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[RP] La classe armoricaine

Ansoald
La pluie balaie l'horizon. Les couleurs se sont réfugiés au fond des boutiques. Sagement alignées sur leurs cintres de bois, elles se mélangent sous les doigts pâles des clients. Ce sont pour la plupart des chalands connaisseurs des étoffes et des prix, ou bien des réfugiés mouillés qui flânent pour passer le mauvais temps.
Bleu et rouge prédominent sur le vert et le gris, teintes rendues fameuses par le goût des puissants pour le pourpre impérial et le bleu royal. Le noir bourguignon tient une place de choix, mais il est aussi cher qu'il est profondément austère. La mine sombre des jours d'ennui, Ansoald lorgne sur le vert, le jaune, le bariolé. Pourtant, il aime ses vieux habits usés: souples et confortables à porter, couverture en hiver, coussin en été, ils ont des cicatrices, souvenirs de buissons d'aubépine ou de genévriers, et des marques indélébiles, tel ce sceau aux couleurs d'un médoc bien tanné. Or, le rouge de son mantel, délavé par ses nombreux voyages, est comme une vieille balafre dont l'infection pique les yeux de Nicolas. Les fils dépassent de coutures mal cicatrisées, le col bat piteusement comme les ailes d'un poulet. Autrefois ignorant de la beauté de sa mise, il connaît désormais, à cause de son blond compagnon, la médiocrité de son habit, qu'il ne peut plus arborer en société, sous peine de monter l'écarlate aux joues hyalines. Par instinct, il se dirige donc vers les couleurs de son adolescence, quand il s'amusait à coudre toutes ensemble des pièces chamarrées pour façonner son habit de spectacle, au grand amusement des badauds.

Saltimbanque, il jonglait avec des balles chatoyantes pour détourner la foule de ses occupations et n'hésitait pas à pousser la chansonnette, avec des textes hauts-en couleur, pour tirer les bien-fortunés hors des boutiques. Jeter une pièce ou deux, c'est délier sa bourse, dévoiler son contenu aux yeux des avertis, comparses qui se mettaient à suivre les proies les plus appétissantes et qui, parfois, ne revenaient pas, la tête coincée entre les barreaux d'une geôle ou les jambes d'une cagole. Ansoald passa quelques années à divertir les gens, puis décida par ambition de joindre des bandes armées qui ne s'embarrassaient pas, pour voler, de faire des cabrioles. En quête d'un pécule qui le mettrait définitivement à l'abri....Sans se douter qu'on ne peut pas se mettre à l'abri de soi-même.

Tout l'argent gagné à la sueur des fronts de leurs victimes passait dans des achats futiles. Vivre en brigand et se comporter comme un prince. Sur les routes, dissimulé, sur les marchés, important. Claquer des ronds sur le front des vendeuses. Frapper la monnaie dans les paumes des forains. Rouler des pièces sur le tapis de sa langue. Crever sa bourse comme on crève un abcès. Rire, puisqu'on est riche. Ne pas regarder à la dépense, ni ce que l'on achète, ni où, ni comment, ni pourquoi. Ne rien prendre pour soi, ne rien garder mais tout donner, à ceux que l'on aime, ou mieux à ceux qui ne s'y attendent pas, pour se nourrir avec délice de leurs mines surprises. Jeter ce que l'on possède, s'en débarrasser au plus vite, pour acquérir des biens plus précieux, plus inutiles encore. S'apercevoir, avec dépit, qu'ils brillent de peu d'éclat au secret de ses pognes et qu'on ne possède pas de murs ou de cous pour les accrocher et les mirer jusqu'à la fin des temps. Désirer autre chose, encore, sans se lasser, obstinément, à s'en rendre malade, à confondre jours et nuits, sans savoir que les étoiles ne sont que des cailloux allumés par les astres. Vivre un bonheur d'émotion, qui dure au moins quelques instants, une vie corrompue par les promesses de l'aube.

