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Chapitre I - L'Aube

Lucie

Crépuscule tombe sur paysage inconnu. Le ciel, lourd toute la journée, s’épanche à présent sur la ville, la nimbant d’une bruine cristalline glaçant les corps aussi sûrement que n’importe quelle giboulée. Perdue comme elle l’a rarement été, Fleurie aux gambettes fatiguées erre, le nez en l’air, tentant de se souvenir du chemin qui l’a menée jusque-là. L’auberge où ils se sont arrêtés est sise dans le quartier le plus cossu de la ville, à mille lieux au moins de ce faubourg puant la misère où traînent catins aux visages las, crève-la-faim et soudards en tous genres, mais plongée dans ses songes Lucie n’a pas fait attention aux rues empruntées, ni vu le paysage social défiler.


    - Quelle idiote, persifle-t-elle, resserrant, les pans de sa lourde cape doublée de fourrure de petit-gris autour de ses frêles épaules, alors qu’elle effleure du regard un couple formé pour le temps d’une passe durement marchandée qui s’éclipse dans une ruelle sordide.

Lentement, sourire sardonique naît à ses lèvres pâles. Elle a beau fréquenter plus de nobles que de gueux, elle a beau être aussi richement vêtue que n’importe quelle comtesse, elle en revient toujours au milieu dont elle est issue. Comme si elle voulait s’empêcher elle-même d’oublier. Quelle idée stu…

    - Hé mignonne ! C’est combien pour une turlute ?

Sylphide sursaute. Mirettes menthe-à-l’eau tombent sur un bonhomme au sourire grivois. Il n’en faut pas plus pour que la belle, immobile depuis quelques secondes, pince des lèvres, mâchoire verrouillée, et se remette en marche, mue par le désir de mettre le distance possible entre l’homme et elle. Cette journée est définitivement minable.

Au détour d’une rue, son regard tombe sur une auberge. L’endroit n’est clairement pas luxueux, mais la clientèle ne semble pas assez menaçante pour qu’elle n’entre pas. Adonc la lourde est poussée. A une table quelques hommes jouent au chahut royal, encouragés par une serveuse aux courbes généreuses tandis qu’au comptoir un avocat solitaire oublie sa journée dans un verre de gnôle, conversant avec le patron, un grand chauve aux traits taillés à la serpe. Et dans le fond de la salle, luth entre les mains, un ménestrel chante la gloire de quelques rois oubliés d’une voix riche, vibrante, qui attire suffisamment la Fleurie pour qu’elle décide de s’installer à une table. Cape est retirée, noble mise dévoilée et verre de chartreuse servi.

Bercée par la musique, Saint-Jean se prend à revenir sur quelques souvenirs d’enfance. Expression douloureuse colle à sa bouche pâle. Menthe-à-l’eau se fait trouble.
Un jour peut-être cessera-t-elle d’être torturée par son passé, mais ce jour-là n’est pas encore arrivé.

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Korai
L'errance. C'était presque devenu un passe temps pour la Sidjéno. Elle se promenait, observait les gens, regardait les maisons, assistait aux scènes diverses de la vie de chacun et de tout le monde. Elle connaissait ces rues par coeur, aimait voir passer les voyageurs, tout en se faufilant discrètement parmi les allées et venues. Elle était une paire d'yeux à travers la populace, elle était une poète de l'esprit qui imaginait qui étaient ces personnes qu'elle croisait pour la première et dernière fois de sa vie. Et ce jour-là encore, elle avait longuement marché, parcouru les artères de la cité, sautant d'un pavé à l'autre comme on pouvait le faire par-dessus les flaques. Elle avait plus de trente ans, mais quelle importance y avait-il à ça ? Elle souriait, pour la première fois depuis longtemps, et c'était là la principale raison de son insouciance.

La nuit tombait, le soir venait de plus en plus tard à cette époque, laissant peu à peu le jour reprendre sa place ; mais il était là, et il était temps de rentrer. Hélas, elle avait fait beaucoup d'exercice en ce jour, et s'était bien éloignée de sa maisonnette. Lasse de devoir reprendre le chemin du retour si vite, elle avisa une auberge dont elle poussa la porte avec l'espoir de pouvoir s'y reposer un temps avant de repartir. La salle semblait bondée, concentrée autour du bar et d'un orchestre à la mélodie sympathique. Se dirigeant vers le comptoir, elle s'offrit une chope de bière et regarda un instant autour d'elle, avec l'espoir encore de trouver une chaise libre sur laquelle poser son séant pour soulager ses jambes endolories. Par chance, une place était vacante en face d'une jeune femme qu'elle avisa avant de s'y rendre. Sans demander si elle pouvait s'installer, elle posa doucement sa chope sur la table et s'assit avec un soupir de soulagement non feint. Elle regarda la brune à qui elle faisait à présent face.


