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[RP] Arboricorium flores menuisis *

Actyss
Instants de vie d'un couple, dont la femme est guérisseuse et le mari menuisier.
* Formule réputée magique pour les couples qui désirent vivre heureux, et mourir très vieux main dans la main.



Le 11 Septembre 1464
La mi-Septembre est sur le point de sonner, et avec elle, le début de la saison des pluies. Aujourd'hui pourtant, il ne pleut pas. Le ciel est d'un gris uniforme, un peu morne, à peine de-ci de-là quelques taches plus claires pour rompre la monotonie. Il fallait bien s'y attendre, l'automne approche à grands pas. Il est encore trop tôt pour allumer un feu, même si j'ai tanné Arnauld pour qu'il commence à faire une réserve de bois pour l'hiver. Ce qui peut paraître étonnant, vu que je n'ai jamais froid. Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète, cependant. Morgane n'a que quelques mois, elle est encore fragile. Et puisqu'on vit dans une maison, autant faire en sorte que tout s'y passe bien.

Maman arrive dans deux jours. J'ai annoncé ça tout à fait tranquillement à Arnauld un peu plus tôt dans la journée. Autant dire qu'il n'a pas pris ça comme une bonne nouvelle. Il pensait aux détails techniques d'un couple qui passe les trois quarts de son temps à s'arracher leurs vêtements. Mais pour Maman, j'étais prête à me faire nonne pendant trois mois. Je fronce le nez à cette pensée, et cesse un instant de déplier le drap que je destine à la chambre de Morgane, qui sera, le temps de leur séjour, celle de Maman et Bernard. Trois mois, ça risque de faire long, d'autant qu'il suffit à Arnauld de passer le pas d'une porte pour que je ressente le désir brusque et immédiat de l'attirer dans un coin tranquille pour qu'il me fasse des choses d'une telle indécence que j'en rougis aussitôt. Oh mon Dieu, songé-je en secouant la tête pour chasser les images de mon mari entièrement nu de mon esprit. Il faut vraiment que je me calme.

Morgane, elle, dormira dans son berceau, juste devant la cheminée de notre chambre. Le plus loin possible du lit. Non pas que je ne supporte pas sa présence, tout au contraire. Mais je suis affreusement gênée de la savoir proche au moment où Arnauld et moi... J'ai même installé des rideaux autour de son petit berceau, comme un lit à baldaquins miniature. Au moins, si ça ne l'empêchait pas d'entendre, j'étais certaine qu'elle ne voyait rien. Je comptais un peu sur Maman pour la prendre avec elle le plus de nuit possible. Du moment que ma fille était dans la même maison que moi, je pouvais supporter un peu d'éloignement. Surtout si c'était pour me rapprocher significativement de son père.

Une fois la chambre prête et le lit arrangé, je sors de la pièce, et me hâte d'aller vérifier que Morgane dort encore. Dès qu'elle sera réveillée, ce sera l'heure de son bain. L'eau est déjà en train de chauffer doucement, au-dessus des flammes d'un brasero. Au jugé, j'estime qu'elle en a encore pour une bonne heure de sommeil. Ce qui me laisse le temps de faire le tour de la maison pour m'assurer que rien ne manque. Nous avons suffisamment de réserve pour nourrir quatre adultes pendant une dizaine de jours, ce qui me rassure grandement. J'ai, dans un coffre, le nécessaire pour soigner les premiers maux de l'automne, qui charriera comme de coutume son lot de rhumes et de toux. Maman sera satisfaite, d'autant que je compte lui faire visiter mon atelier.

Je m'apprête à sortir les huiles pour baigner Morgane quand la porte de la maison que nous louons s'ouvre soudainement. Arnauld rentre, avec ses cheveux en bataille, ses yeux bruns et son sourire irrésistible. Sourire auquel je ne fais même pas mine de résister, d'ailleurs. Un vague coup d’œil vers la chambre où va dormir Maman et au berceau de Morgane qui s'y trouve encore, achève de me décider. Je m'approche de mon mari, le tire par le col jusqu'au lit, et entreprend de lui ôter chacun des vêtements qu'il s'obstine à porter. Après tout, c'est dimanche, pensé-je plus ou moins en me retrouvant entièrement nue sur le lit. C'est le jour du Seigneur. Et il est largement temps d'aller lui rendre visite par le seul moyen le plus incroyablement et merveilleusement parfait que je connaisse. Arnauld.

