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[RP] Fils de p***

Lucie

      [1449 - Dijon]

Il est minuit passé. Le bordel bruisse d’une vie pourpre, honteuse, non-avouée. A la cuisine, perdue au coin d’une cheminée où feu se meurt dans un crépitement lent que les rires parfumés au chablis couvre par instant, Lucie chantonne une mélopée qui se passe de mots, sa voix fluette s’élevant à peine. Dans la ruelle sur laquelle donne l’office d’autres mômes s’égayent, le bruit de leurs jeux se perdant dans ceux de la ville. Si elle lève les yeux, la fillette peut voir ses frères. Armé d’un paquet de cartes auquel il manque roi de trèfle et huit de coeur, Josserand joue les grands. Plus loin, Simon, joli coeur déjà, charme deux ou trois gamines, parlant avec de grands gestes, levant les mains vers le ciel, les berçant d’histoires fabuleuses. Elle n’a pas besoin d’entendre pour le savoir.

Les jours se ressemblent tous ici. Les nuits aussi. Toujours, le stupre imbibe les murs. Toujours, même après le départ des derniers clients, l’écho des gémissements languides semble résonner. Parfois, dans une indifférence générale, des enfants arrivent ou partent. On les envoie chez une nourrice ou une soeur qui a su se marier, elle. On les rappelle quand ils sont demandés pour de menus travaux. On les laisse vivoter sans trop s’en soucier. Ils ne sont que l’une des conséquences malheureuses du boulot, accidents malvenus qui privent leurs génitrices d’une part de leurs maigres revenus. Et ils poussent comme ça, bon gré mal gré, mauvaises herbes dans les allées boueuses des bas quartiers.

Au milieu d’eux Lucie, avec ses grands yeux clairs et graves, fait office d’ombre trop sage. De fleur mal tombée. Ce monde-là est trop violent pour elle. Trop rugueux. Il lui faudrait le silence des grandes maisons, le calme des jardins de curé. Ici, elle se construit avec la crainte au coeur, réservant sa foi à sa seule fratrie. Aux autres elle parle peu. Il faut savoir ne pas s’attacher, cette certitude c’est incrustée dans toutes les fibres de sa jeune âme. Ce soir toutefois elle déroge à sa règle : si elle chante ce n’est pas pour elle, mais pour bercer l’enfançon au duvet brun que l’on a laissé à ses côtés et à la main de qui elle a confié sa propre menotte.


    - Y faut dormir bébé. Tu veux je te raconte l’histoire de la princesse gronouille ?



      [1465 - Pau]

Fleur mène une vie de rituels que son mariage n’a pas encore bouleversé. Il y a le conseil et la gestion de ses terres. Ses amis et les quelques uns à qui elle doit s’opposer. Puis le printemps qui renaît et à qui elle s’offre lorsque le devoir l’oublie. Un homme toutefois est arrivé qui lui fait l’effet d’un caillou dans son soulier, meurtrissant la délicatesse de son peton, piquant juste à l’endroit du nerf. Evroult. Evroult qui sait tout du secret honteux de sa naissance. Evroult qui connaît trop bien les laideurs de son passé. Evroult qui ramène à elle tout ce à quoi elle a cru échapper.

La mâchoire serrée, la nuque raidie par la tension, Lucie se remémore avec agacement l’air supérieur qu’a osé prendre l’éphèbe face à elle. Quoi ? Lui, il croit pouvoir se permettre de la mépriser ? Mais c’est elle qui le domine et de toutes les façons possibles. C’est elle qui a eu raison. Elle qui a la moralité de son côté ! Pour qui se prend-il ce fils de rien qui s’accroche à la boue dans laquelle il a vu le jour ? Ses sourcils se fronçant, la vicomtesse s’arrache brusquement à la causeuse où elle faisait semblant de lire et, les talons de ses chaussures claquant au marbre du sol comme autant de tambours de guerre, rejoint le capitaine de sa garde à qui elle commande de lui trouver le brun. Qu’il aille voir chez Hel, qu’il retourne toutes les maisons de passe de la capitale béarnaise s’il le faut, elle ne peut tolérer de le savoir ici sans connaître ses intentions.

