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RP - Mère, fils et compagnie

Fleur.des.pois
Ce RP est ouvert à tous les personnages qui croiseront le chemin de Fleur et de Drago. Soyez donc les bienvenus !


    {Le 18 Septembre 1465}


Alais n'offrait pas de grandes diversités d'activité. Il n'y avait même pas la mer. Il aurait fallu pousser encore un peu, se rendre jusqu'à Montpellier, mais ce n'était pas le chemin. Et ce n'était pas comme si Fleur n'avait jamais vu la mer, puisqu'elle venait de passer plusieurs semaines à bord d'un navire. Drago n'éprouvait pas le désir de contempler la Méditerranée alors nul besoin de se fatiguer. Mieux valait rester à Alais pour l'instant, même si c'était ennuyeux.

- Pourquoi doit-on rester ici, Mamma ? bougonna Drago en faisant des ricochets sur la rivière qu'ils longeaient lors de leur promenade quotidienne.

Le temps n'était pas vraiment au beau, Gaia avait demandé à ce qu'un feu brûle dans la cheminée de leur chambre, à leur retour à l'auberge. Elle portait une robe noire à encolure trapèze, agrémentée d'une ceinture galonnée d'argent. Par-dessus, pour lutter contre les premières humidités de l'Automne qui s'annonçait, elle avait noué une pèlerine gris foncé en laine tissée. Son épaisse chevelure corbeau se trouvait maintenue dans un filet qui tenait en place grâce à un jeu d'épingles à bout sombre.


- Parce que j'ai écrit au signor Ferreti qui doit m'envoyer la somme que je lui ai demandé. Je ne fais pas suffisamment confiance aux gens de ce pays pour leur confier l'or de ton père.
- Giacomo Bellini non è mio padre !
s'emporta le petit garçon d'un air furieux en se tournant vers sa mère. Non ho padre !

Drago était si fâché qu'il en oubliait son français, s'exprimant dans sa langue natale. Il tira brusquement sur sa chemise blanche, la rentrant furieusement dans sa paire de braies noires, avant de réajuster son pourpoint ébène, qui n'était pas boutonné.
L'enfant n'avait que sa mère au monde. Il n'aimait qu'elle, il l'adorait, même. Elle ne lui avait jamais caché que Giacomo n'était pas son géniteur, et que celui-ci n'était qu'un fieffé salopard qui se baladait dans le royaume de France en semant ses enfants aux quatre vents. Il détestait cet homme. Jouer la comédie pour se venger l'amusait terriblement. Il lui ferait regretter de l'avoir abandonné, et d'avoir blessé sa mère.


- Lo so, cuore mio, répondit-elle d'une voix douce en utilisant la même langue. Je te demande pardon. Je n'ai jamais voulu que le signor Bellini te reconnaisse et il ne s'est jamais aventuré à le demander. Tu es mon fils, et aucun père, adoptif ou véritable, ne saura t'arracher à moi par quelque voie que ce soit. Pas même une tardive envie de paternité.
- Jure.

Fleur s'agenouilla devant son fils, indifférente à la boue qui risquait de maculer ses vêtements.

- Mon trésor, je te le jure sur tout ce que tu voudras. Mais maintenant, ôte-moi de ce si beau visage cette expression maussade.

Elle glissa les mains de chaque côté de la taille de son fils et les agita, un air espiègle au visage. Comme elle était changée, l'Empoisonneuse, lorsqu'elle n'était qu'avec son fils ! Pas de regard enjôleur, pas de sourire mutin, pas d'expression calculatrice, rien de ce genre. Rien que du sincère, du vrai. De la véritable joie, du véritable bonheur. En cet instant, Gaïa n'était qu'une mère comme toutes les autres. Dans ces moments-là, elle retrouvait l'innocence perdue des années plus tôt. Son fils, qu'elle élevait pourtant à son image, avait le don de faire paraître aux yeux du monde le meilleur de cette femme qui pourtant, tendait depuis ses douze ans vers les zones les plus sombres de l'esprit humain. Un vrai petit miracle. Ce qu'il y avait de dommage, aux yeux du Lutin, c'était qu'elle devait son plus grand bonheur à l'homme qui l'avait fait souffrir. Et qu'elle espérait bien empoisonner un jour. La vie était parfois une sacrée petite garce.

Ainsi chatouillé, Drago éclata de rire en se tortillant pour échapper aux doigts de sa mère. Il y parvint à moitié et commença à courir, mais elle le rattrapa en un instant et l'attrapant sous les bras, elle le fit tourner dans le vide. Le petit garçon hurlait de rire et s'agrippait aux bras de sa mère. C'était là le tableau qui résumait le mieux la vision du monde de Drago. Sa mère, les cheveux à moitié défaits et belle malgré tout, au centre du monde et lui, qui s'attachait à elle de toutes ses forces. Un jour peut-être, il se déciderait à faire rentrer son père dans l'équation et changer alors irrémédiablement les plans diaboliques de sa mère. Mais ça n'arriverait pas maintenant. Drago, tout comme sa mère, ne possédait pas l'art de pardonner sans faire souffrir avant.


* - Giacomo Bellini n'est pas mon père ! Je n'ai pas de père!
- Je le sais, mon coeur.

_________________
Fleur.des.pois
{Le 20 septembre 1465}


- Drago, chéri ?
- Mamma ?
- Ce serait le bon moment pour écrire à ton père.


Drago releva brusquement le nez et regarda sa mère d'un air à la fois agacé et horrifié.

- Ne l'appelle pas comme ça !


Puis, d'un ton plus calme :

- Pourquoi faire ?


Il pleuvait affreusement, aujourd'hui. Fleur et Drago avaient du rester à l'intérieur et occupaient à présent la grande salle de l'auberge, par ailleurs déserte. Même la tavernière avait fini par s'en aller, ne laissant-là que son aide, qui faisait fort peu de bruit en cuisine mais se tenait prête à exécuter le moindre des ordres de Gaia et de son fils. Comme, semblait-il, tous les tenanciers d'auberges et de tavernes qui souhaitaient s'enrichir autant que possible. Depuis son mariage avec Giacomo, Gaia était généreuse en pourboire. Elle avait toujours su reconnaître la valeur d'un travail bien fait, aussi, lorsque les services étaient à sa convenance, ne manquait-elle jamais de récompenser le prestataire.

Pour ne pas mourir d'ennui, Drago étudiait depuis l'après déjeuner l'épais herbier de sa mère et consultait régulièrement les notes de l'Empoisonneuse, rassemblées dans un gros volume relié de cuir souple et rouge. Fleur, quant à elle, avait beau avoir joué le rôle de l'épouse parfaite à Venise, n'avait jamais été du genre à broder devant le feu. Elle n'avait pas poussé les choses jusque-là. Au lieu de ça, elle vérifiait que ses réserves en champignons vénéneux et en plantes toxiques étaient encore suffisantes et en dressait un inventaire.


- Oh, tu ne veux plus ? Je croyais que tu voulais faire mordre les pissenlits par la racine à ton cher père. Mais peut-être t'est-il réellement devenu cher, depuis que tu l'as vu à Paris ?

Pour toute réponse, Drago referma l'herbier avec tant de force qu'un courant d'air agita l'une des mèches de cheveux de sa mère.

- Pourquoi si tôt ? On n'est pas encore prêts à bouger de ce trou et si on lui donne des nouvelles tout de suite, il pensera qu'on est en route et il nous accusera d'avoir pris notre temps. Ou pire, de nous être perdus en chemin.

Drago renifla de dédain. Comme si sa mère pouvait s'égarer !
Fleur, elle, esquissa un sourire et se leva lentement de sa chaise. Elle portait une robe simple, au col en coeur et aux longues manches en dentelle, resserrée à la taille. Elle se plaça juste derrière son fils en faisant glisser devant lui un parchemin vierge. Posant une main légère sur l'épaule de Drago, elle se pencha vers lui et répondit presque dans un murmure au creux de son oreille.


- Mon amour, c'est très simple. Donnons-lui de nos nouvelles, mais ne faisons pas semblant qu'il nous manque, il ne pourrait pas y croire, il n'est tout de même pas si crétin. Bien que son intelligence ne saute pas aux yeux à première vue, je te l'accorde... Mais il suffit juste qu'il espère qu'au fond, on lui manque un peu. Et en lui donnant de nos nouvelles régulièrement, on s'installera petit à petit dans sa tête. Il en attendra bientôt une autre, puis une autre. Nous lui parlerons de banalités. De notre petit quotidien. Et il ne pourra pas s'empêcher, dans un recoin de sa tête, de s'imaginer avec nous. Tu comprends mon trésor ?


Elle effleura du bout d'un index la tempe de son fils, qui l'écoutait avec sérieux.

- Nous entrons dans sa tête...
(Fleur fit glisser son doigt vers le coeur de son fils.) Puis nous gagnons son coeur. Et il sera à nous.

Drago sourit, cette fois convaincu par la démarche. D'une main décidée, il s'empara de sa plume et la trempa dans l'encre, avant de commencer à écrire. Sa mère s'installa juste à côté de lui, le couvant du regard tandis qu'il laissait court à son imagination.


Citation:

    Alais,
    Le 20 septembre.

    Padre,

    J'ai demandé à Mamma si je pouvais t'écrire. Elle n'était pas d'accord au début mais j'ai fini par avoir la permission. Mamma m'a dit de te demander si toi, tu voulais bien que je t'écrive. Si tu ne veux pas, alors je ne t'écrirai plus.

    J'ai demandé à Mamma de t'écrire parce que je crois que c'est une bonne façon pour apprendre à se connaître sans qu'on soit gênés. Je sais que Mamma va gronder si je lui dis ça tout d'un coup mais j'aimerais bien, moi, apprendre à connaître l'homme que Mamma a tellement aimé. Je ne sais pas si tu peux m'aimer et je ne sais pas si je veux t'aimer puisque tu as fait du mal à Mamma. Mais je veux savoir qui est mon père. Et si Mamma et toi faites la paix alors, je crois que ça me ferait plaisir.

    Nous sommes dans une petite ville dans le bas et je m'ennuie. Mamma attend que des sous arrive pour nous permettre de voyager. Mais je trouve le temps long. Avant, à Venice, j'avais un petit chien. C'était le chien de Mamma. Mais il est mort. Et depuis je n'ai plus de petit chien et là j'aimerais bien en avoir un, je pourrais jouer avec. Mamma dit que si on en trouve un on le prendra. On fait le tour de la ville et on n'a pas trouvé... Mamma dit qu'on en trouve dans les fermes mais là, personne ne veut nous en donner un. Alors je m'ennuie. Mamma pour passer le temps, elle fait des choses de filles. Elle se fait faire des robes et prend des grands bains...

    Où est-ce que tu vis toi ? C'est comment chez toi, ta maison ? Tu as un petit chien, toi ?
    Mamma dit que tu sais nager, c'est vrai ? Je lui ai demandé si tu sais faire de la barque mais elle m'a dit qu'elle n'en savait rien du tout. À Venice, je faisais très souvent de la barque.

    Je t'écrirai bientôt une autre lettre. Sauf si tu ne veux pas.

    Drago


    _______


    Niallan,

    Je voulais juste t"informer que j'attends quelque argent pour permettre à ton fils et à moi-même de voyager plus commodément en voiture. J'ai mandé en ville et j'ai réservé deux places dans une coche qui nous mènera à bon port et en une seule petite semaine. Vu l'état des routes dans la région, m'a-t-on dit, c'est une bonne nouvelle, ce temps de trajet.