Plus tard, bien plus tard, alors que nos jambes sont encore emmêlées et que j'ai la joue posée sur l'épaule d'Arnauld, que mes doigts sont occupés à lui caresser voluptueusement la nuque, et que le silence règne dans la maison, je relève le nez vers lui, les yeux encore brillants et les joues toujours rouges, et je lui souris d'un air si heureux qu'il doit fatalement le remarquer.

« Pour te répondre, à retardement, à une remarque d'hier... Je sais que tu t'interroges là-dessus, mais... Oui, Arnauld. Tu me fais nager dans le bonheur. »

Alors, je dépose un baiser sur son épaule, et me blottis dans ses bras. Visiblement, je n'ai pas exactement l'intention d'en bouger avant un bon moment. Et je décide, en traçant du bout de l'index une ligne partant de son cou à son nombril, que la vie sera comme ça tous les jours.
Arnauld
    Le 12 septembre 1464

    Depuis deux jours, Arnauld travaillait sur des petits carrosses en bois, avec leur attelage, destinés aux trois filles d’Alicina. Si ces jouets avaient du succès, il était fort probable qu’il en réaliserait d’autres, pour les vendre dans le commerce des Onfroy. Il avait déjà convenu qu’il fabriquerait de même plusieurs navires, longs d’environ un pied et demi et capables de dériver sur une rivière, comme celui qu’il avait déjà fait pour Actyss. On lui disait que de tels objets s’arracheraient comme des petits pains. Il l’espérait : c’était un travail long et minutieux, mais plus stimulant que de réparer les pieds cassés du lit de la Mère Blanchard ou de fabriquer un tabouret pour le voisin, et surtout, cela pourrait lui rapporter une somme d’argent assez conséquente. Arnauld n’était pas quelqu’un que l’argent attirait spécialement, mais en ce moment, il en avait cruellement besoin. Il y avait désormais le loyer de la petite bâtisse qu’Actyss et lui avaient louée pour l’automne à payer chaque semaine, et surtout, il fallait financer les travaux de la maison qu’ils faisaient construire dans leur clairière.

    Il se mit à sourire, comme à chaque fois qu’il imaginait cette maison terminée. Elle serait beaucoup plus grande que celle dans laquelle il se trouvait actuellement, et beaucoup plus jolie. Elle serait à eux. Actyss s’y sentirait chez elle, encore plus qu’à Mervent, et elle pourrait sourire tous les jours comme elle l’avait fait hier, quand sa tête reposait sur son épaule. Et Morgane pourrait y grandir heureuse ; il la voyait déjà, dans quelques années, gambader partout dans la maison et la clairière qui l’entourait. Il y aurait un mur, décida-t-il, sur lequel il ferait chaque année une encoche pour mesurer sa croissance, comme sa mère avait fait pour sa soeur et lui. Il aimait beaucoup cette idée-là.

    Un gazouillis de Morgane, qui semblait avoir deviné qu’elle était l’objet des pensées de son père, fit se lever celui-ci et s’avancer jusqu’à son berceau. Souriant bêtement, comme à chaque fois qu’il la regardait plus d’une seconde, le jeune homme tendit un doigt à sa fille, qu’elle saisit aussitôt dans sa petite main d’un air ravi.

    - C’est l’heure de ton bain, toi. Tu veux être toute propre pour quand Maman sera rentrée, hein ma puce ?

    Il prit le petit hoquet du bébé pour un acquiescement. Il ignorait quand Actyss rentrerait de chez Ali, où elle préparait son atelier, mais elle commençait à lui manquer très sérieusement, et puisqu’il avait suffisamment travaillé ce jour-là sur ses carrosses miniatures et qu’il n’avait plus rien à faire, laver Morgane serait une excellente manière de passer le temps.

