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[RP] Histoire d'un achat qui aurait pu mal tourner.

Morwene
    Morwène von Frayner regardait la ville défiler à travers la vitre de la calèche qui la menait à travers les rues de la capitale française. Le menton dans le creux de sa main, coude appuyé contre la portière, elle observait d'un œil distrait les passants qui se bousculaient dans certaines rues pour être tout à fait absents dans d'autres. Ces Français étaient étranges, et leur Paris encore bien davantage, songeait la Facétieuse en arrangeant ses jupes de sa main inoccupée. Mais d'un autre côté, ils n'avaient pas leur pareil pour les robes. Elle s'en revenait tout juste de chez l'une des couturières les plus renommées de Paris, et avait dépensé en une matinée tout son solde du mois de janvier. Trois robes, six paires de pantoufles, quatre chapeaux, et une farandole de rubans multicolores. Une tenue d'équitation en velours rouge, une autre, de bal, rose et bordeaux, et la dernière, quotidienne, d'un charmant vert de mousse. Elle tenait à impressionner, à la cour de sa cousine Brunehilde. Elle s'en revenait peut-être de six ans d'école, mais au moins était-elle à la dernière mode parisienne, ce qui compensait largement l'absence.

    La ruelle où s'engagea la calèche était bondée. Les charrettes bloquaient la voie, rendant impossible l'avancée de la jeune fille. Et cela la contraria fort, au bout de dix interminables minutes d'attente. Gontran, le valet, avait beau faire ce qu'il voulait, les chevaux refusaient de reculer. Et la von Frayner n'était décidément pas patiente. A côté d'elle, la boîte contenant sa robe d'équitation lui faisait de l'œil. Elle s'imagina, l'espace d'un instant, enfourcher sa monture et partir au galop, cheveux dans le vent. Mais pas toute seule. L'image, derrière ses paupières closes, se précisa. Son frère était avec elle, ils galopaient de concert dans une vaste prairie verdoyante, et l'éclat de leur rire s'envolait, porté par une brise printanière. Le tableau idéal. Pour un peu, elle aurait immédiatement sorti ses pinceaux pour dresser le souvenir de cette folle escapade qui n'existait pas encore.


      - Il me faut un cheval, décida-t-elle soudainement en se redressant. Gontraaaan !


    Le valet tardant à répondre, la von Frayner lança son soulier contre la vitre de séparation entre le passager et le conducteur. Le bruit alerta Gontran, qui s'empressa d'ouvrir.

      - Indiquez-moi le chemin, pour le marché aux chevaux.


    Il s'exécuta sans se douter du tour qu'elle s'apprêtait à lui jouer. Et dès que Morwène eut mémorisé le trajet, elle se rechaussa et ouvrit la portière.

      - Bien. J'y vais. Retrouvez-moi là-bas sitôt que vous le pourrez.


    Et sans s'occuper le moins du monde des protestations de Gontran, la Facétieuse se hâta le long des rues, tenant haut le pavé, refusant de mettre les pieds dans les odieux caniveaux puants qui souilleraient ses jolies chaussures de satin. La route s'effectua sans encombre, son petit sac en forme de boule, en brocard, fermement tenu entre ses doigts fins. L'ourlet de sa robe rose en tissu précieux était soigneusement relevé du bout de ses doigts gantés. Une partie de ses cheveux bruns était relevée en chignon maintenu par un ruban, l'autre partie cascadant dans son dos jusqu'à ses hanches. L'air de rien, Morwène en imposait. Elle avait le genre de la jeune fille de haute naissance à qui il ne faut pas trop chercher d'ennuis. Et d'ennuis, elle n'en trouva aucun, dans les rues les plus aérées de la ville, qui la menèrent droit au marché aux chevaux.

    Parvenue à destination, la von Frayner étudia la situation. Tout ceci pouvait se décliner en étapes. A) Trouver un cheval à offrir à son frère. B) Discuter avec le maquignon. C) Payer. D) Repartir avec. E) Se faire disputer par Gontran. F) Hurler plus fort. G) Remonter en calèche et reprendre le chemin du Bolchen. Tout cela était d'une simplicité renversante. Il n'y avait pas de quoi paniquer. Ce n'était sans doute pas plus compliqué d'acheter un cheval qu'une robe.
    Le propriétaire des chevaux devant lesquels elle s'était arrêtée dû flairer la bonne affaire. En effet, Morwène avait l'air perdue. C'est à dire qu'elle n'y connaissait rien, en monture, en particulier pour les hommes. Qu'aimaient-ils donc avoir quand ils chevauchaient ? Et quelle couleur préféraient-ils ? Pourquoi étaient-ils tous si compliqués ? Qu'avait-elle appris durant ses cours d'équitation, déjà ?


      - La Demoiselle veut-elle acheter l'une de nos bêtes ? s'enquit le maquignon d'un air suave.


    Morwène lui jeta un œil et décréta qu'il était affreux. Les joues rondes et violacées, les dents jaunes, les yeux chassieux, la moustache maigre, le ventre énorme... Jamais elle n'en aurait fait le portrait. A part pour sa galerie des horreurs, éventuellement.

      - Eh bien oui, mon brave. Je cherche un cheval, une belle monture, pour un jeune homme. La plus belle que vous ayez, je vous prie.


    Et aussitôt, sans hésiter, l'homme lui désigna un animal gris, sans grande distinction. Elle n'avait pas imaginé la monture de son frère ainsi. Il lui paraissait un peu petit, tout de même.

      - Et c'est combien ?

      - Quelques huit-cents quatre-vingt écus, Damoiselle.


    Tout cela ?, eut envie de s'exclamer Morwène. La Facétieuse jeta un œil alentour. Cette somme lui paraissait énorme. Elle n'avait pas autant sur elle, c'était Gontran qui payait. Et Gontran n'était pas là. Et elle n'y connaissait rien en chevaux.

      - Mais vous êtes sûr qu'il ne va pas mourir au bout de dix mètres ?


    Le maquignon s'échauffa aussitôt. Il vitupérait, tempêtait, accusait, pleurnichait, se plaignait, prenait la foule à témoin... Et Morwène, c'était certain, allait perdre son sang froid d'une seconde à l'autre, et se mettre à hurler.

      - C'est donné ! acheva l'homme. Huit-cents quatre-vingt écus pour cet étalon c'est donné !


    Donné, oui, mais pas à tout le monde !

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Arnauld
    Paris, Paris, Paris. Paris et ses Parisiens souriants, Paris et ses rues joliment pavées, Paris et son fin bouquet d'excréments variés : canins, félins, porcins, humains, et, surtout, chevalins.

    C'est que ses pas, sans qu'il ne s'en rende compte, avaient mené Arnauld au marché aux chevaux. Il fallait bien qu'il s'occupe, puisqu'il n'était d'aucune utilité à Actyss quand elle travaillait à Sainte Clothilde ou qu'elle vendait ses préparations aux Halles. Comment s'était-il retrouvé là ? Était-ce l'odeur de foin qui flottait dans l'air à travers les ruelles qui l'avait attiré, pauvre garçon en manque de sa belle, à l'esprit perverti par quelques activités hautement plaisantes auxquelles il était possible de se livrer sur le coussin d'une botte de foin innocemment abandonnée dans une écurie ? Était-ce la forte odeur de transpiration équestre qui lui rappelait la période où il travaillait comme palefrenier pour Maïwen de Couzage, puis pour d'autres personnes moins recommandables, qui avait agi comme un aimant pour son petit nez en mal d'exhalaisons familières ? Les hennissements des chevaux, les exclamations des maquignons, le choc des sabots contre les pavés ? Ou bien un pur hasard ?

    Quoi qu'il en soit, il était bien là, sur ce marché aux chevaux bruyant et puant, et il regardait tout cela, il faut l'avouer, avec un certain bonheur. Il se mit à y flâner, nez au vent, salissant ses bottes sans y prendre garde dans divers mélanges de boue et de crottin, recevant quelques fétus de paille virevoltant autour de lui dans ses cheveux en pagaille, un grand sourire accroché aux lèvres.