    Je tiens mes promesses, Niallan. Celle-là, je n'y manquerai pour rien au monde. Tu passeras du temps avec Drago. Trouve-lui de belles occupations. Tu ne me croiras peut-être pas, mais sur ce point, les belles occupations, je te fais confiance.

    Si ce n'est pas moi qui t'écris pour te le dire, ce sera Drago. Nous t'informerons de la date de notre départ.

    Gaïa



Alors que sa mère cachetait la lettre et la faisait porter à un coursier, Drago regardait par la fenêtre, le sourcils légèrement froncés, songeur. Il se demandait, au fond, s'il ne pouvait pas arranger les évènements à sa sauce. Il adorait sa mère, il l'aimait plus que tout. Mais d'un père, parfois, il se surprenait à en rêver. S'il se montrait suffisamment retors, il pourrait bien en avoir un, finalement. À cette idée, un sourire un peu tordu étira ses lèvres, et il se replongea dans la lecture de l'herbier de sa Mamma, relativement satisfait de lui-même.
_________________
Fleur.des.pois
{Le 21 septembre 1465}

Elle l'avait regardé mourir sans esquisser un geste.
Le mois de Juin brillait de tous ses feux et une livraison de calamars frais était arrivée le matin même. Fleur y avait jeté un coup d’œil appréciateur et avait ordonné à la cuisinière de préparer le repas favori de son mari, des « seppie alla veneziana ». Les calamars baignèrent bientôt dans une encre de seiche qui colorait l'ensemble en noir. Le plat était succulent, et Gaïa l'appréciait aussi, tout comme Drago. Lorsque le plat fut prêt, Fleur y trempa un doigt, en suçota l'extrémité d'un air appréciateur, et glissa sans même faire l'effort d'être discrète, quelques gouttes d'une fiole qu'elle tenait à la main, et sourit légèrement aux aides cuisiniers, qui ne s'approchèrent plus des seppie.

Ce jour-là elle avait demandé à ce que la table soit dressée à midi précise. Une table de fête, avait-elle précisé. Ses ordres avaient été exécutés et elle était partie, durant ce laps de temps, se préparer dans sa chambre. Elle opta pour une robe noire à encolure trapèze. Le lacet était en velours sombre, et maintenait sa taille bien serrée. Un grand renfort de jupons faisait gonfler la robe à partir des hanches, et à chacun de ses pas, le tissu froufroutait discrètement. Ses longs cheveux maintenus dans une résille qui tenait en place à l'aide d'épingles étaient parfaitement brossés, brillants de santé. Malgré la chaleur, elle avait opté pour des manches longues.

En bas, son époux était rentré de sa promenade et s'était aussitôt mis à table. La domestique lui glissa à l'oreille que son épouse se préparait encore et qu'elle lui demandait de commencer sans elle. Il s'attaqua donc sans plus tarder au contenu de son assiette. Quelques minutes après son arrivée, Fleur le rejoignit. Elle souriait légèrement, les yeux pétillants. Elle déposa un baiser sur la joue de Giacomo avant de s'asseoir en face de lui, de l'autre côté de la longue table en bois ciré.


- Où est Drago ?
- Il passe la journée avec le fils du signor Bevenutti.


Giacomo acquiesça d'un air approbateur. Les Bevenutti étaient riches. Le fils de son épouse s'amusait avec des enfants de son âge, c'était une bonne chose. S'il voulait être honnête, ce garçon lui donnait parfois la chair de poule. Il l'avait pourtant vu grandir, il le connaissait. Mais le garçon avait parfois de ces regards... Bien trop sérieux pour un enfant de huit ans.

- Vous êtes en noir, ma chère ? Quelqu'un est mort ?
- Pas encore,
répondit Fleur à mi-voix.

Giacomo avait alors commencé à tousser. Un peu, puis de plus en plus fort. Ses mains se mirent à trembler. Sa cuillère tomba par terre dans un cliquetis qui sembla assourdissant. Son visage prit la couleur d'une aubergine. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites.


- G... Gaïa ! appela-t-il.

Elle siégeait dans son fauteuil comme dans un trône. Adossée paisiblement, le menton posé sur l'extrémité de ses doigts, son bras replié reposant sur l'accoudoir, elle regardait son mari sans sourciller. Aucune émotion n'agita les traits de son visage. Elle était parfaitement impassible.


- Ga... ïa !

Giacomo toussait encore, crachant du sang. Son menton se couvrait de rouge. Quelques gouttes tombèrent dans son assiette creuse. Il ne parvenait plus à respirer. Il cherchait l'air à grand renfort de râles. Fleur n'esquissait toujours pas le moindre mouvement. Giacomo s'écroula sur la table. Il haletait encore. Alors seulement Fleur se leva, lentement, majestueusement, et s'approcha de lui. Elle se pencha tout près, sa main effleurant à peine les cheveux bruns de son mari.

- Je suis tellement désolée, Giacomo. Mais c'est un peu ta faute, tu sais ? Tu n'aurais jamais du gifler Drago.

Giacomo essaya de répondre, mais il n'en était plus capable. Il mourut quelques secondes plus tard. Gaïa se redressa et lui jeta un regard méprisant. S'emparant de la coupe de vin encore pleine qui trônait devant feu son époux, elle la vida d'un trait.

- À ta santé, trésor.

La coupe s'écrasa au sol tandis que Gaïa tournait les talons. Les domestiques ne pipèrent mots lorsqu'elle passa près d'eux. Il n'y avait rien à dire. La sentence, en cas de paroles inutiles, était encore tiède et trônait sur la table à manger.

* * *


- Mamma ? Mamma ! À quoi tu penses ?

Gaïa secoua légèrement la tête et détacha son regard de la lettre du signor Ferreti qu'elle tenait encore en main. Cette correspondance de Venise l'avait replongé dans ses derniers souvenirs de là-bas.

- Excuse-moi. Je pensais à mon mari. Que se passe-t-il, mon chéri ?
- J'ai été demandé à la dame, comme tu m'as dit de le faire. Elle m'a répondu que non, la coche n'était pas encore arrivée mais qu'elle serait là demain. Faut-il écrire à l'autre idiot ?
- Pas encore, mon coeur. On ne va quand même pas lui écrire tous les jours. Demain tu rédigeras un court billet pour lui dire qu'on s'en va. Tu lui diras qu'on arrivera dans cinq jours.


Drago haussa les sourcils, l'air étonné, et se percha sur les genoux de sa mère. Gaïa l'entoura aussitôt de ses bras et déposa un baiser sur son front.

- Mais Mamma, le cocher avait dit sept.
- Je sais mon trésor.


Elle sourit largement, et son fils gloussa, amusé. Se lovant tout contre elle, il respira l'odeur de fleurs qu'elle sentait toujours. Elle avait pris un bain ce matin-là et il pouvait encore en humer les effluves.

- Mamma, est-ce que tu crois que ce serait bien que j'offre un cadeau à l'autre idiot quand on le retrouvera ?
- Un cadeau ? Eh bien, à quoi penses-tu ?
- Je ne sais pas... Il n'est pas allergique à quelque chose ?


Fleur éclata d'un grand rire et Drago la suivit. Elle le serra contre elle et il plongea ses petits doigts dans son opulente chevelure.

- Nous allons réfléchir à cela, mon ange. Nous allons réfléchir.
_________________
Fleur.des.pois
{22 septembre 1465}

Fleur faisait semblant de ne pas regarder son fils. Assis sur le rebord de la fenêtre, il observait d'un air d'ennui le maigre trafic de la rue. Il avait envie de partir d'ici, et Fleur partageait tout à fait ce désir. Il n'y avait décidément rien à Alais.
Elle rangea la lettre de Shirine qu'elle venait de relire pour la dixième fois et s'approcha de lui. Elle déposa un baiser sur sa joue et il tourna le nez vers elle.


- Nous partons ce soir, tu sais ? Dans deux ou trois heures au plus. Il serait peut-être temps de ranger nos affaires. Ça nous occupera, au moins.

Drago désigna la lettre que sa mère tenait encore à la main.

- Que lis-tu comme ça ?


Fleur sourit largement.

- Ta Marraine, mon trésor. Ta Marraine, ma meilleure amie, et même bien plus que cela. Shirine était comme une soeur, plus proche qu'une soeur. Nous avons partagé des moments, des secrets... Nous sommes liées plus que je ne saurais le dire. J'ai repris contact avec elle depuis notre retour et elle m'a répondu. Elle nous a invité à venir loger chez elle ! Dans un vrai château !

Gaïa souriait largement, le regard pétillant. Avec Shirine, elle ne trichait pas, ne mentait pas. Elle se contentait d'être toutes les parties d'elle-même à la fois et savait qu'elles seraient toutes acceptées. Sa meilleure amie lui avait manqué. Et elle n'avait désormais plus qu'un désir ; partir la retrouver et passer des heures en sa compagnie.

- On va chez ma Marraine ? Pas voir Niallan ?


Fleur pinça légèrement les lèvres. Visiblement, elle hésitait. Vivre auprès de sa meilleure amie de toujours, ou passer du temps avec le père de son fils ? Rude choix.

- Je te propose de rejoindre Shirine avant l'hiver mais d'aller visiter Niallan avant, comme convenu. Si tu es d'accord, mon trésor.

Drago acquiesça. Ce n'était pas qu'il tenait tellement à voir son géniteur, mais il avait en revanche terriblement envie de le faire tourner en bourrique. Il voulait le faire espérer. Il voulait voir triompher sa mère. Il voulait tendre une main à son père pour la lui ôter dès qu'il serait près de la falaise, histoire de pouvoir l'y pousser.

- Je suis d'accord, Mamma. Je lui écris ?


Fleur hocha la tête et lui tendit parchemin en encrier, ainsi qu'une plume, et Drago rédigea un court billet. Une fois sa mission accomplie, Gaïa cacheta la lettre et la fit expédier sans attendre.

- Viens, on va s'habiller pour le voyage et réunir nos effets.


Drago glissa une petite main dans celle de Fleur, qui n'était pas beaucoup plus grande, et tous deux montèrent dans leur chambre. Deux heures plus tard, ils étaient fin prêts. Gaïa avait opté pour la robe la plus simple qu'elle possédait : des manches longues, un décolleté carré, un lacet de cuir qui maintenait sa taille serrée sans l'étouffer, et seulement deux jupons sous le tissu. Des souliers de marche et des bas tout aussi noirs complétaient sa tenue. Elle avait noué ses longs cheveux en une demi-queue de cheval grâce à un gros ruban couleur d'ébène. Drago quant à lui, avait opté pour une paire de braies sombre, une chemise blanche et un pourpoint gris foncé, qu'il avait soigneusement boutonné jusqu'en haut. Des bas de chausses blancs et des chaussures en cuir foncé terminaient son accoutrement sobre et élégant.

Ils avaient chacun une malle, qu'ils firent descendre sans attendre. Lorsque la voiture de louage se gara devant l'auberge, leurs affaires furent placées sur le toit. Pour passer le temps, Drago avait emporté avec lui l'herbier de sa mère et deux petits chiens de bois avec lesquels il jouait. Gaïa pour sa part, avait préféré un livre en italien traitant des plantes. Un peu plus tard, après avoir réceptionné un panier plein de vivres pour tenir tout au long du chemin jusqu'à la prochaine ville, Gaïa fit signe au cocher de se mettre en route. Drago serrait dans ses mains ses chiens en bois et se tenait collé contre sa mère. En cet instant plus que tout autre, alors qu'il s'apprêtait à vivre plusieurs semaines au côté de son père, Drago avait besoin d'être rassuré par sa mère. Celle-ci s'y employa à merveille, chantonnant doucement jusqu'à dissiper la moindre de ses peurs, lui donnant la force nécessaire et la volonté qu'il fallait.


