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[RP] Ville fantôme

Alphonse_tabouret
I Know
I know, you love the song but not the singer,
I know, you've got me wrapped around your finger,
I know, you want the sin without the sinner,
I know, I know

I know, the past will catch you up as you run faster,
I know, the last in line is always called a bastard,
I know, the past will catch you up as you run faster,
I know, I know


I know , Placebo





Tu m’écoutes ?

Lentement, le regard noir se détacha des façades citadines pour glisser sur la silhouette de son voisin et s’y ancrer, obéissante créature qui reconnaissait dans le ton agacé de l’italien, l’ordre plutôt que la demande. La main gantée glissa à sa joue dans une caresse sèche avant de ferrer sans délicatesse la mâchoire pour garder le visage dédié à son attention, maitre exigeant la concentration de sa possession, défiant d’un iris orageux la nonchalance consommée de son compagnon.

Paris ne te réussit pas, lâcha finalement l’homme, contrarié en n’arrivant pas à lire la moindre réaction sur les traits mâles offerts à sa coupe, rejetant le visage d’un geste brusque pour lui tourner le dos et s’abimer dans la contemplation de l’étalon qu’on escortait aux écuries, les lippes pincées en une expression revêche. Malgré une quarantaine fraichement célébrée, Leone ne savait pas exprimer sa contrariété autrement, attitude d’enfant gâté aussi touchante que ridicule qu’il lui opposait systématiquement dès qu’il sentait les fils de son pantin se distendre en dehors de sa volonté.
Paris ne me réussit pas, admit il à mi-voix en posant sa main à la nuque blonde, y dispensant une caresse fugitive et inattentive, l’esprit embué d’ailleurs, d’une autre vie jouée en ces rues. Deux ans le séparaient de sa dernière danse d’avec la capitale française, valse monstrueuse qui avait épuisé ses dernières volontés et balayé ses ultimes résistances, concluant le bal d’un pas dans le vide en préférant l’abime au lendemain, séduit par la possibilité que la chute soit vertigineuse et finisse par l’engloutir jusqu’à ce qu’il n’en reste enfin plus rien.

Un simple lancé de dés avait scellé son destin, enfant désobéissant des Parques soumettant dans une surenchère aussi inconsciente qu’exaltée, le fil des semaines, des mois et des années au hasard effilé d’une nuit où la quantité de vin et le dégout de soi avaient poussé les mises jetées sur la table à s’empourprer de fièvre. Le double deux avait roulé jusqu’à effleurer le cinq et le un adverses, et pendant une brève seconde, un infime instant dénué de liqueurs et de vernis, il avait entendu son corps soupirer, senti une inavouable délivrance s’emparer de son âme.
Ainsi, il en avait encore une…

Tu as perdu. , avait murmuré Leone en l’observant attentivement, soustrayant avec lenteur le plus petit chiffre au plus grand, comme le voulaient les règles du jeu énumérées quelques heures auparavant, abandonnant sur le tapis de peau, un deux entier et indélébile. Nous n’avons nul témoin de notre marché. Seulement toi et moi… Dis-moi, amico mio, que vaut ta parole ? avait-il poursuivi d’une voix basse, tissée d’un accent florentin prononcé, excité, comme seule la noblesse de sang savait l’être par des enjeux plus éthérés que ceux du commun des mortels.
Alors, le fracas de la réalité s’était écrasé à ses tempes, ouragan de pensées et d’émotions effleurant ses lèvres averties d’un frémissement d’incrédulité, tordant sa bouche en un rictus tendrement ironique, éprouvé à tout jamais par la vérité qui s’était assise, impériale et laide, au sommet de son cœur. L’impossible avait beau tonner, les visages se succéder et la nausée s’emparer de lui à la simple pensée d’un ailleurs, le soulagement indéfinissable de n’être plus à lui, la perceptible plénitude de ne plus avoir à gouverner ce monde en friche qu’était son âme et la délicate senteur du joug amenant l’échine à ployer sous une autorité neuve et inaltérable avaient complété un tableau renié, une vérité contre laquelle il se battait depuis ce qui lui semblait être une éternité, convaincu jusqu’alors, qu’il n’avait pas d’autre choix que la lutte en réponse à la fatalité.
Deux ans de ma vie, avait-il répondu, offrant en guise de pourboire, un sourire policé pour clôturer les comptes.


Sarai tornato stasera? (**) , lui demanda l’italien sans lui jeter un regard, déjà tourné vers la porte de l’hôtel dans lequel ils séjourneraient pour les jours à venir.
Vado a casa ogni notte... , répondit –il dans un étrange accent en laissant un sourire rogue se faire entendre tandis qu’il concluait d’un dernier mot : … quasi.
Le profil de Leone se dessina sur la façade claire, dévoilant des traits marqués d’un courroux enflant et l’élégance heureuse d’un visage que le temps embellissait. Depuis que ce voyage en France avait été annoncé, il savait le Salviati en proie à une tourmente solitaire et l’y laissait se débattre sans compassion, ainé empêtré dans ce jeu improbable qui les avait liés sans pour autant jamais les unir et qui, dans quelques jours, verrait son échéance arriver à terme.
Questa volta, non devi, rétorqua-t-il plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu, vexé, toujours, par l’attitude désinvolte qu’opposait le jeune homme à la frustration pourtant visible qui perlait à ses nerfs.
Sono mai stato?, demanda-t-il en guise de conclusion, rejoignant la rue passante sans plus se retourner.


Paris était pavé de morts, et lui-même n’en était qu’un de plus, ombre disparue et errante, animée par la curiosité doloriste de savoir ce qui l’emporterait ce soir en son cœur lorsqu’il se noierait dans cette foule à laquelle il avait si souvent dérivé. Serait-ce l’aversion de lui-même, cette compagne presque solide lovée en son sein avec laquelle il communiait tous les jours depuis sa reddition volontaire, ou serait-ce cette peur primaire qu’il avait bravé en vain, hanté par les douleurs fantômes de ses poignets déchirés ?
Ici, il n’était plus rien qu’un visiteur venant fleurir des tombes. La première serait la sienne, creusée à sa seule trahison, à l’aube de ces heures faunes dont on ne savait jamais avec exactitude si elles appartenaient au soir ou au matin; il remonterait à contre-courant les suivantes au dédale de sa mémoire, et finirait par le cimetière où tout avait commencé, celle où le baiser de glacial d’une nuit anglaise avait givré son âme.

Le pas souple battait silencieusement le pavé et, les mains dans les poches, Alphonse Tabouret avançait, spectre parmi les siens.





(*) Je Sais
Je sais, tu aimes la chanson mais pas le chanteur
Je sais, tu m’as entortillé autour de ton petit doigt
Je sais, tu veux le viol sans le violeur
Je sais, je sais

Je sais, le passé te rattrapera aussi vite que tu courras
Je sais, le dernier arrivé est toujours un connard
Je sais, le passé te rattrapera aussi vite que tu courras
Je sais, je sais

(**) Rentreras-tu ce soir ?
Je rentre tous les soirs… ou presque.
Cette fois ci, tu n’y es plus obligé
L’ai-je jamais été ?
Axelle
Je vois un fantôme

Je sens mon corps chuter
Personne ne peut m'attraper quand je dors
La fièvre et les hallucinations ce soir
M'emmènent vers la pénombre
[…]
Ça ne peut pas être réel
Trop étrange pour moi
Je vois un fantôme

Ghost Gunfighters - As Animals




Édouard ! Prends à gauche, rabat le rue des Augustins !

Les ordres étaient lancés, brefs et intransigeants. Les mauvais payeurs, clients d'autrefois, devenaient cible des traques. Et celui-ci était l'un des pires. Petit baronnet de son état, cette petite frappe au sourire de traviole et sans le sous, avait une ardoise qui ne cessait de s'allonger, jusqu'à dépasser les trois chiffres. L'heure était venue pour lui de payer, quelle qu'en soit la façon. Et si sa bourse était plate, alors il servirait de défouloir aux miliciens. Telles étaient les messes qui se récitaient aux Yeux d'Hadès. Amen.