    Et puis soudain, au milieu de toutes ces couleurs brunes et ternes – boue, robes des chevaux, crasse des palefreniers – son regard fut capté par une agitation de tissu rose. C'était suffisamment surprenant pour le pousser à s'approcher.

    Un maquignon aussi beau garçon que les chevaux pouilleux qu'il vendait était en train de proposer une bête à une jeune demoiselle dont la noblesse – et pas de la petite noblesse de campagne profonde – crevait les yeux. Arnauld l'observa rapidement, fréquentant rarement des gens aussi riches et nobles (Nomi ne comptait pas, elle avait beau être noble jusqu'au cou, il l'avait déjà vue sauter dans une mare de boue quand elle avait sept ans et demi et faire des tas d'autres choses bien décrédibilisantes de ce type), et malgré son statut il lui trouva un air sympathique. Par contre, il se demandait ce qui pouvait bien l'intéresser dans le canasson qu'elle avait l'air de vouloir acheter. Peut-être était-ce pour un domestique ?

    - Huit cent quatre-vingt écus ?, s'étouffa Arnauld quand il entendit le maquignon répéter le prix. Il avait parlé à voix haute, et le marchand peu scrupuleux lui décocha un regard assassin.

    Sans se laisser intimider, le Languedocien s'approcha de l'animal, sourcils froncés, vérifia un détail, puis releva les yeux vers la jeune noble.

    - Si je peux me permettre, Mademoiselle… Cet étalon est un hongre.

    Le visage rougeaud du maquignon vira à une belle nuance cramoisie, tandis qu'il tentait de contenir sa colère.

    - Et puis il est vieux, regardez, il a au moins dix, douze ans. Jamais il ne pourra valoir une telle somme. Personnellement, je n'en donnerais pas plus d'une centaine d'écus.


    Il faillit ajouter « Cet homme ici présent est un bel arnaqueur », mais un genre d'instinct de survie le fit se retenir. Il était suffisamment en train de l'énerver, autant ne pas l'insulter trop directement.

    - Pour la somme qu'il vous demande, vous pouvez acheter, je ne sais pas, un beau cheval espagnol de deux ans en pleine forme et pur-sang, tout l'équipement qui va avec et peut-être même un second cheval, si vous négociez bien. Mais en tout cas, ce cheval-là ne mérite pas un tel investissement, loin de là. Il peut tirer une charrue, à la limite. Je ne pense pas que c'est ce qu'une Damoiselle comme vous recherche, non ?

    Le visage du maquignon à qui il tournait maintenant le dos préfigurait l'invention de la cocotte-minute. Arnauld, ignorant les invectives qu'il lui lançait (des choses très poétiques comme « pour qui tu te prends, espèce de petit merdeux de mes deux ? » que nous choisissons pudiquement de censurer), flatta l'encolure de la pauvre bête et sourit à la jeune fille d'un air affable. Il espérait qu'elle aurait plus confiance en lui qu'en le bonhomme violacé, même si, après tout, cette histoire ne le concernait absolument pas. Mais bien que cela ne lui fasse pas grand-chose que des gens richissimes dilapident futilement leur argent au profit de pauvres plus rusés qu'eux, il n'était pas question qu'il laisse une fille se faire arnaquer aussi malhonnêtement s'il pouvait l'en empêcher.
Morwene
    Derrière elle, une exclamation étouffée suivie d'un commentaire la fit se retourner. Morwène suivit des yeux le jeune homme, étonnée de son audace. Il se mêlait sans aucune gêne d'une conversation à laquelle il n'était pas invité, et ne semblait pas s'en émouvoir outre mesure. La Facétieuse eut cependant l'intelligence de ne pas faire de remarque, préférant de loin se voir informer de la vilenie du maquignon qui commençait à s'échauffer. Il était tout rouge, ce qui le rendait encore plus affreux, constata Morwène de l'air intéressé du médecin qui vient de découvrir une nouvelle maladie.

    La jeune fille laissa le parfait inconnu poursuivre ses explications, sans dire le moindre mot. Ainsi ce voleur voulait lui vendre un vieux cheval ? Un hongre pour le prix d'un étalon ? Payer huit-cents quatre-vingt écus une bête qui n'en vaut pas cents ? Son éducation lui interdisait de massacrer un homme à coup de sac, et pourtant, l'envie était bien forte de le faire. Morwène inspira profondément, s'efforçant de ne pas se mettre tout de suite à hurler. Parfois, lui avait appris Gontran un soir où il avait trop bu – ce qui n'arrivait qu'à la Noël – la froideur était bien plus impressionnante que les cris. Et en cet instant, la von Frayner souhaitait plus que tout impressionner. Il était temps, songea-t-elle, de faire « péter le matricule », comme aurait dit Suzon, la nièce pauvre de la Mère supérieure, à l'école religieuse.


      - Ainsi donc, commença-t-elle d'une voix si glaciale qu'elle aurait suffi à elle seule, quelques siècles plus tard, à régler le problème du réchauffement climatique, vous avez voulu profiter de ma personne et me voler.


    Elle se redressa de toute sa taille moyenne, ses yeux noirs, comme deux onyx, pétillants cette fois de fureur au lieu de la malice habituelle. Le visage grave, les lèvres pincées, les sourcils froncés, elle n'avait pas l'air commode du tout... Et si elle voulait être honnête, cela l'amusait beaucoup. Mais hors de question de laisser paraître qu'elle s'amusait de la situation. Elle allait tellement terroriser ce maquignon qu'il ne sortirait plus de chez lui jusqu'au printemps.

      - Sachez Monsieur que vous vous adressez à Morwène von Frayner, et qu'en vertu de ce titre je peux fort bien vous faire mener à la potence d'un simple claquement de doigts ! Personne n'y trouvera rien à redire, personne ne s'y opposera, et tout un chacun se réjouira d'assister à une exécution publique ! SUIS-JE CLAIRE ?


    S'il y avait bien quelque chose qui réjouissait secrètement Morwène, c'était de pouvoir se mettre brusquement à hurler. Comme tout artiste, elle était passionnée. Elle voyageait d'un bout à l'autre du spectre des émotions à sa guise, toujours gaie au fond d'elle, ne perdant jamais complètement son sang froid – sauf dans de rares cas de réelles causes d'énervement – mimant le désespoir comme la plus sombre fureur avec la même facilité qu'elle maniait ses pinceaux. Morwène, définitivement, était née pour être artiste, que ce soit en tant que peintre ou en tant qu'actrice : deux arts qu'elle maîtrisaient sur le bout des doigts.
    Le maquignon bredouilla quelques mots incompréhensibles en se massant le cou. Nul doute qu'il venait d'y sentir la brûlure de la corde. Que faire désormais pour satisfaire la Demoiselle, semblait-il se demander, en se dandinant ridiculement d'un pied sur l'autre.


      - Vous avez de la chance que votre mort entraîne tout un tas de paperasses et de déclarations dont je n'ai guère le temps de m'occuper en cette heure. Néanmoins je compte trouver le guet séance tenante, pour vous mettre aux fers tout le jour. Car c'est ainsi que vous comprendrez que le vol est inadmissible. Adieu, Monsieur !


    Elle avait parlé suffisamment fort pour que la moitié du marché l'entende. Le maquignon venait à jamais de perdre sa réputation. Il allait devoir changer de point de vente, et vite. Parfaitement indifférente à tout cela, Morwène s'approcha du jeune homme qui l'avait aidé. Elle lui adressa un sourire radieux tout en l'étudiant minutieusement. De lui, elle aurait bien fait le portrait. Ses doigts l'en démangeaient. Il avait une courbe de la mâchoire absolument fascinante, et des yeux chaleureux qui méritaient plus que tout de se voir coucher sur un parchemin. De même que ses cheveux à l'improbable coiffure.