"Belle soirée, n'est-ce pas ?"

Un sourire. C'est qu'elle semblait sympathique, la rouquine, avec sa chevelure aux reflets chauds et sa veste épaisse. Nul doute que sa nouvelle interlocutrice trouverait là, et sans le savoir, l'agréable nouveau personnage que son destin lui faisait rencontrer.
Lucie

Yeux baissés sur la table, lèvres pincées, Fleurie suit les rainures du bois de la pointe d’un index distrait quand une chope est posée là par une main inconnue. Bras couvert d’un tissus épais est remonté, sensationnelle chevelure fauve est rencontrée et finalement mirettes de menthe glacée se posent sur le minois de ce vis-à-vis imposé.

Tout de suite la trentenaire fait à Lucie l’effet d’une journée de vacances ; à son beau visage moucheté d’éphélides elle retrouve la paresse des après-midis du bord de mer avec option chant des grillons, peau gorgée de soleil au goût salé et parfum de pins parasols. Ça lui plait. Pas assez pour l’apaiser, mais suffisamment tout de même pour qu’elle ne se sente pas agressée de cette intrusion dans sa sinistre bulle et ce malgré l’optimisme ahuri de la remarque qui est lancée. Une belle soirée, ué. Et ses miches c’est du poulet tikka ?


    - Grandiose. On ne saurait rêver mieux.

Le ton est aigre. Visiblement il va falloir encore beaucoup d’alcool et de jolies chansons pour que Bahareh oublie qu’elle s’est paumée dans un cauchemar ayant les traits de son enfance pourrie.

    - Les temps est moisi, je me suis perdue dans ce coin encore plus miteux que Dijon et en plus on m’a prise pour une catin. Une catin ! Moi !

Les sourcils sont froissées et les joues rosissent sous le coup de la colère infantile, aussi abyssale que futile, qui menace de germer depuis que la pluie a commencé à tomber. Et puis ça retombe comme un soufflet. On ne raconte pas sa vie aux inconnus. Surtout pas si c’est pour se montrer sous un jour si peu favorable. Honteuse d’avoir laissé tomber le masque qu’elle s’impose normalement de porter, Saint-Jean souffle avec lassitude avant de poursuivre d’un air piteux.

    - Je suis désolée… Cette journée est… Je... Bref. Je m’appelle Lucie.

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Korai
Avait-elle rencontré la nuit tandis qu'elle était le jour ? La brune semblait aussi éteinte que Koraï était lumière. La pauvre semblait en avoir gros sur le coeur ; la Sidjéno posa sur elle un regard doux et compatissant. Les rues ne semblaient pas agréables pour tout le monde, finalement. La vie de la taverne continuait autour d'elles, formant une bulle musicale qui les englobait et les mettait à part. La rousse observait le visage et les traits de celle qui lui faisait face, tandis qu'elle lui lâchait quelques mots de sa maudite journée.

"Il n'y a pas de mal. Cela arrive à tout le monde de passer une mauvaise journée. Je m'appelle Koraï et suis contente de vous rencontrer."

Un sourire sincère. Les mauvaises journées étaient derrière Koraï depuis un petit bout de chemin. Elle avait quitté cette vie morose pour son petit nuage, et cela lui allait bien. De temps en temps, elle redescendait d'un étage, touchant à nouveau cette terre trop réaliste pour elle, qu'elle quittait immédiatement pour éviter de trop y rester. Elle avait choisi d'y laisser ses mauvais souvenirs et de vivre une nouvelle vie. Et c'était là le plus important.
Lucie

Elle s’appelle Koraï et elle doit être drôlement allumée pour être contente de rencontrer la Saint-Jean alors que celle-ci oscille entre mélancolie et fureur. Mais soit. Après tout c’est plutôt agréable de faire face à l’estival sourire de la rousse, alors on ne va pas se plaindre. Se laissant mollement aller contre le dossier de sa chaise, Lucie soulève sa coupe pour y tremper les lèvres. La liqueur remplit sa bouche et réchauffe sa gorge, emportant avec elle un peu de sa colère fleurie. Décidément, l’alcool a bien des vertus quand il ne nous fait pas danser à oualpé sous les regards ébahis des poivrots du coin. Ce que Lucie n'a jamais fait, ceci dit ; elle est un chouïa trop saine d'esprit pour aller jusque là.