Un coup d'épaule de Nicolas le tire de ses rêveries. Il le regarde. Il espère. Puisse-t-il exister un amour qui échappe à toute convoitise, qui épouse nos rêves d'absolu, jusqu'à tomber dans une fatale et bienheureuse résignation? Une main complice serre brièvement la taille du blondin, un souffle trouble les bleuets, intenses instants d'intimité, la ville soudain cesse de respirer, point de cris, plus de parfums, Nicolas, Ansoald, et cent pièces de draps étalés sur dix tréteaux qui valent à l'aune trois suées nocturnes. L'enrouler dans un tapis, le charger sur son épaule, s'en aller, et le dérouler partout où il le voudra, dans de jolis endroits, ou pas, peu importe le paysage si on a le belvédère, peu importe le temps pourvu qu'il pleure à chaudes larmes, peu importe la solitude s'il soigne ses angoisses. Ansoald est, avec Nicolas, en état de perpétuelle insatisfaction. Donc, tout va bien.

Sauf qu'il le sent parfaitement à son aise à déambuler entre les étals quand lui se comporte comme un bon chien pataud qui cogne les coins des tables, docile à le suivre partout, inquiet quand ils se séparent. Il pressent que ses goûts ne sont pas à la hauteur des attentes de Nicolas: celui-ci prétend même l'habiller sans lui demander son avis, d'où son anxiété. La joie de son comparse paraît un bonheur redoutable aux yeux d'Ansoald. Comment s'opposer à lui par de bons arguments quand on est ignorant de tout en matière de mode? A choisir, il porterait du rose, rose pâle en hiver, rose hâlé en été. Mais, à supprimer l'élégance, c'est la bienséance qui s'oppose à ses plans.

La passion qui anime les traits de Nicolas, il ne veut pas la gommer par une attitude morne et contrariée. Soutenir d'un regard malicieux les sourires du blondin, nourrir ses réponses par une question adroite et menacer de le tancer d'importance s'il en vient à se décourager. Triple mission, triple fermentation de son ennui. Il s'interdit même de chaparder quoi que ce soit. Ces pommes bigarrées, dépourvues de surveillance, le tentent si fort qu'il s'en mord la langue. Il suffirait d'un instant pour qu'il cède. Le porche d'une nouvelle boutique a déjà avalé Nicolas tout rond, alors, de guerre lasse, il se jette lui aussi dans la gueule d'un autre commerçant. Laisse les pommes à leur triste destin, celui d'être acheté par un homme qui n'a pas vraiment faim.

Une fois à l'intérieur, une chaise accueille son goupil séant. Le temps passe, indéfiniment. L'Aconit s'affaire, Ansoald s'occupe, Ansoald oublie, porté par ses envies....


"Je vous dis qu'on m'a volé mon bâton de maréchal! Je l'avais posé ici!
_Vous en êtes certain? Je ne l'ai pas vu!
_Vous vous moquez de moi? Sans ce bâton, je vais me prendre une sacrée chasse de la part de mon chef!
_Je suis désolé, messire, mais que voulez-vous...
_Hé vous là-bas, vous n'avez rien vu? Pourtant, moi, il me semble vous avoir déjà vu quelque part..."


Vivement interpellé, Ansoald tourne une tête ahurie en sa direction. Il bafouille une dénégation mais la sentinelle garde la mine soupçonneuse du type qui ne sait rien et se méfie de tout. L'honnête commerçant s'interpose, la moustache frémissante d'indignation:

"Messire, ce sont des clients!"

Un ange passe. Les yeux noirs du soldat scrutent ledit client posé sur un fauteuil, le détaille de pied en cap, va pour émettre une objection, immédiatement devancée par le bon commerçant, qui ajoute à voix basse:

"L'autre a de l'argent..."

Ansoald ne peut l'entendre mais sait lire sur les lèvres. Cependant, il ne manifeste aucune réaction, la règle des trois cercles en tête: sur la figure, deux lucarnes bien rondes et une lippe en arc plein cintre inversé. L'homme esquisse une moue de dépit, se détourne de l'examen de cet abruti et sort en fulminant mille imprécations. Probablement court-il vers un autre lieu de ses distractions. A regarder partout, on ne voit bien nulle part. Posé sur la chaise, Ansoald philosophe, attendant Nicolas pour lui faire cadeau d'un bâton.
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L_aconit
Tel le chat rapportant sa souris au seuil de la maison, Ansoald se plaisait toujours à faire au jeune blond des offrandes bohèmes. Une plume, un caillou, un bâton.

Ce qui les rapprochait serait-il donc ce qui les différenciait tant?