    Il prépara la bassine, l’eau et les huiles, puis retourna chercher Morgane dans son berceau pour la baigner. Celle-ci, loin de se plaindre, se laissa faire en souriant joyeusement. Elle pleurait beaucoup moins depuis quelques semaines, et semblait même avoir définitivement appris à faire ses nuits. Mieux : désormais, elle riait. Souvent. Et le rire de son bébé, ça mettait Arnauld dans des états impossibles. Très prolixe en surnoms en tous genres – Actyss en faisait régulièrement l’expérience –, on pouvait dire qu’avec Morgane, il se déchaînait littéralement :

    - Oooh, alors ma petite caille farcie ? Oh oui, c’est de l’eau ça ma bouboule au miel ! Qui c’est qui va être toute propre ?
    *Smouck* *Smouck* Les petits piieeeeeds ! Les petits pieds de ma bugnette ! Ferme les yeux ma poussinette. Là. Ouiihihihi, c’est rigolo ! *Smouck* Et on frotte, on frotte frotte frotte. Il est où Papa ? Il est là Papa ! Oh mais oui, t’es belle ma figue naine confite. C’est bieeeen. On rince ! Bllblbbbllblll ! Huhuhihi. « Gagabou » ? Mais oui ma chérie, t’as raison, « gagabou » ! Oui, ma crevette rose. On sèche ? Hop, les petits bras, hop le petit ventre *smouck*, hop les p’tites cuissettes, hop les petites fesses, et t’es toute sèche ma petite pêche, un bébé tout neuf ! Et un gros baiser sur ton front, ma croquignolette ! *Smouck*

    Vous l’aurez compris, heureusement qu’il n’y avait pas de témoins. Riant joyeusement avec le bébé qui, avec tous ces noms, aurait sûrement des problèmes d’identité plus tard, il lui remit des langes propres, et l’installa dans son couffin. Actyss n’était toujours pas là. Il avait peut-être le temps d’aller lui cueillir des fleurs pour un bouquet ? Ou pour une infusion, pensa-t-il avec un sourire énamouré, se rappelant ce qu’elle avait tout naturellement fait des dernières fleurs qu’il lui avait offertes. Ah, son Actyss… Il ne tenait plus, il fallait qu’elle rentre : cela faisait au moins quatre heures qu’il ne l’avait pas vue, autant dire quatre éternités, et ça, c’était beaucoup, beaucoup trop long.

    - Hein que c’est long ma scroubignette ?


    Morgane lui répondit en ouvrant bien grands ses yeux bleus et en mâchonnant son poing. Sur ce coup-là, elle ne l’aidait pas beaucoup. Elle gazouilla quelques trucs inintelligibles – mais qui n’étaient, était-il convaincu, que des choses très spirituelles et géniales traduites en langage bébé – et agita ses petites jambes. Il esquissa une légère moue. Elle ne dormirait jamais, il l’avait trop excitée avec ses « hop », ses « blblbl » et ses « smoucks ». Or il voulait qu’elle dorme, parce qu’une fois qu’Actyss serait rentrée, il avait des tas d’idées d’activités à faire avec la jeune femme. Des activités qui nécessitaient qu’il n’y ait aucun public, et ça valait en particulier pour les bébés. Il fallait donc qu’il se débrouille pour que ces grands yeux curieux se referment et que ces gazouillis se transforment bien vite en gentils petits ronflements.

    Il fouilla dans sa mémoire pour trouver un bon conte de Pépin à raconter à Morgane. Il ne s’en souvenait plus très bien, voire plus du tout, mais il commença à raconter celui des Trois Ogres. Il remplaça le nom de l’héroïne – qu’il avait oublié – par « Morgane », et commença à dérouler son histoire, qui n’eut bientôt plus grand-chose à voir avec l’originale. Il en était à « Et alors Morgane écrasa son flan aux framboises sur la pierre, « splourrrtch ! », et le gros Ogre, qui était très vilain et très bête, ne comprit rien du tout » quand il se rendit compte qu’Actyss se tenait juste à côté de lui. Venait-elle d’arriver ou bien était-elle là depuis plusieurs minutes à l’observer faire ses pitreries ? Il lui adressa un sourire radieux, sentant son cœur s’affoler sensiblement, et voulut l’embrasser. Elle lui fit cependant signe de poursuivre son histoire, en lui souriant. C’était vrai, songea-t-il, cela ne se faisait pas de couper l’action en plein milieu et de laisser le pauvre bébé tiraillé par le suspense, pendant que le conteur se jetait sur sa mère pour lui montrer à quel point il était heureux de la voir. Il lui fallait donc continuer, question de savoir-vivre et de considération pour la plus jeune représentante de la famille Cassenac.