    - Ça arrive à tout le monde de passer de mauvaises journées, mais pas forcément de noyer des inconnues sous le flot de son mécontentement. Après tout, vous n’y êtes pour rien si… Bref.

D’un geste maniaque, elle lisse le tissus de sa robe sur ses genoux, se retenant de s’épancher plus avant. Son histoire, ses enfers et ses bonheurs n’intéressent qu’elle. Pas question d’endormir la trentenaire en commençant à se livrer. Mieux vaut donc utiliser ze technique, celle qui lui a toujours permis de ne pas se révéler : poser des tonnes de questions à l'autre pour la faire parler d'elle et l'empêcher au passage de s'intéresser à sa petite personne.

    - Vous êtes d’ici Koraï ? Et si non, d'où venez-vous ? Et qu'est-ce qui vous amène dans le coin ?

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Korai
La rousse sourit, amusée. Bien sûr qu'elle était une allumée, puisqu'elle était redevenue la lumière qu'elle aurait toujours du être. Elle était passée, comme bien des gens, par des zones d'ombre dans cette maudite vie, mais là revoilà pimpante, gaie comme un pinson, à semer autour d'elle le bonheur qu'elle avait réussi à garder dans son panier d'osier.

"Suis-je vraiment une inconnue maintenant que vous connaissez mon prénom ?"

L'air malicieux, la Sidjéno posait là une question plus philosophique et existentielle qu'autre chose : à partir de quand quelqu'un devenait un "connu" ? Était-ce au premier regard, au premier mot ? Ou était-ce plutôt lorsqu'on lui adressait la parole pour la première fois, ou lorsque qu'on partageait quelque chose avec lui ou elle, que ce soit une bière, un instant de vie ou une conversation ? Quoi qu'il en soit, la jeune femme devant elle l'intéressait beaucoup. Et cela semblait être réciproque, puisque la Lucie lui posait déjà des questions. Koraï l'arrêta doucement d'un geste.

"Allons, allons. Cela vous intéresse-t-il vraiment ? Je n'ai pas grand-chose à raconter, vous savez ; ma vie est simple et j'aime les choses simples."

Penchant un peu la tête sur le côté, la fille de la Poète sourit une fois encore de son air sympathique.
Lucie

La question posée par la rousse arrache un sourire à Lucie. Combien de fois s’est-elle interrogée à ce sujet ? Combien de fois elle a cherché à définir les limites entre inconnu et connaissance, entre connaissance et ami, entre collègue et camarade ? Il lui semble qu’il est impossible de poser une frontière nette, que toujours les choses évoluent et que, somme toute, les relations des hommes ne sont qu’un éternel et monstrueux bordel. Après tout n’a-t-elle pas commencé par trouver son fiancé insupportable, par ne croire que son ami le plus cher n’était qu’un simple conseiller, par tolérer celle qu’elle déteste maintenant de toutes les fibres de son corps ?


    - Hm. Certes. Peut-être plus une inconnue mais pas encore quelqu’un de connu pour autant. Sans cela je n’aurais plus tant de questions à poser sur vous… Et oui, étrangement cela m’intéresse. C’est loin d’être toujours le cas, mais il faut croire que cette simplicité que vous prônez m’intrigue.

A nouveau, Fleurie porte son verre à ses lèvres. A ce rythme là il aura tôt fait d’être vide et elle d’être ronde comme un rond.

    - J’avais le goût des choses simples avant. Fabriquer des couronnes de fleurs, boire de l’eau citronnée, écouter les conteurs les soirs d’été… Je me demande où c’est passé. Vous croyez que c'est le genre de chose qu'on peut retrouver ? La joie simple, sans craintes, sans colère, sans orgueil, sans mélancolie...

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Korai
La rousse sourit, amusée par l'intérêt soudain de son interlocutrice. Ainsi, sa simplicité intéresse. D'habitude, elle était jugée bien trop fade, ou bien trop énervante pour être intéressante et susciter de l'attention. Elle écouta la brune avec compassion, car elle comprenait très bien, au fond de son coeur, comment on pouvait venir à oublier de vivre simplement, et à se compliquer l'existence. Pour la Sidjéno, ça avait commencé par la mort de Nick. Et ça s'était enchaîné, enchaîné encore et encore jusqu'à la traîner dans les chapitres les plus noirs de son existence, ceux où elle survivait plutôt qu'autre chose, où l'eau croupie l'attirait plus que l'eau fraîche. En repensant à tout cela, elle sonda la jeune femme du regard.