Citation:

    Alais
    Le 22 septembre 1464

    Padre,

    Mamma et moi partons ce soir. La coche vient nous prendre un peu avant la nuit.
    Le cocher a dit que comme il faisait beau et que c'était une mauvaise saison pour voyager pour les paysans et les autres gens comme ça, à cause du froid qui va venir bientôt, on arrivera dans cinq jours. Il dit que les chevaux iront vite puisqu'il n'y aura personne.

    Mamma dit que nous resterons quelques semaines avant d'aller vivre chez ma Marraine pour l'hiver.

    Alais était vilain. J'espère que la ville où tu es sera mieux et qu'il y aura des chiens à adopter.

    À dans cinq jours.

    Drago


_________________
Niallan
[Début d'après-midi.]

Si certains étudient les plantes qui tuent avec un temps merdique, d'autres se dorent la pilule en consommant les plantes qui tuent, oui, mais l'ennui. A travers la fumée qui s'élève de ma pipe, je distingue un nuage dont la forme m'arrache un rire. Je tire sur la manche du rital tout aussi enfumé que moi et lui désigne ma trouvaille. Malheureusement, on arrive pas à se mettre d'accord sur ce que représente le nuage. Moi, j'y vois un sanglier et lui un chat. Au terme d'une longue discussion passionnée, on arrive à se mettre d'accord sur un chien avec des moustaches et des cornes. Étrangement, ce mélange tout aussi étrange m'a rappelé leurs lettres. Faut que j'y réponde. Je roule sur le côté pour me mettre sur le ventre et farfouille dans mon sac à la recherche de mon nécessaire à écrire.

Eh Moustachouette, tu peux m'aider ?
Hum ?
Comment tu dis « fils » dans ton charabia du sud ?
Figlio.
Comment t'écris ça ?
Comme ça se prononce.
Ah...*


Je me gratte la tête avec la pointe de la plume, sourcils froncés par la concentration. Je peux pas faire de fautes, décidé à ce que mon fils m'aime coûte que coûte. Et pour ça, il faut déjà qu'il me respecte un minimum. Je tire sur ma pipe et secoue l'épaule du poto à mes côtés. Il me répond par un vague marmonnement que je prends pour un « je t'écoute », ce qui me pousse à épeler le fameux mot qui s'écrit comme il se prononce. Il valide, je souris. Même que je dis merci. Je cale la pipe au coin de mes lèvres, trempe ma plume dans l'encrier et entame ma rédaction.

Citation:
Figlio mio,


Eh ouais, je me souviens des cours dispensés par ma seconde ex-femme. Elle m'a repris un bon paquet de fois sur l'ordre des mots de mes « Mio amore » jusqu'à ce que j'intègre qu'il faut mettre le possessif après. Plutôt fier de moi, je m'accorde une nouvelle taffe avant de reprendre la plume.

Citation:
Je suis heureux que ta mère ait accepté que tu m'écrives. Nous savons tous les deux à quel point c'est une tête de bourrique femme aussi fermement ancrée à ses décisions qu'une moule à son rocher. Je crois bien que tu es la seule personne en ce monde à l'avoir déjà fait changer d'avis et je ne peux te cacher que je ressens là une certaine fierté. Des félicitations s'imposent.


Petite pause pour longue bouffée. Je secoue la tête, sourire amusé aux lèvres. Ils me prennent encore pour un con et je me laisse faire. Je suis persuadé que l'idée de m'écrire une lettre vient de Fleur et que jamais notre fils ne se serait battu pour m'écrire, sûrement même qu'il a renâclé en notant la dictée de sa mère. Mais je m'en cogne. Ça me laisse une chance de me faire une place dans son cœur, d'être son père.
Reprenons.

Citation:
De mon côté, je suis absolument enchanté que nous nous écrivions. N'hésite jamais. Plus que ma permission, tu as mes encouragements pour le faire. J'ai bon espoir que nous apprenions à nous connaître et que tu ne me détestes pas autant que ta mère. Peut-être même que tu pourrais m'aimer si tu comprenais qu'elle aussi m'a fait morfler, que tout n'est pas toujours noir ou blanc mais bien souvent gris. Tu sais, j'ai aimé ta mère tellement fort que parfois j'ai l'impression de l'aimer encore.


Un pur mensonge pour lui faire payer les siens. Un fond de vérité sous toute cette couche de rancœur ? Mystère, Martin, mystère.

Citation:
Aussi, j'espère que nous réussirons à faire la paix, ne serait-ce que pour ton bien-être. Je pense sincèrement qu'on peut y arriver en y mettant beaucoup du nôtre surtout ta mère la chieuse. Avec le temps, on pourrait presque être une famille normale dans une normalité hors normes. Tu me suis ?
J'y crois. Et toi ?


Je tire nerveusement sur ma pipe. Est-ce que je serai pas en train d'y croire un peu quand même ? Ne pas tomber dans son piège, ne surtout pas tomber dans son piège.

Citation:
Pour te répondre, je n'ai pas de maison à proprement parler. J'entrepose mes affaires à Limoges dans une petite bicoque mais ma véritable demeure se trouve sur les routes. J'imagine bien ce que tu vas en penser : ton père n'est qu'un minable vagabond crotté. T'as peut-être raison -sauf pour le côté crotté- mais j'aime cette vie et n'ai jamais connu l'ennui. Pas une seule fois je n'ai trouvé le temps long. J'espère que cette vie te plaira.

En attendant, j'ai à mes côtés un spécimen poilu qui devrait te plaire.


Je jette un coup d’œil au rital qui fait pour le moment office de toutou et échappe un rire. Ah, s'il savait...

Citation:
Je vous souhaite de faire bon voyage, nous vous attendons avec impatience.

Je te salue t'embrasse,

Papa.

P.S : Ta mère a sans doute dû l'oublier mais une de nos plus belles journées s'est conclue sur une barque manœuvrée par mes soins, à Paris.


Je fais craquer mes doigts endoloris par la rédaction et m'accorde quelques minutes de répit agrémentée d'un atelier fumette avant d'attaquer la seconde lettre.

Citation:
Fleur,

J'imagine que tu trouveras ma proposition plus risible qu'autre chose mais, grâce au ciel, je suis trop loin pour entendre ton rire absolument agaçant. Si tu as besoin d'argent, je peux t'en faire porter. Je ne doute pas que ton deuxième mari t'a laissé un généreux héritage mais j'aimerai t'aider, même si tu n'en as pas besoin. Par ailleurs, une noble me doit une éducation pour l'un de mes enfants alors il peut s'agir de Drago. J'ai été à bonne école, j'ai fini par comprendre la beauté des dettes quand elles sont contractées par autrui.

J'ai déjà prévu plusieurs occupations pour notre fils que je te laisserai valider ou invalider, n'ayant pas franchement envie que tu me signifies ton mécontentement par l'apport sournois d'un laxatif.

Soyez prudents sur les routes,

Niallan.


Je laisse l'ami somnoler, remballe mon matos et me lève. Direction les fermes alentours. J'en visite une, puis deux, puis trois et j'arrête de compter. La plupart n'ont même pas de chien à donner/vendre/voler. Il faut aussi dire que j'ai des goûts bien arrêtés. Je veux qu'il soit noir et du genre amoché, ce qui donne des discussions cocasses.
C'est un très bon chien de chasse.
Peut-être mais j'aime pas la couleur, vous l'avez pas en noir ?
Euh...si mais il est pas encore dressé.
Ah non mais en fait ça le fera pas, il est en trop bon état.
Pardon ?
Oh ! Il est à vendre celui-là ?
Mais vous en feriez quoi ? Il est borgne et boiteux, plus bon à rien !
C'est parfait...


C'est ainsi que je prends le chemin du retour accompagné d'un nouveau Dandelion -à quelques corrections orthographiques près-, direction une échoppe éloignée de la ville. J'ai une bague à acheter, et pas n'importe laquelle. Aujourd'hui, c'est le grand jour, le premier jour du reste de ma vie.


*Avec l'accord de JD Diego.

_________________

Bannière réalisée par les grands soins de JD Calyce.
Fleur.des.pois
{23 septembre 1465}

Fleur était en train de déjeuner d'un œuf au jaune coulant, de légumes croquants et d'une tranche de pain encore tiède. Un verre de vin était posé devant son assiette. Elle avait pris un bain une heure plus tôt, pour se délasser du voyage. Le milieu de cette matinée de septembre était ensoleillé et calme. Un peu plus tôt, au réveil, on avait apporté une lettre aux Corleone. Drago l'avait lu tranquillement, sourcils froncés. Puis, sans que sa mère lui demande à voir, il lui avait passé la missive. Gaïa l'avait déchiffré avec grand intérêt, un léger sourire aux lèvres. Lorsqu'elle avait demandé s'il voulait y répondre tout de suite, le petit garçon avait dit que non, avant de sortir rapidement de la chambre. Il avait même quitté l'auberge, et Fleur, bien qu'inquiète, n'avait pas cherché à le poursuivre. Il avait besoin d'être seul.

Cela faisait deux heures qu'il était absent et Gaïa commençait à trouver le temps long. La porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, cédant la place à son fils, et Fleur eut un hoquet de surprise. Drago était crotté et sa chemise était déchirée. Elle abandonna son œuf et se précipita vers lui.


- Que s'est-il passé ? s'enquit-elle en tombant à genoux devant lui.
- Des idiots, des gamins stupides ! Ils ont entendu mon accent et j'ai parlé en italien et ils m'ont insulté et je me suis battu ! Je les ai tapé avec des cailloux !

Fleur fronça les sourcils et l'entraîna sans attendre vers le baquet. Drago y fut plongé sans attendre, et une fois propre, sa mère s'assura qu'il revêtait des vêtements corrects. Les cheveux encore humides, ils s'installèrent à table. Une soupe chaude, commandée rapidement, fut servie au petit garçon.

- Drago, commença sérieusement Gaïa. Tu n'as pas à te battre, avec personne. Il n'y a que les bêtes sauvages qui se battent. Les simples d'esprit. Les gens comme ton père. Toi, c'est hors de question.
- Mais Mamma ! Ils m'ont dit des insultes !
- Ce n'est pas une raison,
rétorqua-t-elle fraîchement.

Drago baissa la tête, à la fois furieux et penaud. Il haïssait les moments - très rares, heureusement - où sa mère le grondait ou ne se trouvait pas satisfaite de lui. C'était sa mère, la seule personne qu'il aimait en ce monde. La décevoir faisait chanceler tout son univers.


Fleur fit le tour de la table une fois son bol vide, et prit place près de Drago. Elle l'attira vers elle tout doucement et le serra dans ses bras. Après avoir déposé un baiser sur sa joue et lui avoir murmuré au creux de l'oreille qu'elle l'aimait plus que tout, elle reprit :

- Les gens t'insulteront, c'est ainsi. Mais ce n'est pas grave. Tout dépend de ta réaction. Qui es-tu, mon chéri ?
- Je suis Drago Corleone,
répondit aussitôt le petit garçon.
- Exactement. (Gaïa l'attira sur ses genoux, à califourchon.) Tu es Drago Corleone. Et tu es par conséquent supérieur à tous les autres. Tu es mon fils. Tu es leur roi. C'est ainsi que tu dois penser.

Drago tordit la bouche.

- Mais comment je peux faire ça ? Il faut que je porte des habits très riches ?
- Pas du tout. Ce n'est pas nécessaire. Tout dépend de l'attitude, de ton attitude. Même lorsque j'étais pauvre, on me respectait. On me craignait, même, parce qu'on savait qui j'étais. Fleur, la petite sorcière en robe verte, celle qui pouvait t'empoisonner d'une simple poignée de main. Les gens ont peur de la mort, et je la vendais par flacon.