      - Merci, pour vos renseignements, Monsieur. Et pardon pour cette petite scène. C'est fort jouissif en vérité, de se mettre à hurler et de menacer à tout bout de champ. En réalité je n'ai pas du tout le pouvoir de l'envoyer se balancer au bout d'une corde, mais il ne le sait pas, lui.


    Morwène lâcha un petit rire léger, presque enfantin. Tout cela était bien beau, mais elle n'avait toujours pas son cheval. Et Gontran ne tarderait pas à arriver. Il l'arracherait bientôt à sa liberté pour la remettre de force dans la calèche, et adieu, déambulations joyeuses à travers les vendeurs et les animaux. La von Frayner tordit la bouche, contrariée. Et Deos savait que la Facétieuse n'émettait que des idées tordues, lorsqu'elle était contrariée. Elle jeta un œil au jeune homme, le trouva de plus en plus intéressant, étira ses lèvres en un sourire triomphant, et désigna d'une main gantée l'ensemble du marché.

      - Vous avez l'air de vous y connaître, et moi, je suis perdue. Je cherche un cheval pour mon frère aîné. Un bel animal, obéissant, mais rapide. Je ne veux pas qu'il le mette par terre en pleine cavalcade, mais je ne veux pas non plus d'un lambin qui ne va pas plus vite que l'escargot moyen. Qu'importe la teinte de la robe. Vous sauriez me trouver cela ? Je vous paierai, bien entendu. Et vous offrirai également des rafraichissements.


    Elle lui adressa un nouveau sourire cajoleur, son regard noir brillant de malice tempérant un peu sa prestation de jeune fille en détresse. Si elle comptait bien le payer, la proposition de boire quelque chose n'était pas sans arrière pensée. Une fois assis à table face à face, elle aurait tout le loisir de croquer son portrait. Le visage de ce garçon en devenait une obsession. Morwène aimait dessiner les modèles intéressants. Et ça lui ferait un souvenir, de plus.

      - Je me nomme Morwène von Frayner, mais cela, vous l'avez déjà entendu je crois... Et vous ? Quel est votre nom ?


    La jeune fille glissa son bras sous celui du garçon, sans se gêner, comme elle le faisait avec Gontran lorsqu'elle était fatiguée de marcher, et qu'elle s'appuyait sur lui pour se soulager un peu. Cela fait sans aucune arrière pensée romantique, Morwène n'étant pas de ce genre. C'est qu'elle ne devait pas le perdre lors de la visite. Elle se sentait un peu seule, ici, en plus.

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Arnauld
    Dès l'instant où la jeune femme ouvrit la bouche, Arnauld se figea. Il avait tout de suite décelé la noblesse chez elle, mais une von Frayner ? Il connaissait ce nom. Grosse, grosse famille. Ça faisait des barons, des ducs, des archiducs, des évêques et des archevêques, des princes et des archiprinces, des nobles archinobles en somme. Il commença à s'empourprer, songeant qu'il aurait sans doute mieux fait de passer son chemin plutôt que de se mêler de choses qui ne le regardaient pas. Un mot le fit soudain tiquer. Potence ? Il allait être pendu, le gros maquignon ? Il n'en fallait pas plus pour que ça s'emballe dans la tête arnauldienne. Différents titres défilaient dans son esprit pour qualifier ce qu'il était en train de vivre : Quand je suis allé me promener et qu'un homme est mort à cause de moi ; Le jour où j'ai traversé Paris, ou le jour où j'ai assassiné un maquignon ; Comment un mêlage d'oignons d'autrui fit danser un homme au bout d'une corde. Et à la culpabilité se mêla une crainte pour sa propre vie. Peut-être y passerait-il aussi ?  fit danser deux hommes au bout d'une corde ?

    Ne pas céder à la panique. Arnauld esquissa très discrètement un petit pas sur le côté, pendant que la demoiselle vociférait, dans l'espoir de prendre les jambes à son cou avant qu'une corde ne vienne gentiment câliner ce dernier. Cependant, il écoutait toujours ce qu'elle racontait, et il s'interrompit dans sa démarche crabienne quand il comprit qu'elle se contentait de l'envoyer dans une cellule pour la journée. Il se remit à respirer normalement, et reprit une contenance. La jeune femme lui décocha alors un magnifique sourire auquel il était loin de s'attendre. Comble de la perversité ou bien nature beaucoup plus aimable que ce que sa froideur puis ses hurlements n'avaient laissé entendre ? Ce qu'elle lui dit ensuite le fit pencher pour la seconde option.

    Il l'écouta attentivement avant de lui répondre.

    - Arnauld. Moi, c'est Arnauld. Cassenac ! Arnauld Cassenac. Mademoiselle.

    L'ajout du patronyme lui donnait l'impression de faire un tout petit peu moins pouilleux que s'il n'avait donné que son prénom. Il s'apprêtait à renchérir sur la proposition qu'elle venait de lui faire, notamment sur ce qui concernait les rafraîchissements, quand elle lui prit le bras, ce qui lui fit étouffer une exclamation de surprise. Et voilà, il se remettait à rougir, très mal à l'aise de cette proximité soudaine avec une personne aussi noble. Pour essayer de se détendre, il se mit à parler sans s'arrêter.

    - Oui, oui, évidemment, je peux vous aider à trouver un meilleur cheval, bien sûr. J'ai travaillé comme palefrenier à une époque, alors je connais deux ou trois petites choses. Mademoiselle. Mais je suis menuisier maintenant !

    Il trouvait que « menuisier », ça faisait moins gueux que palefrenier. Autant insister sur ce point, donc. Et passer sous silence le fait qu'il n'était pour l'instant qu'apprenti.

    - Et donc, euh… Alors, regardons ce qu'ils ont. Mais ne restons pas ici, ça m'a l'air d'être le coin du marché où se concentrent tous les arnaqueurs. Regardez… Tenez, pour connaître l'âge du cheval, le meilleur moyen, c'est d'observer ses dents. Mais le plus rapide pour vous faire une idée générale au premier coup d’œil, ce sont les salières, vous voyez ? Ces petits creux au-dessus des yeux. Plus la bête est âgée, et plus ils sont marqués.

    Il tendit son bras libre vers le front d'une jument sur leur droite qui semblait porter la misère du monde sur ses épaules.

    - Celle-ci, par exemple. Je dirais qu'elle a presque vingt ans. Son dos se creuse, ses pattes sont un peu tordues au niveau des paturons. Ses os sont assez saillants, sa queue peu fournie. Vous voyez ?

    Il les fit tourner à l'angle d'une rue, et poussa une petite exclamation d'émerveillement.

    - Oh ! Regardez ! Là ! Quel magnifique animal ! Venez !

    Une chose était sûre, le quartier des maquignons embobineurs était bien derrière eux, et ce n'était pas du roussin galeux qu'on vendait ici. Arnauld était soudain aux anges. Plusieurs chevaux racés, d'allure très noble, faisaient la fierté manifeste de leurs éleveurs ; certains piaffaient, d'autres cherchaient de quoi se mettre sous la dent en reniflant le sol, d'autres encore les regardaient passer avec morgue. Celui qui avait retenu l’attention du jeune Languedocien était un étalon arabe baie, de toute beauté, qui fixait sur eux des yeux sombres et expressifs où brillait une grande intelligence.

    - C'est un pur-sang arabe ! Vous voyez le front caractéristique ? Et l'attache haute de sa queue ? Un étalon, celui-ci. Vraiment, splendide. Il doit valoir son pesant d'or… Cinq cents écus serait un bon prix.

    Il essaya de ne pas penser au nombre d'années qu'il lui faudrait en travaillant d'arrache-pied pour réunir une telle somme. Il contemplait l'étalon avec un sourire ravi quand son regard fut capté par un autre animal, quelques mètres plus loin.