Magne-toi ! Cria-t-elle malgré le turban sombre étouffant sa voix et ne daignant laisser apparaître que l'éclat noir et tranchant de son regard. Parce que de mauvais poil, elle l'était. Et pas seulement à cause de ce chien galeux, mais aussi, mais surtout, car elle devait dans une heure à peine, faire les derniers essayages de sa robe pour le mariage à venir. Et rien ne pouvait vraiment être pire que cela, même si la présence du Renard lui arracherait sans doute bien des sourires, complice aussi facétieux que précieux qu'il était devenu, réunis deux ans auparavant pour faire face à un passé douloureux.

Dans le crissement plaintif du cuir la ceinturant et le raclement des lames à sa cuisse, la Pupille s'élança à son tour, vive et rapide dans les méandres boueux des ruelles parisiennes dont elle connaissait chaque recoin. Les façades tordues défilèrent sous son souffle saccadé. Le prendre en tenaille tel était le plan et rien n'aurait pu la détourner de son but, pas même l'étal de légumes qui, ayant la mauvaise idée de se trouver là, fut renversé d'une main gantée. L'heure n'était plus à la discrétion. Qu'on se le dise. Trop d’événements la chamboulaient ces derniers temps pour qu'elle se plie encore à la courtoisie.

Mais pourtant, quand elle heurta un homme de plein fouet, imprudent sans doute de mettre son plan à sac, elle en fut assez déséquilibrée pour devoir rompre sa course. Furie noire elle se retourna comme un diable, la bouche déjà pleine de jurons et d'une flopée d'insultes envers l'intrus pourtant innocent. Mais en guise d'injustes réprimandes devant celui qui se dressait sous son regard, elle dû prendre appui à un mur tant ses jambes se dérobaient sous elle. L'ourlet de cette bouche. La profondeur de ce regard. La ligne de cette mâchoire. Combien de jours, combien de nuits avait-elle espéré les retrouver au détour d'une rue ou à l'ombre de sa chambre ? Combien de matins, fébrile, était-elle descendue à la morgue du Châtelet, tremblante de crainte de les découvrir sur les cadavres ramenés par la nuit ? Elle avait fini par ne même plus les compter, tant ils s'inscrivaient déjà trop cruellement dans les prunelles d'Antoine. Et il était là. Soudain. S'offrant à son regard mouvant dans la fine fente du turban. Quand elle n'attendait plus rien. Quand l'espoir s'était tarit. La tête vide, ou bien trop effervescente pour accrocher la moindre pensée cohérente, d'une main trop lente pour ne pas être ambiguë, elle empoigna le tissu et l'arracha de sa tête, laissant la marée de boucles de corbeaux dégouliner sur ses épaules essoufflées, mais certes plus de sa course.

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Alphonse_tabouret
Le mouvement de l’étal renversé avait attiré son attention, et retardé son pas d’une seconde à peine, fatale fraction de laquelle était née la collision. Le choc arrêta sa marche, déclenchant dans son dos quelques protestations de piétons contrariés, et il marqua un grognement surpris, ascète arraché à son chemin de croix, extirpant une main de sa poche pour masser une épaule fauchée en plein vol. Alors, enfin, le regard sombre se porta sur la silhouette coupable dont la couronne de tissus sombre aurait été bien incapable de le perdre jusqu’à la confusion lorsque l’éclat des comètes noires s’aligna à leurs jumelles mâles.
Si elle recula, il resta figé, foudroyé par cette intrusion de la vie en un territoire moribond, regardant son corps chanceler jusqu’à devoir prendre appui quand le sien s’alourdissait, envieux qu’elle eut encore des nerfs là où les siens venaient de se dissoudre à l’onde trouble de l’instant.




Les mots se bousculent à la gorge, mais Compagne les retient, muselière fidèle attachée au silence, nouant la jugulaire jusqu’à rendre aphone chaque émotion qui vient écorcher le costume dont il se nourrit.
Compagne l’aime muet, gardant pour elle seule ces remous qui le rendent humain et s’échine, dodue putain pétrie par ses repentirs, gavée par sa honte, à creuser le fossé qui le sépare des vivants à chaque nouvelle opportunité.




Les boucles brunes se dénouèrent avec lenteur, crinière mille fois respirée, mille fois dévalée, et mille fois regrettée, serpentant rondement aux épaules menues pour graver en son cœur suspendu le visage d’Axelle avant de jeter en pâture aux écueils de son âme, le portrait si sérieux d’Antoine.

Pourquoi m’as-tu suivi ?, avait un soir demandé Leone, dans les draps froissés d’une nuit hiémale, trop imbu de lui-même pour seulement envisager la vérité, cherchant la douceur du miel après avoir consumé la chair, Narcisse vorace et orgueilleux.
Compagne était née ce jour-là, aux syllabes empâtées de l’italien, d’une sincérité qu’il s’était découvert incapable de formuler sans en pleurer de honte, assassinant d’une déglutition douloureuse le monstre dont il s’était toujours cru âme-sœur pour le remplacer par l’intense néant ; il n’avait pas suivi Leone, il avait fui sa vie.
Les mois écoulés depuis sa séquestration l’avaient tous les jours forcé à regarder un reflet contre lequel il lui fallait lutter, le ramenant inexorablement à l’odeur rance d’une cave parisienne où il avait fini par capituler, faible, moins qu’humain. Le Salviati lui avait offert la possibilité d’en finir avec cet insupportable visage en lui fournissant le masque, et Alphonse l’avait saisi, y retrouvant le soulagement d’être acteur plutôt qu’être homme, le confort d’être un autre plutôt que lui.




Compagne gronde, crache, se contorsionne , découvrant les affres de la menace, et serre les chairs de ses doigts tordus jusqu’à couper le souffle, parasite vivace et soudain en danger.
Elle fait pleuvoir aux tempes les mots interdits, rouvre, furieuse, les plaies jusqu’alors reniées, et déchiquète le cœur jusqu’à en faire jaillir la souffrance la plus auguste, la première semence : la culpabilité.




La dextre se tendit sans qu’aucune pensée ne la gouverne, impulsive comme elle ne l’était plus, enroulant une boucle autour d’un index blanc, en éprouvant la souplesse d’une caresse délicate et pourtant invasive quand le bouleversement enflait enfin et parfumait son âme d’un arome ancien, broyait les contreforts de Compagne pour laisser passer quelques syllabes chuchotées, émues au fil d’un sourire tendrement défait.

Ballerina…
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Axelle
Malgré le tissu arraché, la respiration manouche restait âpre. Et spectatrice, et impuissante, elle ne savait que le regarder sans encore réaliser ce que ses yeux lui hurlaient. Incapable de savoir si elle était heureuse, soulagée, furieuse ou terrorisée par ce que ce retour impliquerait, fatalement. Pour elle. Pour elle, oui, mais surtout pour Antoine. Elle était là, pantin immobile et futile, à lutter pour retrouver un fil de pensée, de sentiment, auquel se raccrocher quand il avança, Chat toujours. Chat irrémédiablement. Entrelaçant ses doigts à une boucle paumée là, avec ce sourire. Ce sourire qu'elle connaissait tant, sans savoir pourtant s'il était vrai, ou faux. Masque implacable qu'il savait si bien porter et auquel elle s'était laissée prendre au fil de trop d'étreintes irraisonnées.

Ballerina...

Que restait-il de la Ballerina ? Que restait-il de lui ? Que restait-il d'eux ? La respiration manouche, incapable de se calmer, se précipitait tout au contraire à ses lèvres, toujours plus rapide, toujours plus profonde, toujours plus désordonnée, jusqu'à lui faire tourner la tête.