"Hé bien... Je pense que oui. Je suis passée, comme vous je crois, par des choses bien trop difficiles pour moi et, malgré tout, je suis redevenue moi-même, celle qui, comme vous avant, aime fabriquer des couronnes de fleurs, boire de l'eau citronnée et écouter les conteurs les soirs d'été. Peut-être qu'il suffit d'y croire ? Peut-être faut-il un déclencheur... ? Je ne sais guère."

Elle fit une pause. Ce qui l'avait ramenée à la vie, elle, c'était ce lieu, ces contrées germaniques qu'elle fuyait car elles lui rappelaient trop de souvenirs. Les morts. La vie perdue. Les choses qu'elle ne vivrait plus jamais. Et étrangement, alors qu'elle n'avait plus aucun endroit qui l'attirait et qui l'accueillerait avec chaleur, elle avait écouté son instinct qui depuis toujours lui intimait de faire demi-tour, et de se rendre là d'où elle venait. Et alors qu'aucune issue ne semblait plus propice qu'une autre, que la noirceur avait envahi son âme jusqu'à durcir son coeur, la rouquine avait repris la route vers l'Est.

"Je ne suis pas d'ici. Je suis née en Berry, à Saint-Aignan. Je suis venue habiter ici alors que j'étais jeune fille. J'y ai épousé l'homme de ma vie. J'y ai enfanté de ma fille chérie. La vie, hélas, a fait un jour le choix de me les prendre tous deux, et j'ai plongé. Je suis partie d'ici pour fuir les souvenirs heureux que j'avais avec eux. J'avais peur de voir et revoir ce qui ne m'arriverait plus jamais. J'ai erré à bien des endroits, j'ai retrouvé un peu de ma famille, des amis... Mais chaque fois encore, je replongeais, et j'oubliais les choses simples. Je n'avais plus de solution, à part revenir ici, et c'est ce que j'ai fait. Ce qui m'a rendue à moi-même, c'était le retour à mon passé."
Lucie
Alors, estivale beauté a déjà parcouru les chemins tortueux du Tartare et en est revenue ? Un instant Lucie envisage de pointer un doigt accusateur vers la rousse en hurlant que non, on ne peut pas sembler si profondément amoureuse de la vie après ça. Un instant seulement. Parce que la positive attitude de la Sidjéno lui rappelle celle de son défunt frère et que pour une fois elle se veut Fleur ingénue qui, plutôt que de survivre à tout, arrive à vivre malgré tout. La nuance est de taille.

Le regard rivé au visage de cette femme qui semble lire en elle comme en un livre ouvert, Lucie frémit alors que phrase après phrase la rousse trace les contours de sa vie, jusqu’aux trois petits mots qui résument toute l’horreur de sa perte. J’ai plongé. Sujet, verbe. Même pas besoin de complément pour faire se serrer le cœur de la sylphide qui ne connait que trop bien l’errance qui lui est ensuite décrite. Après tout elle s’est perdue sur les routes et en elle-même assez souvent pour savoir.


    - Je ne suis pas sûre que rentrer à Dijon puisse m’aider, plus rien ne m’y attend. Et puis d’abord je ne sais pas de quoi je me plains, mon histoire est moins tragique que la vôtre. C’est ridicule qu’elle me blesse encore tant. J’ai tout, absolument tout… Voix se brise. Elle est noble et riche. Elle aime et elle est aimée en retour. Et elle se déteste toujours. S’humectant les lèvres, elle reprend plus bas, comme effrayée d'exprimer ses sentiments. Mais quand je me regarde dans la glace c’est Eux que je vois. Mon incapable et répugnante catin de mère et mon adorable frère. Elle dont je n’ai jamais su me faire aimer. Lui que je n’ai pas réussi à sauver. Et c’est pas juste Koraï. C’est pas juste que je vive alors que j’ai enterré mon jumeau. C’est pas juste que je ressemble tant à cette femme que je hais. C’est pas juste qu’à chacun de mes anniversaires les feux de la Saint-Jean brûlent comme si l’absence de Simon ne trouait pas le monde. C’est pas juste que j’ai dix-huit ans alors qu’il en a quatorze pour toujours. Une nouvelle fois elle se tait, baisse les yeux sur ses mains. Mais dans le fond, peut-être que je souhaite que ça continue de faire mal ? Parce que si j’arrête de m’en vouloir, c’est comme si je trouvais ça normal… Et ça ne l’est pas.

