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[RP] - Il n'y a qu'une façon d'apprendre, c'est par l'action

Clio..

    « Je brûlerai en Enfer pour te protéger. »


Quand on commence à s'intéresser à quelqu'un, on est forcé de s'intéresser à tous les autres. C'est ce que j'ai toujours cru. Et qu'avais-je à faire de la vie, des pensées, des loisirs, des sentiments des autres ? Rien. J'ai toujours été solitaire, sauvage. Les gens ne s'intéressaient pas à moi. Je ne m'intéressais pas à eux. J'aurais pu vivre éternellement comme cela. Si certains subissent de force de la solitude, cela n'a jamais été mon cas. J'ai appris très tôt à l'apprécier. Il n'est pas mauvais d'être seul. De rester seul. A condition d'être capable de le supporter. D'aimer cela.
Lorsque j'ai retrouvé ma mère, puis la famille, j'ai dû apprendre. Apprendre à vivre en communauté. Ce ne fut pas simple. Et sans aller jusqu'à dire que j'aime désormais me retrouver dans ce genre d'ambiance, je peux affirmer cependant que dorénavant, je ne rejette plus systématiquement les autres. Bien que la foule m'exaspère toujours. Je n'aime pas quand il y a trop de monde autour de moi. Trop près de moi. Mes lèvres se soudent pour ne lâcher que des monosyllabes. Voire aucun son.

Lorsque j'ai rencontré Arnauld, étrangement, je n'ai pas eu envie de fuir. Ni de lui exploser le nez, ou toutes autres parties du corps. Je ne pensais pas, malgré tout, que cela me mènerait ici, aujourd'hui. Un lundi de fin Mars. Le matin. Il fait froid. L'herbe est parsemée de gouttelettes de rosée. La brume flotte, tel une écharpe, floutant le contour de la sylve lointaine. Les arbres aux branches nues pointent vers le ciel. Fantomatiques. L'ensemble paraît quelque peu lugubre. Je le trouve poétique.
Arnauld est à côté de moi. Je suis censée lui apprendre à utiliser ses poings. J'ai moi-même appris sur le tas. Je n'ai suivi aucun enseignement particulier, si ce n'est celui qu'offre la vie. La matinée durant, je lui apprends, sans me laisser distraire, à maintenir sa garde, et à donner des coups. Il ne se plaint pas, même après plusieurs heures. L'air s'est réchauffé, et je vois qu'il transpire. Mais il suit. Il fait. Il ne renonce ni n'abandonne.
Nous rentrons, épuisés, mais au moins, plus savants qu'en partant.

Les jours suivants, l'enseignement continue. Je lui ai offert un arc. Des flèches. Un carquois. Je lui apprends à tirer, et à tirer juste. Là encore, je constate qu'il n'a pas la tête dure. Il n'est pas réfractaire, et sait s'améliorer.
Deux semaines durant, je l’entraîne. A mains nues. A la dague. A la hachette, que je maîtrise depuis peu. Je ne lui laisse aucun répit. Les matins se suivent, mais ne se ressemblent pas. Il fait régulièrement des progrès. Les heures s'égrainent, et je ne me fais pas plus conciliante. La patience n'est pas mon fort. Parfois, je hausse le ton. Je jure, en italien la plupart du temps.
Lorsque le soir vient, c'est moi qui apprends. Je me déride. Je ris, même. Je n'avais quasiment pas ri durant une décennie entière. Jusqu'à ce que j'arrive en France et y retrouve ma mère. Je m'étonne toujours de savoir encore. J'apprends autre chose aussi. Même si parfois, je suis furieuse contre moi. J'apprends la chaleur d'un baiser. J'apprends à aimer, et si je veux être honnête, je ne fais pas tant de progrès dans ce domaine qu'Arnauld lors des matins d'apprentissage. L'amour, c'est bien plus difficile à maîtriser qu'un bête lancé de hache.

J'avais toujours considéré l'amour, sous toutes ses formes, comme la preuve la plus flagrante de faiblesse. Aimer, c'est se mettre en danger. On veut sauver la personne aimée. Qu'elle soit mère, fille, sœur, cousine, épouse. Qu'il soit père, fils, frère, cousin, époux. Faire passer la vie de l'autre avant la sienne. N'est-ce pas étouffer son instinct ? Et seul mon instinct m'avait maintenu en vie durant toutes ces années.
Pourtant, je me surprenais à apprécier de me réveiller, et de le sentir à côté de moi. Même si, presque tout de suite après, je sautais hors du lit. Même, la matinée durant, je me contentais d'être son professeur. Il apprenait sans savoir qu'en même temps, j'apprenais également.

Ce matin-là, le premier samedi du mois d'Avril, je me suis encore réveillée aux aurores. Les vieilles habitudes ont la vie dures. Et lorsque je vivais encore à Palerme, être debout de bonne heure était en général, un gage de passer une journée tranquille. Je faisais mon marché tôt – je dérobais la nourriture lorsqu'il y en avait encore en abondance sur les étals – et partais manger sur les toits en contemplant la mer.
Après m'être habillée, et avoir réveillé Arnauld, je dévale les escaliers de l'auberge pour commander mon premier repas du jour. A savoir, tranches de pain frais, épaisse couche de beurre salé, œuf, et morceau de fromage. Je me perds dans mes pensées tout en m'empiffrant.
Je sais que les autres ne sont pas confiants, en ce qui concerne Arnauld. Il est vrai qu'il est encore trop gentil. Je voudrais qu'il morde davantage. Qu'il réplique. Qu'il fonce dans le tas. Et je ne peux prendre sa défense systématiquement, au risque qu'il passe pour un pleutre et un faible. Mais j'ai confiance, je crois. Il va apprendre. Apprendre à se battre, et apprendre à répondre. Il n'a pas le choix, de toute façon. Telle la grenouille de l'histoire, il suffit de faire chauffer progressivement l'eau pour que le batracien s'y habitue sans même s'en rendre compte. Certes, dans la fameuse histoire, la grenouille finit ébouillantée. Mais le principe est le même. C'est du moins mon avis. Jeter quelqu'un dans l'eau bouillante le fait sortir aussitôt, logiquement. Le mettre dans une eau fraîche que l'on réchauffe le fera rester. Et apprécier d'y être.