Drago acquiesça, un sourire aux lèvres. Il était infiniment fier de la réputation de sa mère.

- Tu dois avancer dans les rues comme si le monde t'appartenait. Comme si tu étais leur roi. Mieux encore. Comme si tu étais un dieu qu'ils devaient adorer et craindre à la fois. Et si toi, tu es persuadé que c'est ce que tu es, alors les autres le croiront aussi. Personne n'osera remettre ce fait en doute. Je te ferai voir bientôt. En attendant mon ange, réponds à ton père. Entraîne-toi avec lui. Sois son roi. Fais comme si tu allais lui offrir ce qu'il rêve d'obtenir de toi.
- Qu'est-ce qu'il rêve d'obtenir de moi, Mamma ?


Fleur esquissa un sourire.


- Ton amour.

La missive partie sitôt qu'elle fut scellée. Fleur passa l'après-midi à enseigner les bases des herbes médicinales à son fils, jusqu'à ce qu'il soit l'heure de partir. Les malles furent emplies et installées sur le toit de la voiture de louage. Les Corleone s'installèrent sans attendre. Une heure suffit à Drago pour sombrer dans le sommeil. Fleur, elle, ne ferma pas les yeux. La tête de son fils était posée sur ses genoux et elle lui caressait doucement les cheveux. Un jour, très bientôt, elle lui ferait suivre un autre enseignement que celui qu'il avait déjà.


Citation:

    Padre,

    Merci pour ta lettre et pour me dire que j'ai le droit de continuer à t'écrire. Mamma va m'acheter demain dans la prochaine ville un petit écritoire juste pour moi, pour que j'ai mon propre matériel pour ça.

    Mamma m'a tout dit sur vous deux. Elle m'a dit qu'elle n'avait pas été tendre et même méchante. Elle m'a dit que tu avais vu d'autres femmes et que tu l'avais quitté. Elle m'a dit qu'elle s'était servie de moi dans son ventre pour te menacer. Je sais tout car Mamma ne me ment jamais. Je sais que tout n'est pas noir ou blanc mais je sais aussi que jamais personne ne parviendra à me la faire moins aimer. Même pas toi, padre mio, si je devais t'aimer aussi.

    Je n'ai pas compris ce que veut dire « normalité hors-normes ». J'ai demandé à Mamma qui a compris mais elle m'a dit que cette correspondance c'était toi et moi. Elle lit ce que j'écris parce que je lui montre et ta réponse aussi parce que je lui ai donné, mais elle dit que « toutes les idioties que tu me sortiras par lettre ou directement devront être expliqué par toi, comme ça elle n'aura pas besoin d'inventer un sens plus romanesque à toutes tes imbécilités ». Donc tu veux bien m'expliquer ça ?

    Je ne pense pas que tu sois un vagabond plein de crotte. Mamma m'a dit qu'avant, elle aussi voyageait tout le temps avec notre famille mais je n'imagine pas Mamma pleine de crotte. Elle est trop propre pour ça. Elle prend tous les jours un bain et elle fabrique son parfum toute seule. Quant on s'est vus à Paris, tu n'étais pas plein de crotte. La vie de voyage me semble amusante parce qu'on voit plein de choses. Avant je vivais à Venice et c'était beau. Mais depuis qu'on est partis j'ai vu plein de choses belles et j'aime bien les découvrir.

    J'ai demandé à Mamma si je pouvais t'apporter un cadeau et elle a dit que oui, elle m'a même donné des sous. Sauf que je ne sais pas ce que tu aimes. Tu aimes quoi ?

    À dans quatre jours,

    Drago


_____


    Niallan,

    Amore, ta proposition n'est pas seulement risible, elle est aussi insultante. Mais je suppose que c'est une façon de m'insulter comme une autre. Promis, je n'ai même pas ri. J'ai roulé des yeux, si tu veux tout savoir.

    Alors je vais être gentille et prendre la peine de répondre à tout ça. Je ne veux pas de ton argent, pas même un sou. Garde-le. Pour, voyons voir, les choses habituelles. Opium, alcool, et autres. Et je ne veux pas de ton service, garde-le pour le jour où tu auras des problèmes. Gageons que ce sera un jour très prochain. J'élève seule mon fils, et il n'est pas question qu'une noble s'occupe de lui. Je suis sa mère et également sa seule famille, alors il reste avec moi. Mais je suis sûre que l'un des quinze ou vingt enfants que tu as semé aux quatre vents sera ravi de profiter de cette généreuse proposition, visant sans doute à t'épargner le remord de ne t'être jamais occupé d'eux. Ainsi donc s'achève tes projets pour Drago. Mais merci d'y avoir songé, c'est tellement aimable venant de toi.

    Il s'intéresse à toi. Je parle sérieusement. Parce que c'est mon fils. Et que je l'aime. Il s'intéresse à toi et je ne sais plus quoi lui dire, Niallan. Je ne lui ai jamais dit que tu te droguais. Je n'ai jamais manqué une occasion de lui dire que tu étais un homme abominable et un mari indigne, mais je ne lui ai jamais parlé de ça. Je ne sais absolument pas pourquoi. C'est bizarre d'ailleurs. Ça collait tellement bien à l'image de dégénéré que j'ai fait de toi ! Il faut croire que tout au fond, je voulais qu'il puisse un jour voir l'homme que j'ai aimé. Pardonne ce sentimentalisme. Je te laisse le lui dire tout seul, du coup.

    Mais donc, disais-je, il s'intéresse à toi. Alors je te demande une seule chose. Pas pour moi, je ne m'attends à rien d'extraordinaire venant de ta part. Mais pour lui. Le jour où nous arriverons, sois sobre. Et pas la tête dans les vapes. Essaye de lui consacrer cinq minutes par jour. Je te le dis. Il s'intéresse à toi. Bien malgré moi.

    Je suis toujours prudente sur les routes.

    Gaïa



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Drago.corleone
{24 septembre 1465}

Drago et Fleur, en arrivant, avaient décidé d'un commun accord de manger quelque chose et de faire une sieste. Le voyage avait été rude et bien qu'il eut dormi au début, il avait ensuite passé le reste de la nuit bien réveillé, à parler avec sa mère. Celle-ci s'était endormie tout de suite, mais son fils avait un peu plus de mal à trouver le sommeil. Blotti dans les bras de sa Mamma, il réfléchissait. Il se remémorait la façon dont ils étaient arrivés là, dans cette chambre, si loin de leur maison qui lui manquait tant.

Tout avait commencé par une gifle. Non, se reprit aussitôt Drago en secouant une fois le nez. Tout avait commencé juste avant cette gifle.
Drago avait été insupportable avec Giacomo, toute la semaine d'avant. Au cours d'un dîner, le signor Bellini lui avait lancé une pique qui ne lui avait pas plu. Il n'avait jamais vraiment considéré Giacomo comme son père. Sa mère ne semblait pas malheureuse avec lui, elle ne souffrait en rien, avait une vie rêvée, et si l'amour fou n'était pas au rendez-vous, il y avait du respect, de la tendresse, de la complicité parfois, même. Drago aimait voir sa mère ainsi, à l'aise et épanouie, consciente de sa supériorité en bien des domaines. Elle aimait visiblement recevoir, et Giacomo adorait les gâter. Mais il y avait eu ce jour, une ou deux semaines après son retour de France, où le séjour avait été aussi bref que pénible pour lui.


- Alors Drago,
avait lancé le signor Bellini. Tu as passé de bonnes vacances ? J'ai vu que tu t'es précipité vers ta mère dès ton arrivée. Un grand garçon de huit ans, vraiment ! Tu devrais réviser tes manières, Drago, tu n'es plus un petit garçon. J'espère au moins que tu n'as pas pleuré comme un nourrisson sans ta Mamma avec toi !

Il avait alors éclaté d'un grand rire, et de cet instant, Drago lui avait gardé rancune. Il lui avait jeté un regard noir, sombre, froid, mauvais, et avait serré son couteau dans sa main, en se demandant s'il continuerait à rire s'il lui enfonçait ça dans le gosier. Gaïa avait repris son mari en lui affirmant que son fils n'était plus un tout petit et que les Corleone ne pleuraient jamais. Elle avait ajouté que lui - Bellini - se réfugiait bien chez sa mère chaque fois qu'il avait besoin de se plaindre, et qu'au moins lui - Drago - venait la voir pour autre chose que se faire rassurer sur une intelligence qu'en cet instant, elle était bien en peine de trouver chez lui. Giacomo s'était renfrogné, et ce soir-là, sa mère et son mari s'étaient disputés. Fleur avait gagné la partie. Giacomo lui avait offert, dès le lendemain, un fort joli collier de perles. Sa mère gagnait toujours.

Mais l'histoire n'allait pas s'arrêter là. Drago aussi voulait remporter une victoire sur cet homme. Il décida donc de lui rendre la vie impossible. Il ajoutait des aliments qu'il détestait dans sa soupe, ajoutait du vinaigre dans son vin, glissait des yeux de poissons dans son lit, arrachait les coutures de ses plus beaux habits et jetait au feu des courriers importants avant même qu'il ne puisse les lire. Et c'est ainsi qu'il brûla une missive importante envoyée par un homme important qui devait lui garantir la rentrée d'une importante somme d'argent. Et tout ça juste sous son nez. Bellini n'avait pas supporté.
Il avait alors hurlé des choses horribles à son beau-fils.


- Tu n'es qu'un garçon misérable ! Tu es insupportable, inconscient, égoïste ! Quand tu es parti voir ton bâtard de père en France je dois te dire que j'étais bien content ! Il ne t'a même pas reconnu, j'avais bon espoir qu'il le fasse enfin et que tu partes vivre la moitié de l'année avec lui, mais non ! Il a fallu que tu reviennes, avec ton petit air diabolique ! Tu l'as rendu fou, c'est ça ? Il t'a renvoyé chez nous ? Il ne voulait pas de toi, oui ! Il a engrossé ta mère vite fait bien fait, mais il ne l'aimait pas assez pour rester avec elle et t'assumer, il devait se douter que tu aurais du sang de démon dans les veines ! Voilà comment tu es né, Drago, parce qu'un homme a abusé de ta mère pour assouvir son envie, et c'est pour ça que tu es dans ce monde qui se porterait bien mieux si certains hommes réfléchissaient avant de s'acoquiner avec des femmes !

Et il l'avait giflé. De toutes ses forces. Une claque sur chaque joue. Ses doigts imprimés en rouge vif sur la peau du petit garçon. Drago n'avait pipé mot. Il ne broncha pas davantage quand il se fit frappé. Son regard avait accroché la porte entrouverte et il avait repéré sa mère. Elle allait débarquer, à coup sûr, et rendre la monnaie de sa pièce à son mari. Mais elle n'en fit rien. Elle plongea ses yeux dans les siens et leva un index, qu'elle posa sur ses lèvres. Les iris bruns de sa mère étincelaient d'un éclat qu'il n'avait encore jamais vu. Un éclat sombre, meurtrier, froid. Froid comme la mort devait l'être. Puis elle s'était éloignée, et Giacomo avait fini par sortir.

Ce soir-là, Fleur était venue coucher Drago. Elle chantonnait, comme d'habitude. Le petit garçon était comme brisé de l'intérieur. Il s'était fait giflé et sa mère n'avait rien fait. Il se mit à pleurer et Gaïa se précipita vers lui, le serra contre elle et le berça. Drago s'accrocha frénétiquement à elle, comme on s'accroche à une branche pour éviter la noyade.