Il sourit en se souvenant de l'enfance, où il échangeait aux passants des pierres qu'ils pensaient sans intérêt et dont personne ne connaissait le secret, contre une écuelle de ragout. Géodes tant aimées, ayant laissé au jeune garçon l'impression avérée que tout était toujours jugé selon les apparences. Car Nicolas avait tant le goût de l'or qu'Ansoald celui des pommes qui n'étaient pas à lui. Inévitable paradoxe de celui qui s'est élevé seul sur les routes, et celui qui l'a été dans un château.

Mais les château sont austères, et les routes forgent l'âme buissonnière. Lorsqu'Ansoald tentait de délivrer Nicolas de ses propres prisons dorées, Nicolas tentait de mettre en avant le trésor que l'artiste renfermait. Eternels défis imposés l'un à l'autre.

Affairé à trouver le plus épais tissus pour protéger Ansoald du froid de l'hiver, la plus soyeuse des étoffe pour couvrir ce chef insolent, Nicolas n'observait rien de l'ennui profond du jeune voleur. Jusqu'à ce que le bâton apparaisse à lui comme une évidence. Creusant ses lèvres d'une moue pensive. La déception se voile d'un sourire discret. En étant là, devant ces étals chez ce marchand, le saltimbanque n'y était pas vraiment. Une part de lui s'évadait, sans doute par un besoin pressant, de la course que le blond avait programmée. Une part de lui, tant aimée pourtant de son acolyte concentré, prenait la poudre d'escampette dès qu'il tentait de l'initier aux plaisirs qu'étaient les siens. Les étoffes semblaient soudain bien fades, promptes à le travestir. Et les bleus se teintèrent eux, d'un agacement surfait.


- Tu ne peux pas rester ainsi, attifé comme un va-nu pieds.


La main se pose sur celle de l'évadé.


- Fais-moi confiance. Je ne choisirai rien qui ne te ressemble, et n'oublies pas. Je t'habille, tu m'apprends à crocheter les serrures.


Fallait-il comprendre que les mesures de tissus seraient volées? Rechignant à nourrir l'attente improductive du brun, le breton reprit le cours de son projet, jetant parfois un oeil à ce chat imprudent comme le lait sur le feu. D'un ton sûr, le jeune spadassin donnait ses consignes.


- Donnez-moi quelque chose de moins brodé. Mon frère n'aime pas les tenues trop travaillées...

Car c'est ainsi qu'il le présentait aux inconnus. Soucieux de ne pas se dévoiler. D'ailleurs, il ne donnait jamais son nom, le vrai, de gré. Signait les documents d'une écriture grimée. Etait gaucher un jour, droitier l'autre, tantôt cheveux blonds lâchés, tantôt tressés serrés sous le couvre chef de sa vêture. Non, ce jeune ne manquait pas d'audace, assurément. Durement acquise en côtoyant le renard, qui l'avait connu tendant l'autre joue. Cruellement carencé du goût de la liberté.

Nicolas ne négociait pas les prix. Plutôt fier d'afficher son aisance, il échangea une bourse conséquente au marchand contre quelques rouleaux bien choisis.

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    (En Bleu italique, les pensées Laconiques.) - Recueil
Ansoald


    Je n’ai pas de gants ?… La belle affaire !

Il m’en restait un seul… d’une très vieille paire !
– Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun :
Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.
Cyrano de Bergerac, Acte I



Le mensonge proféré par cette bouche admirable le délasse de son ennui. Eux, des frères? Les courbes douces, presque féminines, du visage de Nicolas, composées par la main tranquille d'un dieu, sont une ode à la sérénité. Cet olympien a serti deux saphirs au regard du blond, donnant aux variations de son humeur les couleurs du ciel. La naissance d'Ansoald fut l'oeuvre d'un ange tourmenté, assemblant des matériaux à son image mais qui, parfois, força le trait sur cette gueule d'ange, comme sur la ligne bien marquée des sourcils ou la proéminence d'un menton volontaire. Au brun comme au blond répondaient les cobalts au marron. La voix de l'Aconit modulait des inflexions bretonnes, quand l'Ansoald, sans feu ni accent, massacrait allégrement le "yec'hed mat" traditionnel. Ils sont frères comme Vénus est la sœur de la Terre.