Dès qu'il a lui-même fini de manger, je l'entraîne dehors. L'air n'est pas beaucoup plus chaud que deux semaines avant. Je ne vais pas si loin que la forêt. Je me contente du verger, désert en cette saison. Les gouttes de rosée trempent mes bottes. Arc en main, carquois à l'épaule, et hachette à la ceinture, j'avance souplement sur le terrain légèrement pentu et humide. Ma dague de parade est retenue par un lien de cuir à ma cuisse gauche. Mon vieux couteau est glissé dans ma botte. Mon poignard, quant à lui, est accroché à ma ceinture, à l'horizontal, dans mon dos. J'ai tout pris, parce que nous réviserons tout ce que nous avons fait cette semaine. Mes cheveux, ramenés en natte sur le côté, se balancent sur mon épaule au rythme de mon avancée. Capi trotte à côté de moi. Son tour viendra plus tard. Cet après-midi.
Je m'arrête au milieu d'une allée de poiriers. Aucune feuille ne vient égayer les branches nues. Il n'y a que de petites boules vertes. Les bourgeons arrivent, les fleurs écloront bientôt, promesses de fruits et de richesses à venir.
Je me tourne vers Arnauld. Je me suis composée un masque impénétrable. Nul sourire ne vient étirer mes lèvres. Mes sourcils sont froncés. J'ai cet air sérieux que j'arbore quasiment tout le temps.

« Bene. Prends ton arc. Et vise… »

Je me tourne vers l'alignement des troncs. Je prends moins d'une minute pour faire mon choix. J'encoche une flèche, vise, tire. Le trait empenné de plumes noires vient se planter dans un poirier, à une quinzaine de mètres. Autant commencer simple.

« Ce tronc. Pis ceux d'après ensuite. Tu les atteins. Et oublie pas. Une cible inanimée est trente fois plus simple à atteindre qu'une mouvante. C'qui veut dire qu'à part si ces arbres se carapatent d'vant nous, j'veux un sans faute. Capito ? »

Je m'autorise un très léger sourire. Puis je me recule. Et j'attends.



Titre RP : Paulo Coelho, « l'Alchimiste »
Citation : Le Parrain.
- Bien.
- Compris ?
Arnauld
Il lui répondit par un hochement de tête et tira une flèche de son carquois. Comme Cléo, il positionna l’encoche sur la corde de l’arc, tendit le bras droit et ramena sa main gauche contre sa joue. Ses doigts s’ouvrirent, le trait partit. Ses yeux, qu’il avait fermés sans s’en rendre compte, se portèrent à nouveau sur le tronc du poirier.

Une seule flèche y était plantée, celle de Cléo, enfoncée dans l’écorce avec ce qui lui semblait un air de nonchalance narquoise. La sienne s’était perdue au loin, sans même érafler la surface du tronc.

Il ne pouvait pas voir Cléo, dans son dos, mais il sentit son mécontentement aussi distinctement que si elle lui avait lancé l’idiota* auquel il avait déjà eu droit quelquefois. Idiota. Malgré lui, l’ombre d’un sourire se mit à étirer ses lèvres. Il aimait l’entendre parler italien. Même si c’était pour jurer – surtout quand c’était pour jurer. C’était presque aussi séduisant que les mystérieux murmures qu’elle lui glissait parfois à l’oreille, la nuit.

Il savait qu’il ne devait pas prendre cet entraînement à la légère. Les Corleone lui avaient bien fait comprendre qu’ils le considéraient comme un moins que rien tout juste bon à les encombrer. S’il voulait rester avec Cléo, il fallait qu’il montre sa valeur, et vite. Le problème était qu’il n’était pas sûr d’en avoir réellement. Qu’il soit parvenu à intéresser Cléo demeurait pour lui une énigme. Elle était si belle, si captivante. Elle se battait dix fois mieux que beaucoup d’hommes. Elle dégageait une telle assurance, une telle indépendance… Elle semblait n’avoir besoin de personne. Et pourtant elle le laissait la prendre dans ses bras, l’embrasser, lui faire l’amour. Tous les matins, elle le réveillait alors que le soleil avait à peine commencé à se lever et lui enseignait inlassablement des techniques de combat. Il s’était plié à cette habitude bien plus pour avoir un prétexte pour passer des heures seul avec elle que par réel souci d’une préparation au combat. Arnauld n’avait jamais pensé qu’il prendrait un jour les armes ; la seule violence dont il avait fait preuve avait eu pour cibles les rats qui grouillaient dans la cave de la taverne narbonnaise où il avait un temps été employé. Tuer autre chose que de la vermine ne lui avait jamais paru envisageable. Mais alors que les jours s’écoulaient, la précarité de sa situation lui apparaissait avec une netteté croissante. Il n’était qu’un gamin au milieu d’une bande de mercenaires aussi tendres que de la carne trop cuite, et s’il ne se montrait pas rapidement utile, ils pourraient bien décider de se débarrasser de lui d’un coup de lame contre sa gorge ébahie. Qu’il soit tombé éperdument amoureux de l’une d’entre eux les indifférait complètement, quand cela ne les faisait pas rire. Il était le Mignon, une distraction dont on s’amusait un moment et dont on se lasserait vite. Ce qu’en dirait Cléo n’aurait pas plus de poids que la plume sur sa flèche.

Il se ressaisit et en encocha une nouvelle, visa le poirier. Il ferma les yeux, cette fois-ci pour essayer de faire le vide en lui et non par un réflexe incontrôlé. Il les rouvrit en même temps que ses doigts. Le trait se ficha à quelques centimètres de celui de la Sicilienne.

Il ne se laissa pas le temps de sourire et recommença avec une autre flèche, un autre arbre. Il atteint son but, cinq fois de suites. La sixième flèche, dont la cible était un poirier chétif éloigné d’une vingtaine de mètres, se contenta d’imprimer une marque sur l’écorce avant de continuer sa course à la droite du tronc. Il ne rompit cependant pas la cadence de ses tirs et l’atteint au suivant. Son épaule commençait à être douloureuse mais il ne broncha pas. Sa performance était loin d’être aussi bonne que ce qu’avait exigé son intraitable professeur, il n’allait pas aggraver son cas par des jérémiades. Alors qu’il s’apprêtait à saisir une flèche pour le neuvième tronc, sa main se referma sur de l’air ; le carquois était vide. Il inspira profondément et se tourna vers Cléo. Il ne parvenait pas à déchiffrer son expression.

- Et maintenant ? Je récupère les flèches et je recommence, c’est ça ?

* Idiota : idiot.
Clio..