Et tandis que Saint-Jean s'en va couver ses inquiétudes au jardin, l'homme d'armes, s’accompagnant de deux solides gaillards, part à la recherche du gigolo. Étrange mission s’il en est.

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Evroult
    [1450 – DIJON]

    - ‘utie ! ‘u… ‘utie !

    Des patounes violentes de ne pas connaître leur force s’accrochaient aux jambes bien plus hautes de sa semblable. Il ne tenait pas bien debout, l’équilibre était troublé, mais la petite hauteur de son aînée suffisait à lui faire pousser des ailes.

    - ‘utie ! ‘u… Timon !

    À ses onyx perpétuellement illuminés, comme si rien de cette crasse n’aurait jamais pu l’atteindre, se dessinait la silhouette du jumeau adoré. Il voulut courir & roula bien mieux, finissant son aventure sur ses quatre pattes bien dodues, celles d’un enfant qui ne craindrait rien. D’aucunes le disaient gâté ; il n’était que de ces survivants aux herbes de feu & aux tisanes abortives, si accrochés à leur maigre existence qu’ils auraient pu rendre jaloux les enfants de roi. Lui, Romulus sans fratrie à la lupa indifférente, ne jalousait rien tant il avait déjà tout. Plus haut braillait Blanche, dont on aurait pu jurer qu’il lui volait son lait tant elle était petite & maigre. Plus bas, Josserand jouait les durs à coups de lance-pierre & de nèfles vertes.

    Et là, Simon & Lucie, Timon & 'utie, faisaient le bonheur d’un morveux à la joie de vivre débordante, que ni le vice, ni la boue, n’aurait pu entacher. Escalader l’un, rouler avec l’autre, rire avec les deux, & puis, qu’importe ! le cœur d’un poupon pouvait bien accueillir toute la misère humaine tant qu’il pouvait enfoncer ses doigts potelés dans les narines des grands. Et leur arracher quelques éclats de joie, évidemment.

      Un bien beau fils de joie, quoi.


    [1465 - PAU]

    Une brune aux hanches trop larges & au minois grossier s’approcha du couple singulier, glissant sans honte entre eux pour souffler quelques mots à l’esgourde masculine. Ses paroles semblèrent séparer les carcasses, Chasseur se redressant comme piqué d’une abeille, ses épais sourcils noirs froncés d’interrogation. Il y avait bien des fois où on le demandait, mais que trois hommes armés se présentent au bordel en le réclamant, voilà qui était bien original. Et ce n’est qu’une fois que cet accent si lourd & épicé eut cédé les raisons de cette interruption en plein service, qu’Evroult, l’arête du nez pincé entre deux doigts fins & manucurés, se sentit enfin tout à fait idiot.

    Lucie. Évidemment. Il aurait dû s’en douter bien plus tôt, dès le premier regard échangé dans cette taverne béarnaise. Les retrouvailles, aussi piquantes que glaçantes, avaient refroidi l’assemblée comme si l’hiver refusait de céder sa place. Et puis, quoi ! elle ne méritait rien d’autre qu’un franc mépris, doublé d’une fausse indifférence & de reproches bien mal dissimulés. Elle ne pouvait faire office que de traître dans cette histoire d’enfants blessés, elle qui abandonnait, elle qui se dérobait, elle qui reniait ce pour quoi elle était née. Qu’elle n’ait pas embrassé la vocation d’une scabreuse naissance l’indifférait franchement ; il avait pourtant fallu qu’elle aille jusqu’à la désertion, abjurant ses pairs en oubliant ses mères.

    - Vous direz à Saint-Jean qu’elle n’a qu’à venir, si elle veut me voir.
    - On a des ordres.
    - Des ordres ! De qui ?
    - D’elle-même.
    - Baste ! catin donne des ordres.