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Korai
Dix-huit ans. La jeune femme semblait avoir bien souffert pour une aussi courte vie. Elle avait pratiquement le même âge qu'aurait eu Awanaë aujourd'hui si elle n'avait pas été emportée loin de ce monde. En pensant à cela, Koraï se rendit compte qu'elle aurait pu être la mère de son interlocutrice.

"Ainsi, vous venez de Dijon ? C'est une belle ville... Du moins, ça l'était la dernière fois que j'y suis passée."

Elle sourit un peu, en y repensant. C'était tout près de l'endroit où s'étaient connus ses parents, à Autun. Comme quoi, une rencontre pouvait changer une vie. Ou deux. Ca faisait très longtemps, certes. Si longtemps qu'elle avait l'impression que son passage en Bourgogne avait été celui d'une autre vie que la sienne. A croire que la renaissance qu'elle avait vécue en était belle et bien une.

"Vous savez, rien ne m'attendait non plus ici. Notre maison était à l'abandon, ma famille n'était plus de ce monde, plus personne ne se souvenait de moi. Mais c'était le seul endroit où j'avais encore un semblant de repères, alors j'ai fini par me résoudre à revenir."

Lucie se tordait les doigts* ; elle semblait mal à l'aise, en plus de sa tristesse de devoir ressasser ce souvenir dont Koraï imaginait qu'il était loin d'être très agréable. D'un geste doux, la Sidjéno lâcha sa chope et posa ses mains sur celles de la jeune femme, les enveloppant comme dans un cocon chaleureux duquel elle pouvait se dégager si elle le désirait. La rouquine accompagna ce geste d'un inclinaison de la tête sur le côté, tout en continuant de chercher le regard de celle à qui elle parlait en cette soirée atypique.

"Lucie, aucune histoire ne doit être plus ou moins tragique qu'une autre. Elles ne sont pas comparables... Chacun ressent comme il le peut, comme il le veut, comme il le subit. C'est ainsi. Ne vous désolez pas de mon histoire, la vôtre vous est bien plus importante. Ne soyez pas le bourreau de vous-même."

Un léger sourire se dessina sur les lèvres du visage aux taches de rousseur.

"Pourquoi n'aimez-vous pas votre mère, Lucie ?"

*Description d'un geste avec l'accord de JD Lucie.
Lucie
Prisonnière du tendre écrin dessiné par les mains de la Sidjéno, celles de la Fleurie se tendent d’abord, doigts crispés et ongles prêts à mordre la chair de la rousse, avant que dans un soupire elle n’exhale ses angoisses et se laisse ainsi cajoler. Elle n’est pas habituée à ce genre de contact. Ou à ce genre de rencontre, plutôt. La douceur et la compassion qui lui sont offertes ici la surprennent. La facilité avec laquelle elle se livre aussi, abandonnant ses habitudes de bouton de rose fermement replié sur lui-même pour s’épanouir face à Koraï, lui laissant percevoir le parfum doux-amer d’un passé qu’elle a plus souvent qu’à son tour désiré oublier.

Et puis la question qui tue. Pourquoi n’aime-t-elle pas sa mère ? Epaules rigides et sourcils froncés d’un air infiniment dur, Fleurie se laisse assaillir par les souvenirs.


      Elle a quatre ans et elle se réveille en sursaut au creux de la nuit. Petite chose malingre vêtue d’une chaisne trouée que l’on n’a pas pris la peine de raccommoder, elle abandonne la paillasse sur laquelle elle était couchée et contourne le draps qui sépare leur couche, à Simon et elle, du reste de l’infâme bicoque où ils vivent et s’approche de sa mère qui dort, une bouteille à la main. De la pointe de l’index elle touche l’épaule maternelle.

      - Maman, j’ai vu une sorcière. Elle voulait m’emmener, souffle-t-elle tout bas.
      - Hmm…
      - Maman, j’ai peur.

      La prostituée ouvre un œil, dévoilant un regard menthe à l’eau dévoré par des pupilles dilatées à l’aide de drogue et de vinasse, et repousse sa fille d’un geste brusque.

      - Les sorcières n’existent pas. Tire-toi.