    « I, I wish you could swim
    Like the dolphins
    Like dolphins can swim


    We can be heroes just for one day. »




Lorsqu'il loupe son premier tir, j'ai bien envie de lui donner un coup derrière le crâne. Il enchaîne aussitôt, ce qui le sauve probablement d'un furieux mal de tête. La suite est bien mieux. Il rectifie de lui-même. Il s'améliore. C'est bien. Mais pas suffisant pour mériter mon éloge. Lorsque son carquois se vide et qu'il se tourne vers moi, j'ai les sourcils froncés, les lèvres pincées, et les bras croisés. Adossée à un arbre, en train de mâchonner une brindille, je prends le temps d'ôter d'entre mes dents le fin bout de bois. Je crache un morceau d'écorce, et m'approche.

« J'ai du avoir une absence. J'crois bien que j'ai perdu connaissance. »

Je lui laisse le temps d'avoir peur. Pour moi. De se demander si je vais bien. Si je ne vais pas rendre l'âme dans ses bras. Puis je laisse tomber le couperet.

« J'dis ça, parce que j'ai pas vu l'premier arbre se tirer de ton champ d'vision. Et comme t'as lamentablement perdu ta première flèche, la seule explication possible, c'est que l'arbre ait pris peur et se soit enfui. »

J'ai parfaitement conscience de l'injustice et la dureté de mes paroles. Mais je n'ai pas le choix. Je ne peux pas me permettre de l'applaudir, même s'il fait bien les choses. Je veux l'excellence. Pour montrer à ma famille que je ne me suis pas trompée à son sujet. Qu'il est capable du meilleur. Et on n'atteint pas l'excellence en étant sans cesse félicité. Sinon, on s'endort. On se contente de la moyenne, délaissant les sommets. Il faut parfois recevoir des coups, pour se dépasser. Et je suis là pour ça. Pour qu'il se dépasse.

« Va les chercher. Et recommence. Tu n'bougeras pas d'ici sans avoir fait un sans faute. »

La matinée s'achève. L'après-midi débute. Il tire, encore et encore. Je me montre intransigeante. Je ne tolère pas le moindre tremblement. J'ignore sa fatigue. Je le pousse, le morigène, le réprimande. J'exige toujours plus. J'attends le moment où il me jettera l'arc à la figure. Mais ce moment ne vient pas. Pas encore. Je ne sais pas comment il fait pour tenir. Comment il fait pour ne pas me haïr. Je ne comprends pas ce qu'il fiche encore ici. Je ne veux pas qu'il parte. Je veux qu'il résiste. Je veux qu'il se surpasse. Qu'il dépasse ses limites. Je connais ça, le dépassement. Les défis perpétuels pour m'améliorer. Mais Arnauld n'est pas comme ça. C'est de ma faute s'il est là. Ma faute s'il souffre dans ses chairs, et sans doute aussi dans son âme. Alors je dois tout faire pour qu'il réussisse. Parce que, si les autres n'en font pas du pâté avant, il finira par s'en aller, s'il ne se sent pas à sa place. Et c'est à moi de tout faire pour qu'il ait envie de rester. Et pour que les autres l'acceptent.

Lorsque le soleil se fige au zénith, je lui saisis le bras. On avale quelque chose, rapidement, avant de reprendre. Je lui fais faire autre chose. Je l'incite à lever les poings. J'en fais autant. J'ai nettement l'avantage d'être reposée. Je n'adoucis pas mes coups. Je frappe, avec dextérité, menaçant de défaire sa garde. L'atteignant au ventre, arrêtant parfois mon poing à moins d'un centimètre de son nez. Je ne veux pas lui faire mal. Mais il faut qu'il puisse voir ses erreurs, et les corriger.
Il se défend bien, et ses coups ne sont pas malhabiles. Après deux semaines d'entraînement intensifs, c'est plutôt rassurant. Je ne suis pas mauvaise professeur. Et c'est un bon élève. Je saisis ma dague, lui ordonne de faire de même. Et l'affrontement reprend, mais plus dangereux cette fois.

L'après-midi est émaillé de pauses courtes. Pour boire, grignoter un morceau, souffler un peu. Ces instants-là, je laisse retomber le masque de dureté. Je pose la tête contre son épaule en mâchonnant un radis. Je ne fronce plus les sourcils, et je souris plus volontiers. Je lui vole un morceau de pain, m'amuse à cracher le noyau d'un pruneau le plus loin possible, lance un bâton à Capi.
Je laisse la pression retomber durant quelques instants. Cela fait toujours du bien. A lui comme à moi. Mais lorsque, un quart d'heure après avoir décrété l'arrêt des activités, je me relève pour que l'on s'y remette, je redeviens sérieuse. Il est alors temps d'oublier les instants que nous venons de passer, pour nous remettre au travail. Nous reprenons le combat. Nous enchaînons sur le maniement de la hachette. Ce n'est pas ma spécialité. Je ne l'ai eu que très récemment. Et j'ai appris par moi-même, en allant observer les soldats s’entraîner en lice. Je lui explique ce que j'ai vu, comment la tenir, la force à mettre dans le geste.
Ensuite, je veux qu'il apprenne à utiliser un bâton. Pour se défendre, se protéger, mais aussi frapper. C'est la dernière leçon de la journée. L'astre d'or a presque disparu derrière la cime des arbres. Nous n'y verrons bientôt plus rien. Je pose une main sur l'avant-bras du jeune homme.

Je ramasse les armes. Je sais, je peux le voir, qu'il est fatigué. Je ne l'ai pas épargné, faut dire. Il est trempé de sueur. Et s'il ne rentre pas se changer, et reste inactif dans ce froid naissant, il risque bien de tomber malade. Nous regagnons la ville. Je le force à prendre un bain, riant à demi. Et je ne lui demande plus rien. La journée est terminée. L'entraînement reprendra le lendemain. Pour l'instant, tout est calme. Allongée sur le lit, je contemple sans les voir, les poutres du plafond. Je ferme les yeux malgré moi. Je me tourne sur le côté. Ma joue entre en contact avec son épaule. Je me contorsionne un instant, et viens nicher mon nez dans le creux de son cou.

Les jours suivants, nous répétons la même chose. Je lui apprends, encore et encore. Inlassablement. Jusqu'au jour où j'en ai marre de le voir tuer des arbres. Nous sommes début Avril. Par conséquent, au début du printemps. Les animaux sont de sortie. Je l'entraîne dans la forêt. Avant de pénétrer sous le couvert des arbres, je me tourne vers lui. J'ai toujours l'air sérieux, mais plus aussi renfrogné. En vérité, mes traits sont animés par l'excitation. Je rejette sur mon épaule la natte qui retient mes cheveux. Je ne peux tout à fait empêcher un sourire d'étirer mes lèvres.