- Mamma, tu n'as rien fait... Tu p-penses comme l-lui ?
- Drago ! Amore mio, mon sang, ma vie ! Comment oses-tu dire une chose pareille ?


Elle l'embrassa encore et encore, murmurant des mots tendres et le broyant presque entre ses bras.

- Venir lui hurler dessus n'était pas suffisant, mon trésor, mon Drago. Ne t'inquiète de rien, mon coeur. Il va payer. Il va payer comme jamais. Je te le jure, mon ange chéri. Ton padre Bellini va mordre la poussière. Laisse-moi juste le temps d'organiser cela. Je dois m'assurer... de plusieurs choses, et je passerai à l'action. Je te vengerai, mon trésor.

Deux mois plus tard, Giacomo était mort. Gaïa avait employé ce laps de temps à vérifier que la fortune de son époux lui reviendrait bel et bien, à elle. Elle avait agi en ce sens, et désormais tout lui appartenait.
Drago se demanda s'il regrettait sa vie d'avant. D'une certaine façon, oui. La maison lui manquait. Les plats de Giulia lui manquait, et sa chambre aussi. Mais il était avec sa Mamma et tout allait bien, puisqu'elle était là. Elle lui avait promis de passer l'hiver dans un vrai château, et ensuite de trouver une ville qui leur conviendrait à tous les deux pour s'y établir et y vivre. Ils seraient heureux, elle l'avait juré.

Le petit garçon se demanda aussi s'il était ou non pressé de voir son père. Il n'aimait pas cet homme. Lorsqu'il l'avait vu à Paris, avec sa Mamma, quelque chose en lui l'avait fait enragé intérieurement. Il n'aurait su dire quoi. Et puis il était blond. Il avait fait du mal à sa mère et osait prétendre dans ses lettres qu'il n'était pas le pire, entre eux deux. Niallan ne pouvait pas se douter que le fait que sa mère ait été ignoble avec lui ne lui donnait qu'envie de l'admirer davantage. Il n'avait pas le sentiment d'avoir perdu quelque chose, à grandir loin de celui qui était à moitié responsable de son existence. Et maintenant qu'il allait passer quelques semaines avec lui, Drago se demandait comment il allait bien pouvoir le supporter. Ils étaient là pour lui rendre la monnaie de sa pièce, il le savait parfaitement, et ne faillirait pas. Mais, et si Niallan voulait vraiment passer du temps juste avec lui ? Comment diable allait-il pouvoir supporter de rester des heures à le voir se débattre pour se faire aimer de lui ? Sa Mamma lui avait dit que s'il finissait par l'aimer, elle ne se fâcherait pas et ne lui interdirait rien. Mais il ne voulait pas l'aimer. Pas avant de...

Un sourire s'épanouit sur les lèvres du petit garçon. Sa mère avait toujours tout un tas de plans. Elle disait, « quand le plan B ne marche pas, il reste encore vingt-six autres lettres dans l'alphabet, et autant de plans en réserve. » Drago, lui, n'avait pas vingt-six plans en réserve. Ce n'était qu'un petit garçon de huit ans. Un peu trop intelligent sans doute, et n'employant pas son intelligence à chercher un remède contre les maux du monde. C'était même plutôt le contraire. Néanmoins, il avait conçu un plan, avec une tactique de secours au cas où, parce qu'il avait beau n'avoir que huit ans, il avait passé ces huit années auprès d'une femme qui passait sa vie à mettre sur pieds un bon millier de machinations tortueuses par jour, et que fatalement, ça laissait des traces.
Il ne savait pas encore s'il allait ou non aimer son père. Tout ce qu'il savait, tout ce dont il était certain, c'était qu'il se ferait, lui, aimer de Niallan, et que dès cet instant, la partie allait enfin pouvoir commencer. Et s'il l'appréciait finalement... Eh bien celui lui ôterait le peu de scrupules qu'il avait déjà, et il pourrait lui demander absolument tout ce qu'il voulait. Ça ne devait pas être si terrible de recevoir des cadeaux de la part de son père...

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Fleur.des.pois
C'était le milieu de l'après-midi et Fleur était tranquillement assise dehors, un châle sur les épaules, tandis que Drago jouait avec le chat de l'auberge. Ils avaient arpenté les rues à la recherche d'un chien, mais sans succès. De dépit, ils s'étaient finalement réfugiés à l'auberge où Gaïa avait commandé les plats préférés de son fils. Depuis, Fleur avait abandonné sa chaise en taverne pour s'installer sur un tronc d'arbre, juste devant l'établissement.

Elle lisait le journal en sirotant une tisane, les sourcils légèrement froncés. Les nouvelles du monde ne lui importait que peu, ce qu'elle préférait, c'était les annonces. Et celle de cet appel à contribution, comme le spécifiait l'intitulé, concernant les futures enquêtes d'un journaliste sur les métiers de France la captivait tout particulièrement. L'annonce était courte et assez vite lue, dans le plus pur style français, évidemment. Néanmoins, l'Empoisonneuse se réjouissait déjà, à sa façon du moins, de pouvoir découvrir le métier des autres gens, tout en supputant que jamais cet homme n'accepterait de parler du sien, de métier. Les gens, aussi bizarre que cela puisse paraître, avaient tendance à craindre un peu les empoisonneuses. Fallait-il qu'elle prenne contact avec lui pour voir sa réaction ? Fleur n'était pas du genre à hésiter et elle apprécierait de retrouver une clientèle régulière, comme autrefois.


- Enfin, il y a tout à parier pour que ce journaliste ne prenne même pas la peine de me répondre,
marmonna-t-elle en repliant le journal.

L'article, déjà, perdait de son attrait tandis qu'elle regardait son fils jouer. Un tendre sourire anima ses traits alors que le petit garçon agitait une ficelle devant le chat qui bondissait après. Il était tellement beau... Qu'avait-il en tête, alors que le jour où il allait revoir son père s'approchait ? Il n'en parlait pas beaucoup. Lorsqu'elle lui avait posé la question, le matin même, il avait répondu qu'il était prêt. Il voulait le voir et il voulait surtout le voir à ses pieds. N'avait-elle pas légèrement exagéré son ressentiment envers Niallan ? Elle n'avait laissé aucune chance à son ex-mari de se faire aimer de son fils. Ce n'était pas un peu...

Fleur secoua brusquement la tête et jeta vivement le contenu de sa tasse. La tisane mouilla les pavés autour de ses pieds, et l'Ortie renifla d'un air dédaigneux. Qu'est-ce qu'il lui prenait ? C'était n'importe quoi. Bien sûr qu'elle avait eu raison de noircir le tableau. Niallan avait abandonné son fils ! Sa merveille, son Drago ! Abandonné par ce fils de belette, par cette raclure immonde ! Oh, comme elle le détestait, avec ses cheveux blonds et son sourire enjôleur. Comme elle le haïssait, de lui avoir tant remuer l'estomac et le coeur, ce jour-là, à Paris. Comme elle le maudissait, alors que lui revenait en mémoire leurs plus beaux instants, leurs plus beaux baisers. Les sentiments de son fils pour lui n'étaient que justice. Rien ne la ferait flancher, rien ne la ferait frémir. Elle n'avait pas de conscience, aucune capacité à éprouver le remord. Il allait ramper à leurs pieds parce que c'était là qu'était sa place.


- Drago, mon trésor ? Je rentre un instant. J'ai une lettre à écrire. Reste dehors si tu veux, bien entendu.


Le petit garçon acquiesça et suivit sa mère des yeux jusqu'à ce que la porte de bois ne la dérobe à sa vue, et reprit ses jeux. Gaïa, quant à elle, prit place derrière une table et sortit de quoi écrire. « Cher Monsieur Journaliste... »
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Drago.corleone
Drago se mordillait les lèvres, la plume au-dessus du parchemin. Sa mère, dans la pièce voisine, chantonnait en italien tout en prenant son bain. Drago, lui, était déjà propre. Une heure plus tôt, il était couvert de saletés tandis qu'il préparait le cadeau pour son père. Maintenant qu'il avait été au baquet, plongé d'office dans l'eau chaude par sa mère, il profitait de son temps libre pour écrire. Sa Mamma lui avait donné quelques conseils pour sa lettre. Il fallait que cela ait l'air suffisamment inquiétant pour que Niallan soit mort de trouille. Il fallait que son père angoisse à mort. Leur arrivée était prévue pour le soir-même, d'après les missives déjà écrites. Bien sûr, il leur restait encore deux jours de route, Niallan n'était pas près de voir arriver qui que ce soit. Et c'était justement là que résidait la difficulté.

Le petit garçon se laissa un instant bercer par la voix de sa mère. Il secoua bientôt la tête, fronça les sourcils, et se mit à penser à son père. Il voulait lui faire tellement peur que son coeur battrait sans arrêt très vite et que le sommeil le fuirait. Il voulait qu'il jette sans arrêt des regards par la fenêtre dans l'espoir de les voir arriver. Et s'il voulait vraiment tout ça, il était temps qu'il s'y mette.


Citation:

    Le 26 septembre 1464
    Auberge miteuse dans les ruines de Vienne


Datée de la veille, cette lettre pourtant bien expédiée aujourd'hui l'inquiéterait sûrement, tout comme le lieu qu'il avait indiqué.

Citation:
    Père,

    Mamma et moi nous nous sommes arrêtés dans une drôle de ville. C'est tout cassé ici mais le cocher peut pas aller plus loin, les chevaux sont fatigués. Dans la ville d'avant, je sais plus le nom, il y a une grosse bonne femme qui a dit à Mamma que la ville est hantée mais Mamma a dit que c'était idiot. La grosse dame a dit que les fantômes n'étaient pas les seuls à traîner là, elle a parlé de gens dangereux, des voleurs, mais Mamma a dit qu'elle était pressée d'arriver, qu'elle voulait se poser pour de vrai et qu'elle ferait pas demi-tour. Elle a même dit, à moi, après, que si on était en retard ou si on faisait demi-tour, tu serais fort fâché.

    Mamma est dans son bain et je vais pas lui montrer cette lettre parce que je veux pas qu'elle sache que j'ai peur. Mais j'ai peur. J'aime pas les fantômes. Et cette ville est vraiment bizarre. Je suis dans la chambre de l'unique auberge et il commence à faire noir et avant il n'y avait pas de gens dehors et là je vois des lanternes. Je voudrais que Mamma sorte de son bain... En vrai j'aurais voulu que... Ne dis pas à Mamma mais depuis qu'on a quitté Venice et la sécurité de la grande maison, voyager seul avec Mamma me fait peur. S'il nous arrivait du mal ? Je voudrais déjà être arrivé.

    Je ne te connais pas. Je sais pas qui tu es. Mamma m'a dit que tu me ferais pas de mal, pas comme mon padre Bellini. Mamma m'a dit que de toute façon si tu en faisais, elle tuerait tous ceux que tu aimes un par un jusqu'à ce que tu sois le seul à rester en vie et là, elle te torturerait et te regarderait mourir de faim et de soif. Moi ça m'embête un peu parce que même si je te déteste de ne jamais m'avoir vu vraiment, de ne jamais m'avoir aimé, j'aimerais bien quand même te connaître. J'ai vu qu'on a les mêmes yeux. Ça doit vouloir dire quelque chose, non ? Ça doit vouloir dire qu'on se ressemble un tout petit peu, quelque part. Même si je ressemble à Mamma, je dois bien avoir quelque chose de toi, Papà, non ?