    Le capitaine, qui n’avait pas bronché depuis le début de l’entrevue, laissant à ses gaillards solides la charge de se présenter en lorgnant sur les courbes des voluptueuses s’accrochant à leurs armes, fit un pas qui souffrait peu la diplomatie. Il semblait mal à l’aise dans cette maison de passe, & l’était sans nul doute. Loupiot était ici parmi sa meute, & les louves qui l’entouraient griffaient aussi sûrement qu’elles se frottaient aux guiboles pour mander quelques caresses d’or & d’argent.

    - Nous avons pour ordre de vous ramener à elle, de gré ou de force.
    - Evroult… pas de tumulte
    , souffla une voix lourde de miel & de stupre. Maquerelle se tenait là, couvant ses ouailles d’un trop large giron & d’un regard de fer. Lui, grogna, soupira, pesta & finit par enfiler les bottes qui lui éviteraient la plaie d’une marche qu’il jugeait déjà trop longue, & une chemise au tombé nonchalant qui ne cacherait ni les braies à demi-lacées, ni l’attitude trop langoureuse d’un Evroult renfrogné & provoquant.
    Quoi ! si elle le veut, qu’elle le prenne tel qu’il a toujours été.

      Un bien beau fils de joie, quoi.

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Lucie

      [1452 - Dijon]

Les yeux écarquillés, le souffle presque coupé, une poignée de mômes exaltés surveille Lucie qui, toute petite et toute insignifiante silhouette, furette parmi les étals colorés du marché. Elle a à l’épaule une grossière musette de toile et dès que les commerçants s’occupent des clients qui les interpellent quelques mets y disparaissent. Là un bocal de cerises confites. Ici des pâtisseries collantes de miel. Elle s’apprête à chaparder quelques petits fromages quand une grosse main s’abat sur la sienne. Voleuse ! Je vais t’apprendre ce qu’on fait aux… La menace se meurt quand d’un geste vif la gamine se dégage de la poigne masculine et détale, plus rapide qu’un lapin de garenne. Courez, courez ! L’ordre claque, dans des éclats de rire insolents les mioches s’éparpillent, poursuivis par quelques adultes qu’ils sèment sans mal. Dans leurs courses ils se passent le fruit de leur larcin. Pour eux crime il n’y a pas. C’est un jeu et à celui-là, ils sont les meilleurs. Quand finalement ils s’arrêtent, ils ont les joues rouges et les regards victorieux. Quoi ? Eux, des enfants de rien ? Peut-être. Mais du haut de leurs trois pommes ils savent l’oublier. Ils sont prêts à conquérir le monde.

Se rangeant discrètement entre Evroult et Simon après avoir si glorieusement glané ce qui fera leur goûter, minuscule Saint-Jean met un peu d’ordre dans ses boucles folles qu’une couronne de pâquerettes domine. Devant eux, Josserand mène le groupe. Derrière, Blanche, jolie poupée, joue les voitures balais. Bientôt ils sont assis en cercle et les mains poisseuses de sucre, les bouches brillantes du jus des fruits dans lesquels ils croquent avec appétit, ils se gaussent. Rassasiés. Satisfaits. Fleurette cependant ne l’est pas tout à fait et après avoir essuyé d’un coup de langue son pouce emmiellé, elle pose sur petit gars à la tignasse foncée un oeil au vert sérieux avant d’affirmer d’un ton qui ne souffre d’aucune contradiction :


    - Moi, quand je serai grande, j’aurai tout dans ma maison. Même pas besoin de piquer.