    - Dites, votre frère, c'est un cheval pour quel usage qu'il recherche ? Cet étalon arabe est parfait comme cheval de selle, vous savez, les voyages, la chasse, et il est très rapide. Mais si c'est une monture pour la guerre qu'il veut, peut-être que celui-là, le gris, lui conviendra mieux. C'est un Espagnol. Remarquez… Avec l'un comme avec l'autre, vous ne ferez pas un mauvais choix. Ce sont d'excellentes montures, vraiment, excellentes, et assez polyvalentes en définitive. Je ne vois pas comment on pourrait ne pas être ravi de s'en voir offrir une.

    Il sourit d'un air rêveur. Sûrement, en faisant acheter à cette jeune femme un si beau cheval, vivait-il un peu par procuration le plaisir qu'il aurait à en acquérir un lui-même. Il eut une pensée émue pour Furtarello, le pur-sang volé de Cléo qui avait péri sous les coups furieux d'une armée rouergate, au printemps précédent. Il était presque aussi majestueux que les deux étalons qu'il était en train de montrer. Il chassa rapidement les images qui lui venaient à l'esprit en posant à nouveau son regard sur la jeune femme.

    - Non ? Qu'en dites-vous, Mademoiselle ?
Morwene
    La curiosité, prétendait-on, était un vilain défaut. Mais était-ce mal de s'intéresser aux autres, et en particulier à ceux qui nous avaient aider ? C'était faire preuve de politesse, décida Morwène en déambulant au bras du dénommé Arnauld Cassenac. Elle aurait peut-être dû l'envoyer promener, se tenir plus droite, ne pas s'appuyer sur son bras, mais la vérité, c'était qu'elle se sentait bien perdue, ici. D'habitude, c'était Gontran qui se chargeait de l'emmener d'un point à un autre, d'établir des choses aussi ennuyeuses que des itinéraires, et qui en plus, maniait l'argent attribué à la jeune fille. Sans lui, il fallait bien l'avouer, la Facétieuse était bien moins à son aise. Même si elle n'aurait pas avoué ceci sous la torture.

    L'essentiel était qu'il acceptait de l'aider à choisir. Morwène décida de lui faire pleinement confiance. Après tout, il venait de déjouer les sombres plans d'un homme sans scrupule, et ne semblait en tirer aucune gloire. Il n'avait même pas encore tenté de profiter de la situation, ce qui augurait qu'il restait au moins un honnête homme en ce monde. En plus de son frère, cela allait de soi. Nul n'était meilleur que Rohnan, pas même un Arnauld Cassenac. Et puis il avait été palefrenier, de fait, il saurait de quoi il parlerait. Mais comment pouvait-on bien passer de palefrenier à menuisier ? La Facétieuse rendue encore plus curieuse, se promit de penser à le lui demander plus tard.

    La von Frayner ne tarda pas à être captivée. Elle n'y comprenait rien, mais elle écoutait de toute son âme, se gorgeant de ces mots nouveaux, tels que salières et paturons. Qu'est-ce que c'était que ces choses, elle n'aurait su le dire. Mais lui savait, et dans sa bouche, cela ressemblait à de l'art. Il disait « salière », elle pensait à Guérande ; il disait « paturons » elle entendait « pâturages ». Elle observait, fascinée, les mouvements de sa bouche et la passion qu'elles exprimaient, se noyait tête la première dans le feu de son regard qui brillait de l'amour qu'il portait aux équidés, et tout naturellement, tomba sous le charme non de l'homme qui parlait, mais des paroles de l'homme.

    Encore une fois, elle se laissa entraîner sans piper mot jusqu'à l'animal qu'il lui désignait, et fut bien forcée d'admettre qu'effectivement, ce cheval-là était splendide. Digne de son frère. Elle flatta l'encolure de l'étalon, conquise par sa robe chatoyante et les promesses de bonheurs à venir qu'il apporterait à Rohnan, et à elle par extension, car tout ce qui rendait Rohnan heureux la comblait de joie également.
    Le gris sembla plaire aussi à Arnauld, et la main fine et pâle de Morwène caressa doucement le creux du dos du destrier. Ils étaient divins. Les parfaites créations de cet ancien dieu païen, Poséidon, maître des mers et créateurs des premiers chevaux.


      - C'est un cheval de selle qu'il me faut. Mais après tout mon frère voyagera sans doute de temps à autre et je suppose que le gris est plus robuste ? Qu'en dites-vous, Arnauld ?


    Morwène se tourna vers lui, et remarqua le regard envieux qu'il jetait successivement à l'un et l'autre des étalons. Un sourire illumina les traits de la Facétieuse. Voilà qui devenait intéressant. D'un naturel généreux, elle n'avait pas d'oursins dans l'escarcelle. Et si elle voulait mener l'ébauche de plan qui lui venait jusqu'au bout, c'était même plutôt le moment de jouer les paniers percés. Pour cela, rien de mieux que beaucoup de culot.

      - Dites, mon brave, lança-t-elle d'un ton péremptoire au maquignon. Je vous achète cet étalon baie, là-bas, pour quatre-cents écus.


    Elle ne lui laissa pas le temps de protester. Arnauld avait dit cinq cents, ce n'était jamais que cent de moins, et en plus, elle n'avait pas fini de faire son petit marché. Elle tapota la croupe du gris, devant lequel elle se tenait toujours.

      - Et puis je vous achète également les accessoires au complet. Je veux dire que je vous prends cela sur l'heure.

      - Damoiselle von Frayner ! s'écria soudain quelqu'un, à travers la foule.


    Morwène fit volte face, et regarda s'approcher un Gontran visiblement au bord de l'apoplexie. Ses cheveux bruns en bataille d'avoir tant couru, il commença à s'agiter, ce qui trahissait un intense état de panique.


      - Eh bien, nota Morwène sans s'émouvoir outre mesure. Où étiez-vous donc passé ? Qu'importe, enchaîna-t-elle alors qu'il s'apprêtait à lui passer le savon du siècle. Je vous présente mon nouvel ami, Arnauld Cassenac. Il est menuisier. Il m'a épargné la honte du ridicule en me sauvant des griffes d'un affreux voleur, puisque vous n'étiez pas là pour ce faire. Et il m'a guidé jusqu'ici, devant les deux plus beaux chevaux du marché. Et j'en achète. Quatre-cents écus ! Payez donc, voulez-vous ?


    Puis, se tournant vers Arnauld pendant que Gontran, la mort dans l'âme, extirpait d'une bourse la somme nécessaire, Morwène afficha un large sourire, désigna le cheval gris devant lequel elle se tenait toujours, et demanda, le plus naturellement du monde :

      - Dites-moi, j'ai dit que j'allais vous payer, n'est-il pas ? Préférez-vous une somme en pièces, ou ce cheval qui semble tant vous plaire ?

_________________
Arnauld
    Hein ?

    « Une somme en pièces, ou ce cheval qui semble tant vous plaire » ? C'était bien cela qu'elle venait de dire ? Elle était en train de proposer de lui acheter un étalon d'une valeur d'au moins quatre cents écus ?

    Non, non, non. Il avait dû mal comprendre. Voilà, c'était ça, il avait mal entendu. Ou bien… Il n'y avait pas trente-six possibilités ; en réalité, il en voyait trois. La première, donc, ses oreilles lui jouaient des tours. La seconde, Morwène von Frayner était folle et extrêmement riche. La troisième, elle plaisantait. Considérant que la jeune femme avait en effet l'air très aisée, mais semblait avoir toute sa tête, et ne parvenant pas à envisager qu'on puisse sérieusement proposer à un inconnu une telle récompense pour quelques conseils équestres, il choisit de se fier à la troisième hypothèse.

    - Haha ! Ah. Ahaha. Huhu.