L'assis reste impassible. Il préfère l'esquive ou la diversion, n'ayant pas le talent de Nicolas pour la dissimulation, mais il apprend de ce chef d’œuvre albâtre à rester de marbre. Ne pas truquer une émotion pour une autre, mais faire le vide dans son esprit, balayer d'un coup de cil les tempêtes qui ronflent sous son crâne. Du reste, le commerçant n'a pas une oreille très attentive aux propos de Nicolas: il préfère l'odeur de son argent, meilleure encore que la saponaire dont il parfume les draps. Déliant les cordons de la bourse, il entreprend d'étaler son contenu sur le comptoir pour trier la bonne monnaie de la mauvaise. Par cette attitude, il attire dans un mépris mutuel l'Anso et l'Aco, l'un qui ne sait pas compter et l'autre qui n'aime pas s'en laisser compter. Sur ce point, les frérots affichent la même gueule, l'impassibilité suprême fêlée d'un rictus de dédain.

Le brun se déplie, et s'en va tourner autour du beau brin, aguichant d'une main discrète la pointe entre ses reins. Il observe le marchand penché sur son butin, trop heureux de vendre à un tarif de noble les aunes de tissu. Ansoald va recevoir un cadeau. Pour son anniversaire. Le 19 Novembre, c'est une date écrite sur un registre paroissial, dans une vieille église de Moulins. Ce n'est pas la vraie date de sa naissance, tout comme l'année reste imprécise. Il a parfois 22, parfois 23 ans, plein d'étés, quelques hivers, un seul printemps. Nicolas va le couvrir de fils, comme il lui plaît, si heureux de l'attifer à son goût qu'une muraille de glace peinte sur le visage d'Ansoald ne saurait le détourner de son but. Ce dernier le comprend, car lui-même a envie de susciter l'envie, l'envie qu'on le regarde, l'envie qu'il le chérisse. L'envie d'être Unique et de voir les divers à sa porte.
Soudain, un sourire éclate sur ses lèvres, trop jovial pour être honnête, mais peu lui importe quand il déclame, à qui veux l'entendre:


Grand merci, cher frère, pour ce beau cadeau que tu me fais en ce jour d'anniversaire! Je suis vraiment béni d'avoir un frangin comme toi, et je regrette fort le temps où je profitais de mon âge et de ma taille pour te maltraiter. Tu te souviens que je te piquais tes biscuits, que je te poussais dans les ronces, que je claironnais à chaque fille du village que tu avais la zigounette en tire-bouchon? Qu'est ce qu'on a pu se marrer, quand même! Je vois bien maintenant que cela, au fond, te faisait rire, puisque tu t'es souvenu de mon anniversaire pour m'offrir ce cadeau.

En prévention, il a posé l'autre main sur le coude menaçant, pour éviter toute castration fort dommageable pour les nuits à venir, et il tente de le distraire en ajoutant, sur un débit rapide et un ton bas, quelques mots à l'oreille aimée:

Je me demande bien où tu as planqué ce bâton, canaille.
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L_aconit
La distraction agit, mieux que n'importe quelle autre, attirant le regard plein de défi du jeune homme. Il se coule sur les lèvres audacieuses du voleur, s'enroule à sa gorge, et vient chasser les brumes filoutes qui voilent ses mirettes noisettes. Qu'il est beau, ce saltimbanque tout offert à son art: jongler avec le risque. Jeune Paon funambule sur le fil de ses propres provocations.

L'Aconit lui, laisse le marchand séparer le bon grain de l'ivraie. Qu'il s'occupe, ce coquin. L'argent n'a qu'une valeur, surtout sortant de la poche de celui qui n'en manque pas.

Faisant le tour des étals, jouant de sa gouaille, le petit con y va se sa réponse. Le discours est bien rodé, le geste accompagne la parole, tantôt pointant les hanches du brun, tantôt s'arc-boutant pour se gausser gentiment.


- Mais je t'en prie , grands dieux oui, que m'ont marqués ces jours heureux où lorsque tu dormais avec une fille, je laissais tremper ton doigt dans un bol d'eau quand je ne leur racontait pas au matin que tu avais une chaude-pisse... Quand on faisait la taille au bord du ruisseau, et que tu désespérais d'en avoir une plus grande que la mienne ...! Et tous ces biscuits rances que je te laissais, espérant que tu les trouve!


Et à son tour, de lui glisser à l'oreille l'avertissement doucereux:


- Le bâton, c'est dans ton séant insolent qu'il va finir si tu continues...


Et de lui faire signe de la tête, lorsque le marchand termine son décompte, d'aller faire un tour près de la porte où dans la diversion de leur petite joute il a négligemment laissé quelques laizes de tissus précieux, prêtes à êtres emportées sans être passées à la caisse.