« A partir de maintenant, tu fais silence. Tu marches sur la pointe des pieds. Écoute la forêt. Tu vas piger. »

Je me déplace en souplesse. La forêt est le plus vaste garde-manger qui existe. Ainsi que la mer. Mais il n'y a pas d'océan, ici. Et pour chasser, la forêt, c'est bien mieux. J'ai appris à repérer une piste au fur et à mesure du temps, en Sicile. Et si je préférais, et de loin, passer mon temps à barboter dans l'eau, ou sur le port, j'avais cependant rapidement compris que si je voulais manger à ma faim de temps en temps, j'avais tout intérêt à fréquenter les bois.
J'écarte les feuilles, les branchages épars et la mousse, pour prendre « la température » de la terre. Suffisamment humide. Plutôt fraîche. Parfait.
J'avance, tâchant de repérer une piste exploitable. Après un quart d'heure, environ, je trouve ce que je cherche. Des traces de pattes, caractéristiques d'un lapin. Je les indique du doigt à Arnauld. Le petit animal est proche, vu la fraîcheur des empreintes.

Je me laisse tomber à plat ventre derrière un buisson. Sous nos pas, la terre est devenue presque spongieuse. Ce qui signifie qu'un point d'eau n'est pas loin. J'écarte du bout des doigts les branchages. Une petite queue blanche, comme un pompon, deux grandes oreilles, une fourrure marron clair. Le lapin se désaltère.
Je tourne la tête vers Arnauld, un large sourire aux lèvres. Je heurte doucement son épaule de la mienne. Ce n'est pas une leçon comme les autres. Je n'ai pas besoin de me montrer sévère. Mais il n'est plus temps de rêvasser. L'animal peut partir d'une seconde à l'autre. Je me penche vers Arnauld, parlant à voix très basse pour n'être pas entendue du lapin. Mes lèvres sont presque collées à l'oreille du jeune homme.

« Tu vas te lever, silencieusement. Et tu vas tirer sur ce lapin. Une seule flèche. T'as pas le droit à l'erreur. Il restera pas immobile en attendant la suivante. Tu te concentres, et tu réussis. Je compte sur toi. »



Heroes – David Bowie
« Je, je voudrais que tu puisses nager
Comme les dauphins
Comme les dauphins savent nager

Nous pouvons être des héros, juste pour une journée. »
Arnauld
Il ne répondit pas, ne hocha même pas la tête. C’était étrange, ce qu’il ressentait. Plusieurs émotions contradictoires qui, curieusement, n’entraient pas dans un conflit paralysant comme cela lui arrivait quelquefois. Il y avait, d’abord, une franche excitation qui s’était éveillée en lui dès leur entrée dans la forêt et ne l’avait pas quitté jusqu’à cet instant où leur proie était enfin en vue, à portée de flèche. C’était presque jubilatoire, et la proximité de Cléo, dont il sentait le souffle chaud contre son oreille, ne faisait rien pour le dégriser. Pourtant, son visage restait impassible ; il ne cilla pas, ne sourit pas. A son excitation s’était greffé un calme étrange qui laissait son esprit dans un état de parfaite lucidité. Il percevait très distinctement la texture de la terre sous son corps, les frémissements du lapin, la distance qui le séparait de lui. Il savait quoi faire.

Arnauld n’avait pas l’agilité de Cléo, mais il n’était pas maladroit comme le sont parfois les garçons de son âge. Il se leva sans bruit, dans un mouvement souple qui lui parut durer une éternité mais qui ne prit en réalité que quelques secondes. Sa concentration était totale. Il encocha une flèche sans que sa proie ne se rende compte de sa présence, prit un court instant pour viser et tira. Le lapin se figea. Touché.

Arnauld rejoignit l’animal en quelques pas. Il avait visé le cœur, mais la flèche s’était plantée dans la cuisse, et s’était sans doute enfoncée jusqu’à quelque organe vital situé dans le bas-ventre. Le lapin agonisait péniblement. Le garçon s’agenouilla et, d’un coup sec, mit fin à ses souffrances en lui tordant le cou.

Tuer un lapin ne l’émouvait pas particulièrement. Il avait beau avoir une certaine douceur dans le caractère, il n’avait pas la sensiblerie ou la délicatesse d’une jeune fille. La vie d’un rongeur lui importait peu, même si c’était lui qui la lui ôtait. Il s’essuya cependant machinalement les mains sur ses braies, comme si la mise à mort du lapin les avait souillées. Il ne se rendit pas compte de son geste. Il se releva, son butin entre les mains, et chercha Cléo du regard tandis qu’un sourire se dessinait lentement au coin de ses lèvres.

- Alors, ça te dit du civet, ce soir ?

La jeune Corleone était plutôt avare de compliments, mais il crut lire de la satisfaction dans son regard. Il faisait des progrès. Il y avait sans doute quelque chose à tirer de lui, finalement. L’idée le réjouit et, son lapin mort toujours dans les mains, sans prévenir, il alla l’embrasser à pleine bouche.

Evidemment, elle n’allait pas se contenter de cette performance. Il lui faudrait recommencer, et faire mieux. Augmenter la difficulté. Faire de lui un vrai chasseur, avant d’en faire un mercenaire. Un soir, elle lui parla d’un chevreuil. Selon elle, au moment de lui décocher le trait fatal, on pouvait lire dans ses yeux qu’il savait ce qui lui arrivait. Qu’il avait conscience de l’imminence de sa mort. Il ne fut pas bien difficile pour Arnauld de comprendre ce qu’elle avait en tête. Elle voulait l’endurcir, lui apprendre à tuer froidement. C’était la suite naturelle de son entraînement. Elle affirmait qu’il aurait à abattre des hommes plus tôt qu’il ne le pensait. Et, même si l’idée continuait de lui faire horreur, il lui fallait bien s’y résigner. Il n’aurait pas le choix.

Elle l’emmena un matin près d’un point d’eau dans la forêt, dans le but de trouver les traces qui les mettraient sur la piste d’un chevreuil ou d’une biche. Il l’observa scruter le sol à la recherche d’empreintes, sourcils froncés par la concentration, attentive à la moindre brindille retournée, au moindre caillou dérangé, à tout ce qui pouvait constituer la preuve qu’un cervidé était bien venu se désaltérer là peu auparavant. Elle lui donnait diverses instructions, lui montrait les indices, lui demandait d’en repérer lui-même ; elle voulait qu’il apprenne à pister seul une proie, qu’il sache se débrouiller sans elle. Il hochait la tête, s’appliquait à reproduire ses gestes. Même si cela faisait à présent quelques semaines qu’il la côtoyait – et il la côtoyait de près – elle le fascinait toujours autant. Cette fille savait tout faire, et elle le faisait sans hésiter. Elle était véritablement stupéfiante. Il l’aimait. L’envie le prit de le lui dire une nouvelle fois, mais il se retint, sachant qu’elle lui en voudrait de se laisser ainsi distraire. Et puis, elle le savait déjà. Nul besoin de le lui répéter sans cesse, même s’il avait du mal à s’en empêcher.