      Les épaules de la gamine s’affaissent et, des larmes dans les yeux, elle retourne lentement à sa place, réveillant son jumeau qui passe sa petite main d’enfant dans son longue chevelure châtain, la caressant maladroitement.

      - Faut pas pleurer Luciole. Moi les sorcières j’les chasse !


    - Elle n’a jamais rien eu d’une mère en vérité. Je ne me souviens pas d’avoir été embrassée ou enlacée. Je ne me souviens pas d’elle chassant mes peurs, cultivant mes rêves, cherchant mes éclats de rire…


      Elle a sept ans, la journée se termine et elle n’a pas mangé depuis la veille. Son ventre se tord douloureusement. Lèvres serrées et doigts noués autour de ceux de son frère, elle observe sa génitrice qui, après avoir passé plus de deux heures à gémir sous les coups de boutoir successifs du boucher, d’un producteur de blé et d’un sergent de l’ost, a subitement décidé de les emmener prendre un repas chaud et marche devant eux. Comme toujours les regards impudiques se posent sur la belle vénéneuse, s’attardant tantôt au rouge prometteur de ses lèvres, tantôt aux courbes agréables de son corps. Et puis tout à coup elle s'arrête pour parler avec une femme aux traits lourds qui l'a hélée depuis le pas de sa porte. L'échange est vif, on négocie un prix à voix basse… Puis Justine se déleste de quasiment tous ses écus en échange d’un petit sachet contenant de l’opium. Armée d'un sourire sale, elle se retourne vers ses enfants et leur tend cinq misérables écus.

      - Allez manger. Moi j'ai à faire, lâche-t-elle d'un air empressé avant de les planter là.
      - T'en fais pas ma Luciole. Je vais nous trouver un bon repas. Des nonnettes, même ! S'exclame courageusement Simon en voyant l’expression grave et froide qui abîme le visage de sa jumelle.
      - Je la déteste. Je la détesterai toujours ! Il n'y a que toi que j'aime.


    - Elle ne se souciait pas de savoir si j'avais faim ou froid ou mal pour peu qu'elle, elle ait de quoi se faire tourner la tête.


      Elle a quatorze ans et elle couve son jumeau d’un regard inquiet. Il est malade depuis plusieurs jours et elle ne parvient pas à faire tomber sa fièvre. Une main fraîche posée à son front brûlant, elle se tourne vers sa mère qui végète sur sa couche.

      - Il faut faire venir un médecin. Il est en train de mourir, je le sais, je le sens.
      - Mourir et puis quoi encore ? C’est juste un gros rhume. Tu dramatises toujours tout, idiote.
      - Non, je ne dramatise pas. Regarde-le ! Regarde-le vraiment, demande la douce pour la centième fois, glacée par la peur. On est en train de le perdre. Il a besoin d’être soigné.
      - On n’a pas d’argent pour ça.
      - Trouves en. Je t’en supplie maman.
      - J’ai dit non.


    - Et surtout, surtout… Elle a laissé mourir mon frère. Elle n’a pas tenté une seule seconde de le faire soigner. Elle l’a vu s’enfoncer durant des semaines, maigrir, perdre toute capacité à se lever, perdre la conscience… Et elle n’a rien fait. Elle n’a pas sauvé la seule personne au monde qui comptait. Elle n’a pas sauvé son propre fils.

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Korai
Elle sentit les doigts de la jeune femme se crisper, puis soudainement se détendre à la rencontre des siens. La Sidjéno avait un certain don pour faire parler les gens. Était-ce sa douceur, ou son empathie qui faisaient que les plus dures coquilles se fendillaient à son contact ? Peut-être. A vrai dire, elle ne s'était jamais posé la question. Elle prenait la vie comme elle venait, elle s'adaptait ; elle vivait, tout simplement. Avant, elle n'aurait pas osé toucher son interlocutrice, ni même la frôler. Avant, elle n'aurait jamais posé la question afin de comprendre pourquoi Lucie était si dure avec sa mère. Elle n'aurait pas voulu se mettre en danger en ébranlant peut-être quelque chose de longtemps et profondément enfoui dans la mémoire de la Vicomtesse. Mais ça, c'était avant. La rousse avait appris que rien ne valait mieux que la vie. Qu'on en avait qu'une, et qu'il fallait la vivre le plus possible. Et il lui semblait alors impossible de passer à côté de l'interrogation qui avait germé en son esprit lorsque Lucie lui avait brièvement évoqué sa vie, tout comme il semblait inconcevable de laisser passer une occasion d'aider quelqu'un.
Elle écouta le résumé avec attention, sans jamais couper les phrases ni les pensées de la Saint Jean. La mère décrite, si l'on pouvait parler d'une mère, n'avait aucun point commun avec sa mère à elle. Kerah avait été douce et aimante, et avait transmis ces traits de caractères à sa fille. Quant à ses frères, si les relations fraternelles entre les membres de la famille Sidjéno n'avaient jamais été très cordiaux en apparence, ils étaient on ne peut plus profonds et solides. Elle leva un regard attristé vers son interlocutrice, gardant ses mains dans les siennes, les serrant un peu pour lui montrer combien elle était touchée par l'histoire, même si ce geste était minime.