    Sauf que, tandis qu'il éclatait de ce rire affreusement gêné, trouvant que les nobles avaient vraiment un humour à deux écus, une petite sonnette d'alarme tinta dans son cerveau. Il cessa brusquement de rire, et la regarda fixement. Elle n'avait pas l'air de trouver sa propre plaisanterie très drôle, puisqu'elle n'avait pas ri avec lui. Est-ce qu'elle était plutôt du genre pince-sans-rire ? Ou bien se payait-elle vraiment sa tête et ne souhait que le voir s'enfoncer davantage ? Ceci lui paraissait peu probable, car même si les apparences sont parfois trompeuses, Arnauld avait senti chez elle une sorte de fraîcheur, une bonté qui n'allait pas avec le désir d'humilier un petit roturier qui venait juste de lui rendre service.

    - Enfin, je, euh, je veux dire… Vous n'êtes même pas du tout obligée de me payer, je passais juste, enfin, c'était rien, c'était…

    Voilà qu'il commençait à rougir. Comme toujours chez Arnauld, ça partait de l’extrémité des oreilles avant de gagner progressivement le visage.

    - Vous… vous parliez d'un rafraîchissement. C'est très bien un rafraîchissement, c'est bien, le cheval, c'est, c'est énorme, enfin, disproportionné, je veux dire, enfin, vous voyez… Euh… J'ai un poney, déjà, enfin une ponette, enfin elle est pas à moi, elle est à ma femme, enfin c'est pas ma femme, mais je veux dire, enfin un jour, et, euh, je, voilà…

    Arnauld, TAIS-TOI. En train de bafouiller comme un enfant pris en flagrant délit dans une bêtise plus grosse que lui. Ridicule. Mais comment faire, aussi, pour se tirer d'une situation aussi délicate ? S'il refusait tout net, il allait la vexer, et même sans considérer sa noblesse et les conséquences que cela pouvait entraîner, il n'aimait pas vexer les gens. Et il ne pouvait pas accepter, c'était hors de question. Ou bien peut-être était-il vraiment idiot et ferait-il mieux de sauter sur l'occasion et de demander l'argent, avec lequel il pourrait offrir un magnifique cadeau à Actyss ? Mais elle avait déjà acquis l'alambic dont elle rêvait tant. Un bijou peut-être ? Ou encore autre chose ?... Ou bien le cheval ? C'est vrai qu'il était splendide. Il ne pourrait probablement pas s'acheter une si belle monture avant des années et des années, et encore, s'il rassemblait un jour une telle somme, il en aurait sûrement besoin pour des choses plus utiles telles que la construction d'une maison, d'un atelier, ou pour que les enfants qu'il aurait un jour ne manquent de rien. L'achat d'un cheval comme celui-ci ne serait qu'un plaisir égoïste.

    Il restait donc planté devant Morwène, les bras ballants, sous le regard un peu étonné – méprisant ? - de son domestique qui attendait que le maquignon recompte l'argent qu'il venait de lui donner. Il jeta un coup d’œil à l'étalon gris, puis au baie, puis au valet, puis autour d'eux, et une enseigne tout au bout de la rue, là où finissait le marché aux chevaux, accrocha son regard. Il avait une assez bonne vue et put donc déchiffrer : « Mire la belle mirabelle ! », suivi de « La meilleure de tout Paris ! ». Une échappatoire ? Il regarda à nouveau Morwène – toutes ses tergiversations n'avaient en réalité pas duré plus d'une poignée de secondes – et, passant tout à fait du coq à l'âne, il demanda, très vite :

    - Vous aimez la liqueur de mirabelle ?
Morwene
    Morwène regardait le jeune homme balbutier avec un plaisir manifeste. On ne l'appelait pas la Facétieuse pour rien, après tout. Les deux billes noires qui lui servaient d'yeux étaient suffisamment remplis de malice pour que l'on comprenne que ce n'était là que le début des surprises. Elle balaya d'un geste de la main les arguments d'Arnauld qui semblait croire que c'était trop cher. C'était onéreux, évidemment, comme tout ce qui était de la première qualité. Et Morwène ne disposait pas de la fortune familiale à sa guise. Elle recevait une somme allouée par mois, héritage de feue sa mère la Duchesse. Cependant, la jeune fille cumulait deux vices particulièrement désagréables : elle adorait jouer aux dés, et avait le mauvais goût de remporter de très nombreuses parties. Autant dire qu'à la somme mensuelle s'ajoutait celle de ses gains personnels, remportés depuis sa sortie du couvent avec une rapidité qui frisait l'insolence. Nul n'était parfait, après tout.

    Il voulait conclure l'affaire devant une liqueur ? Ce n'était pas une mauvaise idée, les pieds de la von Frayner commençant à souffrir de sa marche à travers rues. Morwène leva un index à l'adresse d'Arnauld, lui intimant l'attente, et se tourna vers Gontran, qui vérifiait la qualité de la selle et du harnais. En quelques mots qui ne souffraient pas de contradiction, la jeune fille l'informa qu'elle se rendait à la taverne partager un godet avec le menuisier. Le valet se devrait d'attendre au comptoir de l'enseigne parisienne, sans venir les déranger.


      - Quant à vous, mon brave, abstenez-vous de vendre ce cheval gris avant mon retour, je vous prie, fit-elle à l'adresse du maquignon.


    Morwène se laissa guider sans plus attendre par Arnauld jusqu'à « la Belle Mirabelle ». Gontran, déjà arrivé, leur désigna une table libre, un peu à l'écart des autres, non loin de la fenêtre. La place idéale, exactement ce qu'il leur fallait. Le valet ayant déjà passé la commande pour eux deux, on leur apporta bientôt deux godets de liqueur de mirabelle, tandis que la Facétieuse sortait de son pochon de brocart un parchemin et un fusain. C'était une habitude qu'elle avait prise à l'école, que celle de dessiner en parlant, et puis cela faisait un trop long moment qu'elle avait envie de croquer le portrait d'Arnauld. Aussi, tout en parlant et en lui jetant des regards appuyés pour ne rien louper de ses traits, elle couchait sur le vélin le visage honnête du menuisier.

      - Si je veux être parfaitement limpide avec vous, cher Arnauld... Je n'achèterai pas ce cheval uniquement pour vous récompenser de votre gentillesse, tout à l'heure.


    Elle se tut un instant, le temps de dompter une mèche rebelle et de tremper ses lèvres dans le breuvage. Le bout de ses doigts étaient déjà noircis par le fusain, mais la jeune fille s'en moquait. Gontran ayant l'habitude de ce genre de situation, il lui apporterait plus tard un linge humide pour se nettoyer les doigts. Elle rajouta sur le parchemin les longs cils noirs du jeune homme, accentuant la profondeur de son regard en quelques gestes.

      - Vous dites que vous êtes menuisier, et moi, je rentre auprès de ma famille. Ma chère cousine m'aura préparé ma chambre, mais je suppute que les meubles seront ceux que j'avais étant enfant. Et j'ai une idée assez précise de ce que je souhaite maintenant que je suis jeune fille. Vous n'êtes pas sans ignorer qu'une demoiselle digne de ce nom doit se faire épouser, et qu'il est de l'apanage des gens du peuple de vivre dans le pêché. Et ces meubles me suivront probablement chez mon mari, lorsqu'on m'en aura trouvé un.


    Mari qu'elle devrait accepter sans broncher. Elle avait bien conscience de n'être qu'une bâtarde, et si elle ne pouvait impressionner par des titres, au moins n'aurait-elle pas l'air d'une pauvresse si elle avait de jolis meubles bien à elle. Cela pouvait sembler révoltant pour ceux qui avaient le choix, mais Morwène avait appris à accepter son destin depuis bien des lunes déjà. Et la richesse, après tout, devait bien s'accompagner de quelques désagréments. Et peut-être qu'on lui trouverait un gentil mari, pas trop vieux, qu'elle pourrait un jour aimer tendrement. Elle n'en demandait pas plus, la Facétieuse, qui se targuait d'être libre, en attendant d'être fiancée. Et puisqu'elle avait déjà seize ans, autant dire qu'elle était plus qu'impatiente qu'on lui trouve un mari. Elle aurait détesté finir vieille fille, ou conquête de second choix, lorsqu'elle en aurait dix-huit ou dix-neuf.