Ils finirent par trouver une piste et la traque commença. Elle ne fut pas très longue – du moins, pas autant qu’il ne l’avait pensé. Il avait dû imaginer que la durée d’une traque était proportionnelle à la taille de l’animal traqué, et que le chevreuil serait bien plus difficile à débusquer qu’un lapin, mais, soit parce que sa théorie était idiote, soit parce qu’ils avaient eu de la chance, leur proie leur apparut bientôt à l’orée d’une clairière.

Pas de souffrances inutiles, lui avait-elle dit. Il devait le tuer proprement. Sans un bruit, il dégaina son arc et parvint à l’atteindre d’une flèche à l’encolure. Bien que probablement mortelle, la blessure ne suffit pas à empêcher l’animal de détaler. Arnauld lâcha un juron en occitan et s’élança à sa poursuite. Heureusement pour son chasseur, le chevreuil perdait beaucoup de sang et l’instinct de survie ne réussit pas à le sauver ; il finit par s’affaisser sur le sol, après à peine cinq minutes de course. Comme quelques jours auparavant avec le lapin, Arnauld s’approcha de sa proie abattue. Cléo avait raison. Il y avait quelque chose de presque humain dans le regard de la bête à l’agonie, quelque chose de déchirant qui perçait à travers ses longs cils noirs et vous atteignait en plein cœur, vous, le bourreau. Essoufflé, le jeune homme ferma les yeux un court instant. Après une profonde inspiration, il les rouvrit et lui donna le coup de grâce. C’était fini. En attendant que Cléo le rejoignît, il essuya sa dague sur l’herbe, un peu nauséeux. Il avait réussi à tuer ce chevreuil, mais pas à lui épargner la souffrance. A cause de cela – et de la beauté de la bête abattue devant lui – la saveur de son succès était teintée d’amertume. Il n’en fit pas part à Cléo, ne souhaitant pas la décevoir. Elle avait encore beaucoup de projets pour lui. Et il savait déjà quelle serait la prochaine épreuve – un gibier bien plus dangereux qu’il lui faudrait abattre, dépecer, découper lui-même, au fond d’un trou planté de pieux et inondé de sang. Un sanglier.
Clio..

    « I know that we’re not the same
    But I'm so damn glad that we made
    It to this time, this time now »



Je l'observe. Tout le temps du pistage. Je ne le quitte pas des yeux. Je lui montre comment faire, comment repérer des traces de l'animal recherché. Comment le traquer. Le débusquer. Le repérer lui, et nul autre. Ce n'est pas toujours facile, pour les novices. Avec moi, ce genre d'apprentissage ne s'éternise pas. Je sais où je dois aller. Je lui explique, cependant. Je lui donne des indices, pour la prochaine fois. Je désigne parfois des empreintes d'autres animaux. Ici un lièvre, là un renard. Plus loin, une belette. Je lui fais remarquer les morceaux d'écorces qui semblent parfois avoir été arrachés. Je lui explique que c'est l’œuvre d'un cerf marquant son territoire. Je lui transmets ce que j'ai dû apprendre seule. Et enfin, nous touchons au but. Le chevreuil est là. Pas aussi majestueux qu'un cerf. Ses bois sont peu étoffés. C'est un adulte, mais encore jeune. Il ne doit avoir que deux ou trois ans. Je regarde sans bouger la flèche d'Arnauld l'atteindre. Le pauvre animal détale. Je ne suis pas satisfaite. Pas entièrement. Il aurait pu l'avoir en un seul essai, s'il avait visé la gorge.

Arnauld court à sa suite, et je suis en marchant. Je progresse parmi les branches basses qui reverdissent, les fougères, et les feuilles mortes. Je ne mets pas longtemps à les rejoindre. Le chevreuil vient de rendre son dernier soupir. Et je peux déceler quelque chose, dans le regard d'Arnauld. Le dégoût. Ce qu'il vient de faire ne lui inspire aucune fierté. Il tâche de le dissimuler. Je ne devrais rien dire, ne pas insister. Mais je dois prononcer quelques mots. Au moins quelques encouragements. Ou félicitations.
Je m'approche du chevreuil, et passe une main sur son poil encore chaud. Le sang s'écoule de ses plaies. Nous pourrons revendre l'animal un bon prix. A condition d'être discrets. Les cervidés étant propriété du Seigneur de ces terres, nous n'avons pas intérêt à beugler à travers le village qu'un chevreuil est à vendre.

« L'homme est moins innocent que cette bête » fais-je enfin en me redressant. « L'homme n'a pas la même forme de conscience. Ni de pureté. Quelque part, ce sera plus facile. »

Les jours passent, peu nombreux toutefois. Juste assez pour revendre l'animal à un aubergiste peu regardant. Il nous paie grassement. Je donne la bourse pleine à Arnauld. Il l'a bien mérité, après tout. J'ai gardé les cornes. Discrètement, sans qu'il le sache, j'ai été trouvé un armurier. Avec les bois, il a confectionné deux couteaux identiques. La poignée faite de corne, la lame, tranchante, longue comme ma main. Je lui en ferai cadeau plus tard. Pour l'instant, ils sont cachés dans ma besace.
Je l'entraîne en direction de la lice, un beau matin. Nous passons notre matinée à regarder les soldats se battre. Lancé de hache, maniement de l'épée, de l'arc, de l'arbalète. Nous nous approchons des miliciens, et je prétends que mon frère et moi désirons nous essayer à tenir une épée. Le soldat doit être amusé, ou simplement altruiste. Il nous enseigne deux ou trois techniques. Lame courte, lame longue, ce n'est pas la même chose et il nous montre les deux. Le reste de la journée, on le passe à répéter les gestes appris. Je lui montre aussi comment escalader les parois des murs. C'est une journée éprouvante, mais bien moins que celle qui s'annonce. La chasse au sanglier sera sans doute l'une des pires épreuves qu'Arnauld aura à enduré durant son apprentissage.