      [1465 - Pau]


Le jardin cerclé de hauts murs de pierre que la passerose a colonisé, est modeste comparé à la richesse de celui que la vicomtesse s’est dessiné à Barbazan. Point de plantes importées d’orient ou de sculptures ici, mais une longue pelouse crevée de bosquets fleuris que des tilleuls ombragent et, au centre, une fontaine au large bord de grès qui glougloute paresseusement. C’est là, le nez levé sur la tour crénelée qui domine le paysage, que Lucie patiente. Elle s’est taillée un air serein en prévision de l’entretien à venir. Ses mains soignées, décorées de quelques bagues d’or et de grenat reposent mollement contre son giron. Ses courbes menues sont enveloppées d’un surcot de cendal au vert profond qui réhausse la blancheur précieuse de sa peau. A la voir, on pourrait ne jamais reconnaître l’enfant des bas-fonds qu’elle a autrefois été. C’est sans compter sur les pâquerettes qui, entre deux perles, décorent les nattes souples et brillantes qui ceignent son crâne, formant un chignon savant.

A l’arrivée d’Evroult l’air semble se froisser. Il y a une faille dans la perfection calculée de la scène. Congédiant d’un geste de la main des gardes bien reluctants à laisser leur maîtresse aimée seule en telle compagnie, Fleur marque un silence qui s’étire un instant puis enfin, elle pose les yeux sur celui qui, dans une autre vie, a été son ami. Il a la mine des mauvais jours. Tout dans son attitude sonne comme un défi. Une menace. Les enfants d’autrefois sont morts, il y a de l’orage de la silhouette mâle. Lucie pourtant si frêle, si apparemment fragile, refuse de trembler et c’est avec calme qu’elle se lève pour s’approcher, non pas de l’homme, mais d’une table montée sur des tréteaux et drapée de blanc sur laquelle reposent quelques carafons.


    - On boit généralement du jurançon par ici mais je lui préfère le manseing que l’on cultive sur mes terres. Plus capiteux sans doute, mais plus doux à la bouche. Mon époux quant à lui n’a de goût que pour ce qui se fait en Bourgogne, ou presque. Par chauvinisme, je suppose, expose-t-elle en remplissant deux coupes dont une qu’elle porte au brun, cueillant son regard au passage. Je pourrais continuer de parler ainsi pendant longtemps, mais je doute très largement du fait que cela t’intéresse. Toi tu n’aimes que ce dans quoi tu as été élevé. Alors dis-moi, Evroult, puisque tu es de ceux qui se vendent, combien va me coûter ton silence sur ce qui a précédé cette partie de mon existence ?

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Evroult_

    ***
    [1455 – DIJON]


    - Allez, les enfants, j’pas qu’ça à foutre. Evroult, Blanche ! Posez vot’ cul ou j’y fous mon pied !

    Des rires idiots répondirent à la catin improvisée conteuse pour la matinée. C’était un rituel sacré présent à chaque dimanche matin, retenant les mioches de courir entre les alcôves occupées d’un singulier manège. Ici, à chaque office religieux, on profitait des prêtres aux dos tournés pour faire venir la marchandise au calme : liqueurs fortes, remèdes narcotiques, huiles aphrodisiaques, vierges esclaves ou volontaires. Et durant cette messe hérétique, alors qu’on testait minutieusement les différents articles, on voulait les enfants sages & contenus. Les ficher dehors ne suffisait plus : ils avaient une fâcheuse tendance à se glisser dans les églises pour y éteindre les cierges, grimper sur les autels & voler les oboles aux moustaches & aux missels des pieux.

    Alors, tant qu’on le pouvait, on laissait les mauvaises herbes à la charge d’une fille bienveillante. Selon, les impudiques petites esgourdes avaient droit au récit des derniers ébats de Gertrude, génitrice oubliée du Loupiot, accompagnés de gestes obscènes & de rires gras, ou bien des conseils avisés d’Arlette pour prendre en ses filets rouquins n’importe quel homme, n’importe quelle femme. Cette fois, c’était Renaude, & Renaude n’aimait rien de moins que les contes de princesses & de chevaliers. Certains s’endormaient, d’autres parvenaient à fuir pour suivre Josserand & ses quatre-cent coups, & quelques-uns restaient, des étoiles dans les yeux, la bave aux lèvres, les mains jointes dans une silencieuse prière qu’aucun dieu saint d’esprit ne daignerait entendre.

