papa…Nooon !

Mais elle reprend en chœur le refrain quand dans une ultime insolence, les prisonniers chantent. Gorge nouée, elle chante , mêlant sa voix une dernière fois à la sienne. Comme quand elle était petite et qu'il lui apprenait les chants du sud...

Et puis l’horreur. Et la fin.

Elle a 14 ans.
Ebauche de femme, orpheline.

Elle sait ce jour là.
Que le malheur vient sans frapper. Qu’on n’a pas d’autre choix que de lui cracher à la face.

Elle va apprendre qu'on lui survit...


* poème de W. H. Auden : Arrêter les pendules

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Kachina
“La foudre et l’amour laissent les vêtements intacts et le coeur en cendres.”( Proverbe espagnol )


La jupe glisse sur les hanches fines. Et la main féminine vient lisser les plis. Aucun miroir dans cette chaumière vétuste. Aucun reflet pour lui dire à quel point elle est jolie. Mais peu importe. Les femmes sentent ces choses là. La douceur d’une étoffe suffit à les rendre princesses.

Cette jupe, ça fait des jours et des jours qu’elle l’imaginait sur elle. Chaque matin, en allant vendre ses œufs au marché, elle s’arrêtait devant la boutique, avec ce regard qu’ont les mioches devant une friandise. Ou celui d’une chatte qui épie le rouge gorge du jardin, en sachant qu’un jour, il croquera sous ses dents.
Jours après jours, écus après écus….jusqu’à ce qu’enfin, elle puisse se glisser dans cette jupe de toile fine. Parure de fête pour journée d’épousailles. Tissu souple et léger, bien loin de la toile rugueuse et raide qui l’habille d’ordinaire.


- Tu seras la plus belle, ma P’tiote !

Pochtron l’encourage d’un regard, un seau remplit de lait encore tiède qu’il vient de tirer à leur seule vache dans une main et de l'autre un bouquet de fleurs des champs.
Celles- ci viennent aussitôt orner la lourde tresse qui bat les reins d’une Kachi qui se mord les lèvres pour les rendre plus rouges. Aucun bijou n’orne sa gorge.

Le clan a été décimé, les survivants se sont éparpillés aux 4 vents. Et celui qui n’a pas encore la bedaine qu’il a aujourd’hui, veille sur elle de loin.
Elle est plutôt jolie... A peine femme, avec encore des traits enfantins. Mais l’œil averti de la vieille Marthe a bien compris . La commère a commenté la chose à la servante du curé :


"Ma bonne Germaine, cette gosse là est de la mauvaise graine. Pas d’père, ni d’mère. L’allure insolente et bien trop fière pour une gueuse. Et parait qu’elle s'amuse , la garce avec le forgeron. Et sa façon de courir pieds nus, par monts, par vaux. Tel père, telle fille. Son paternel a fini pendu, les chiens font pas des chats. Elle a le diable au corps cette ribaude"

Elle ne joue pas. Elle aime. Comme on aime à 15 ans. Sans réfléchir, avec toute la fouge de cet âge là.
A vivre à la campagne, on apprend vite les choses de la vie.. De la vache qui met bas à la chatte qui feule sous l’assaut du matou. Et Herishef est si tendre, si doux quand il la prend la première fois, lui faisant découvrir
la douleur du plaisir.

La première fois...Elle est gauche, n'ose aucune caresse, se contente de laisser le jeune homme venir entre ses cuisses, crispée, affolée...Etonnée des gémissements qui sortent de sa propre bouche, qu'elle ne peut retenir... et de son souffle qui se perd.
Pucelle devenue femme.
Le sang sur ses jupons, ce corps puissant et lourd sur elle. Et ce mal qui fait du bien. Ces "encore" qu'elle retient, bien trop pudique , qu'elle hurlera plus tard à d'autres.

Nul besoin de miroir quand elle arrive sur la grand place, alors que des nappes blanches ornent les tables dressées pour l’occasion. Un couple d’amis se marie en cette belle journée de printemps. Et le regard brillant du forgeron sur elle, la rassure sur sa beauté autant qu’il ne la trouble.

- Jolie jupe Kachi, mon coeur !

Ce qu’elle ne sait pas à cet instant, c’est qu’avant la fin de la nuit, le blond aura retrouvé sa promise sortie du monastère et qu’alors que la fête bat son plein, il l’aura gentiment larguée. Elle croit mourir de chagrin. Elle ne sait pas, à cet instant, qu’elle connaitra mille fois pire.

Les filles sont idiotes quand elles aiment. Elles pensent toujours que ça durera toujours…

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