La veille au soir, nous allons creuser le trou. Nous n'aurons pas le temps demain matin. Ensemble, nous cherchons les traces du passage d'un sanglier. Au pied d'un arbre, le sol semble avoir été retourné avec violence. C'est l'endroit idéal. L'animal reviendra sans doute dans le coin, où il sait pouvoir trouver à manger. Pendant qu'Arnauld creuse, je taille en pointe des pieux. J'ai tronçonné des branches à l'aide de ma hachette. Et je m'emploie désormais à les rendre meurtrières. Il est assez tard lorsque nous achevons notre tâche. Les pieux sont plantés au fond du trou. Il nous faudra nous lever tôt, le lendemain.

Je m'éveille dans la lueur grise et froide qui précède l'aube. Tout est terne, sans relief, sans réelle beauté. Je m'habille en silence, natte mes cheveux. Puis je le réveille. Je ne lui laisse pas le temps de traîner. Je le secoue, et attends qu'il soit prêt. En passant devant les cuisines, une fois en bas, je nous vole de quoi grignoter en chemin. Une demie miche devra faire l'affaire, ainsi qu'une outre d'eau.
J'avance à grands pas dans les rues désertes. Il fait froid. Les pavés sont glissants. Il a plu toute la nuit, l'odeur de l'averse flottant encore dans l'air matinal. Je reste silencieuse tout en quittant la ville au profit d'un vaste champ. Les paysans ne tarderont pas à investir leur terre. Mais pour l'heure, le monde est encore endormi. Mon heure préférée. J'ai l'impression d'être seule sur Terre. Pas tout à fait seule, cependant. Arnauld marche à côté de moi.

Nous franchissons la lisière des bois, pour nous enfoncer sous la cime des arbres. Nous retrouvons notre trou sans peine. Il n'y a aucun changement. Aucun animal n'est passé dans le coin. Du moins, aucun sanglier. Le soleil perce à peine entre les feuilles. L'heure où les animaux se réveillent.

« Bene. Je m'en vais plus loin, avec Capi. Laisser des odeurs de chien. S'il a déjà eu affaire à une meute, ça peut l'inciter à aller de l'autre côté. Et toi, tu te débrouilles. Pour l'attirer ici et le faire aller dans c'trou. »

Histoire de rajouter une touche dramatique à l'histoire, je le serre dans mes bras avec force, avant de lui tendre ma hachette et mon vieux couteau.

« T'auras pas le droit à l'erreur. Fous des branches sur le trou, sinon il le contournera. Ne me déçois pas. »

L'espace d'une brève seconde, mes lèvres effleurent les siennes. C'est loin d'être un baiser. C'est une promesse.
Sans plus attendre, je m'éloigne. Je ne me retourne pas. Suivie de Capi, je disparais entre les arbres. J'adopte une allure régulière, tandis que mon chien marque son territoire aux endroits qu'il juge stratégiques. Nous décrivons un large arc de cercle autour du point où nous avons laissé Arnauld. J'avais pu repérer, lors de nos parties de chasses, une vieille cabane faite de branchages. J'y rajoute des fougères, pour isoler complètement. Et j'y enferme Capi, que je laisse en compagnie d'un gros os encore plein de morceaux de viande. Je le caresse entre les oreilles, avant de retourner auprès d'Arnauld. Dès que je l'entraperçois, je grimpe dans un arbre. Je me juche sur une branche épaisse, et je le regarde œuvrer. Sans mot dire. Sans lui faire un signe. Je lui laisse croire qu'il est complètement seul.

Ce qui me permet de tout voir et de tout entendre. L'arrivée du sanglier. Son brusque éclat de fureur en repérant l'humain. Le craquement des branches sous ses sabots. Sa chute dans le trou. Son couinement de douleur et de surprise lorsque les pieux le transpercent. Le silence qui fait suite à la mort. Arnauld plongeant dans le trou. Le crissement de la lame contre les os. Je ne suis pas suffisamment dans l'axe pour voir ce qui se passe au fond du trou, mais j'entends. C'est parfois franchement écœurant.
Les heures s'écoulent. Une, puis deux, puis trois. Je grignote un morceau de pain, sans quitter mon perchoir. La bête est grosse, il y a du travail autour. Enfin, après ce qui me semble être une éternité, Arnauld sort enfin du trou. Couvert de sang, de la tête aux pieds. Spectacle plutôt étonnant. Je ne bouge toujours pas. Je lui laisse le temps de se débarrasser de tout ce rouge, au point d'eau, non loin. Ce n'est que quand il reparaît, propre, que je me décide à sauter de mon arbre. Sans me presser, sans le regarder, je vais vérifier que la peau est en bonne état, qu'il a bien remonté toute la viande, et qu'il a conservé les défenses, comme je lui avais demandé. Mes doigts font tourner l'une des terribles « dents » du sanglier. Je plonge la main dans ma besace, en retire l'un de ces cordons de cuir que je possède par dizaines. J'enroule solidement une défense à l'aide du lien. Levant enfin les yeux vers Arnauld, je conserve un air impassible. Je passe derrière lui, et noue la cordelette autour de son cou.

« Beau travail… Tueur de sanglier. »

Et fidèle à la promesse esquissée sur ses lèvres, je l'embrasse pour de bon.

« Faut rentrer tout ça maintenant. »

Mais avant, je vais chercher Capi. Ce n'est qu'une fois réunis tous les trois que j'émets l'idée de confectionner une sorte de brancard, avec des branches entremêlées et la peau de sanglier. Une fois les morceaux empilés sur notre construction fragile, je propose d'en choisir un bout, que nous mangerons sur place, avant de rentrer.

« On va refourguer tout ça. Et pis tanner la peau, qu'on gardera. Mais en attendant, j'ai faim. Et t'as mérité de t'empiffrer de c'te bestiole. »

Je lui souris largement. Je suis fière de lui, mais je tâche de ne pas trop le montrer, même si c'est difficile. L'entraînement n'est pas terminé. Il va falloir que je trouve autre chose à lui faire faire. En attendant, j'allume un feu, et je glisse sous les braises des morceaux de chair. Il n'aura pas volé sa pause, ni son après-midi de repos.