Ballerina... Ballerine oubliée là, des jours, des semaines, des mois, des années. Laissée là à se ronger les sangs. Laissée là à devoir faire face aux pleurs silencieuses d'Antoine. Seule. Sans avoir de réponse pour consoler. Pourquoi ? Dans un magma d'émotions trop fortes pour ne pas imploser, abandonnant le mur salvateur, la senestre, sans crier gare, fit siffler l'air avant de claquer avec toute la force de l'amertume sur cette joue où tant de fois elle avait usé ses lèvres et ses caresses. Et qu'importait si sous le cuir, la paume de sa main la brûlait déjà à chaque pulsation de son sang, l'envie grondait furieusement entre ses tempes brunes de frapper, encore et encore, et de l'embrasser tout autant, jusqu'à s'y perdre et ne plus penser à rien. Mais ce fut le cri qui sortit victorieux, intrus qu'elle n’attendait même pas.


COMMENT AS-TU PU ?


Cristal qui implose en mille fracas, tel était le sort réservé à cette façade que durant deux ans, deux saloperies d'années, la manouche s'était efforcée de présenter à tous. Deux foutues années à refuser de lâcher la moindre larme, à laisser croire que tout allait bien, gardant pour elle combien elle se sentait fautive de n'avoir pas su être là, de n'avoir pas compris combien le mal était profond et dévastateur. Ravalant la colère et incompréhension pour garder la tête droite, et marcher encore. Et marcher toujours.

Mais au milieu de cette rue sordide soudain invisible, la façade absurde craquelait de larmes silencieuses enfin autorisées à glisser sur ses joues.

Comment... Màćka... Comment ?
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Alphonse_tabouret
L’aurait- il vu venir qu’il n’aurait pas cherché à l’esquiver, condamné que la douleur physique avait eu le loisir d’entretenir dans les limbes quand son pas chancelait de trop, et qui avait appris à en savourer le goût lorsque plus rien d’autre n’en avait.
La main de la gitane cingla sa joue, faisant frissonner la peau d’une flamme nette quand la question la plus cruelle de toutes crevait le silence de ces retrouvailles blêmes:


COMMENT AS-TU PU ?


Existait-il seulement une seule réponse valable à cette question ?


Compagne tend le bras vers un pot de pigment perché en haut d’une étagère, pantin momentané, incrédule, le granit de ses veines découvrant le vertige d’un parfum alors inconnu, la sensation première du corps qu’elle frôle.
Hésitante, Compagne fait le dos rond ; l’accalmie passagère n’offre jamais rien de bon, elle le sait. Tout au plus permet-elle de mieux mesurer la violence du grain à venir.



A n’en pas douter, la scène avait trouvé public, et le flot de la rue s’était imperceptiblement ralenti, mouvement charognard que l'odeur du sang avait toujours attisé, les yeux rivés sur le couple qui se faisaient face sans savoir que de toutes les vies qu’ils leur inventaient à l’instant, aucune n’égalait la tragédie de la leur.


La peinture s’écrase sur Compagne sans qu’elle ne puisse l’éviter, la peignant de rouge avant d’être éclaboussée de bleu. Elle touche le sol, feule par reflexe, invective par crainte, prise au piège entre le passé et le présent, et à peine semble-t-elle s’en extirper enfin, qu’elle se fige, le nez au vent, les sens en alerte, ses yeux attentifs clignant vers l‘horizon.
Là-bas, le tonnerre enfle.



Les iris de la gitane s’embuèrent jusqu’aux pleurs, corolle d’étoiles dont le bouillonnement brutal dénouait les masques les mieux tissés, empêtrant le jeune homme à nourrir mille envies et mille peurs, les tempes contractées d’une explosion de sensations contradictoires. Les larmes, comme autant d’accusations silencieuses, inondèrent les joues manouches ; une pour chaque absence, chaque déception, chaque soupir…



Le claquement d’un tissu rouge fait sursauter Compagne dont la tête de pierre s’auréole du ciel bleu de Paris et des boucles brunes d’Axelle, tranchant le vent en volutes noires.
A la vertigineuse vue qui l’aveugle un instant, Compagne chancelle et se rattrape, pantelante, à la main qu’on lui tend, y discernant le martèlement vibrant d’un pouls qui consume le firmament et engloutit le monde.
Tout près, le tonnerre gronde
.



Comment... Màćka... Comment ?


Compagne est père. Ses bras sont un berceau où le fragile désir d’un avenir nouveau dort à la dureté de sa chair.
Compagne l’envisage à la chamade de son effroi, le soupèse hâtivement, un œil inquiet jeté aux cieux barbares, et, coinçant entre ses doigts, un filament d’espoir, le porte à sa bouche qu’elle ouvre tel un gouffre.
Tonne l’orage.



Pardon. La voix ne souffrit d’aucune hésitation, claire quand elle était pourtant basse, nette quand elle était pourtant pleine. Dextre et senestre s’élancèrent pour conquérir le visage sans heurt, chassant les larmes de deux pouces synchroniques quand la bouche déposait au front un baiser contrit ; si la peur du rejet le faisait frissonner, l’indifférence aux larmes saturées d’Axelle lui était impossible.
Pardonne-moi Ballerina, pardonne-moi… répéta-t-il doucement, chaque mouvement de lèvres venant effleurer son front. J’avais tellement mal…

L’égoïsme triomphant dans toute sa laideur naissait aux paroles les plus primaires, féroce vérité qui le contraignait enfin à aller au plus simple, fut-il incomplet, imparfait, inexcusable.
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Axelle
Les yeux noirs naviguaient sur le pavé boueux de la capitale, flous, cherchant encore un sens à la cacophonie broyant son crâne et surtout, fuyant les jumeaux qui lui faisaient face. Proches, si proches que les parfums du passé refluaient à sa mémoire avec une force aussi fabuleuse que démoniaque. Et dans cette fuite vers l'avant, le regard gitan s'échappait tant pour ne pas voir que pour ne pas être vu. Pourtant, elle laissa l'empreinte de la pulpe des pouces flamands s'inscrire à ses joues, sans fuir. Pas plus qu'elle n'avait fui quand, en cette journée blême, la main brisée et trop amaigrie, c'était sur les chemins de Champagne qu'elle avait perdu ses pas, gamine babillant sous le bras. C'était lui, et lui seul, qu'elle avait choisi pour panser ses plaies. Et il l'avait fait. Sans une question de trop hors celles qui se précipitaient dans les yeux du Chat. Il avait su soigner. Et tellement plus. Lui indiquant une voie sur laquelle s'engouffrer pour effacer la douleur et s'abandonner, autrement. Depuis, cette leçon jamais n'avait été oubliée, et ainsi, elle marchait encore. Et ainsi, elle marchait toujours. Chemin salvateur, malgré la froideur le bordant.

Alors que pouvait-elle répondre à cet aveu déchirant, roulant des lèvres flamandes pour arracher son cœur en mille lambeaux impuissants ? Rien. Coupable elle l'était de n'avoir pas su être assez présente. C'était un fait. Mais l'aurait-elle été que ça n'aurait rien changé tant elle n'avait jamais eu de prises sur les émotions du Chat. Tant la liberté dont ils s'arrogeaient le droit, semait des monceaux d'interdits. Tel était le prix qu'il avait fallu payer. Ainsi soit-il.


L'Autre. L'Autre aurait pu. Lui. La Casas en était persuadée. Mais malgré ses promesses, l'Autre s'était évaporé, aussi inconstant qu'il était apparu. Parjure que ses doigts n'en finissaient pas de vouloir griffer d'avoir trop menti. Injuste ? Peut-être l'était-elle, mais devant le chaos de ce trop plein de gâchis, la raison et la mesure n'avaient plus leur place depuis bien longtemps.