    Lui, enlacé par les bras doux & fragiles de Lucie, la chemise tirée par la pâle menotte de Blanche qui suçait encore son pouce, releva l’onyx profond & éclatant qui en déstabiliserait bientôt plus d’une.

    - Moi, quand je s’rai grand, s’rai un prince charmant comme dans les histoires de ‘naude. Y pis tu s’ras ma princesse. Y Simon y s’mariera avec Blanche. Et Jo’… Jo y nous ramèn’ra des sous !
    Dis, on rest’ra toujours ensemble, hein ? Tu promets ?

    - Et ils vécr… viv… vivèrent longtemps avec beaucoup d’morveux. Allez, j’en ai marre. Dégagez-moi l’plancher !


    [1465 - PAU]


    L’onyx sombre & sans lueur suivit un instant la sortie des soucieux gardes, évitant tant que faire se peut de se confronter à celle qui fut amie. Ce n’était ni la honte, ni la gêne, ni la soudaine & accablante lourdeur de l’air qui lui fit éviter le regard de Lucie, non ; & lorsqu’il eut levé enfin ses cils épais pour soutenir la silhouette féminine, on vit transparaître autant de dégoût que de peine, de chagrin que de haine. Si seulement elle s’était laissée aller à quelques bribes d’humilité, si elle avait osé avouer son erreur & sa trahison plutôt que de se cloîtrer dans cette vanité, cette arrogance, cet orgueil de noble, ah ! il aurait pensé au pardon. En lieu de ça, voilà qu’il se braquait déjà, bras croisé sur le torse refusant superbement le jurançon servi.
      Recueille, ma belle, recueille ce que tu sèmes.

    - Pardon, tu disais ? Je ne t’écoutais pas.

    Il lui tourna le dos en même temps qu’il y glissait ses mains, nonchalamment croisées pour reprendre une contenance si facilement ébranlable. Impétueux, il l’était, & il tenterait autant que possible de ne pas lui laisser la liberté d’en user comme une faiblesse. N’était-elle pas aussi vicieuse & torve que leurs mères respectives ?
    Son unique réaction, alors, fut de pousser un soupir profond & lourd de pitié. La question le brûlait bien plus intensément que ses piques puériles qui ne visaient qu’à l’énerver & à prouver combien il était intenable & infréquentable. Avec l’air de ne pas y toucher, petite fille de catin piquait bien, & piquait fort. Qu’importe ! il lui rendrait la pareille. Au centuple, s’il le fallait.

    - Ton statut emprunté t’a rendu idiote, Lucie. Vois-tu…
    S’arrachant à la contemplation d’une fleur fanée trop tôt, Loupiot enfin remis fit face à celle qui, un jour, fut considérée comme une sœur.
    - … Je n’ai pas l’esprit aussi tordu que tu sembles le penser. Mais maintenant que tu as eu la gentillesse de me mettre cette idée en tête… Ah ! ma pauvre petite catin…
    Il lui fallut à peine plus de deux pas pour avaler ce qui les séparait & pour qu’une main, arrogante d’avoir été blessée, coule une caresse douce sur le menton chéri.
    - Je ne veux pas de ton argent.
    D’un sourire mutin, il fit peser un doute tenace.

    Car oui, il en venait à penser qu’elle mériterait bien une solide leçon. La crainte d’être dévoilée, reniée, de revenir à cette misérable existence dans laquelle elle les avait tous laissé, sans un mot, sans un regret, avec ce mépris seul de ce qu’ils représentaient. Et quand elle n’aurait que l’effroi de ne rien maîtriser à la bonne tenue de sa réputation, lui aurait entre ses mains le pouvoir de châtier la traîtresse. Ah ! ce que la douleur pouvait le rendre fou, ah ! ce que la peine pouvait le rendre mauvais.
      Récolte, ma belle, récolte ce que tu aimes.