OneRepublic – Something I Need
« Je sais que nous sommes différents
Mais je suis si heureux qu'on ait tenu
Jusqu'à maintenant, maintenant »

- Bien.
Arnauld
Pour une fois, il fut réveillé avant elle. Il faisait encore noir dans la petite chambre qu’ils louaient à l’auberge municipale et, le temps que ses yeux s’habituent à la pénombre, il se redressa silencieusement pour se mettre en position assise. Cléo, encore endormie, avait roulé au bord du lit et lui tournait le dos. Un léger sourire flottant sur ses lèvres, il promena son regard sur la peau nue que découvraient les draps, prenant son temps. Vision assez rare pour en profiter – la Corleone était ce qu’on appelle une lève-tôt. Tandis que ses yeux erraient jusqu’au sol, ils accrochèrent, étalée sur le plancher comme une descente de lit, la peau tannée du sanglier qu’il avait dépecé la semaine précédente.

C’était à la fois un trophée et le rappel constant des longues heures abjectes qu’il avait passées dans le trou avec le cadavre de la bête. Jamais il n’avait eu à faire une chose aussi répugnante. Suivant les conseils que lui avait donnés Cléo la veille, il avait ôté tous ses vêtements pour ne pas les tacher irrémédiablement. Le sang avait bientôt recouvert tout son corps, et faisait au fond du trou une fange opaque où le rouge se mêlait au brun. Il s’était forcé à éteindre en lui toute émotion, à surmonter son dégoût, et avait travaillé méthodiquement, mâchoires serrées, respirant avec peine la pestilence des entrailles dénudées. Arnauld, nu comme au jour de sa naissance, enfoui dans la profondeur d’un trou creusé de ses mains, semblait pour un temps soustrait au monde des vivants. Il avait émergé de cette fosse pleine de sang comme le nourrisson que le prêtre soulève du bassin après son immersion dans l’eau bénite. Un véritable baptême. Il avait regardé autour de lui pour tenter d’apercevoir Cléo, en vain. Elle n’était pas là, et ce n’était pas plus mal. Il avait repéré le point d’eau à quelques mètres du théâtre de l’équarrissage ; à peine l’avait-il atteint qu’il avait vomi tout ce que contenait son estomac – c’est-à-dire, à part une bile amère, pas grand-chose. La nausée ne s’en allait pas. Il s’était lavé, avec lenteur. Quand il avait enfin retrouvé un aspect humain, il avait remis ses vêtements et était retourné là où il avait laissé le produit de sa chasse, et où il n’avait pas tardé à comprendre que Cléo, qui venait de le rejoindre, l’avait observé tout au long de son ingrate besogne, juchée sur un arbre. Elle avait sûrement cru le récompenser en lui faisant manger la viande du sanglier qu’il venait de découper, mais se nourrir de ce qu’il venait d’arracher à l’immonde carcasse était bien la dernière chose qu’il avait envie de faire. Mais il n’avait rien dit. Cette boucherie initiatique n’aurait pas été accomplie sans la consommation finale de la chair dans laquelle il s’était tout entier immergé.

Arnauld détacha son regard de la dépouille pour le reporter sur la fille endormie à côté de lui. Elle était si minuscule, comment pouvait-elle avoir un tel pouvoir sur lui ? Elle avait complètement redéfini son rapport au monde. Il n’était plus l’innocent et naïf palefrenier qu’il était quelques mois plus tôt, et, même s’il n’était pas devenu totalement un autre, il avait appris à faire des choses dont il ne se serait jamais cru capable. Et c’était elle la cause de tout. Il esquissa un sourire. Quelques rayons commençaient à percer par la fenêtre ; s’il ne faisait rien, elle ne tarderait pas à se réveiller d’elle-même. Il se pencha sur son corps assoupi pour y poser les lèvres. Les rôles, pour une fois, étaient inversés. Sans se presser, il sema de multiples baisers sur chaque parcelle de peau que ses lèvres rencontrèrent. Quand les deux grands yeux noirs d’une Cléo désormais bien éveillée se plantèrent enfin dans son regard, il lui souffla :

« Eh bien, on fait sa paresseuse ? Je te rappelle qu’aujourd’hui, tu m’emmènes au marché. Y a fort à y faire, paraît-il. »

Il lui adressa un sourire entendu. Ce jour-là, elle ne l’entraînerait pas à la chasse, ni au combat. Non, ni armes, ni gibier ; tout ce dont ils auraient besoin, c’était d’étals bien achalandés, et du fourmillement des villageois matinaux pour pouvoir s’y fondre facilement. Ce jour-là, elle lui apprendrait à voler.
Clio..

    « Combien avaient raison les Anciens qui n'avaient qu'un même dieu pour les marchands et les voleurs. »



J'ouvre les yeux brusquement. Au départ, je ne comprends pas ce qui m'a réveillé. Je tends une main devant moi, refermant mes doigts sur du vide. Où est mon couteau ? On m'a trouvé. Je dois me défendre. A-t-on volé mon arme durant mon sommeil ? Je savais que ce jour allait arriver. Ce jour où l'un de ces rustres découvrirait ma cachette.
Cependant, ce n'est pas la voix rocailleuse d'un gros marin ivre qui brise le silence matinal. C'est un ton doux, certes masculin, mais en rien agressif. Je me rends compte que j'ai retenu ma respiration. J'expire lentement, me détendant visiblement tandis que je chasse de mon esprit les dernières brumes de mon rêve. Je ne suis pas à Palerme, mais dans l'auberge municipale d'une ville française. Et c'est Arnauld qui vient de me réveiller.
Je me tourne sur le dos, pour mieux le regarder. Il n'a pas l'air mécontent de notre programme du jour. Commencerait-il à apprécier sa nouvelle vie de hors la loi ? Un léger sourire flotte quelques instants sur mes lèvres. Du coin de l’œil, j'avise les premiers rayons du soleil envahirent la chambre. Il n'est plus temps de traîner.
Je bondis hors du lit, et m'habille sans tarder. J'enfile bas, braies et bottes, lisse vaguement ma tunique, et ramène sur mon épaule la masse de mes cheveux bruns. Je les natte rapidement, avant de me passer de l'eau sur le visage. J'attrape ma besace, que je passe en bandoulière.

« Prêt ? »

Je me tourne vers Arnauld, l'air interrogateur. Je n'ai pas pris mon arc, ni aucune autre de mes armes, excepté mon vieux couteau, glissé dans ma botte. Vieille habitude. Je porte deux doigts à mes lèvres et pousse un court sifflement. Capi se redresse aussitôt et vient s'asseoir à côté de moi Je fais signe à Arnauld de me rejoindre, tandis que je claque sèchement ma cuisse du plat de ma main. Le chien me suit aussitôt, tandis que j'ouvre la porte et m'avance dans le couloir. L'auberge est calme. Endormie. Je descends silencieusement la volée de marches menant à la salle principale. Depuis les cuisines nous parvient le bruit de casseroles que l'on remue. Le tavernier doit être en train de préparer le repas.