Alors elle avança, d'un pas, puis de deux. Petits, presque timides, et d'un élan irrépressible, se pressa contre ce corps connu sur le bout des doigts. Sur le bout des lèvres. Les larmes roulant de plus belle, le battement de son sang en chahut tonnant à ses tympans, elle l'enlaça des lianes désordonnées de ses bras, fichant sa main au bombé de ce crâne malade, enfouissant son visage dans le creux de l'épaule ou frottant sa tempe confuse à la sienne. Caresses de félins qui, après une chasse trop longue ou trop dangereuse, enfin se retrouvent.

Les yeux badauds pouvaient bien se poser sur eux et le silence se faire, elle s'en moquait éperdument alors que le cocon qui, tant et tant lui avait manqué, tissait à nouveau ses premiers fils. Elle aurait voulu être badine, un peu, mais n'y parvenait pas, tant la plaie restait encore béante dans les âmes inqualifiables. Je devrais te dire de repartir et de ne jamais plus revenir, trop craintive que je suis maintenant de te voir disparaître encore... Avec difficulté elle s'arracha à la chaleur de l'étreinte réchauffant son sang comme un feu couvant. Mais je suis aussi lâche et aussi faible que toi.

La tête dodelinante, combattante sonnée, elle recula d'un pas, tentant de ramener un brin de raison dans les méandres de sa cervelle.
Il va bien. Enfin. il va mieux. Et remontant le visage, marqué plus de crainte que de reproches, lâcha dans un souffle court. Mais je ne veux pas que tu le revois. Pas encore. Pas tout de suite. Pas avant d'être certaine de lui épargner la chute, encore. Parce qu'aussi mauvaise mère qu'elle était, en cet instant, reniant ses propres sentiments, c'était le visage d'Antoine, et le sien seul qui devait s'imposer.
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Alphonse_tabouret
Les corps s’accordèrent en une étreinte silencieuse, de celles où les mots ne comptaient pas, jugés trop pauvres, compromis éprouvé par les taiseux qu’ils étaient, préférant un langage qui balayaient les approximations et les hésitations. Leurs corps n’avaient jamais menti ; passionnées, complices, maudites, leurs chairs ne s’étaient jamais embarrassées de détours, confondant les hématomes et les joies dans une même fièvre, laissant naitre un lien plus tangible par-delà le fil du désir, une communion dont eux seuls connaissaient la solide fragilité. Pendant quelques secondes les mois et les années s’enchevêtrèrent dans le parfum de la gitane, esquisses d’âmes et visages des bâtiments s’étoffant pour s’assembler en une vaste fresque dont la perspective le laissa au seuil du vide. Les doigts d’Alphonse, lentement, s’enracinèrent aux vêtements de la Casas, y cherchant la matière de ses lignes, ancre que leurs chaleurs réunies appelaient, havre où il avait un jour choisi d’être au mépris de sa laideur avant de le laisser béer au néant, et, la trouvant enfin, s’y nourrirent, faméliques créatures éprouvant avec une satisfaction longtemps oubliée, le simple bonheur de toucher quelqu’un que l’on aime.

Je devrais te dire de repartir…
Je devrais repartir…
…et de ne jamais plus revenir…
Et ne plus jamais revenir…
… trop craintive que je suis maintenant de te voir disparaître encore…
Le pourrais-je encore sans finir par te perdre ?…

Il avait déserté Paris, laissant les chimères l’emporter, coupant à vif chaque lien que la ville avait brodé à sa chair, espérant faire taire son calvaire, se résignant à ce que le temps et la culpabilité finissent par cautériser tout espoir d’y revenir en arpenter les pavés, et pourtant, deux ans plus tard, il avait suffi d’un simple accident pour que des pampres de Peut-être percent ses nerfs atones. Les souvenirs ensevelis sous le Chianti, les corps et les mains de Leone, finissaient d’étirer une échine endolorie entre ses tempes, la parole retrouvée à défaut d’être entendue, existant à défaut de vivre ; les blessures infligées s’ornaient enfin pour se révéler vivaces hivernales, limbes sanguines sur une terre de cendres. L’odeur de la charogne viendrait plus tard, avec la floraison.
Mais je suis aussi lâche et aussi faible que toi
Fracturée par les mots les ramenant à la rue, l’étreinte s’étiola jusqu’à la division, ramenant autour d’eux le vacarme de Paris et sa froide réalité ; ils se retrouvaient parce qu’ils s’étaient quittés.
Il va bien. Enfin. il va mieux. Mais je ne veux pas que tu le revois…
La déception qu’il pensait entière ne vint pas seule en tête du cortège des afflictions, colonne cheminant à ses veines en une cavalcade désordonnée; scellée à cet étrange et amer soulagement, elle se drapa d’abime et inonda son âme d’un gel primaire.
Pas encore. Pas tout de suite. Pas avant d'être certaine de lui épargner la chute, encore.
Sous le regard vibrant de la gitane, il découvrait que le refus maternel l’allégeait tragiquement d’un espoir qu’il ne s’était pas permis d’entretenir, résolu à oublier la honte la plus cuisante de toutes pour survivre. Si la possibilité de revoir son fils l’embrassait d’une intensité qu’il ne savait pas combattre, l’idée d’une rencontre l’asphyxiait. Que pouvait-on dire à l’enfant que l’on avait abandonné, auquel on avait juré l’éternité pour n’offrir que l’absence, cousant à ses plus jeunes années une cicatrice de syllabes ?

Tu as raison, murmura-t-il enfin, incapable de savoir lui-même si la chute était finie, si aujourd’hui, il tombait au sol dans l’espoir de renaitre moins lâche qu’avant ou pour se condamner à mort. Il faut du temps. Pure, dissociée de chaque vibration émotive, la logique s’appliquait à reprendre le dessus, à dégripper le verbe tout autant que les idées. M’accorderas-tu le tien ?


L’œil de Compagne s’entrouvre et cligne doucement plusieurs fois, polie par cette vibration qu’elle reconnait pour être sa source.
Le vertige lui lèche le bout des orteils, ressac dont elle a toujours aimé la mélodie. Compagne étire un sourire aux brisures encore neuves.
Bientôt, elle barbotera.

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Axelle
Chaque ligne de ce visage face à elle, elle connaissait par cœur. Telle une promesse oubliée depuis longtemps sur le sable salé d'une plage de Camargue, égrainée par deux enfants qui ne se reconnaissaient pas, elle aurait pu les dessiner les yeux fermés. Les sculpter dans la glaise de doigts aveugles. Même si pourtant, jamais, elle n'avait été capable de deviner les réactions du Chat, imprévisible sous ses airs nonchalants. Antoine était le souvenir le plus éclatant de son incompétence. De sa bêtise. Mais aujourd'hui, elle ne reconnaissait plus, tant d'insouciance, même feinte, elle ne trouvait pas. Où donc était ce sourire qu'il peignait sans cesse sur ses lèvres? Ses lèvres. Dont le temps n'avait pas altéré la saveur à la mémoire manouche. Où était cet orgueil sous lequel il cachait son âme se débattant ? Qu'avait-il connu, ces deux années durant ? Quels chemins épineux avait-il dû traverser pour lui demander quelque chose ? Maintenant, pour la première fois depuis que les pas du flamand avaient franchi le seuil de son atelier. Brisé, c'était ainsi qu'elle le voyait, se découvrant soudain si égoïste de n'avoir pas posé ces questions-là. Brisé, et pourtant, humain comme jamais, peut-être, elle ne l'avait vu. Lâchant prise pour accrocher ses doigts à ses frusques masculines.

Que gronde la rue, qu'elle les avale si tel était son bon plaisir. D'un geste brusque agitant la lourdeur parisienne, elle ôta ses gants, laissant furtivement briller l'éclat doré d'une chevalière à son majeur, avant de les abandonner à la boue dans la plus grande indifférence. Et parce qu'il ne pouvait en être autrement. Parce qu'il était Chat et elle Bestiole et que malgré la colère, l'incompréhension, l'amertume et la douleur, rien ne changerait vraiment, elle s'avança, dans le raclement confus des boucles de ses bottes et des lames aiguisées.