Lulu

      [1456 - Dijon]

C’est l’hiver. Sous son manteau blanc, Dijon tremble de froid. Les boucles semées de flocons, le bout du nez rougit par la bise, Lucie rentre. Dans son poing menu sont serrées quelques pièces durement gagnées. Son pas est hâtif. Elle court presque. Depuis quelques heures déjà le soleil s’est couché et dans le quartier, il ne fait pas bon traîner dehors à la nuit tombée. Atteignant la porte de l’office, elle l’ouvre précipitamment et, la claquant derrière elle, elle monte quatre à quatre les marches vermoulues de l’escalier de service, grimpant jusque sous les combles. Là, dans un grand dortoir bordélique, quelques bougies de suif éclairent lits défaits, tables surmontées de flacons et autres chaises croulants sous des vêtements froissés. Pressée, jetant des coups d’oeil régulier dans son dos, la gamine s’approche du bout de natte qu’elle partage avec ses frères et s’apprête à en soulever un coin quand elle remarque, abandonnée là, la boîte que, normalement cachée, elle allait récupérer.

    - Oh non ! Non, non, non… gémit-elle en l’ouvrant pour la découvrir vide. Parfaitement vide. Non !
    - Un problème ?

Se retournant vivement, petite Saint-Jean observe celle qui vient de parler. Élancée, ses courbes pleines et sensuelles sanglées dans une robe pourpre dont le col délassé laisse à voir la naissance d’une poitrine gourmande, la sculpturale catin la regarde de cet air qui lui fait depuis toujours sentir qu’elle n’est rien. Un de ses sourcils finement dessinés est haussé. Ses pupilles, noyées dans l’océan de ses yeux au vert exalté, sont contractées. A sa bouche peinte de rouge elle a posé un sourire à la langueur froide et violente.

    - C’était à moi ! T’avais pas le droit !
    - A toi ? Idiote. Ça ne rembourse pas le quart de ce que tu me dois. As-tu idée de tout ce que je perds par toi ? Interroge Justine en s’approchant jusqu’à faire sentir à la fillette l’opium à son haleine. Tu es un poids. Un rat qui se nourrit de moi. Se penchant encore elle pince le menton de Lucie entre deux doigts de glace. Mais regarde-toi. Presque baisable. Bientôt tu ne seras plus à mes crochets, susurre-t-elle à sa progéniture statufiée avant de dérober l’argent toujours contenu dans son poing fermé. En attendant, donne ça et va là où je ne te verrai pas.

Suffoquée, Fleur ne se le fait pas dire à deux fois. Elle court vraiment cette fois. Simon. Simon. C’est dans ses bras qu’elle veut trouver refuge. Auprès de lui qu’elle retrouvera le souffle. Mais c’est Evroult qu’elle heurte. C’est contre lui qu’elle s’effondre. Au creux de son cou qu’elle sanglote.

    - Je la hais, je la hais. J’veux pas rester. J’veux qu’on parte.



      [1465 - Pau]


Les mots sont des armes. Depuis longtemps elle le sait, aujourd’hui elle en fait l’amère expérience. Où Evroult a-t-il appris à ainsi les manier pour en trois phrases la retourner ? Pour un cinq lettres maudites éveiller tout ce qu’elle a de mauvais ? Catin. C’est une plaie jamais refermée. Une douleur jamais éteinte. Elle a tout fait pour s’en détacher pourtant. Elle s’est élevée encore et encore afin que jamais on ne puisse dire d’elle qu’elle est la digne fille de sa mère. Ça la rattrape pourtant. Ça lui saute aux yeux chaque fois qu’elle rencontre son reflet si identique à celui de Justine dans un miroir. Ça lui explose entre les mains maintenant puisque le frère devenu ennemi de ce qualificatif la marque.