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    (En Bleu italique, les pensées Laconiques.) - Recueil
Nicolas_ansoald
Le jour a laissé place à la nuit et la pluie abondante à la solitude de Séléné dans le ciel, comme l'Alençon a cédé au Maine le théâtre de cette comédie humaine. Rares sont les lumières qui brillent dans les rues du Mans. Sous les poutres lézardées d'une salle d'auberge, où les fanions aux murs rappellent les guerres passées, un homme entouré de convives, boit. L'un après l'autre, il défie chopes et godets, cruches et pichets, puis les repousse, à l'état de cadavres, vers le bord de la table, où il les abandonne. Il ne parle pas, ou peu. Un mot suffit pour engager un nouvel adversaire. Pleurent les gorgées dans sa bouche impassible que le poète exalte dans sa quête d'ivresse. Ansoald multiplie les conquêtes de Nicolas, fier de constater ce carnage éthylique, en sa gloire, bien que la bataille se déroule sous des auspices défavorables. Cet orgueil se peint en couleurs blafardes sur son visage; les mèches de cheveux roulent en ordre impeccable que son front est vieilli des rides de l'insomnie, et souvent doit-il remonter ses épaules affaissées sous le poids des tristes pensées de cet absent qui se trouve devant lui, pour ne pas perdre la face.

Sur le bois massif du comptoir, les dés roulent, inlassablement. A peine découvrent-ils leurs numéros que la main d'Ansoald les replace dans leur écrin de cuir et qu'un autre jet remplace le précédent. Seul le double As l'intéresse; ils se font aussi rares que les lumières dans la nuit mancelle. Il a commandé au patron, un type dégarni aux joues flasques dont le nez sue la vinasse et le front le labeur, une soupe de pois cassés. Elle repose intacte et froide au-delà du cercle de jeu formé par les verres des clients, à l'horizon intermédiaire entre lui et les yeux ivres de Nicolas. Croisent-ils le regard, qu'aussitôt ils le décroisent, mimant l'indifférence totale face au vertige, comme des funambules sous un ciel amarante.

La serveuse frôle le joueur dans une manoeuvre habile, tenant en équilibre le plateau sur la paume de sa main et les seins massés au bastingage. Appétissante greluche aux cheveux d'ambre, qui cèle dans son sourire facile de multiples tours de passe-passe, ribaude plus vieille en amants qu'en âge, qui croit qu'en son cul se cache un pécule. La main d'Ansoald retient les dés quand les yeux s'égarent sur les courbes agréables, distraction que les gorgées alcoolisées du blondin comblent d'amertume. La fossoyeuse emporte les bouteilles avec elle et leurs espoirs de réconciliation, car le brun sent monter la colère que la haine du blond porte au sommet de ses vices, au détour d'un enième coup d'oeil. L'infidélité est une trahison pour Nicolas, qu'Ansoald n'entend guère. Dans les corps se dissimulent des butins que tout voleur inspire à découvrir. La vérité d'une femme est le mensonge du lendemain. L'écuyer le déteste comme l'ivrogne maudit la saveur du vin.

Longue est l'heure aspiré par le goulot d'une bouteille, inscrite sur la face des dés. Lente à mourir quand soif et faim sont à l'unisson inextinguibles. Pourtant, elle finit par tomber. Nicolas se redresse, dépliant sa frêle carcasse alourdi par l'alcool. Ses mains se posent à tous les coins de table, debout se déplace à quatre pattes mal assurées. Ansoald observe sa démarche titubante, se garde de lui porter secours. Il préfère ciseler entre ses lèvres un peu de cette soupe froide dont il apprécie, enfin, le goût, dégueulasse, et qu'il déglutit comme s'il avalait un caillou. Sa main reposant la cuiller crispe ses ongles coupés à ras aux nervures du bois. Sa conscience scélérate clame à son coeur aimant de sauver Nicolas de la tempête, l'ivresse déguisant les chaises sur son passage en écueils pour naufrage. Mais il n'en fait rien. Tel un phare éteint, il reste inébranlable. Du moins jusqu'à ce que la main de l'intempérant, agrippée au chambranle de la porte, disparaisse dans la nuit.