Les mains brunes et fines, ces mains qui pouvaient à présent être si cruelles, si meurtrières. Ces mains qui avaient tailladé des joues pour y dessiner un sourire éternel pour le simple plaisir de les marquer de son empreinte, mais qui ne dessinaient plus que rarement sur le vélin. Ces mains qui ne dansaient plus qu'en serrant une arme, se tendirent, lourdes d'une tendresse qu'elle ne savait cacher, qu'elle ne voulait cacher, pour cueillir le visage flamand à la coupe de cette offrande. Et elle approcha encore, tremblante, comme au premier jour, paupières baissées, jusqu'à frôler ses lèvres des siennes. Parce que de réponse, seule celle-ci pourrait avoir du sens entre eux.


Le veux-tu ?

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Alphonse_tabouret
Les mains mises à nues s’accaparèrent le fil d’une mâchoire lestée par la torpeur de l’instant, y essaimant ces douceurs diffuses des temps anciens, quand son costume d’Homme ne portait aucun faux pli, quand le masque était assez rigide pour ne jamais s’ébrécher, quand l’orgueil l’emportait sur les repentirs.
Le souffle chaud de la gitane à sa bouche, le murmure de ses mots déposés en offrandes à ses lippes anesthésiées, le possible tangible à travers l’interrogation, étaient autant d’échardes épinglées au linceul que lui avait offert Florence, faisant frissonner l’amertume lovée à ses nerfs d’une brume de couleurs. Là-bas, il n’était rien d’autre qu’un visage dans le sillon de Leone, une ombre taillée sur mesure pour niveler ses exubérances et ses travers, une insignifiance libérée de toute obligation autre que celles du maitre de Maison. Paris ne lui offrait que la brutalité d’une vie à mener pour soi-même, le difficile combat du choix, l’impossibilité de la compromission ; ici, il était père, ami, amant, lui qui ne se sentait plus humain qu’aux heures trop rares d’un sommeil occultant la conscience.


Le veux-tu ?

Vouloir était un verbe qu’il n’avait que rarement conjugué en dehors de ses appétits les plus crus ; éduqué pour ne pas avoir de volonté mais répondre à celle des autres, inconsciente créature née avec un trou béant au cœur, sage pantin rempli de rien attendant que le feu jaillisse et l’inonde , il avait découvert trop tard que la brulure en réponse à chacune de ses certitudes avait gravé ses chairs d’une géhenne pulsante, étoile en fusion jetée aux noirceurs les plus hostiles, apprenant à l’animal que la volonté avait un prix et qu’avec lui, venait le poids des doléances, de la peine, et de la solitude.


Souffle Douleur, sur l’âme distendue de tes fidèles et distribue, légère, des horizons de chanvre, d’opium et d’oubli cotonneux. Chante comme autant de lupins à la lueur nocturne d’une première neige, et vis, immortelle, à chacun de mes souffles pour me prouver que je peux encore te sentir.
Suis-je seulement capable de savoir ce que veut dire « vouloir » ?



Etait-elle Tentation, la gitane, ou Pardon inespéré au naufrage des pavés accueillant leurs silhouettes meurtries ? Qu’importait. La question amenait une réponse que le langage était trop pauvre à nourrir.
En un instant, les lèvres mâles fauchèrent leur proie, tendrement féroces, mues par l’instinct le plus primaire qu’Axelle avait toujours su réveiller à ses flans couturés. La dextre mâle se referma sur la senestre femelle, nouant leurs doigts en un canevas désordonné, et, mêlant leurs souffles, suspendant les secondes au parfum d’un baiser salvateur, un battement de cœur écrasa la trame des douleurs et lui rappela tout.


J’ai tout sacrifié, Gitane, tout perdu, en sachant mon destin rompu aux aurores des lendemains que j‘avais entraperçu, et aujourd’hui tu oses… Tu oses me rappeler que j’existe, que je vis, et que ta main, toujours se tend vers moi malgré les crocs que je t’inflige.
Je voudrais tellement te haïr pour oser distiller l’espoir aux fantômes qui me hantent.
Je voudrais que ce monde que j’ai bâti sans vous n’existe plus, enfin, et nous délivre.



Demain, répondit-il à leurs lèvres entrouvertes, ouvrant les perspectives sur une journée neuve, conscient de la trêve qu’il fallait offrir aux sens et aux horions pour s’enhardir jusqu’au désir. Dis-moi oui, exigea-t-il doucement, le front effleurant le sien d’une caresse féline avant d’apposer à ses lèvres un baiser plus aérien, relâchant sa main pour les scinder à nouveau et la regarder entière, osant pour la première fois depuis leurs retrouvailles, affronter ses yeux noirs et braver la tourmente.
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Axelle
Il était des instants furtifs où tout semblait suspendu entre deux mondes. Des instants qui ne duraient pas plus longtemps qu'un clignement de paupières et qui, pourtant, se gravaient dans les mémoires pour ne jamais plus en être libérés. Cet instant était de ceux-là. Fils d'araignée tendu entre passé et avenir, au-dessus du gouffre du présent. Un instant ou les possibles se jouent sur un échiquier. Ou sur un coup de dés. Le Chat pouvait disparaître, aussi silencieusement qu'il l'avait fait deux ans auparavant, ou entrer de nouveau dans sa vie reconstruite de petite araignée entêtée. Les yeux bas, elle lui laissait le choix, sans même se questionner sur ce qu'elle voulait, elle, tant de désillusions, elle ne voulait pas. Pas maintenant. S'il disparaissait dans les rumeurs de la ville, alors simplement, elle se persuaderait que tout n'avait été qu'un songe et repartirait, un peu chancelante, avant que son pas ne s'assure de nouveau.

Mais ce n'était pas un songe, et clément, le Chat ne tarda pas à lui répondre. Lui rappelant avec force, qu'elle n'avait rien oublié. Que chaque détail avait été rangé soigneusement, jusqu'à cette fougue suave qui l'avait toujours bousculée. Et elle vibra, s'accrochant à ces doigts qui s'offraient à elle, plus bavards encore peut-être que le baiser piquant ses lèvres d'un vertige doux-amer. Elle vibra, confuse et perdue, bien au-delà de la simple concupiscence des langues se caressant. Retrouvant un velours trop longtemps perdu.


Demain, dis-moi oui.

Comment te dire non?

Main orpheline et lèvres mutiques, elle hocha la tête alors qu'au loin des clameurs s'élevaient, briques dispersées de sa vie reprenant constance à ses tympans, jusqu'à ce que les pas d’Édouard ne fassent trembler les pavés d'une colère mal contenue.

« Mais que faites-vous ? Il a filé maintenant ! »

Sans remonter ses prunelles vers Alphonse, elle perdit son regard sur le visage du milicien, se reculant de quelques pas, l'incompréhension peinte à gros traits sur son visage avant qu'un puzzle dont elle avait oublié le motif ne se remboîte dans sa cervelle. Le baronnet. Les impayés. La séance d'essayage avec le Renard. Sabaude... Non, elle était incapable de le voir pour le moment tant elle ne pourrait se taire, mais ne pourrait pas davantage parler. Annuler. Prétexter avoir attrapé un mauvais rhume. Et rester calfeutrée au cocon de son appartement de l'île Notre Dame, à laisser le temps filer pour reprendre pied.

Elle recula encore, et lâcha d'une voix lointaine et impersonnelle.


« C'est pas grave, on l'attrapera plus tard. Rentrez. »

Pour sûr, elle se prendrait sans doute un savon du Colosse. Le chauve ne se priverait pas de lui narrer en détail, avec moult grands gestes exaspérés, la bévue de la patronne préférant compter fleurette plutôt que de faire le boulot. Sans doute n'aurait-il pas tort, mais la manouche s'en fichait éperdument alors que le noir de ses prunelles s’accrochait aux jumelles.