Repoussant avec effroi la dextre qui s’abandonne à sa joue, Lucie recule. Un doute persiste. Serait-il capable d’exiger d’elle qu’elle vende son corps au diable qu’il est devenu ? Tout ce qu’il y a eu d’amour en elle jure que non. On ne change pas tant et une relation autrefois si pure ne peut être ainsi pervertie. Mais le dégoût chez elle est synonyme de prostitution et si jeune loup à cette activité là c’est perdu, c’est bien qu’il ne subsiste plus rien de beau chez lui. Plus rien de digne. Le regard paré de gel pour qu’il n’y lise pas la peur, Fleur se fend d’un sourire hautain. Réflexe d’enfant qui attaque pour se défendre.


    - Ne sois pas assez sot pour croire que tu pourrais obtenir quoique ce soit d’autre. Parce que j’ai pitié de la condition dans laquelle tu t'encrasses je te fais l’aumône de quelques écus mais si tu la refuses, ce n’est pas un sort si doux que tu rencontreras. Et tu ne voudrais pas voir ton outil de travail abîmé, non ?

Menace en l’air. Elle serait parfaitement incapable de le faire tuer ou même blesser. Mais il doit croire qu’elle a le pouvoir sans quoi, dans ce jardin à la paix brisée, dans cette heure où les amis d’hier cherchent à se faire aussi mal que possible, il pourrait bien l’emporter. Et ce n'est pas concevable.




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Evroult_
    [1457 – DIJON]


    - C’est assez simple, vois-tu. L’homme est fait de telle sorte qu’il ne peut réfréner ses besoins de chair, &, je le crois, il ne le devrait pas. La bonne tenue de ses humeurs & de son caractère repose sur la consommation, même abusive, de nous, femmes, & de nos plus beaux attributs. En fait, je suis bien convaincue que tout est bon quand il est excessif*. Ce doit être une condition à un esprit & un corps sain. Comprends-tu ?

    L’enfant hocha la tête, sourcils froncés attestant de sa concentration. Les lèvres entrouvertes buvaient les paroles de la maquerelle gironde, les onyx dilatés de sa fascination. D’abord, parce qu’elle était belle comme un ange, longue, ronde, & la poitrine ferme malgré ses plus de trente ans. Les joues toujours roses, qu’elle usa du fard ou non, donnaient à ses petits yeux d’amande des teintes d’ocre & d’or, & l’on se laissait bercer par le chant doux d’une voix basse aux intonations de soleil. La Bourgogne ne lui avait pas volé son accent, & la difficile tâche de gestion d’un bordel ne lui enlevait pas la moindre once de son charme méditerranéen.

    - Et les femmes qui viennent comme clientes… elles veulent faire du bien aux hommes ?
    - Ah… souvent, elles ont des rôles & des statuts aussi importants, voire plus, que les hommes dont je te parlais plus tôt. Il leur faut un exutoire, là où la pression de leurs vies réclame vos vîts, à vous, les hommes. Tu vois, tu as raison dans le sens où il faut que s’expriment leurs passions pour qu’elles puissent, ensuite, contenter leurs ép –
    - T’es encor’ en train d’lui fourrer des rêves d’grandeur dans l’ciboulot ?
    - Gertrude.


    La dénommée Gertrude, à l’onyx de fer & ivre de piquette, ricana grassement, posant ses boudins de doigts comme des serres sur l’épaule d’Evroult. Il frissonna, de dégoût, priant des yeux la belle maquerelle de le dégager de son hideuse mère, barbouillée à l’outrance & le corps dégoulinant d’une robe trop petite. Maquerelle consentit d’un mouvement du menton, & l’enfant libéré dévala les escaliers pour rejoindre la grande salle, & le troupeau de gamins qui nettoyaient sans même sourciller les alcôves. Il attrapa la première mimine à sa portée, l’arracha à sa tâche, & d’un grand rire léger, ayant déjà oublié l’affreux visage de sa parente, fit tournoyer la jeune fille en lui claquant un baiser sonore sur la joue. Et à l’interrogation de sa fort bonne humeur, il souffla, comme un secret royal :

    - Tu verras, Lucie de mon cœur… tu verras qu’on s’en sortira mieux qu’elles !