      - Donc, je vous propose rien de moins qu'un contrat. Vous ferez les comptes, je vous fais confiance. Vous choisirez un bois de bonne qualité, solide. Vous sculpterez les motifs que je désire y voir figurer. Vous ferez le total du temps que vous y avez passé, et du reste. Vous me ferez parvenir ce montant, et je vous paierai la moitié à la réception de la facture, l'autre moitié lorsque vous aurez achevé le travail. Et le cheval gris sera à déduire du prix total. Une sorte... d'encouragement.


    En trois coups de fusain, elle acheva le portrait d'Arnauld, et le plaça sous les yeux du modèle. Une autre feuille fut sortie, et en quelques minutes à peine, le temps que le menuisier réfléchisse à toute l'affaire, elle représenta le motif dont elle avait parlé. Il s'agissait d'un bouquet de roses, au cœur duquel se trouvait glissé un M ouvragé. Celui-là aussi, elle le fit glisser vers Arnauld.

      - Et je peux vous garantir que je ne parle pas d'une modique somme, Maître Cassenac, décidant de le nommer par son titre d'artisan plutôt que par son simple prénom. Ainsi parleraient-ils plus ou moins d'égale à égal. Je ferai connaître votre nom à travers la Lorraine, et il n'est pas impossible, si le travail est bien fait, que les commandes affluent. Aussi, pour me prouver que vous êtes bien ce que vous prétendez et que vous saurez réaliser ma commande, je vous propose de me montrer l'une de vos créations. Si vous en avez sur vous. Sinon, nous pouvons nous donner rendez-vous ici-même dans deux jours. Vous m'apportez un objet, pourquoi pas ce fameux motif que je vous ai dessiné-là. Je mets une option sur le cheval en attendant. Je logerai en ville. Et ainsi l'affaire serait conclue ?

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Arnauld
    Arnauld réfléchissait à toute allure. Bien que son visage gardât une expression paradoxalement très calme, il avait conscience de la forte accélération de son pouls, et il pouvait même sentir le sang battre frénétiquement dans sa jugulaire. La jeune femme lui faisait une proposition en or. Une occasion comme il s'en présentait peu dans la vie d'un artisan, surtout à son âge. Travailler pour un membre de la famille von Frayner ? Être en quelque sorte le menuisier attitré d'une femme noble ? Le contrat qu'elle lui proposait lui assurerait un confort de vie inespéré, et il n'aurait probablement plus à s'inquiéter de savoir comment il parviendrait à subvenir aux besoins de la famille qu'il comptait bien fonder un jour avec Actyss.

    Mais il ne fallait pas s'emballer trop vite ; rien n'était encore conclu. Le principal obstacle qu'il voyait était son manque d'expérience. Il n'avait jamais travaillé seul sur une commande importante, et se considérait encore comme un apprenti. Quel noble engagerait un apprenti ? N'était-il pas une sorte d'usurpateur puisqu'il s'était présenté sous le titre de menuisier, comme s'il était un artisan accompli et déjà reconnu ? Elle l'avait même appelé « Maître ». Arnauld était certain qu'il n'avait pas le niveau qu'elle attendait.

    Son regard naviguait entre les deux dessins que Morwène venait de réaliser. Son portrait, le motif. Le motif, son portrait. Lui-même, ce qu'il pouvait accomplir ; Arnauld, maître Cassenac. Il était réellement impressionné, d'ailleurs, par le talent de la jeune femme : quelques traits avaient suffi à coucher son visage sur le vélin, et il s'était instantanément reconnu. Pourquoi l'avait-elle dessiné ? Elle ne devait pas être une noble comme les autres pour prendre plaisir à croquer le portrait d'inconnus, roturiers de surcroît. De plus en plus intrigué par la jeune femme, Arnauld songea que s'il devait se lancer et travailler pour un client aussi important qu'un membre de la noblesse, elle était sûrement l'employeur idéal. Il regarda à nouveau le dessin du bouquet de roses et du M qui était en son centre. Elle avait du talent. Il faudrait qu'il se dépasse plus que jamais pour se montrer à la hauteur et reproduire le motif de manière convaincante sur un support en bois.

    - Votre proposition m'honore, Mademoiselle von Frayner. Il n'était jamais trop sûr du titre qu'il fallait employer avec les nobles ; il espérait que celui-ci conviendrait.
    Je ne suis pas le menuisier le plus expérimenté du royaume, mais je suis prêt à me surpasser pour être digne du contrat que vous me proposez.

    Évidemment, il n'avait rien à lui montrer. On se promène rarement avec une commode ou un buffet dans sa besace. Mais il y avait bien… Oui, c'était sans doute un peu enfantin, et assez éloigné des commandes qu'elle pourrait lui adresser, mais il avait bien sur lui quelque chose qu'il avait sculpté de ses mains. Il rougit un peu, et commença à fouiller dans ses affaires.

    - Je n'ai aucun meuble à vous présenter pour l'instant, mais j'ai commencé à réaliser un bracelet pour ma… compagne, si… si vous voulez voir…

    Il sortit de sa besace deux petites figurines, chacune à peine aussi grosse qu'un gland. La première représentait un minuscule sanglier réalisé dans du tilleul, et la seconde était un petit mouton fait en buis. Il comptait sculpter chacun des animaux d'Actyss en alternant le tilleul pour les animaux plus foncés comme le sanglier ou le chien et le buis pour les animaux plus clairs comme le mouton ou le poney, puis les réunir tous en les accrochant à un bracelet. Étant donné que c'était pour Actyss, il s'appliquait tout particulièrement, et les animaux étaient, malgré leur petite taille et le peu de détails qu'elle lui permettait d'ajouter, assez réalistes.

    - Mais j'ai bien conscience que cela n'a que peu de choses à voir avec le travail que vous me demandez. Je vous retrouverai donc dans deux jours comme vous le proposez, ici-même, et je vous apporterai ce motif. Vous serez mieux à même de juger si mes compétences vous conviennent.

    Pendant deux jours, il n'eut qu'une obsession : le dessin de ce bouquet de roses et de ce M ouvragé. Il n'avait encore jamais réalisé de motif aussi compliqué, et il n'avait pas le droit à l'erreur, ou bien le temps lui manquerait. Dès qu'il fut sorti de la taverne, après avoir salué et remercié Morwène comme il convenait, il alla acheter une plaque de merisier chez un grossiste du quartier. Il avait réfléchi, sur le trajet, au choix du bois qu'il travaillerait. Dans l'idéal, il aurait voulu du noyer, pour sa qualité et son prestige. Mais il avait, goût personnel, une petite préférence pour la couleur chaude un peu rougeâtre du merisier, et qui plus est, contrairement au noyer, trop rare et trop cher, il l'avait déjà travaillé. Il prenait donc moins de risques, tout en choisissant une essence dont même une von Frayner n'aurait pas à rougir – un meuble en merisier avait tout de même bien plus d'allure qu'un vulgaire meuble en pin.

    Arnauld avait commencé son apprentissage en juin de l'année précédente. S'il avait tendance à se sous-estimer, il était pourtant loin d'être malhabile. En réalité, il apprenait plutôt facilement et avait fait d'incroyables progrès au cours du mois de décembre, qu'il avait passé avec Pépin Lavergne, l'ami qui lui enseignait le métier. Consultant compulsivement le manuel qu'il lui avait composé et offert à Noël, travaillant sans relâche et avec une concentration qu'on ne pouvait lui voir que lorsqu'il travaillait le bois, il parvint, petit à petit, à reproduire fidèlement le dessin de Morwène sur la plaque. La certitude qu'il n'avait jamais rien réalisé d'aussi beau et les encouragements d'Actyss qui lui assurait que sa gravure était superbe – mais il la soupçonnait d'être très subjective - ne l'empêchèrent pas d'être terriblement stressé lorsque l'heure du rendez-vous arriva et qu'il attendait l'arrivée de la jeune femme, assis à la même place que deux jours plus tôt, sa plaque de merisier enveloppée dans du tissu. Il serrait si fort le godet contenant sa liqueur de mirabelle – prise pour lui donner du courage – que les jointures de ses doigts blanchissaient.