"Je suis désolée que vous ayez eu à vivre cela. Tout cela doit être derrière vous, à présent. Il le doit. La rancoeur vous empêchera d'avancer si vous continuez de la cultiver..."

Elle ne le savait que trop bien. Elle l'avait cultivé longtemps durant, le plus souvent contre elle-même. Soudain, elle se rappela d'une autre interrogation qui avait germé en ses pensées alors qu'elle écoutait l'histoire.

"Connaissez-vous votre père, Lucie ? Vous n'avez pas parlé de lui."

Peut-être cette figure paternelle serait l'élément déclencheur de l'avenir de la jeune femme. En général, la clé qui fonctionne le mieux pour débloquer une vie est celle qu'on attend le moins.
Lucie
Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, c’est du vent. C’est un mantra qu’on se répète pour se faire croire que le mal qui nous arrive n’est pas insupportable. C’est une phrase qu’on fait sienne pour mieux tolérer la sensation de notre âme tremblante en train de se briser. Lucie n’y a jamais adhéré. Oui, évidemment qu’elle a survécu aux épreuves, qu’à chaque chute elle s’est relevée. Mais la souffrance l’a usée, fragilisée. A chaque déboire elle a perdu des petits bouts d’elle-même, remplacés par une colère sans nom, et s’entendre, pour la toute première fois, dire qu’on est désolé qu’elle ait eu à connaître la peine l'apaise étrangement. Parce que c’est là une phrase qui sonne juste. Non, on ne peut rien y changer, mais il n’est pas non plus utile d’essayer de faire croire qu’il ressort toujours de belles choses des plus tristes moments de nos vies. Il faut juste accepter de les laisser là où ils sont et aller de l’avant.

Émue, ses billes claires brillants plus qu’à l’accoutumée, la Fleurie presse doucement la main de Korai.


    - Vous avez raison, évidemment. Ne me reste plus qu’à mettre ça en application ce qui n’est pas si aisé, ceci dit.

Un sourire est esquissé. Puis, estivale rousse lui pose une nouvelle question, la désarçonnant une fois de plus. Enfant, Simon se plaisait souvent à imaginer l’homme, à dire qu’il viendrait les chercher… Lucie, elle, n’a jamais osé y rêver. Pas à voix haute, toujours. Toutefois il est arrivé que, collectant soigneusement les indices laissés par sa génitrice, s’attardant aux traits qu’ils n’avaient pas hérité d’elle, elle tente de se figurer ce père qui, peut-être, pourrait un jour lui offrir tout ce qu’ils n’avaient pas reçu.

    - Je ne l’ai jamais rencontré, non. Ma mère en parlait mais c’était tellement flou… Fait-elle d’un ton doux, se repassant les détails auxquels elle s’est souvent rattachée. Elle disait que c’était un homme très grand et blond… Un grand diplomate disant “norf” en permanence. Secouant la tête, elle redresse le menton. Cela ne veut pas dire grand chose. Je doute faire un jour autre chose qu’imaginer cet homme.

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Korai
A observer la jeune femme, à lire en silence la souffrance passée et présente dans ses mots comme dans ses yeux, Koraï a pitié. Pas cette pitié qui fait de soi le "mieux" de l'autre, lorsque l'on se dit qu'heureusement, on est pas tombé si bas ; celle qui fait que l'on aimerait soulager l'autre, être peut-être son souffre-douleur pour lui permettre de se débarrasser de ses maux, ou alors en prendre une partie ; celle qui rappelle que l'on est aussi passé par là, et que l'on peut comprendre la douleur sans pour autant devoir la ressentir de nouveau. La rousse aimerait aider Lucie. Mais quel combat est meilleur que celui que l'on mène soi-même ? La jeune femme sembla cependant apaisée par la voix de son interlocutrice plus âgée. La Sidjéno sent dans ses mains les doigts de la Saint-Jean qui la remercient. Elle sourit.