    [1465 – PAU]


    - Pitié ? Aumône ?!

    Le masque de nonchalance dont il s’était si bien paré se fissurait sûrement, alors que la colère grondante commençait à lui déformer les traits. Le point se serrait & de décrispait en un rythme erratique, alors qu’il accusait, presque vacillant, les armes affutées de petite Lucie. Pitié. Aumône. Pitié. Aumône. Chacun leur tour, ils venaient planter à grands coups de hache émoussée l’orgueil, la fierté, la dignité de l’autre. Lui, il frappait à l’endroit de la naissance, là où se terre la honte & le dégoût, là où l’on tente de se laver le sang à grand coup d’apparats. Elle, écrasait la vanité dressée, là où se motte l’odeur âcre de la peur de n’être jamais rien, de n’être pas assez, là où l’on croit se sublimer du sang qui nous ternit.

    Et alors qu’ils se faisaient face, tous deux, murés dans leur mépris, tremblants de l’affront, de la peine, de la haine qu’ils se balançaient au visage, on eut cru voir les deux faces d’un même écu. Taillés, tous deux, du même bois souillé, poreux, pourri, ils avaient poussé comme des charmes, vivifiés par le purin fertile, étendant leurs rameaux & leurs feuilles en pointant bien droit vers le ciel. L’une était allée trouver meilleure terre sans un seul regard en arrière ; l’autre s’était obstiné à chatouiller du nez les rayons du soleil pour moins sentir la bouse s’étendant à ses pieds. Du reste, elle avait réussi ; lui, cherchait encore sa place.

    - Bravo ! Je vois que votre magnificence ne se refuse aucune vilénie quand il s’agit d’insulter un ami ! Allons bon, voilà qu’après m’avoir réduit au statut de mendiant – comme si j’étais encore de ces gamins volant pour se remplir la panse d’un quignon ! – maintenant tu menaces jusqu’à l’intérieur de mes braies ?
    Et JE devrais être à blâmer pour mes choix de vie, mon métier ?
    Ah Lucie, tu es tombée plus bas que je n’osais le penser ! Ton mépris n’a d’égal que la perversité de ta mère, ah ! il n’y a aucun doute, tu es aussi vicieuse & pernicieuse… quoi, non ! tu es encore bien pire, car toi, tu caches ta poitrine & tes chevilles de traître sous de jupons hors de prix pour faire croire que tu n’es pas vipère.


    Il agitait les bras, les joues rouges déjà de s’échauffer autant, la voix vibrant de la passion qu’il mettait dans chaque émotion un peu forte, en l’occurrence ici, l’amertume & la peine. Un coup, il la pointait d’un doigt accusateur en frondant du regard, l’autre, il se détournait en levant haut les bras, appelant les oiseaux à être témoins d’une vérité implacable.

    - Mais les vipères ma sœur, tous les plus beaux atours ne suffiraient à les priver de leur venin ! tu pourras bien leur faire croire à la blancheur de tes plumes mais moi je sais ! ah, je sais ! je sais que tu renies ton sang & les plus fidèles de tes frères pour te parjurer auprès d’une noblesse qui blêmirait de connaître ton rang ! je sais que tu mérites bien plus que la haine que je t’offre pour avoir abandonné les tiens quand ils avaient le plus besoin de toi !
    AH ! fais donc la fière, la prude, & l’innocente, moi, je sais ! & je n’aurai de cesse de te pourrir la vie comme tu méprises la mienne ! Ah ! petite fille de catin, Justine serait fière de voir quelle belle ronce elle a su engendrer !


    Là, il finit sa tirade, essoufflé, palpitant, les onyx finissant de lancer les éclairs qui faisaient rage dans ses tripes. Plus tard, sans doute, regretterait-il d’être allé aussi loin : la carte maternelle était une carte maudite. Mais plus tard ; l’heure était encore au pugilat.


* Marquis de Sade, La Nouvelle Justine.
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