    Aussi, quand il vit par la fenêtre les silhouettes de Morwène et de son valet apparaître au coin de la rue, cessa-t-il de respirer pendant plusieurs secondes, avant de se ressaisir. Il prit une petite gorgée de l'excellente mirabelle qu'on lui avait servie, se concentra sur son souffle, et attendit, l'air aussi neutre qu'il le pouvait, que la porte s'ouvrît et que la jeune femme le rejoignît à sa table.
Morwene
    Morwène examinait du bout de ses doigts fins les animaux sculptés. Un léger sourire étirait ses lèvres. C'était adorable, à n'en pas douter. Elle s'imagina un instant arborer un pareil bijou à la Cour de sa cousine Brunehilde. Les commentaires fuseraient sans doute, acerbes et moqueurs, alors qu'autour d'elle brillerait l'or et les pierres précieuses. Ce jeune homme comptait offrir à l'élue de son cœur une œuvre ravissante, qu'elle porterait sans honte. Elle en avait, de la chance. Bien que Morwène ne douta pas un instant de pouvoir porter le même genre de parure, pourvu que cela fut en un matériau un peu plus riche que le bois. Néanmoins cette jeune fille avait de la chance. Ces breloques étaient uniques, et cela la comblerait sans aucun doute.

      - Je me moque de votre expérience, Maître Cassenac, fit-elle en reposant les figurines sur la table. Montrez-moi votre talent, c'est tout ce qui m'importe.


    Elle se leva de table, signifiant la fin de l'entretien improvisé. Gontran régla la note pour eux deux, et ils se séparèrent bientôt sur le pas de la porte de l'auberge. Morwène regarda partir l'artisan, un sourire satisfait aux lèvres. La journée était loin d'être terminée cependant, et il lui fallait désormais poser une option sur le cheval gris. Prenant aussitôt la direction du marché aux chevaux, elle retrouva sans peine le maquignon, qui lui promit de retirer l'animal de la vente durant deux jours, contre la moitié de la somme. S'ils ne revenaient pas l'acheter, il encaisserait l'argent. Gontran insista si bien pour que les termes du contrat soient couchés sur papier que Morwène finit par l'exiger à son tour. Une fois les formalités remplies, la Facétieuse suivit Gontran jusqu'à la calèche. Il s'agissait désormais de trouver à se loger durant deux jours.

    Grâce aux talents du valet, la von Frayner eut la satisfaction de dormir dans une auberge de première qualité. Elle profita de ce laps de temps imprévu pour dessiner quelques vues de Paris, et visiter la cathédrale dont on lui avait parlé quelques fois. Elle passa si longtemps à croquer les vitraux de la bâtisse qu'ils rentrèrent tout juste à l'heure du souper et qu'elle n'eut pas le temps de se changer avant de passer à table. Mais cela lui importait peu, son carnet regorgeait de trésors colorés qui lui occupèrent l'esprit tout au long du repas.


    Le jour venu trouva Morwène vêtue d'une robe de brocard couleur grenat. Ses cheveux avaient été soigneusement arrangés en une natte dont les premières mèches partaient du haut de son crâne. Agrémentée d'un ruban de même teinte que sa robe, la tresse était lâche et lui tombait au milieu du dos. Quelques mèches encadraient son joli visage pâle. Ses pantoufles assorties étaient en satin. Son pochon, en revanche, était d'un blanc immaculé. Et ce fut ainsi vêtue qu'elle descendit les escaliers de l'auberge, rejoignant Gontran qui l'attendait à la porte. Le valet l'escorta jusqu'à la calèche, et sitôt installé à l'avant, il mena les chevaux jusqu'à destination, stationnant presque devant les fenêtres de la taverne de la « Belle Mirabelle ».

    Gontran poussa la porte, suivit de Morwène, qui chercha immédiatement Arnauld des yeux. Un sourire satisfait vint étirer ses lèvres rosées, et elle s'approcha de lui d'un air digne, bien qu'elle mourait d'envie de courir pour voir le fruit de son travail au plus vite.


      - Maître Cassenac, salua-t-elle aimablement en prenant place. Avez-vous eu suffisamment de temps pour faire ce que vous vouliez ?


    Elle leva la main, faisant signe qu'on lui apporte un verre de mirabelle. Et en attendant qu'on lui apporte son verre, elle reporta son attention sur le jeune menuisier. Etait-il à la hauteur de ses exigences ?


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Arnauld
    C'était à lui de jouer. Assurance, compétence, professionnalisme. Il inclina la tête en offrant un sourire à Morwène.

    - Oui, Mademoiselle. Il ne s'agit que d'une gravure, et un menuisier plus aguerri l'aurait sans doute terminée en une seule journée ; j'ai voulu m'appliquer, cependant, et je gagnerai en vitesse avec l'expérience.

    Tout en parlant, Arnauld déballa son ouvrage, écartant le tissu pour permettre à Morwène de voir la plaque dans son ensemble.

    - J'aurais aimé la monter sur un meuble, ou peut-être un coffret, afin de vous montrer que mes compétences ne se réduisent pas à graver des motifs dans du bois, mais cela aurait été un travail trop long, et je ne voulais pas vous faire attendre. Un meuble imposant comme une armoire, par exemple, prend des semaines à fabriquer si l'on veut que le résultat soit de qualité. Il faut soigner toutes les pièces, veiller à la solidité de l'assemblage, la fiabilité des mortaises, tenons… Mais je ne veux pas vous ennuyer avec les termes techniques.

    Il sortit tout de même de sa besace quelques schémas représentant différentes étapes de la fabrication de meubles. Après tout, cela ne pouvait pas faire de mal : il ne voulait pas passer pour un simple amateur dont les compétences se bornaient à réaliser de jolis motifs et figurines. Puisqu'il n'avait pas eu le temps de réaliser un petit meuble pour lui montrer ce dont il était capable, il compensait en lui présentant des plans. Elle en conclurait sans doute que celui qui peut sculpter un animal peut aussi fabriquer les pièces nécessaires à la conception d'un meuble, et que, muni de tous ces schémas, il pouvait bien réaliser tout ce qu'elle lui demanderait. De plus, songea-t-il, pour une femme de la noblesse, ce qui comptait était probablement bien plus l'esthétique du meuble – donc la qualité des gravures – que la complexité de sa réalisation technique. Il espérait donc avoir tous les éléments en main pour la convaincre.

    - Ce bois-ci, c'est du merisier. C'est un très bon bois, solide, fiable, et élégant. J'aime beaucoup sa teinte un peu rouge. Et vous voyez ce superbe veinage ? On peut réaliser de très beaux meubles avec – imaginez, une commode, une armoire, en merisier massif, ornées de quelques gravures comme celle-ci ? Cela aurait vraiment beaucoup d'allure.