Oui. Demain. Laissa-t-elle échapper de ses lèvres avant qu'un mouvement de foule ne l’entraîne dans ses méandres, sans même qu'elle ne pense à donner ni un lieu. Ni une heure. Tant il était évident pour elle, qu'après avoir envoyé vacarme d'enfants et soupirs de trop vieille nourrice chez Tara, elle resterait cloîtrée chez elle la journée entière.
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Alphonse_tabouret
La foule , vorace, avait happé la gitane, engloutissant les boucles noires, le regard d’ébène, et le parfum de sa peau mate, ne laissant derrière elle que la promesse d’une nouvelle épreuve, l’angoisse d’un lendemain où il faudrait nommer chacune de ses fautes au chant des pourquoi, l’espoir émacié de pouvoir expliquer l’inexplicable. Tempête de contradiction, chacun des possibles se faisaient connaitre, sommant son attention de quelques miettes de concentration, portant à leurs mamelles tendues myriades de questions, de non-dits et de laideur dont seule la vérité avait le loisir de s’enturbanner avec autant de grâce que le plus vil des mensonges.

Immobile, ferré aux trames nouvellement enchevêtrées que Paris venait d’ensanglanter à son destin, Alphonse laissait les émotions oubliées l’envahir lentement, renouer avec un antan qu’il avait choisi de porter en couronne d’épines. S’en alléger était-il seulement envisageable ? Le seul choix qu'il avait jamais fait n’était il pas le prix de sa lâcheté, condamné contemplant chaque jour dans la lueur d’une matinée neuve, le visage d’un homme qui ne trouvait plus la certitude de vivre que dans les plaies les plus directes pour éprouver les reliques d’humanité abandonnée derrière lui ?
La fragrance du baiser mourant à ses lèvres lui étreignit l’âme tout autant que la pulpe, amenant à ses tempes les images d’un passé qui le bouleversait pour mieux le torturer, habillant les étoiles pour mieux vêtir le gouffre. Echo diffus, faiblesse dont il n’arrivait plus à masquer la défaillance depuis des mois déjà, la main gauche tressauta, nerveuse, incontrôlable, piquant à vif jusqu’au seul costume de lui-même qu’il avait préservé dans cette échappée désespérée et froissa son visage d’une expression plus dure qu’à l’accoutumée. De tous ses stigmates, celui-ci était le plus humiliant ; son incapacité à maitriser ses propres doigts le ramenait systématiquement à ce jour où il avait abandonné ce qu’il était et souhaité que la mort ne le fauche, enfin, aux frimas salvateurs d’une faux dissolvant les tourments de l’esprit.

Autour de lui, la cohue avait repris ses droits et de soleil rouge, il ne restait plus rien.
La senestre chercha refuge dans une poche du mantel noir tandis que la dextre venait masser un front fâché avant d’éclaircir son visage de quelques mèches d’un mouvement lent. Paris avait tendu son premier piège, et sa confession était encore si longue, le chemin tellement sanglant avant de pouvoir se clore, qu’un instant, une seconde, il fut tenté de rebrousser chemin. Derrière lui, Leone l’attendait, offrant à ses appétits les plus lugubres de quoi se sustenter, assouvir cette faim perpétuelle qui gangrénait l’éther, étirant jusqu’à la raison les tentacules translucides d’une folie réconfortante. Qu’il serait simple de s’y laisser prendre, d’étendre la chair jusqu’à l’absorption, et de laisser à l’obscurité de l’oubli les souvenirs de vingt-six années d’Alphonse Tabouret…
Mais toute mise à mort se devait d’être un spectacle : il était là, l’ultime orgueil du comédien qui pulsait encore en lui, arrogant et crâne, estimant que le point final se devait d’être d’une encre aussi noire qu’absolue, ne supportant pas de laisser la chute à une approximation néophyte.

La marche reprit, moins aride, moins solitaire mais plus douloureuse, laissant dans le sillage de ses pas des poussières de convergence et des brisures de mue.

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Sabaude
De temps à autres le pan d’un long manteau souillé de la poussière des rues, de la boue des chemins et humides des eaux croupies de la ville, effleurait le sien dans la précipitation des pas anonymes qui claquaient autour de lui. Assis sur une marche du parvis du Parlement de Paris, l’homme d’une vingtaine d’années aux traits aussi gracieux que son regard pouvait être sombre, s’imprégnait des rumeurs de la capitale avant de devoir s’enfoncer dans son sein grouillant d’une vie de labeur, de rapineurs et de visiteurs. Sa matinée à gratter la plume sur du papier s’était achevée dans l’indifférence de son esprit vagabond, déléguant aux heures jeunes de l’après-midi la charge de le distraire.
Sur une impulsion due à l’aboiement d’un chien suivi par le cri d’une femme et des pleurs d’un enfant, les jambes bottées s’étendirent et se replièrent pour élever le corps élancé au-dessus des miasmes des pavés. Il était temps d’honorer le rendez-vous donné par la Casas.

A chaque pas un nouvel élément de l’ancienne Lutèce accrochait ses yeux attentifs. Seul l’inconscient du danger qui incrustait chaque pan de la société de sa crasse, pouvait laisser son attention divaguer. Ici, l’éclat d’une lame qui se glissait sous la peinture écaillée d’une porte pour en découvrir le bois ; là, le scintillement d’un bijou sur la pâleur d’une gorge impudiquement dévoilée par un décolleté que d’habiles doigts de couturières avaient généreusement échancré. De l’intérieur d’un atelier jaillirent des étincelles et les mots brutaux d’un maître pour son apprenti ; des profondeurs d’une boutique s’extirpèrent comme d’un mauvais lieu deux clients pressés.
Le jeune noble, les sens éperonnés par l’agitation urbaine, pouces enfoncés entre le cuir de son ceinturon et celui de son surcot, tournait à un angle d’une ruelle quand des mains spectrales s’abattirent sur ses épaules. Les doigts invisibles devinrent des serres dont les griffes aussi froides qu’acérées pénétrèrent sa chair tels les fils d’un marionnettiste traversaient le bois du pantin.
Lentement il se sentit tiré jusque dans l’obscurité d’un porche et maintenu contre l’arche de pierre. Être débilité obéissant à l’impérieuse nécessité de soumettre ses hallucinations à sa raison. Sa vue s’était assurément méprise, sens faillible.
Au milieu de marchandises aux couleurs bigarrées placées sur des étals ou répandues au sol,
Au sein de la foule bourdonnante,
A travers le rideau d’ombres humanoïdes,
Cette silhouette jumelle ne pouvait être là.

Les bras inertes, le dos et le crâne appuyés contre une arête mourante d’avoir subi les outrages du temps, Sabaude ressassait l’heur mauvais d’une peur qui ne l’avait quitté que pour mieux se métamorphoser en un chagrin dont le froid et le poids avaient pesé sur son être des mois, une année, une éternité.
Combien de semaines avait-il vouées à la recherche du comptable et à payer des âmes damnées pour explorer les recoins les plus sombres, visiter les caves, entrepôts et ateliers à la nuit tombée ?
Combien de fois avait-il poursuivi un fantôme de rues en venelles pour achever sa course folle plié en deux, à bout de souffle, les yeux humides et la gorge nouée ?
Combien de soirées, spectatrices impuissantes, l’avaient trouvé esseulé à verser les larmes refoulées le jour ?
Les poings se desserrèrent, et sur une profonde inspiration, le pantin défit ses fils et sortit la tête de l’ombre pour jeter ce coup d’œil qui lui révélerait…
… un Alphonse de chair et de sang. Envolée la nature éthérée.
Ce visage, ces traits, cette allure féline, ne sauraient mentir. A connaître chaque pouce de ce corps délié pour l’avoir tant exploré, il ne pouvait se tromper.