Drago s'interrompit et relut sa dernière phrase, un sourire aux lèvres. Le « Papà » qui semblait s'être échappé par mégarde dans le feu de sa rédaction était parfait. L'écriture, tremblante d'impatience, paraissait montrer qu'il était plein d'espoir, d'un vrai espoir, d'une véritable hâte à l'idée de revoir son père, de le découvrir. N'était-il pas parfait, ce courrier, songea-t-il avec le même sourire de crocodile que pouvait afficher sa mère. Il reprit bientôt.

Citation:

    On arrive demain mercredi, donc. Demain soir, Mamma a dit, parce qu'il faudra faire une pause en ville pour acheter une cape d'hiver pour moi. Et trouver ton cadeau. J'espère que tu nous attendras avant d'aller te coucher. Moi en tout cas je vais rester réveillé pour te voir.

    Les cloches sonnent, c'est bientôt l'heure de reprendre la route ! J'ai vraiment hâte de m'en aller parce qu'il y a de drôles de bruits partout. Mamma est sortie du bain et elle me demande de finir parce qu'elle veut qu'on soit prêts, elle dit qu'elle n'aime pas cet endroit et que la grosse dame avait peut-être raison à propos de cette ville. Mamma veut qu'on s'en aille immédiatement. J'aime pas quand elle a l'air inquiète. Ça n'arrive jamais, sauf une fois quand on marchait dans un quartier horrible de Venice. Je dois te laisser, Mamma me presse vraiment beaucoup.

    À mercredi soir !

    Drago



Drago cacheta et expédia la lettre sans plus attendre. Il n'avait pris que le temps de la faire lire à sa mère, qui s'était mise à glousser d'un air ravi. Drago, satisfait du monde entier, s'allongea sur son lit en songeant que, ce soir, son père attendrait en vain la coche qui devait déposer son fils et son ex-femme devant l'auberge où il logeait. Et s'il souriait aussi largement, c'était parce qu'il était parfaitement ravi que cette attente soit vaine, et passablement angoissante pour Niallan.

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Fleur.des.pois
{Le 29 septembre 1465}

- Alors Drago, tu as choisi ta cape ?
- Non.
- Drago, mon ange. Cela fait déjà une heure qu'on est là et tu as devant toi toutes les créations de la couturière. Qu'est-ce que tu veux, exactement, dis-moi ?


Drago esquissa une moue dubitative et leva les yeux vers sa mère. Fleur était, comme toujours, impeccable dans une robe en soie noir, une superbe cape en laine bouillie. Un galon d'argent courait le long de la capuche, ainsi qu'en bas, à l'ourlet. Ses cheveux peignés avec soin étaient retenus en une natte épaisse agrémentée de rubans argentés. Elle le fixait de ses yeux bruns, en cet instant pleins de sollicitude et de douceur.

- Je veux une cape qui fait un peu comme la tienne. Qui fasse bien. Qui fasse... Riche.


Gaïa esquissa un léger sourire et se tourna vers la couturière. Elle lui adressa un signe de la main, comme pour lui demander d'être encore un peu patiente, et extirpa du tas de capes déjà essayées celle qui lui avait plu davantage que les autres. Là encore, c'était de la laine bouillie, d'un bleu nuit profond, presque noir. Elle plongea la main dans son aumônière et en extirpa trois attaches d'argent triangulaires. Sur chacune d'elles étaient délicatement ciselées deux lettres. D.C. L'Ortie les présenta à la couturière en lui demandant de rajouter cela sur le vêtement.

- Ce sont celles de tes vieilles capes, mon trésor, fit-elle en recoiffant son fils du bout des doigts.

Elle se tut un instant et observa son fils avec intensité. Il avait cet air grave, sérieux, qu'il arborait toujours. Drago ne souriait qu'avec elle, que pour elle. Ou lorsqu'il préparait un mauvais coup. En présence des autres, il imposait toujours une certaine distance, quelque peu glaciale et glaçante. En serait-il de même à partir de demain ?


- Tu sais que demain nous verrons ton père, lâcha-t-elle soudainement.

Drago leva le nez vers elle. Il acquiesça.


- Je sais, oui. Tu m'as préparé à cela depuis des semaines, Mamma.

Fleur hocha positivement la tête et posa une main tendre sur son visage enfantin. Un si beau visage, aux traits si fins...

- Mon trésor, si tu ne veux pas... Si tu as peur...
- Peur ?
coupa brutalement Drago. Mamma, je n'ai pas peur. Et certainement pas de lui. Ce n'est qu'un bouffon.
- Je ne t'interdis pas de l'aimer...
- Comment aimerais-je un caillou dans mon soulier ?
- Drago, ce que je veux te dire...
- Mamma, je sais ce que tu veux dire. Je te comprends. Je sais que tu veux que mon bonheur, mais je t'assure, Mamma. J'ai eu huit ans au mois de Mars et cela fait presque autant de temps qu'il n'a jamais manifesté le désir de me voir, de prendre de mes nouvelles. Il aurait pu s'il l'avait voulu, on le sait bien. S'il avait cherché, il t'aurait trouvé. S'il avait voulu m'aimer... S'il t'avait vraiment aimé...


Drago se tut, les poings serrés. Il fixa du regard la couturière qui œuvrait en silence. Fleur s'accroupit et se mit à sa hauteur. Elle n'avait plus rien d'une empoisonneuse, désormais. Elle ressemblait à une femme riche en tenue de deuil, qui regardait son enfant en étant prête à mourir pour lui sans hésitation, sans réfléchir. Elle le contemplait, pleine d'un amour sans borne, sans limite. Le regard bleu de Drago s'adoucit aussitôt, se faisant écho du sien, ou quasiment. La notion de mort, de sacrifice ultime, n'était pas présent dans ses billes d'azur, parce que c'était une notion qui lui était encore étrangère, bien qu'il se sentait prêt à tout pour sa mère, souvent.

- Mamma, je haïrai cet homme jusqu'à ma mort. Sauf si tu me demandes de l'aimer. J'ai pas besoin de lui. Mais je te ferai plaisir, Mamma, je te jure. Je saurai ce qu'il faut faire quand je serai face à lui.


Fleur le serra contre elle un instant et le relâcha alors que la couturière présentait le fruit de son travail aux Corleone. Un instant plus tard, cape neuve sur le dos, Drago sortit de la boutique, suivi de sa mère. Elle le regarda avancer parmi les feuilles mortes, en direction de l'auberge, et se surprit à imaginer Niallan avec eux. Elle lui tiendrait probablement la main en cet instant, et sans doute aurait-il aussitôt mêlé ses doigts aux siens, comme autrefois. Elle aurait levé vers lui un regard brillant et leur fils aurait couru devant eux pour tenter de suivre son petit chien. Elle porterait une robe verte et une cape une teinte plus foncée. Drago arborait sans doute du bleu foncé, sa couleur préférée. Elle serait sans doute encore empoisonneuse, et sans aucun doute toujours aussi riche, parce qu'elle n'était pas capable d'exercer un métier honnête. Et ils rentreraient tous dans la maison bâtie des mains de Niallan. Tout alors, serait parfait.

La vision disparut brusquement, et Gaïa secoua la tête en rejetant sa natte sur son épaule. Ridicule. Niallan l'avait quitté depuis des années pour une autre, avec laquelle il n'était sans doute plus, à l'heure actuelle. Mais, en cette soirée d'automne, Gaïa Corleone ne pouvait complètement lutter contre un accès de mélancolie. Elle regrettait, en cet instant, de n'avoir pas su offrir à son fils une vie de famille parfaite. Quoi que, songea-t-elle en resserrant les pans de sa cape autour d'elle. La partie ne serait terminée que quand elle l'aurait décidé. Et qu'elle l'aurait gagné. Un sourire en coin étira ses lèvres, elle souleva le bas de sa robe, et défia son fils d'être rentré avant elle à l'auberge. Un grand éclat de rire suivi cette proposition, et ils partirent tous deux aussi vite que possible vers la coche qui devait les amener, enfin, vers Niallan.

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Fleur.des.pois
{Le 30 septembre 1465}

- J'étais comment, Mamma ?
- Tu étais parfait, mon ange. Absolument parfait.
- Tu vas bien, Mamma ?
- À merveille, mon coeur.


Fleur empoigna une cruche en terre cuite et la projeta sur le sol de sa chambre. Drago haussa les sourcils, et le petit chien noir qui l'accompagnait se mit à trembler.

- Mamma ?
- Comment as-tu appelé ton chien, mon chéri ?
- Nox.
- C'est un très beau prénom.


Une coupe suivit la même trajectoire que la cruche, puis un broc, deux fioles en verre filé, et tout ce qui tomba sous la main rageuse de Fleur. Drago monta sur le lit, serrant Nox contre lui, apaisant le petit animal boiteux et aussi noir que la nuit, que son père lui avait offert un peu plus tôt dans la journée.

- Mamma ?
répéta Drago d'une voix inquiète.
- IL VA SE MARIER ! hurla soudainement Gaïa en achevant de ravager la pièce. Il n'a pas le droit de se marier. C'est hors de question. Je vais l'étriper. Je vais le changer en crapaud et je le ferai bouillir. Je vais le tuer, je te jure, je vais le TUER !

Drago fronça les sourcils. Sa mère avait le chignon défait, les joues rouges de fureur, et les yeux étincelants comme les flammes de l'Enfer. Quoi que, même le feu de l'Enfer devait moins rougeoyer que le regard de sa mère, rectifia-t-il intérieurement.
Gaïa ne se laissait jamais aller à de tels accès de rage. Elle parvenait toujours à se contrôler, et même si elle hurlait, elle n'était jamais ainsi, en proie aux émotions. Elle était d'ordinaire aussi froide que ses poisons, calculatrice et son esprit perpétuellement en marche, s'adaptant aux situations pour que tout finisse invariablement par se tordre dans le sens qu'elle voulait. Là, non. Elle n'était plus du tout digne. Elle était furieuse. Et même au-delà de ça.

Ils s'étaient embrassés et plutôt copieusement, ça, elle l'avait prévu, provoqué, et même orchestré. Elle avait commencé, il ne s'était pas débattu, elle avait poursuivi, il avait enchaîné. Ils avaient même été à deux doigts d'envoyer Drago jouer dehors avec son chien. Et là-dessus il lui annonçait qu'il allait se marier et qu'il voulait rester fidèle, qu'il s'employait à l'être. Pourtant Gaïa était sûre qu'il avait aimé chacun de leurs baisers. Elle-même les avait un peu trop apprécié, et tous n'étaient pas destinés à un quelconque plan machiavélique, elle en avait même désiré la plupart. Il lui semblait d'ailleurs qu'elle ressentait un peu trop de plaisir à embrasser un homme qu'elle s'était jurée de haïr jusqu'à la fin des temps. Oui mais, il embrassait bien - il embrasait pas mal non plus, soit dit en passant.

Fleur éclata d'un rire singulièrement dépourvu de joie. Elle avait fait plier ce garçon, ce blond qui l'avait mise enceinte des siècles auparavant - quel était son nom déjà ? Lui aussi avait juré fidélité à sa fiancée, une Écossaise pénible, comme le sont toutes les Écossaises - à part sa si chère Sybelle, qui était d'une classe différente, elle - et il avait craqué parce qu'elle l'avait voulu. Et pourtant, Dieu savait qu'il avait résisté. Il avait tempêté, protesté, s'était débattu, en était devenu assez désagréable, mais il lui avait cédé, sur le sol d'une forêt au beau milieu de nulle part. Et puis il y avait eu Gabriele, là aussi elle avait fini par avoir ce qu'elle voulait. Même si c'était bizarre parce qu'il était son cousin. Et son mari, elle l'avait bien épousé, non ? Alors qu'il avait déjà des vues sur cette idiote de Vérone, et qui était titrée. Il avait fini par la choisir elle, parce qu'elle était Fleur des Pois, parce qu'elle était Gaïa Corleone, parce qu'elle était une vraie vipère, un véritable poison sur pattes.