    Pas si simple. Il y avait Actyss juste derrière lui, et comment voulez-vous qu’il se concentre dans ses conditions ?

    - Et plus tard, Morgane rencontra sa femme, je veux dire son frère, le frère de l’ogre. Et il voulait qu’elle enlace une pierre, euh, qu’elle lance une pierre, loin, très loin, plus loin que lui ! Alors t’imagines, avec ses grrrrands bras très forts, à l’ogre, comment il pouvait serrer, je veux dire envoyer loin la pierre ?

    Actyss. Actyss là.

    - Alors elle prit le petit oiseau, et…

    Qu’est-ce qu’il racontait, déjà ?

    Actyss. Belle. Actyyyyss.

    - Les oiseaux, ça vole…

    Actyss. Sent bon. Cheveux.

    - Et, euh…

    Actyss toute nue.

    - Et-elle-lance-l’oiseau-et-il-retombe-pas-parce-qu’il-vole-et-l’autre-ogre-lui-dit-soulève-l’arbre-alors-elle-fait-semblant-puis-elle-cueille-toutes-les-fleurs-elle-rentre-chez-elle-et-tout-le-monde-vit-heureux-fin.


    Il se leva d’un bond, colla un baiser sur le front du bébé qui ne devait pas avoir compris grand-chose mais qui semblait, miracle, tout à fait disposé à s’endormir, puis alla immédiatement enrouler ses bras autour de la taille d’Actyss. Il l’embrassa, un peu trop passionnément pour que ça reste tout à fait aristotélicien, et quitta ensuite momentanément ses lèvres pour les promener partout dans son cou et sur ses épaules. Il parla un peu, tout de même ; il lui demanda comment s’était passée sa journée (deux fois), si tout allait bien avec son atelier (trois fois), lui dit qu’il l’aimait (quatorze fois), et qu’elle le rendait fou (huit fois). Bientôt, les pieds de la jeune femme ne touchèrent plus le sol : il l’avait soulevée et la transportait jusqu’à leur chambre. Tant pis pour le bouquet de fleurs, se dit-il. Il était certain, à en juger par les baisers qu’il recevait, les soupirs qu’il entendait, les mains qu’il sentait se crisper sur son dos nu, qu’elle ne lui tiendrait absolument aucune rigueur de reporter ce petit présent au lendemain.

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--Cassandre.de.mervent



Cela faisait trois mois, voire même bien davantage, que les yeux de Cassandre ne s'étaient pas posés sur le visage de sa précieuse fille. Sa fille... Actyss, à désormais seize ans, n'avait pour autant pas grandi d'un pouce. Elle était toujours aussi minuscule. Seuls changements, la courbe désormais plus ronde de ses hanches, et sa poitrine qui, sans être d'une rare opulence, s'était tout de même quelque peu développée. Actyss ressemblait plus que jamais à une femme, et non plus à une jeune fille. Pourtant, lorsque Cassandre la vit courir vers elle, ses cheveux flottant derrière elle comme une bannière, la guérisseuse retrouva sans peine sur les traits de sa fille, l'air de l'enfant qu'elle était encore souvent.

Cassandre ouvrit les bras en grand juste à temps pour réceptionner son enfant, et la serra contre elle de toutes ses forces. Son paquetage lui échappa et tomba par terre dans un bruit sourd. Derrière elle, Bernard stoppa lui aussi sa marche, mais resta discret et silencieux, laissant à son épouse et sa belle-fille toute l'intimité dont une rue passante était capable. Elles restèrent dans les bras l'une de l'autre un temps qu'elles ne purent mesurer. Actyss avait la sensation que tous les malheurs du monde fondaient au contact de sa mère, et Cassandre se sentait enfin entière et complète. L'amour d'un homme ne pouvait remplacer l'adoration d'une fille, seul être au monde qu'elle eut jamais aimé durant quinze ans d'une vie solitaire.