Prestement il replongea dans les ténèbres de sa cachette, certain de n’avoir été vu. Il compta silencieusement les pas qui devaient rapprocher son passé de son présent et quand Tabouret fut à sa hauteur, il s’avança pour saisir son poignet avec fermeté et brutalement le tirer en arrière. La proie fut appuyée face contre pierre, un bras relevé dans son dos, le flanc piqué par la pointe d’une lame.


Ne t’ai-je point appris à rester sur tes gardes ?
Délivra une paire de lèvres narquoises, au plus près d’une oreille balayée de mèches brunes.

Sous le jeu dont ils étaient friands et l’apparente assurance, une peur indicible sourdait de ses tréfonds, celle de le voir s’évaporer à nouveau.

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Alphonse_tabouret
Ligne de front, les rues et façades se succédaient au fil d’une marche entêtée où chaque pas tendait à chasser un présent importun effleurant le passé d’un doigt à peine tangible, encore trop incertain pour définir nettement les trames nouvelles aux lignes souveraines ; l’histoire, impitoyable, poursuivait son cours. Ici, il avait été amant réconforté aux confins d’une fugue, là, proie dans le sillage sanglant d’une mercenaire, et sur cette petite place où se serraient les étals appauvris d’une capitale aux portes de l’hiver, il avait été Loup au bras d’une Sorcière.
Paris était un collet qui à chaque pas, resserrait son étreinte à sa gorge, rappelait à sa chair les déboires et merveilles d’un passé tumultueux, cloquant son âme de brûlures vestiges, tantôt gâtées par la cruauté du drame, tantôt teintées par le chant d’une étincelle partagée. Qu’il était déconcertant de se sentir étranger dans la ville qu’il avait faite sienne, qui l’avait accueilli et nourri de tant de rêves, de certitudes, avant de l’étouffer entre ses bras replets . Lui qui était certain d’être mort bien avant son crime, se surprenait à se demander s’il n’avait pas des airs d’Eurydice à cet instant ci, découvrant le Tartare au travers d’une cité dont il ne se serait jamais cru capable d' encore pouvoir y percevoir des notes de nostalgie.
Si son cœur n’avait pas battu une seule fois pendant ces deux années florentines, serait-il capable de suivre Orphée jusqu’à émerger à la percée d’un soleil fragile ?

La main s’abattant à la sienne fractura le mur hasardeux des souvenirs pour ne laisser qu’une adrénaline immédiate et anxieuse courir à ses muscles, et tandis que son corps épousait l’ombre et les pierres froides du renfoncement de la porte cochère, les plaies anciennes tirèrent jusqu’au presque déchirement sur les coutures grossières que le temps s’évertuait à refaire, jour après jour.
Le souffle chaud de son agresseur se déversa à son cou, y provoquant un frémissement incontrôlé le long de sa nuque quand la voix mâle retentissait à son oreille:

Ne t’ai-je point appris à rester sur tes gardes ?

Florence lui avait offert une paix mortuaire en même temps que l’exil, réduisant à néant les destins croisés d’une vie abandonnée ; là-bas, dans ces ruelles d’ailleurs, le passé n’existait pas, dénervé par le froid insensé du bannissement volontaire, soumis aux chaines d’un oubli auquel il s’était astreint avec une conviction patiente, laissant ses souvenirs suffocants ne s’éprendre d’une gorgée d’air qu’à la faveur d’un reflet trop longtemps appuyé. Les termes de son contrat auraient dû poindre là-bas, s’ouvrir sur un horizon nouveau, une vie aplanie des perspectives d’avant ; alors, sentant la main de Leone dans sa nuque, il se serait étiré contre l’un des sommiers moelleux de la villa Corsi Salviati, aurait grommelé ne pas avoir faim avant de demander où les mènerait le programme de la journée.
Au lieu de cela il avait fallu que Paris les appelle, leur tende les bras, sirène maquerelle, et lui remémore le gout de la douceur au travers de l’amertume cicérone.

Le sceau soigneusement apposé aux souvenirs les plus précieux, outragé déjà par le regard noir d’un coquelicot des villes, malmené par la douceur d’un baiser et entrouvert à la faveur d’un prénom d’enfant, acheva de rompre dans un silence monstrueux , et, dans un chaos féroce, chimères et résurgences laissées pour compte déferlèrent à son esprit crispé, le noyant avec une saine brutalité d’images, de sons et d’odeurs désordonnés n’appartenant qu’à eux. Le gout d’un oxygène raréfié écorchant le ciel bleu au travers d’un hurlement ininterrompu lui irradia la gorge. La chaleur d’une fin d’été inonda ses nerfs, rappelant à ses muscles le feu de l’effort et des leçons dispensées à l’abri d’un jardin personnel. Le trouble des mots d’un bal de décembre bruissa le long d’une plume incandescente pour éclairer un sourire faune. Le soupir d’un plaisir inédit résonnant à la proximité des corps dans l’une des chambres de l’Aphrodite acheva d’étirer ses lippes en une moue aimante et vaincue.


Ne t’avais-je pas, pour ma part, incité à jeûner de temps en temps?, lui répondit-il au détachement d’une insolence tendre, incapable de parler autrement au Goupil quand chaque syllabe accordée à la gitane avait été si difficile à prononcer, arrachée une par une à au granit d’une hôte jalouse. Ils étaient ainsi faits qu’ensembles, ils n’étaient ni Renard et Chat, mais chiots, satisfaits de la joute et de la sieste partagée au sortir du jeu, de la commune gamelle et des crocs qui mordent sans jamais percer.
La menace de la lame émoussée au grain de la voix reconnue, l’épaule roula pour faire pivoter le corps, échappant à la main ferme tout autant qu’indécise d’un Goupil qui espérait tenir la chair mais se méfiait de l’éther, et, se retournant, le regard sombre d’Alphonse se posa sur la silhouette brune du jeune homme face à lui.


Tu ne dis rien, Compagne, tu me laisses seul.



Tu ne tiens ni ma gorge, ni mon souffle.



Pourtant tu es là, je le sais, je te sens, attentive et curieuse. Tu me regardes. Tu nous regardes.
Tu connais chacune de mes victimes, chaque rondeur de leur prénom, chacun des trébuchements qui nous ont rapprochés. Tu te souviens de ses mains, de ses reins et de sa bouche, tu te souviens comme moi de la simplicité et de la nouveauté de l’amitié...




Qu’auras tu à lui dire, à lui, dont la voix couve le tourment sous la complice arrogance ? Quels mots choisiras-tu sous la coupe de son regard qui m’accuse sans me juger ?
Dis-moi, dis-moi quel sort tu lui réserves…





Une inspiration fut prise et suivie d’un soupir inaudible, abandonnant finalement quelques mots entiers aux lèvres sincères:

Tu m’as manqué.
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Sabaude

Aux mille et une appréhensions de l’instant arraché au fleuve tumultueux de la vie grouillante de la ville qui battaient à ses tempes comme autant de tambours, se mêlaient les battements erratiques d’un cœur comprimé par une poitrine étriquée d’une plongée en apnée. L’état émotif dans lequel l’immergeait la rencontre, transpirait de tous les pores de sa peau, des frissons en cascade le long de son échine. Du mouvement de sa proie il fut à son tour captif, être redevenu pantin quand le masque d’airain de son assurance se brisait pour exposer une fragilité qu’il n’avait jamais cru bon de lui cacher. Lui…

Audace d’une nuit hiémale.
Louvoiement dans la chair et la raison des racines d’une graine plantée par une divinité champêtre.
Provocation d’une délicieuse chute retenue par des mains expertes.
Hédonisme goûté dans les draps tièdes de la quiétude.
Orfèvre d’une métamorphose inéluctable.
Nacre étalée sur les corps jumeaux.
Sens éveillés, symbiose, simplicité.
Etreinte de deux âmes.


… Alphonse.