Alors qu'est-ce qu'il s'imaginait, ce bougre d'âne bâté ? Qu'il resterait fidèle à sa fiancée ? Qu'il allait pouvoir vivre heureux sans elle, sans Gaïa Corleone ? C'était vraiment ça qu'il s'imaginait ?
Elle plaqua brusquement une main sur ses lèvres, le souffle court, les yeux écarquillés. Elle tomba assise, lourdement, sur une chaise et regarda droit devant elle, rendue muette par on ne savait quelle révélation.

Niallan l'aimait. Pas elle, l'autre. Il allait se marier. Elle se demanda, rien qu'une seconde, si elle avait vraiment à coeur de détruire ça aussi. Ne lui suffisait-il donc pas d'avoir fait en sorte que son fils haïsse son père ? Fallait-il vraiment qu'elle brise le coeur de cette fille qu'elle ne connaissait même pas, simplement pour que Niallan tombe dans son giron et qu'elle le quitte une fois qu'elle aurait suffisamment joué avec la nourriture ?


- Comme c'est curieux, souffla-t-elle, car c'était cette réflexion qui l'avait calmé. Voilà que j'éprouve de la... compassion...

Elle grimaça, comme si même le mot avait eu un drôle de goût désagréable. Drago la regarda comme s'il lui était brusquement poussé des antennes.

- Mamma ? Tu vas bien ? Peut-être une potion pour avoir les idées claires te ferait du bien ?

Gaïa se redressa d'un bond, toute compassion - quelle insulte, vraiment - envolée. Aussi vite qu'il était venu, cet accès de gentillesse s'évapora dans l'air.

- Que nenni mon fils ! Je ne suis pas folle, ne t'en fais pas. La fatigue sans doute, une bonne nuit de sommeil me fera le plus grand bien. En attendant, on va voir ce qu'on va voir. Je crois qu'il est grand temps de rallumer les brasiers de l'enfer, mon coeur. Va chercher mon chaudron, s'il te plaît...
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Fleur.des.pois
{Le 1er octobre 1465}

C'était dimanche matin et Fleur était déjà habillée de pieds en cape pour aller à la messe. Elle adorait aller à la messe. Elle passait son temps à regarder tout le monde autour d'elle, en se sentant naturellement très supérieure, et en se demandant ce que les braves gens diraient si la pauvre veuve éplorée qu'elle s'amusait à jouer dans ces cas-là, annonçait qu'en fait, elle avait tué son mari et qu'elle en était plutôt contente.

Mais bien qu'elle soit prête, Gaïa ne bougeait pas d'un pouce. Campée devant la fenêtre, elle attendait que Drago revienne de promener son chien. Vêtue d'une impeccable robe noire aussi simple qu'élégante, elle repensait à la soirée de la veille. Une bouffée de colère l'assaillit de nouveau et elle dut fermer les yeux. Sa joie d'avoir retrouvé Lili s'était presque évaporée devant l'horreur de la révélation qui la concernait. Par tous les démons de l'Enfer, mais comment se faisait-il que cet homme ne se décompose pas six pieds sous terre ? L'Ortie abattit son poing sur le guéridon, soufflant bruyamment pour se calmer. Elle allait prendre en charge son éducation. Une partie de son éducation, du moins. Fleur n'était pas douée pour apprendre le respect et le tricot, mais question vestimentaire, attitude et mise en danger d'autrui, elle était plutôt douée. Tout commençait par l'allure, elle le croyait profondément et ça avait toujours fonctionné, pour elle. C'était la leçon qu'elle s'employait à apprendre à Drago. Même si tu n'as pas un sou, comporte-toi comme si tu étais le roi du monde. Son fils apprenait bien. Cette nuit-là, Lili avait dormi avec elle.

Mais il ne s'était pas passé que cela. Bien sûr, elle s'était remise à embrasser Niallan, avait encore trouvé ça agréable, et aimait l'idée qu'il puisse lutter pour ne pas lui céder. Elle avait toujours adoré voir les hommes lutter contre leurs principes, contre leur moralité. Comme elle n'avait que peu du premier et une absence totale de la seconde, elle était toujours fascinée quand elle voyait tout cela en action chez les autres. Et puis un type était entré, le meilleur ami de Niallan, et l'ami en question s'était fâché. Il lui avait évidemment servi les insultes habituelles, à coup de... De quoi déjà ? Garce ? Manipulatrice ? Vicieuse ? Un sourire immense étira les lèvres de l'Ortie à cette pensée. Elle adorait qu'on lui fasse des compliments. C'était toujours agréable d'être reconnue à la mesure de ses talents, après tout.

De nouveau seule avec Niallan, une explication s'était imposée. Fleur avait peut-être un peu perdue le fil de son plan machiavélique et il se pouvait très bien qu'elle ait été sincère à quelques moments. Beaucoup de moments. Mais ça n'avait pas d'importance, et Gaïa ne s'estimait pas sur une pente dangereuse. Après tout, les mensonges devaient toujours s'accompagner d'une ou deux vérités pour qu'on puisse les croire. Alors si, dans la seconde partie de la soirée, après qu'elle l'eut giflé, elle s'était un peu lâchée, ça n'avait pas d'importance. Comme ça à l'avenir, il pourrait lui faire confiance. Et puis il y avait Drago. Il savait qu'en la rejetant complètement, il se priverait de son fils. Parce qu'il n'allait nulle part sans elle, qu'elle n'allait presque nulle part sans lui, et que plus qu'une mère et son fils, ils semblaient bien parfois partager la même âme.


- Mamma ! Je suis prêt.

Fleur empoigna une petite fiole, qu'elle vida toute entière dans une bouteille de vin, et glissa l'ensemble dans le charmant petit panier d'osier qu'elle prenait pour aller faire ses courses, le dimanche. Un sourire étira de nouveau ses lèvres, un sourire singulièrement dépourvu de bonté et de gentillesse. Ses yeux étincelèrent de malice, elle saisit la main de son fils dans la sienne et répondit :


- Oh moi aussi, mon trésor, je suis prête.
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Fleur.des.pois
{Le 02 octobre 1465}

La clairière qu'ils avaient choisi était parfaite, suffisamment loin de la ville pour qu'ils aient l'impression d'être seuls au monde. Fleur n'avait accepté que l'aide d'un charretier, pour l'aider à transporter la quantité impressionnante de coussins, de peaux de bête, de couvertures et de tentures de soie nécessaires à leur installation. Une fois le paysan parti, Gaïa et Drago s'étaient amusés à décorer l'endroit selon leurs goûts. Les peaux de bête, d'abord, avaient été soigneusement étalées par terre, sur le lit de feuilles mortes et de fougères jaunies. Ensuite, ils avaient disposé les coussins pour former un matelas confortable. Puis ç'avait été le tour des couvertures de venir prendre place par-dessus l'ensemble. Pour donner un caractère plus intime, et couper un peu la brise fraîche, Fleur avait suspendu les tentures de soie tout autour, comme un dais. L'espace dégagé des arbres au-dessus de leur tête leur permettait de contempler le morceau de ciel visible depuis la clairière.

Avant de s'installer pour de bon, Gaïa et son fils étaient revenus au village. Ils y avaient même rencontré quelques personnes, en taverne. Puis il avait été l'heure de se changer et d'aller remplir les paniers d'osier. Fleur avait ôté la lourde robe de velours qu'elle avait porté tout le jour, au profit d'une autre, bien plus simple, toute aussi noire, mais en laine tissée, qui lui tenait bien chaud. Des manches longues, une encolure simple, seulement agrémenté d'un galon noir, une fine ceinture, rien n'était ostentatoire. Chaussée de bottines en cuir épais, elle était fin prête pour affronter la fraîcheur des nuits automnales.

Ensemble, un panier dans les mains, ils avaient quitté Chalon pour gagner leur repère. Ils s'y étaient installés avec délice, savourant leur solitude, jamais plus heureux que lorsqu'ils n'étaient qu'ensemble. Il en avait toujours été ainsi. Et il en irait toujours ainsi.

Un feu craquait près des tentures de soie, à peine agitées par un souffle de vent. Leur campement était calme désormais, bien qu'un instant plus tôt, il ait résonné des cris de joie d'un Drago qui se faisait chatouiller par sa mère, elle-même hilare. En cet instant, ils étaient aussi normaux que possible. Il n'y avait plus de colère, plus de haine, plus de plan machiavélique. Il n'y avait qu'un amour sans aucune limite, une confiance absolue, un bonheur idéal et parfait. Une mère et son fils, qui était l'un pour l'autre le monde entier.

Allongé sur le dos, Drago frissonna légèrement tandis qu'il contemplait les étoiles naissantes. Fleur se tourna vers lui et le drapa d'une couverture chaude.


- Demain nous retournerons à la boutique, nous allons te commander une garde-robe d'hiver.
- C'est obligé, Mamma ?
- Oui c'est obligé, mon amour. Tes vêtements seront trop fins pour les neiges à venir. Et je tiens à te faire vivre un véritable hiver. Nous irons en montagnes, tu vas voir. C'est incroyable et magnifique.


Elle attrapa entre ses doigts les petits pieds de son fils.

- Voudras-tu des bottes, cette fois, mon trésor ?
- No.


La réponse avait fusé, ferme et définitive. Fleur haussa un sourcil intrigué.

- Tu aurais davantage chaud avec des bottes, mon trésor. Je sais que tu adores porter des bas de chausses en laine et tes godillots mais peut-être...
- Je déteste les bottes, Mamma. Ça donne l'air stupide. Et ce n'est pas élégant.


Il se tut un instant et ajouta :

- Et Niallan a des bottes. Je refuse de m'habiller comme lui. Il n'est pas mon père, il n'est que mon géniteur.


Il avait prononcé ce dernier mot avec le plus grand dégoût. Fleur retint une grimace. Elle avait cru, un court instant, que son fils commençait sérieusement à s'intéresser à son père, depuis qu'il lui avait offert Nox. Le chien, qui ne quittait plus le petit garçon, était en cet instant trop occupé à se mordiller une patte arrière pour s'occuper de son jeune maître. Mais elle avait pensé, peut-être même vaguement espéré, que Drago finirait par respecter un peu Niallan. Après tout, au-delà des idées vengeresses, sa conscience de mère lui soufflait que son fils n'avait plus aucun modèle masculin et que son ex-mari aurait pu, avec bien des efforts et des contacts encadrés, faire office de référent masculin dans l'éducation de Drago. Sauf que depuis qu'ils étaient sortis de la taverne, une heure ou deux auparavant, le petit garçon semblait animé d'une haine toute neuve à l'égard de son père.

- Oui, fit-elle prudemment. Mais je crois qu'il apprécie les bottes. Cela lui tient chaud. Je crois. Il pourrait peut-être t'expliquer en quoi les bottes sont pratiques en hiver et...
- NO ! Mamma, no ! Tu l'as entendu, non ? Il apprend la langue germaine au lieu de l'italien. Il apprend la langue d'un enfant qui n'est pas le sien.


Gaïa fronça les sourcils, ses poings se contractant brièvement. Oui, elle avait entendu. Cette pensée lui donnait envie de vomir.


- Il va payer aussi pour ça, mon coeur.
- Mamma... Si je te demandais de ne pas nous venger, tu le ferais ?