    Il lui sourit à nouveau, son angoisse un peu apaisée par le flot de paroles qu'il venait de déverser. Morwène, de plus, n'avait pas l'air de trouver son travail ridiculement laid, ce qui était rassurant. Une jeune fille de treize ou quatorze ans, probablement celle du propriétaire de l'établissement, apporta la mirabelle commandée, et Arnauld la gratifia elle aussi d'un large sourire, ainsi que d'un signe de tête pour la remercier. Il fut un peu étonné de la voir piquer un fard qui pouvait rivaliser, au niveau de la couleur, avec la robe que portait Morwène ; il continua de sourire d'un air un peu idiot, et un peu gêné, en attendant qu'elle s'éloigne. Elle le fixait toujours, cependant, aussi demanda-t-il, pour rompre ce silence un peu embarrassant, qu'elle lui apporte la bouteille de liqueur, et sortit quelques écus pour la payer. Il rapporterait la bouteille à l'auberge, se dit-il, et il pourrait ainsi faire goûter la liqueur à Actyss. La petite tavernière bafouilla quelques mots pour lui dire qu'elle s'en occupait immédiatement, et repartit enfin. Il reposa les yeux sur Morwène.

    - Tout ceci vous satisfait-il, Mademoiselle ?
Morwene
    Il aurait été faux de dire que Morwène n'écoutait pas. Tout au contraire, elle ne perdait pas un mot des explications d'Arnauld. Lorsque la plaque de merisier fut produite devant elle, la Facétieuse désira aussitôt s'en emparer, ce qu'elle fit. Du bout des doigts, elle suivit les gravures, appréciant le relief et le réalisme. Même son initiale était délicatement inscrite dans le bois. Elle se serait contentée de cette preuve sans trop faire d'histoires, mais le jeune homme semblait vouloir démontrer qu'il n'était pas un incapable. Morwène étudia chaque croquis qu'il lui montra, appréciant en connaisseuse les traits de crayons assurés de l'artisan. Il cherchait assurément à compenser son jeune âge et son peu d'expérience, et loin d'ennuyer la von Frayner, elle était d'autant plus persuadée désormais d'avoir fait le bon choix en lui donnant sa chance.

      - Votre savoir-faire est indéniable, Maître Cassenac, fit-elle en relevant les yeux vers lui.


    Elle jeta un œil à un dessin, en étudia la forme des petites pièces qu'elle n'avait jamais remarquée sur ses meubles, ne s'étant jamais demandée comment on pouvait bien les fabriquer. C'était à peine si elle supposait qu'il y avait plus d'une étape entre le moment où l'on tronçonnait un arbre et celui où l'on lui livrait le meuble tout terminé. La jeune fille acquiesça d'un air conquis. Elle aimait ce qu'elle voyait, et n'avait rien du tout à reprocher à tout cela. Bien qu'elle ne fut pas du genre tatillonne, il lui était arrivé à plusieurs reprises de trouver quelque chose à redire au tombé d'une robe ou à la qualité de la dentelle. Mais un meuble n'avait rien à voir avec une tenue de brocard, et décidément, elle faisait confiance à ce garçon.

      - Fort bien, tout cela me convient à ravir, et je vais immédiatement vous dresser la liste des meubles que je souhaite obtenir. Et comme je n'ai qu'une parole, je vais...


    Mais Morwène fut interrompue par la petite serveuse. Sa commande n'avait rien d'un secret d'état, et elle se moquait bien de ce que fabriquait les domestiques en général, pourvu que ce ne soit pas les siens. Mais la demoiselle rougissante ne cessait de fixer le menuisier, et la patience de la von Frayner, lorsqu'elle était en affaire, était très proche des températures en montagne, en plein Hiver. Fort heureusement, elle disparut enfin, laissant de nouveau Morwène et Arnauld à leur affaire. Mais la voilà qui revenait, une bouteille en main, ses grands yeux braqués sur le menuisier. Ce qui agaça profondément la Facétieuse. Elle tourna gracieusement la tête vers la jeune fille, afficha un léger sourire pour tempérer ses paroles à venir, posa son regard noir et brillant sur le visage rubicond, et lança d'une voix douce qu'on devinait pourtant sans réplique :

      - Tu apprendras, ma fille, que fixer les messieurs ainsi est fort malvenu et très impoli, en particulier lorsqu'ils sont déjà attablés face à une personne de ton sexe.


    Morwène glissa dans la petite main de la jeune tavernière quelques pièces d'or avant de la congédier d'un geste impatient. Et elle disparut enfin. La Rose poussa un soupir satisfait. Elle n'aimait pas particulièrement rappeler à l'ordre les gens, mais elle aimait encore moins être dérangée quand elle traitait d'une chose aussi importante que tout un mobilier.

      - Bien. Je disais donc que j'allais vous dresser une liste de ce que je souhaite vous commander. Ensuite nous signerons le contrat officiel qui nous engagera tous les deux. L'aubergiste servira de témoin, c'est un parti neutre. Gontran se chargera de la rédaction de tout ceci en deux exemplaires. Et pendant que je rédige la liste... Elle inspira un grand coup : Gontran, je vous prie ? Le valet se hâta de les rejoindre, et elle enchaîna. Allez quérir le cheval pour Maître Cassenac. Qu'il soit visible de la fenêtre lorsque vous l'attacherez. Ensuite vous viendrez rédiger les contrats. Et nous pourrons partir.


    Tandis que le valet partait accomplir sa mission, Morwène sortit de son pochon un parchemin neuf, de l'encre et une plume. Sans attendre, elle coucha sur le vélin tout ce dont elle aurait besoin, puis tendit le papier à Arnauld.

    Citation:

      Commande de Morwène von Frayner

      • Un coffre pour les robes, de taille assez grande. Poignées et serrure en argent.
      • Un coffre pour les vêtements de corps, intérieur séparé en deux compartiments égaux. Taille moyenne. Poignées et serrure en argent.
      • Un guéridon de taille moyenne.
      • Deux chaises avec accoudoirs. Le tissu recouvrant l'assise devra être rose et de bonne qualité.
      • Une armoire pour y ranger des tableaux et un chevalet.
      • Un coffre pour y ranger mon matériel de peinture. Assez grand pour y ranger une toile roulée. Pourra se glisser dans l'armoire demandée ci-dessus.
      • Un lit.
      • Un petit coffre carré de taille moyenne.

      Le tout en bois d'érable. Chacun des meubles devra porter la gravure demandée.



    Il eut juste le temps de tout lire que le cheval arrivait déjà. Gontran revint, s'assura que tout était en ordre, et rédigea à son tour les deux contrats dont avait parlé Morwène. Celle-ci relut le sien et acquiesça d'un air satisfait avant d'y apposer sa signature sous l’œil de l'aubergiste réquisitionné pour l'occasion. Lorsqu'Arnauld eut paraphé à son tour, elle lui tendit l'exemplaire signé de sa propre main et récupéra le parchemin qu'avait notifié le menuisier.

      - Parfait ! Donc vous m'enverrez vos factures en même temps que les meubles. Bien sûr, n'attendez pas d'avoir tout terminé pour me les expédier. Faites-les moins parvenir un à un. Vous pouvez même m'écrire, j'enverrai quelqu'un chercher cela. Vos lettres me seront adressées personnellement, au château de Bolchen, en Lorraine. Ce sera plus simple. Et celui qui viendra chercher le meuble vous donnera la somme en main propre, contenu dans une bourse scellée. Vérifiez bien le sceau lorsque vous réceptionnerez l'argent. Non pas que je doute de la fiabilité des domestiques, mais je me méfie bien davantage des auberges qu'ils croiseront en route...


    Elle sourit d'un air espiègle, perdant en même temps son air si sérieux. Tout était pour le mieux, le marché était honnête. Il n'y avait plus lieu de paraître guindée. La Facétieuse vida d'un trait sa mirabelle et se leva en souriant.

      - Eh bien, Maître Cassenac, profitez bien de votre monture. Oh et, si d'aventure je désirai prendre contact avec vous, notez-moi donc une adresse où vous adresser mes courriers, je vous prie. Ou si vous n'êtes pas sédentaire, un trajet de voyage sur lequel vous trouver.


    Et dès que cela fut fait, Morwène exécuta une gracieuse révérence, fit payer Gontran pour les consommations, adressa un dernier sourire à Arnauld, et prit gaiment congé du menuisier et de l'auberge.

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