Le prénom prononcé à l’arrondi de lèvres mues par le fléchissement de sa vigueur, ébranla le château de cartes maçonné à la hâte autour de sa conscience. Il oscilla sous l’éclat sombre des orbes noirs, s’effondra au souffle chaud d’une délivrance, valet de pic sur valet de trèfle, et referma ses bras autour du revenant pour le recouvrir et s’y retenir autant que pour le soustraire à une nouvelle disparition. Une main à la nuque caressée d’une chevelure brune mêlée des ombres de leur abri précaire, l’autre aux reins conquérants, il les maintint dans l’intimité des corps et de l’arche, joue contre joue. Dans la ruelle, à seulement quelques pas, tout n’était plus que confusion pour ses sens ; et dans ce pli pierreux des jupons de Paris, le temps n’avait plus cours. Peu lui importa qu’on cria au voleur d’une voix affolée de féminité et de jeunesse quand entre ses membres il détenait un butin qui ne pouvait faire écho à ces basses préoccupations de rue lors la sienne avait la hauteur de l’ampleur de son bonheur.

Au rappel de la dague autour de la garde de laquelle ses doigts menaçaient de se desserrer, il raffermit sa prise sur la chair et sur le métal ouvragé des têtes de loup. Il lui sembla peu à peu retrouver les parts de lui-même égarée par la fortuité des retrouvailles. Sous la curiosité badaude des silhouettes ignorées voguant à l’une des extrémités d’un horizon réduit, un front pesa sur un autre, des respirations se mêlèrent.


Toi aussi tu m’as manqué, parvint-il à répondre d’une voix qu’il espéra aussi assurée que l’élan était sincère.

D’une tendre pression il s’écarta d’un pas, et d’un geste sûr remis précieusement l’arme à son fourreau de cuir.
Sur lui il porta alors tout le poids d’un regard humide des instants volés au profit de la disparition, et de la joie à le découvrir vivant. Avec douceur il posa sa paume sur la courbe d’une mâchoire volontaire, enfant qui au pied de l’arbre cueille l’oisillon pour le remettre au nid d’où il a chu.


Je t’ai cru mort, Alphonse.

Nul reproche dans la déclaration à laquelle le tintement de cloches d’église auraient pu s’associer pour glorifier l’instant, mais un constat qui avait griffé son âme pour y laisser pénétrer les vapeurs d’un perfide néant dont il avait subi les effets avant de le dompter, pendant que lui-même se faisait apprivoiser.
Un autre que lui aurait alors abattu la faux des questions malheureuses. Comment ? Pourquoi ? Où ? Qui ?
Mais il était chiot bienveillant au poitrail gonflé de la présence de ce frère de portée qu’il ne saurait importuner quand d’un regard ils s’étaient toujours compris.

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Alphonse_tabouret
What have I become,
My sweetest friend?
Everyone I know goes away
In the end (…)
I wear this crown of thorns
Upon my liar's chair
Full of broken thoughts
I cannot repair


Hurt , Johnny Cash (Nine Inch Nails)





Il avait cru vivre le plus douloureux à Florence, couard imbécile qui s’était converti à considérer l’amputation de la possible rédemption comme la tragique finalité de ses choix, le point de non-retour nécessaire pour dissoudre les lueurs tendres d’un passé trop présent. Loin de ceux qu’il avait abandonnés au silence des mois égrenés, il avait été tellement plus simple de s’accommoder de son crime, spectateur reclus au premier rang d’une farce que le temps aurait dû finir par vaincre une fois la dernière once abandonnée à la fatalité. L’Italie, ses rires chantants et ses adriatiques couleurs s’imprégnaient doucement d’un goût de cendre sous le ciel de Paris, au regard grave d’une étincelle gitane et à l’incertitude d’un oxygène jumeau, ramenant chaque pensée égarée là-bas à la tyrannique appétence d’une évidence éveillée. Confronté, Alphonse découvrait avec une amertume âpre qu’il avait finalement été douillet de se réfugier derrière l’impossibilité des choses, que la réelle douleur était à venir, soumise à l’incertitude de ne se savoir condamné ou gracié.
Son nom échoua aux lèvres de Sabaude, nommant l’imposteur, reconnaissant l’ami, éventrant de quelques syllabes ce dernier moment où tout était encore possible, l’enchainant plus encore que sa culpabilité à l’inconditionnel amour du chiot pour son frère de portée. Les bras mâles se refermèrent sur lui, recentrant le monde au fil d’une angélique rémige, d’un astre lunaire, rappelant en quelques instants la tendre torpeur des battements de cœur échoïques ; éphémère ligne droite, la chaleur de leurs corps réunis fusionna chaque atome d’absence, et, implacable, abattit sur la gorge, les poumons et les tempes, l’étau douloureusement candide de l’affection.


Compagne remue, importunée par une carotide pulsante. Se retournant, elle voit passer des bribes de couleurs, de sons et d’images, qu’elle tente d’attraper, au crochet d’un ongle sombre.
La pupille se dilate, excitée.



Toi aussi tu m’as manqué, l’entendit-il répondre à la parenthèse suspendue de leurs fronts joints, à la façon de ces baumes qui ravagent avant de guérir, l’acculant définitivement au mur de son précieux désaveu avant de le relâcher. Pourtant divisés, le contact perdura quelques instants, aux doigts goupils suivant le fil du maxillaire, secondes suffisantes pour lire dans les prunelles qui lui faisaient face, l’émotion qui fleurissait d’une tristesse entretenue, d’un vide désordonné.
Je t’ai cru mort, Alphonse, fit-il enfin, déposant à ses lèvres, le verdict de sa fuite.


A chaque fois que j’ai pensé à toi, je me suis dit que ce n’était pas grave, que je n’étais que de passage car ainsi ai-je toujours été, Chat, solitaire et égoïste, n’ayant pour gite que celui qu’il découvre au moment de dormir.
Je me suis dit que le temps ferait de moi le souvenir d’un instant, que tu te demanderais, parfois, ce que je devenais, pour ne finalement plus y penser qu’à des occasions de plus en plus éphémères, et qu’alors, même à tes tempes sœurs, je gouterais l’oubli.
Tu m’as cru mort, Sabaude, et sans toi, sans vous… je l’étais enfin…



N’ai-je pas neuf vies ?

Crânerie féline, pieux mensonge distillé aux confins d’un sourire fauve ; de vies, il ne lui en restait que trois, les autres ayant tour à tour été emportées par le temps et les épreuves, laissant au corps et à l’âme le soin de s’accommoder des séquelles, mais quel autre choix avait-il à l’instant, dans cette artère trop pleine, dans ce décor trop grand ? Les excuses au barrage de sa gorge palpitaient comme une grêle vernale, la demande du pardon battait à ses tempes, arrachée à un cœur essoufflé d’émotions… Et pourtant, rien ne pouvait naitre clairement sans le condamner à la fracture et ses buées.


Et toi Goupil, vers laquelle filais-tu avant de me prendre au collet ?,
Si je te laisse partir, nous reverrons nous ? Me donneras-tu les heures que je t’ai refusé ? Pourras-tu un jour entendre ce que j’ai tu pour mieux me convaincre ?
J’ai peur, Sabaude.
Peur de vous retrouver pour mieux vous perdre.



Au travers d’une vérité expiée, Paris s’éventre et enfante Multiples, tousse un sang rouge sur le cœur minéral de Compagne qui contemple, méfiante, ces choix qu’elle n’aime pas.
La gueule se contracte, irritée.



Je rentre, finit-il par dire, générique quand il ne pouvait pourtant être plus précis, nébuleux quand il usait des mots au sens premier de leur nature.
Quelque part derrière son sourire pâle, Florence sombrait lentement dans la Seine.





Qu'est-ce que je suis devenu?
Mon ami le plus doux
Tous ceux que j'ai connus ont disparu
Finalement (…)
Je porte cette couronne d'épines
Au-dessus de ma chaise de menteur
Pleine de pensées brisées
Que je ne peux réparer

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