Fleur tourna les yeux vers Drago, terriblement surprise. Son fils regardait le ciel, ses beaux cheveux noirs brillant sous un éclat de lune argentée. Ses traits fins, ciselés, étaient pensifs. Elle se rapprocha de lui, sous la couverture, et posa une main sur le bras de Drago. Comment son père pouvait se désintéresser de lui ? Pire, comment pouvait-il oublier sa présence et dire de telles horreurs devant lui ? Niallan avait changé, oui. De renard malin, il était devenu chien servile. En cette seconde, elle regretta d'être trop loin pour ajouter un peu de cigüe à sa bière. Le voir mort l'aurait réjoui au plus haut point.

- Si tu me le demandes, je le ferai, amore mio. Mais ne viens-tu pas de dire que tu ne l'aimais pas ?
- C'est la vérité. Mais j'aimais mieux comme on faisait avant.
- Que faisait-on avant, mon ange ?
- On faisait comme s'il n'existait pas. On faisait comme s'il était mort.
- Oh.


Fleur esquissa un sourire.


- Et c'est ce que tu veux ? Qu'on fasse comme s'il n'existait pas ?
- Oui. Tu m'as dit un jour que l'indifférence était la pire...
- La pire des vengeance. Oui mon trésor. C'est vrai. Eh bien, nous ferons comme s'il n'existait pas.


Drago sourit et se blottit dans les bras de sa mère, bien au chaud contre son buste. Il siffla son petit chien et agita les doigts vers lui. Nox crapahuta vers son maître et s'installa près de lui en tirant la langue, un air satisfait au museau.

- Je t'aime, Mamma. Tu veux m'apprendre les étoiles ?

Comblée au-delà de tout espoir, Gaïa cala confortablement son fils contre elle, leva un bras vers le ciel, et commença la leçon.
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Fleur.des.pois
{Le 6 octobre 1465}

Le ciel était gris, il commençait à faire froid. La pluie n'allait pas tarder à tomber et Fleur était encore assise en tailleur sur l'un des gros coussins disposés dans la clairière. Drago, emmitouflé dans une cape chaude, s'approcha de sa mère, très occupée apparemment par la lecture d'un parchemin. Un immense sourire s'étalait sur son minois de lutin, et elle attira son petit garçon contre elle d'un ample geste du bras.

- Mamma, tu n'avais pas dit qu'on devait ranger les affaires avant l'averse ? Tu lis quoi ?
- Nous allons le faire, mon trésor. Mais avant, j'aimerais que tu prennes connaissance de ceci.


Elle lui fourra dans les mains le vélin qu'elle lisait et relisait depuis une dizaine de minutes.

Citation:

    Fait à Chalon
    Le 4 octobre 1465

    Le présent contrat stipule que, à partir du jour d'huis, Niallan Ozéra ci-après désigné sous le nom de « débiteur » devra la somme mensuelle de 700 écus à Gaïa Bellini-Corleone, née Corleone, dicte Fleur-des-Pois, ci-après désignée sous le nom de « créditeur » pour l'éducation et le bien-être de leur fils Drago Corleone - fils non reconnu par son père. Il devra également remettre en main propre, tous les mois, un cadeau de son choix à Drago Corleone, et s'engage à travailler pour le créditeur à compté de ce jour.

    Si la somme n'est pas versée avant le 10ème jour du mois, les intérêts se factureront aux taux de 25% supplémentaires par jour avant le paiement.

    En contrepartie, le débiteur pourra rendre à visite à son fils, assister à ses anniversaires et aux Noëls qui suivront la date de la signature du présent contrat. Il pourra se rendre librement à l'auberge de la Hulotte Jolie, à Paris, pour y rendre visite à Drago Corleone après une date convenue à l'avance, le créditeur ne pouvant s'engager à se trouver à ladite auberge chaque jour de l'année. Le créditeur s'engage à ne jamais refuser les visites du débiteur à Drago Corleone.

    Pour toute l'éternité.

    Gaïa Bellini-Corleone
    Niallan Ozéra


    Post-scriptum : en cas de décès du créditeur, le débiteur devra continuer à verser l'ensemble de ce qui a été convenu.



Drago acheva sa lecture et leva les yeux vers sa mère, visiblement contrarié. Il avait exactement la même expression que Fleur lorsqu'elle était fâchée : sourcils froncés, moue pincée, et quelque chose dans le regard qui semblait mettre en garde.

- Mamma ! J'avais dit que je voulais qu'on fasse comme s'il était mort ! Tu m'obliges à accepter de le voir quand cet abruti le voudra ?
- Relis, amore mio. Relis bien. Attentivement.


Fleur se coula derrière son fils, posant le menton sur ses cheveux soyeux. Drago reprit le parchemin et le déchiffra avec attention, avant de se mettre à rire. Fleur, absolument ravie, se pencha de côté pour le regarder.


- Oh Mamma ! C'est tellement fourbe !
- Je sais mon coeur. Grazie.


En effet, si le contrat stipulait que Niallan avait le droit de venir voir son fils dès qu'il lui semblerait bon, il n'était spécifié nulle part que le fils en question voudrait, lui, le voir durant ses visites. Et Drago imaginait parfaitement Niallan attendant patiemment dans une grande salle d'auberge où lui, Drago, ne mettrait pas les pieds. Le petit garçon jeta un regard plein d'admiration à sa mère. Bien sûr que non, elle n'allait pas le forcer à faire ce qu'il ne voulait pas faire ! Mais extorquer de l'argent à Niallan en le muselant avec un contrat et l'espoir que son garçon finisse par l'aimer... Oui, songea le garçon. C'était une façon parfaite de se venger de lui.

- C'est parfait, Mamma.


Le tonnerre gronda dans le lointain, et Fleur se leva, imitée par son fils. Tous deux, pouffant comme des fous, remballèrent les coussins et les couvertures, s'apprêtant à regagner leur chambre d'auberge. Il n'était plus question de dormir dehors, si les pluies commençaient à poindre.
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Fleur.des.pois
{Le 7 octobre 1465}

    — Paris —


Le ciel avait déversé des trombes d'eau toute la matinée, pour finalement ne plus cracher d'un mince rideau de pluie, tout aussi pénétrante que l'averse. La terre s'était muée en une tourbe glissante, crottant le bas des robes et les bottes. Fleur avait froid, mais c'était peut-être du à ses vêtements trempés. Pourtant elle ne bougeait pas, indifférente au reste du monde, au rhume qui la guettait. Pour la première fois depuis la mort de son mari, elle était en deuil pour quelqu'un d'autre. Et ce deuil, cette fois, elle le portait sincèrement.

Sous ses petits pieds chaussés de solides bottines reposait le corps de celle qui, pendant deux années, avait été sa mère. Isolda était morte durant la nuit. Gaïa avait tout abandonné lorsque la nouvelle lui était venue. Elle avait juché son fils en croupe, et sans prendre le temps de faire mander quelque voiture que ce soit, elle avait galopé, sans discontinuer, ne prenant que le temps de changer de monture. Elle avait affronté la pluie torrentielle, indifférente à ses cheveux qui flottaient comme une bannière, humides et emmêlés. Arrivée à l'auberge, elle avait simplement jeté un baluchon plein de vêtements, ordonnant à Drago de s'habiller prestement pendant qu'elle courait rejoindre Isolda. Elle était arrivée juste à temps. Une heure plus tard, tout était fini.


- Fleur... Tu as bien changé... depuis le jour où je t'ai... trouvé au couvent, avait murmuré la guérisseuse, la voix brisée. Tu n'étais pas si jolie... Tu avais l'air d'un petit lutin féroce... Tu te souviens, Fleur ?
- Je me souviens,
avait répondu l'Ortie d'une voix calme, en s'efforçant de rester digne.
- Je... regrette... tu sais ? C'est ma faute... J'ai fait de toi... ce que tu es devenue. J'ai appris ce que tu fais. Ton... travail... Ce n'est pas un bon travail, Fleur.
- Je sais, Mère. Mais c'est le seul que je sache faire.


Isolda avait souri, et avait encore trouvé la force de lever une main vers la joue de sa protégée d'autrefois. Il ne restait plus grand chose d'Isolda la guérisseuse. Maigre, le teint crayeux, les cheveux gris, presque blancs, elle était déjà morte, sauf qu'elle ne le savait pas encore. Allongée dans un lit chaud et tiède, Fleur ayant tenu à la rapatrier à la « Hulotte Jolie », la forme de son corps soulevait à peine le drap blanc.

- J'aurais du te le dire... il y a des années... Je sais que ce n'est pas... une bonne chose... ces poisons. Je t'ai chassé... Je suis désolée... Mais finalement tu n'avais pas... besoin de moi pour devenir... l'une des plus douées. Je reconnaissais... ta marque... ton... style... quand on m'appelait pour soigner des gens... que tu avais... rendu malades.
- Ne vous fatiguez pas, Mère, je vous en prie. Taisez-vous, économisez-vous.
- Pourquoi faire ?
s'impatienta la mourante. On sait toi et moi que c'est... fini. Je disais... Je reconnaissais ton style... Je me suis toujours dit... Même dans ses potions... elle arrive à être... insolente.

Isolda se mit à rire - rire qui se mua bientôt en quinte de toux. Puis, avec une vigueur étonnante aux vues de son état, la guérisseuse serra la main de Gaïa.

- Vis une meilleure vie. Fais autre chose.
- Je ne peux pas.

- Si tu peux ! s'énerva Isolda. Ne te l'ai-je pas... enseigné ? Il ne tient qu'à toi... d'entreprendre. Tu es... libre. C'était... ma dernière leçon en tant... que guérisseuse à son apprentie.

Isolda avait alors renfoncé la tête dans ses oreillers. Pour ne plus jamais la relever. Elle était morte dans un souffle, et ne sentit pas la larme unique qui s'était échappée des yeux de la petite fille qui se tenait à son chevet et qui pleurait la seule mère qu'elle eut jamais connu. Ce n'était pas Gaïa l'empoisonneuse qui se tenait là, mais Fleur-des-Pois l'orpheline, la maigrichonne dans sa robe marron, aux cheveux en broussaille, sans passé, et sans espoir d'un avenir glorieux. Et cette enfant-là pleurait à s'en arracher les yeux, à s'en écorcher les cordes vocales, la première personne au monde qu'elle eut appris à aimer.

La terre désormais couvrait le cercueil d'Isolda. Fleur ne bougeait toujours pas. Elle avait simplement pris la peine de changer de robe, pour ne pas paraître couverte de boue. Une robe noire, très simple, en laine, portée sous une cape toute aussi chaude. Drago, à ses côtés, lui tenait la main, dans son habit noir, composé d'une paire de braies, d'une chemise et d'un pourpoint, ainsi que de bas de chausses en laine et de godillots en cuir solide. Il regardait alternativement sa mère et la tombe fraîche, respectant le silence de sa Mamma, qui semblait bien loin de là.


Enfin, alors que le crachin de pluie se mua de nouveau en averse, Fleur inspira profondément. Elle baissa le nez vers son fils, qui l'observait encore.

- Elle s'appelait Isolda et elle m'a appris qu'avant de savoir faire du mal, il fallait apprendre à faire le bien. Elle m'a appris à soigner, et m'a écarté des plantes toxiques. C'était la meilleure guérisseuse que j'ai jamais rencontré. Je l'ai aimé comme une mère, mais nos chemins se sont séparés. Nous n'étions pas vouées à faire les mêmes choses. C'est ainsi. Je ne ferai pas comme elle, mon trésor, je vais tout t'apprendre. Et ce sera à toi de choisir ton chemin.


Elle déposa un baiser sur le front de son fils, et tourna le dos à la tombe d'Isolda. Elle ne pouvait plus se sauver elle-même, c'était trop tard. Son sort était scellé depuis des années déjà. Mais elle pouvait encore sauver son fils. Il ne serait jamais trop tard pour ça.
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