Elles s'écartèrent à regret, Actyss salua Bernard d'un bon sourire et d'une accolade, et tous trois prirent la direction de la petite maison que louait la famille Cassenac. Le trajet fut ponctué d’anecdotes, d'aveux honteusement soufflés du bout des lèvres, de légères remontrances et de paroles de consolation. Quatre mois d'une vie animée furent résumés avant qu'ils n'arrivent à la porte, et tandis qu'Actyss poussait le battant, Cassandre ne put que songer que sa fille s'était relativement égarée, et qu'elle, sa mère, ferait en sorte d'être davantage présente pour elle que ce qu'elle avait été ces derniers temps. Ce n'était pas que l'amour avait aveuglé la guérisseuse. C'était surtout qu'elle n'avait pas osé se mêler de celui de sa fille, et aujourd'hui, elle le regrettait amèrement. Mais désormais, elle serait là, se promit-elle. Et elle mettrait son nez et son grain de sel dans chacun des actes de ce petit couple atypique.

Au moment où Cassandre s'apprêtait à exiger la présence de son gendre, celui-ci débarqua comme par enchantement. Cassandre dissimula un sourire amusé. Elle n'aimait rien tant que de terroriser ce garçon en le menaçant de maux divers et variés, tous plus horribles les uns que les autres.
De son petit pas léger de danseuse, Actyss guida Bernard jusqu'à la chambre où le couple allait s'installer, laissant Cassandre seule avec Arnauld. La femme se redressa de toute sa hauteur, et afficha aussitôt l'air acariâtre que les belles-mères réservaient au mari de leur fille, et une fois assise devant une part de gâteau confectionné par Actyss, elle agita négligemment sa petite cuillère, souvenir d'une lettre d'autrefois.

« Votre maison est vraiment toute petite. » remarqua-t-elle en plissant les lèvres de dédain. « Vous comptez infliger cette boîte encore longtemps à Actyss ? »

Elle avait dit le prénom de sa fille avec plus de révérence qu'elle ne l'aurait fait avec celui de la Reine. Mais bientôt, l'attention de Cassandre fut accaparé par un être minuscule, soigneusement vêtue d'une tunique, qui gigotait dans les bras d'Actyss. Morgane Cassenac venait de surgir dans la pièce, pleine de vie, aussi belle que l'était sa fille - sa fille à elle, Cassandre - au même âge. Elle se leva, se saisit du bébé, et serra de son bras libre la responsable de cette créature. Les trois générations de femme réunies, Cassandre reprit sa place, insistant pour que sa fille reste bien à côté d'elle. A elles trois, elles occupaient tout l'espace de ce côté-ci du banc. Et bien entendu, c'était volontaire. Cassandre prenait un malin plaisir - sans réelle méchanceté cependant - à voir Arnauld afficher un air désespéré à l'idée de ne pouvoir se tenir près de sa femme.

« Bernard, mon tendre, viens donc contempler Morgane. »

Et Bernard de prendre la dernière place disponible, de son corps massif, en s'imposant derrière Actyss. Cassandre jeta un regard amusé à son gendre, qui n'appréciait sans doute pas de se voir mis à l'écart. Et il n'était pas au bout de ses peines...

« Arnauld, mon cher... Ouvrez donc mon panier. »

L'attendait, sous le tressage d'osier, un énorme pâté de sardines. De quoi réjouir son pauvre gendre, ça ne faisait aucun doute.

De son côté, Actyss adressa une légère grimace d'excuse à son mari. Elle s'était plus ou moins doutée que sa mère en ferait des tonnes, mais de là à le laisser de côté, tout seul avec une terrine de sardines, c'était tout de même assez lourd, comme traitement. Bloquée à la fois par sa mère et son beau-père, la jeune femme ne pouvait plus guère bouger, et elle ne devait pas non plus espérer quitter sa place dans l'immédiat. Morgane étant entre les mains de sa grand-mère, et celle-ci étant tout à fait accaparée par sa petite fille, Actyss adressa à Arnauld un regard qui valait toutes les déclarations et les promesses.

« Je suis sûre que tu aimerais visiter Bordeaux avec Bernard et Morgane. » lança la malicieuse jeune fille en se tournant vers sa mère. « Pendant que je vous prépare un dîner de bienvenue comme vous n'en avez jamais goûté. »

Le message subliminal était destiné à Arnauld. Sa mère, lâchée dans une grande ville avec son mari et sa descendance, mettrait bien une heure ou deux à revenir à la maison. Laps de temps que mari et femme, d'après le regard qu'Actyss réserva à Arnauld, serait intelligemment occupé au fin fond d'un lit conjugal.
Arnauld
    Le 14 septembre 1464
    Nuit


    Ce n’était pas possible.