"Vous n'êtes obligée de rien, ni en résolutions à prendre, ni en temps à y consacrer. Faites cela lorsque vous en ressentirez réellement l'envie, lorsqu'au fond de vous, vous verrez la lumière qui viendra éclairer votre coeur."

Et il n'y avait aucun propos religieux là-dedans. Si Koraï croyait fermement qu'il y avait chez les Humains une sorte de sens caché, comme une nature enfouie, elle avait du mal à croire qu'elle et ses pairs avaient été façonnés par une quelconque divinité au début des temps. Mais, puisqu'il fallait croire pour exister en ce bas monde, elle faisait semblant, et avait partagé les moments de joies donnés par les mariages, les baptêmes et les communions du rite d'Aristote. Soit. Puisqu'il le fallait, pour apaiser les esprits, elle pouvait bien faire cette concession. Mais voilà que l'esprit de Lucie se penche sur la dernière question de la rousse. Qui était donc ce père qu'elle n'avait jamais rencontré, qui n'avait pas su, pas pu prendre la place de leur anti-mère ? Au fur et à mesure de la description, le sourire de Koraï s'efface doucement, les sourcils se froncent. Un homme très grand, comme il y en avait par milliers, surtout chez les voyageurs du Nord qui venaient se risquer en ces basses terres. Blond, en plus ; une caractéristique loin d'être rare en ces Royaumes fréquentés par toutes sortes de peuples. Puis, un métier : diplomate. Grand diplomate, même. La mère de Lucie avait-elle inventé cette heureuse situation pour se vanter d'attirer les hauts magistrats de la province bourguignonne ? Cela aurait fait sourire la Sidjéno, si elle n'avait pas entendu la fin de la phrase. "Norf". Il y avait de quoi le dire soi-même lorsqu'en réfléchissant un peu, elle rassemblait les quatre caractéristiques décrites par la jeune femme. "Norf", c'était le "Arf" de la langue berrichonne, bien parlé et surtout par les natifs de la région, ou ceux qui y ont vécu longtemps. C'était donc un berrichon, ce père qui manquait à la Saint-Jean, et ça faisait déjà moins de monde que l'ensemble des gens vivant sur cette planète. Des berrichons grands et blonds, il y en avait un certain nombre. Mais des berrichons grands, blonds, et hauts diplomates... Elle n'en connaissait qu'un.

Décontenancée par cette pensée, elle laissa Lucie finir sa phrase. Ainsi, elle n'avait pas cherché plus que ça, pensant que ces critères, si minces dans ses pensées, ne pouvaient pas la faire tomber sur le seul homme qui correspondait à celui qu'elle décrivait. Baissant les yeux, reluquant les nervures du bois de la table en réfléchissant, elle garda un instant le silence, puis prise d'un doute, demande à son interlocutrice :


"Lucie... Quand êtes-vous née ?"

Il fallait en avoir le coeur net.
Lucie
Relevant les yeux pour observer le visage de la jolie rousse, Lucie, pure incarnation du livre ouvert en cet instant, hausse un sourcil d’un air très clairement étonné. Solaire Koraï a perdu son sourire alors que, plongée dans ses troubles souvenirs, la jeune femme a retracé le portrait flouté de son père absent. Pourquoi ? Perdue dans une constellation de tâches de son, la Fleurie se surprend à songer que son vis-à-vis pourrait avoir l’âge d’être sa mère. L’âge de connaitre son père aussi. Se pourrait-il qu’elle le fasse ? Que ces détails semblant si insignifiants fassent sens pour elle ?

D’une main légère elle lisse l’une de ses mèches châtain avant de se saisir de son verre qu’elle fait distraitement tourner entre ses doigts. Sous son front pâle les points d’interrogation se multiplient et se brouillent pour former un effervescent amas de pensées dont une seule ressort.

Et si c’était vrai ? Si Koraï connaissait, comme elle le suppose, son géniteur, que ferait-elle ? Voudrait-elle le rencontrer cet homme à qui elle doit la vie ? Serait-elle capable de l’aimer et de se faire aimer de lui ? Comment pourrait-elle lui annoncer qu’il a eu un fils qu’il ne connaitra jamais ?

    - Je suis née le 24 juin 1445, répond-elle tout à trac, avant de demander, sans trop savoir ce qu’elle souhaite obtenir comme réponse : Je… Vous… Pourquoi vous me demandez ça ?

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