« On mangera dehors. » fais-je à Arnauld.

Je sors dans la rue. Les cloches de l'église carillonnent alors que nous parvenons au bout de la venelle. Huit heures. Assez inexplicablement, un sourire étire mes lèvres. J'allonge ma foulée, me hâtant vers le marché. La grand place est bientôt en vue. Les étals sont dressés, les uns à côté des autres, tandis que les chalands hèlent les badauds. C'est quelque chose que j'apprécie. Le brouhaha d'un marché. La vie qui grouille, anonyme. Je n'aime pourtant pas la concentration de gens en un même lieu. Mais ce genre d'endroits est l'exception. Ici, nul besoin de faire des courbettes, ou d'engager la conversation. On se bouscule, en quête du produit recherché. Tout le monde se côtoie. Des robes de satin des nobles Dames, aux simples jupes en laine tissée des paysannes. C'est comme à l'église, autre endroit que j'aime fréquenter. Ce qu'on y voit est toujours enrichissant.

« Je meurs de faim. Viens ! »

Je glisse la main dans celle d'Arnauld, l'entraînant à ma suite. Capi trotte autour de nous, reniflant les passants, amusant les enfants, avec son gros museau. Il a grandi, même s'il n'est pas encore à sa taille définitive. Il m'arrive déjà au-dessus du genou. Avec son épais pelage brun-noir, son museau sombre et son regard doux, il ne donne pas l'impression d'être dangereux. Peut-être me suis-je trop attachée à lui pour en faire un chien d'attaque. Néanmoins, il n'aime pas qu'on m'approche. Je l'ai vu une ou deux fois retrousser les babines, lorsqu'Arnauld est très près de moi. Je n'en ai pas fait part au jeune homme, cependant. Je pars du principe que Capi finira par l'accepter.
Non loin de l'étal du boulanger, je m'assure que l'homme est occupé à servir quelqu'un. Je fais passer le rabat de ma besace contre ma cuisse, pour l'ouvrir. Je m'avance vers les pains et brioches proposés. Je ne m'arrête pas. Je regarde ailleurs, le clocher de l'église. Ma main subtilise un petit pain, que je fourre dans ma sacoche. Un autre prend le même chemin. Je m'éloigne sans me presser, paraissant admirer la soierie d'une robe.
Un peu plus loin, hors de vue du boulanger, je tends à Arnauld l'un des petits pains, tout en prenant l'autre. Ils sont encore chauds, légèrement dorés. Je mords dedans à pleines dents, poussant un soupir satisfait. J'avais vraiment faim. Je nous éloigne du marché de quelques mètres, pour achever notre dégustation sur le perron de l'édifice religieux.

« Bon. Oublie les effets de style. Ne rabats ton capuchon que si tu veux attirer l'attention sur toi. T'es juste un promeneur qui vient au marché. T'es distrait par ce que tu vois. T'admires. Donne pas de raisons aux marchands de se méfier de toi. Tu t'arrêtes pas non plus, tu prends en passant. On fixe moins une personne en mouvement qu'un gars qui se plante avec un air coupable devant des marchandises. »

Je termine mon petit pain. J'attends qu'Arnauld fasse de même. Je me relève souplement, et retourne au milieu des étals. Nous sommes proches de celui du boucher. Je me penche vers lui, murmurant au creux de son oreille.

« On fait simple. Je te montre ici, et tu feras pareil chez l'fromager. »

Je jette un œil intéressé aux saucissons et autres viandes proposées-là. Le boucher croise mon regard. Je lui souris. Lorsqu'il me demande si je veux prendre quelque chose, je désigne d'un doigt l'un des gros jambons fumés qui pendent derrière lui.

« Ce serait combien pour le plus petit ? » je demande tandis que mes doigts, déjà, effleurent les saucissons.

L'homme se retourne, pour évaluer la somme. Il ne regardera dans cette direction qu'une poignée de secondes. Je fais tomber par terre le saucisson le plus proche du bord de l'étal. Le boucher me fait face presque aussitôt après. Il m'annonce le prix. Une centaine d'écus. Je prends ma bourse, en sortant quelques pièces. L'une d'elle tombe par terre. Je m'excuse, et me penche pour la ramasser. Le saucisson rejoint les tréfonds de ma besace, alors que je me relève, avec une mine désolée. Je lui demande bien pardon, mais je n'aurais pas assez. Je repars en baissant la tête, comme si j'avais honte de n'avoir pas les moyens d'acheter ses produits.
Une fois éloignés, je me tourne vers Arnauld.

« La rapidité, c'est très important. Mais y'a pas que ça. Faut apprendre à détourner l'attention. »

Je me saisis brusquement de mon outre, que je débouche. Elle est pleine de vin de paille coupé d'eau. J'attends une seconde ou deux avant de la lever au niveau de mes lèvres. Et au dernier moment, je fais un écart de côté. Je heurte de plein fouet un bourgeois en promenade, qui commence aussitôt à s'énerver. Le haut de son pourpoint est trempé. Je me répands en excuses, tout en essuyant du plat de la main le liquide. Trop occupé à s'emporter contre moi, il ne remarque rien de ce qui se passe à sa ceinture. Alors que je le noie sous les « pardons » et autres « tellement désolée », il m'ordonne de dégager de sa vue. Toute penaude, je m'en vais tête basse.
Ce n'est que plus loin que je m'arrête, faisant bientôt face à Arnauld. Je ne sais pas s'il a vu, aussi je sors une escarcelle bien bombée de ma besace. Celle-là même qui ornait la ceinture du bourgeois bousculé.

« Tout ne se passe pas sur les étals. » Je souris largement, ôtant de la bourse de cuir une pièce d'or. « T'as envie de quelque chose en particulier ? » Mes yeux pétillent de malice. « Pour ma part, je me paierai bien une tranche de c'cochon de lait, qui rôtit sur sa broche. » J'indique du menton le rôtisseur, qui propose sa viande aux passants.

Et tandis que je mords dans l'une des deux tranches que je nous ai acheté, je désigne le marché dans son ensemble d'un ample geste du bras.

« Le monde est un immense terrain de jeux, Arnauld. Faudrait être fou pour ne pas en profiter. »

Je le regarde, m'essuie d'un revers de main les lèvres, avant de planter un baiser sur sa joue.

« A toi de rire maintenant. Allons faire un tour chez l'fromager. »


Alexandre Dumas, fils.
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