    Ah, il pouvait rire, Pépin ! Il pouvait se moquer, ce vil petit Auvergnat crapuleux ! Il pouvait se bidonner, ce meilleur ami heureux comme un pape dans son lit à lui avec sa femme à lui, tandis qu’Arnauld, le pauvre Arnauld…

    Il était dans un lit, certes. Avec quelqu’un, certes. Mais ce n’était pas son lit, et ce n’était pas sa femme qui était étendue à côté de lui. Non : c’était son beau-père.

    Et il avait très chaud. Rassurez-vous, ce n’était pas le brave Bernard Koadour qui faisait monter la température de son transpirant corps de jeune mâle. C’était simplement qu’on était encore en été, et qu’à Bordeaux, les nuits d’été, même celles de la mi-septembre, étaient terriblement chaudes. Ça ne le gênait absolument pas, en temps normal, parce qu’Arnauld dormait entièrement nu – et souvent, c’était une chaleur d’un tout autre type qui le menaçait d’embrasement, sous les lèvres, les mains et les regards de sa femme, son Actyss, sa merveilleuse, fabuleuse, délicieuse Actyss. Mais dans le lit de son beau-père, Arnauld aurait préféré se faire écorcher vif que d’ôter ses vêtements.

    Il étouffait donc, à côté du cher Bernard qui n’avait pas l’air très à l’aise non plus. Quelle idée, mais quelle idée… Tout ça parce que Cassandre, la mère d’Actyss, n’avait rien trouvé de plus brillant que d’emmener sa fille en forêt pour cueillir des fleurs à la lumière de la pleine lune, et que, puisqu’il ne fallait pas réveiller les hommes, elle avait décrété qu’elle passerait la nuit dans LEUR lit, avec Actyss dans SES bras, comme à l’époque où elles vivaient encore toutes les deux seules à Mervent. Et Actyss qui bondissait de joie ! Actyss qui était ravie de le laisser dormir avec Bernard, comme si tout était tout à fait normal, qu’elle n’allait pas lui manquer horriblement et qu’il ne vivrait pas la nuit la plus embarrassante de son existence ! Actyss qui lui avait annoncé ça avec tout le naturel du monde devant un Pépin écroulé de rire, en ajoutant, avec une innocence des plus gênantes, « Tu t’amuseras beaucoup, Bernard va t’apprendre des tas de choses » ! Actyss qui regardait sa mère comme si elle était une espèce de déesse qui ne faisait pas de pâté de sardines vomitif et qui n’avait jamais menacé de le castrer avec une petite cuillère !

    Certes, certes. Pépin avait raison. Cassandre était une déesse, puisqu’elle avait mis Actyss au monde. Il lui devait une vénération éternelle. Il devrait même lui faire des offrandes, accompagnées de prières pleines d’adoration, et peut-être lui dresser un petit autel quelque part, avec des fleurs, des bougies, et un joli portrait auréolé de feuilles d’or. Il n’empêchait cependant qu’il préférait prier le Très-Haut. Lui au moins ne lui piquait pas sa femme en le forçant à dormir à côté d’un bûcheron d’un quintal.

    Pardon Bernard, vous ne pesez pas un quintal, songea le pauvre Arnauld étendu sur la minuscule portion de lit que le corps massif de son beau-père le laissait occuper. Il était juste grand et musclé. Grand et musclé d’un point de vue objectif, attention, car c’était un bûcheron, pas grand et musclé d’un point de vue de jeune éphèbe étendu à ses côtés. Mon Dieu. Dans quelle situation se trouvait-il… Au moins, Bernard ne ronflait pas. Le jeune Languedocien se retourna, fort de cette pensée positive, et heurta malencontreusement la jambe gauche de son voisin. Celui-ci émit un petit toussotement, et Arnauld grimaça. S’il allait raconter à Cassandre qu’il n’avait pas pu dormir parce que son gendre le frappait dans son sommeil, c’en était fini de ses bijoux de famille, et Morgane n’aurait jamais de petit frère. Il voyait déjà les grands yeux bleus mouillés de larmes de son Actyss, qui le regardait, le cœur brisé, sanglotant des « Tu as frappé Bernard ! Le gentil Bernard ! », « Maman a été obligée de te couper les testicules ! », « Comment as-tu pu nous faire ça ? », ou autres « Vilain », « Pas beau » et « Méchant Arnauld » qui seraient pour lui pires que l’annonce de la fin du monde.