Il le suit. Quelques pièces dispersées à l'aveugle sur le comptoir paye sa nourriture, comme s'il avait avalé dix soupes et dix quilles. Après tout, ce n'est pas son argent, mais celui de Nicolas, et personne d'autre, vu que sa dernière campagne brigande, il n'a encaissé que des coups de bâton et a conclu que son triste sort était à mettre sur le compte de cette déréliction. Il sort. Il le retrouve. Trop vite, trop près. Sous la lumière froide, leurs ombres contre les murs se découpent au couteau. Il doit se planquer sous un porche, méfiant. Un homme saoul a des capacités surprenantes pour qui le mésestime. Qu'il parte. Ansoald sait de toute manière où il va. Il va trouver refuge dans sa piaule, une adresse connue, sous d'épaisses couvertures, un abri sûr, du moins contre le froid.

De son côté, la froidure a produit un effet vivifiant sur Ansoald. Ses pensées, sobres et fécondes, s'orientent sur un projet délicieusement fou. Au départ de ce bouge, il voulait simplement s'assurer que le blond ne croise pas sur sa route un pavé récalcitrant, ou ne songe à coucher au travers d'un banc. Au diable la surveillance! L'appartement de Nicolas, serré contre les autres, est à peine deux rues plus loin, ou quatre selon les mesures des distances en zigzag. Il n'y pas un chat sur l'avenue, pas même un de ces rusés loustics qui cueillent les fruits blets des gars bien chargés aux sorties des troquets. Alors, Ansoald prend la tangente, vers son propre logis, une mansarde louée à vil prix, si pleine de trous que le toit gagnerait à être de toile. Une nouvelle heure passe. On retrouve le filou à la porte de la chambre du blond: celui-ci, noir comme un polonais, n'a pu évidemment glisser la clé dans la serrure pour fermer la baraque. Ansoald, cambrioleur nyctalope, se glisse à pas de velours dans la maison plongé dans le silence et l'obscurité.

Quoique. Au sommet de l'escalier danse sur le plafond les lueurs chatoyantes d'une chandelle éclairée. En haut des marches, l'on entend un grondement sourd et régulier, dont l'origine ne fait aucun doute. Passant le seuil de la chambre, Ansoald le découvre. L'ange blond se vautre tout habillé sur un lit intact, si profondément endormi qu'on le croirait tombé du ciel. La bougie serait tombée, les flammes ravageraient le parquet, l'incendie gagnerait la cité, que le bougre continuerait à ronfler, salaud de pyromane. Ansoald s'approche. L'envie est là, puissante, folle, de le prendre à bras-le-corps, de l'étreindre d'une adorable clé-de-bras et de profiter de sa surprise pour lui faire avouer, tout brumeux de sommeil et d'alcool, la passion amoureuse qu'il voue à son larron. Si simple serait-il de le contraindre, quite à le frapper de vérités bien senties imprimées sur ses phalanges, pour lui faire rendre raison. Bien qu'au fond de son palpitant, Ansoald sait que la faute lui incombe, en trois A comme un seul qui forme le mot Appât.*

Peu importe. Les absents ont toujours tort. Ainsi celui qui dort. Ansoald se penche sur le gisant, le pousse à l'épaule, le tire par le bras, dégage de l'oreille gauche ses mèches blondes. Gauche car il sait que l'Aconit aime à passer incognito....Muni d'une fine aiguille en métal, dont il a chauffé l'extrémité à la flamme de la chandelle, il s'occupe donc, en usant de mille précautions, de lui percer le lobe. Opération délicate mais rapide, qu'il réussit avec une dextérité réconfortante pour la sauvegarde esthétique de l'armoricain. Quant au vulnéraire, ce sera la salive d'un baiser, si romantiquement inefficace.

Ensuite, il découvre entre ses doigts une boucle d'argent, toute simple et sans ornement. Depuis combien de temps se trimballe-t-il ce bijou de marin sans avoir eu loisir de lui en affubler l'oreille? Il ne sait plus, probablement parce qu'il hésitait à le faire. Maintenant qu'il le voit accroché au lobe approuve-t-il son choix: point n'est-ce trop moche. Surtout, c'est une empreinte. Nicolas ne pourra plus passer une journée sans penser à Ansoald. La satisfaction dessine sur ses lèvres un sourire éclatant, le premier depuis des lustres. Quelle tentation d'assister au réveil du blondin et d'opposer à sa figure livide un miroir révélateur de sa condition de rebelle au bon goût de la société! Hélas, il faut au brun tirer sa révérence et disparaître dans la nuit, sans savoir s'il reviendra un jour....
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