    Il finit par comprendre, en le sentant remuer, que Bernard était éveillé. Il s’excusa piteusement, traumatisé qu’il était à l’idée, non de perdre sa virilité anatomique, mais de voir Actyss pleurer et lui dire à quel point il la décevait (voire qu’elle allait trouver un autre mari, entier, et suffisamment gentil pour ne jamais frapper son beau-père). Il fut étonné d’entendre Bernard lui répondre, et surtout lui répondre par des excuses. Il s’en voulait de prendre toute la place, disait-il, c’était de sa faute. Quand il dormait avec Cassandre, ce n’était pas dérangeant, parce que… Ici, il ne termina pas sa phrase, et Arnauld sentit toute la gêne que son beau-père partageait avec lui. Le jeune homme lâcha un petit rire nerveux, qui se mua bientôt en fou rire, auquel finit par se joindre Bernard. Toute cette situation était si ridicule ! Il ressentit une bouffée d’affection, et même d’admiration pour ce brave homme, qui ne devait pas avoir tous les jours la vie facile avec une épouse comme Cassandre, et qui s’adaptait à toutes ses lubies sans sourciller, quitte à partager sa couche avec son gendre.

    Au bout d’un moment, les deux hommes cessèrent leurs gloussements étouffés – il s’agissait de ne pas réveiller leurs femmes dans la pièce voisine – et reprirent contenance. Ils s’avouèrent mutuellement qu’ils n’avaient pas dormi de la nuit, et que s’ils ne faisaient pas de bruit, c’était pour ne pas réveiller l’autre qu’ils croyaient endormi. Mais à présent que chacun savait que son voisin était éveillé, rien ne les empêchait de discuter pour tuer le temps et essayer d’oublier que la température de la pièce était proche de celle d’un four à pain. A mi-voix, ils discutèrent des plans de la maison qu’Arnauld et Actyss voulaient faire construire, de l’aide que Bernard pourrait apporter, et Arnauld réussit même à ne pas trop assommer son beau-père de plaintes comme « Actyss me manque », « Je ne supporte pas de ne pas dormir avec elle », « Je l’aimeuh », « T’as vu comment elle est magnifique ? » ou encore « Et elle a des mains toutes petites et son petit nez est si joli ! » et autres niaiseries du genre qu’il pouvait débiter sans fin quand il pensait à elle (c’est-à-dire tout le temps).

    Finalement, Arnauld se leva, après peut-être une ou deux heures de discussion technique de maçonnerie, charpente et menuiserie, pour aller soulager sa vessie. En passant, il colla son oreille à la porte de la chambre où dormaient Cassandre et Actyss, pour guetter la respiration de cette dernière. Il sourit niaisement en l’entendant, et resta quelques minutes ainsi, se retenant de faire irruption dans la chambre pour la serrer contre lui et lui couvrir le visage de baisers. Ce serait mal vu, et Cassandre risquerait de lui faire subir le même sort que celui qu’il avait évité de justesse un peu plus tôt, en cognant Bernard par inadvertance. On ne réveille pas un dragon qui dort en protégeant son trésor, surtout si c’est pour faire des papouilles au trésor en question. Survie de base.

    Il revint donc un peu plus tard, son affaire faite, et, en se recouchant, constata que son beau-père s’était endormi. Avec horreur, il le vit entrouvrir la bouche, et émettre un ronflement retentissant. Evidemment, songea-t-il, s’il ne ronflait pas tout à l’heure, c’était simplement qu’il ne dormait pas ! Rejetant la couverture vers Bernard, les yeux ronds, fixés sur les poutres du plafond, le pauvre Arnauld se recroquevilla sur lui-même, et attendit sagement que la nuit passe.

    Il n’entendit pas quand, au petit matin, Bernard se leva et quitta la chambre. Il fallait croire qu’il avait fini par s’endormir. Ce qu’il sentit bien, en revanche, ce furent les baisers d’Actyss, qui semblait bien décidée à rattraper le temps qu’ils avaient perdu cette nuit-là. Et étant donné l’enthousiasme de la jeune femme, et le souvenir du pot de miel qu’elle avait évoqué la veille à son oreille, il se rendit vite compte que, avec un tel réveil, il valait infiniment le coup d’avoir traversé une nuit comme celle-ci.

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