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[RP] Les Langueurs Océanes

Rouquine
[Un rade à marins quelconque, près du port de Bordeaux.]

Elle a moins de 20 ans, et déjà, elle est montée bien haut et retombée bien bas. Réprimant un soupir, Rouquine, puisqu'elle se fait nommer ainsi, force un sourire sur ses lèvres fardées et s'accoude au bar, attendant le chaland qui la fera sauter sur ses genoux en lui pinçant les fesses, et avec un peu de chance, monter à l'étage pour dix minutes de "bonheur". Un coup d’œil blasé autour d'elle. Pas grand monde, ce soir... Le sourire retombe tout naturellement.... Vite, on le remet en place. Ce n'est pas en tirant la gueule qu'elle paiera ses dettes. Il lui faut sortir d'ici !

Ah, il est bien révolu, le temps où elle avait une clientèle riche, noble, voire même très noble... Protégée par le nom d'un Dauphin de France, par le bras d'un Chevalier, et propriétaire d'un petit bordel cossu à Paris avec trois amis fidèles... Que sont-ils devenus ? L'ont-t-ils cherchée, lorsqu'elle a disparu ? Elle était avec Jules, sur les routes, lorsque l'attaque a eu lieu. Son dernier souvenir... Elle était étendue au sol, les côtes en feu, Jules penché au dessus d'elle lui caressait les cheveux. Elle a cru sa dernière heure venue, à appelé Baudouin, le seul amour qu'elle ait connu et qu'elle pensait rejoindre aux cieux. Et puis les jambes et le tronc d'un homme derrière Jules, un cri muet qui ne voulait pas sortir et il s'est écroulé, assommé.

L'assommeur, qui l'a ensuite embarquée ici, jure avoir cru la sauver du barbu. Quelle ironie ! Ou quel mensonge .... Il jure aussi être retourné sur les lieux et n'avoir trouvé personne. S'il dit vrai, Jules n'est pas mort, c'est déjà ça... Sauf qu'il n'a répondu à aucune missive. Pas plus que les deux autres d'ailleurs. Incapable d'écrire elle même, elle a du demander à son "sauveur" d'écrire pour elle. A-t-il seulement envoyé les lettres ? Cela ne fait rien, elle en a renvoyé elle même par la suite. Aucune réponse.

Rouquine jette un coup d’œil à son patron-sauveur-geôlier. Posté derrière le comptoir, il baille aux corneilles. Il s'appelle Gontran, mais tout le monde l'appelle "Le Boiteux ". Et il tient ce... Bouge. Dégueulasse. Ah il l'a soignée, oui. Hébergée, et nourrie. Mais après des mois de convalescence, les côtes brisées et le visage tuméfié... Elle a fini par se remettre, par retrouver son joli visage et sa peau laiteuse. Et comme par hasard, bien qu'elle n'ait pas coûté si cher, il insiste pour qu'elle "paie sa dette". En nature, évidemment. Et depuis de très long mois, évidemment ! La dette est largement repayée, songe-t-elle. Quand elle bossait au Boudoir, une heure de son temps aurait suffi.... Mais trop désargentée pour voyager, trop seule pour se défendre, la rouquine vivote donc comme fille à soldats ou à marins. La grande classe.


Gontran, puis-je me retirer ? Les rares clients sont...

Sont déjà montés avec elle. Ce soir.

En v'la un qui ent' la rouquine. Vois d'abord si y t'veut pas du bien.

"Du bien" Ah ça, les hommes lui veulent toujours du "bien", pas pour ça qu'ils lui en font ! S'il est une expression inventée par les hommes pour se servir du corps des femmes, c'est bien celle-ci. Réprimant un énorme soupir, la jeune fille se retourne. Elle force un sourire à ses lèvres, mais le nouveau venu devra être bigleux pour manquer l'ennui et la détresse dans son regard. Il est des soirs où on ne peut plus cacher ces choses là.
_________________

Sandhor
[Lanterne rouge, je guette l'entrée
L'alcool est mon allié
L'amour il faut payer 
(Cargo d'ennui) virée grasse, elle m'entraîne
Vers l'angoisse et la rengaine (la nuit t'ennuie)
Change de port]



Ca faisait des jours et des jours qu'il n'avait pas foulé la terre plus que quelques heures, plus qu'une nuit ou deux, où il était trop éreinté pour espérer quoi que ce soit d'autre que dormir dans un lit douillet qui ne ballotterait pas au gré des flots. Las, il sombrait souvent dans un sommeil sans fond, après avoir tourné et viré, cherchant en vain, dans une alternance de mouvements, le bercement du roulis qui lui manquait jusque dans ses songes. Ensuite, c'était la mer encore, la mer toujours, et l'espoir de revoir la terre qu'il avait maudite de frustration sitôt y avait-il posé le talon, qui lui manquerait du simple fait d'être absente, pour les semaines qui suivraient.

Enfin se profilait une escale de plusieurs jours, loin des périples pour rejoindre l'Irlande, ses quelques pèlerins colons ou colonisés dans la zone du Pale* à ravitailler, ou de l'Angleterre et ses vertes collines toujours inaccessibles, là-bas, trop loin pour qu'il ait le temps de les fouler avant de reprendre la mer. Avoir le pied marin c'est frustrer l'autre, celui qui aime marcher, gravir, parcourir, celui qui aime le tapis moelleux d'une pelouse grasse, le craquement cotonneux d'une couverture de neige, la caresse chaude et mouvante d'un sable fin réchauffé de soleil. Lui avait mis les deux bottes sur un rafiot à l'âge où il fallait choisir de quoi occuper ses jours ; l'océan s'était invité tout naturellement, par goût de l'horizon, par rejet des barrières, par horreur pure et simple du quotidien banal et répétitif des hommes qui vont aux champs, à la mine ou à l'étable jusqu'à ce qu'ils en crèvent d'ennui et qu'on les enterre.

Ca faisait des jours qu'il naviguait, à cahoter sur des vagues agitées, à maudire un vent trop calme ou à canaliser des hommes braillards que seule la perspective de recevoir leur solde pouvait bien égayer, par l'envie de la dépenser dans le giron d'une bonne choppe ou au creux des cuisses d'une frangine plutôt frivole, de préférence. Il les regardait souvent manipuler les voiles ou les cordages, à chanter sous l'excitation de regagner bientôt le plancher des vaches et les peaux des femmes. Lui, plutôt taiseux, savourait, les deux mains à la rambarde, manches relevées au milieu de ses avant-bras, ce changement d'humeur qui annonçait des caractères moins vifs et moins prompts à la bastonnade. On peut prédire un grain, une tempête à l'humeur ombrageuse des hommes, ou une escale, à leur manière de chanter, de se mouvoir comme plus légers, guillerets qu'ils sont dans l'attitude.

Les deux derniers jours avaient été épuisants, sans doute parce que l'équipage avait passé plus de temps que d'ordinaire en mer, et que les hommes trépignaient de pouvoir faire grincer les lits plutôt que les planches du pont. L'un des gars, un grand nerveux ambitieux qui lorgne un peu sur la place de contremaître, a dû être remis en place, et être secoué, un peu. Sandhor est un capitaine respecté, du genre de ceux qui n'ont généralement pas à faire davantage que faire croiser ses yeux bleu gris délavés mais acérés à celui de son interlocuteur pour se faire obéir, mais s'il y a besoin d'un peu plus se faire comprendre, il sait poser quand il le faut sa large paluche sur une épaule récalcitrante, ou sur une mâchoire un peu trop libérée. Son expérience lui a fait gravir les échelons, de jeune mousse à capitaine, et c'est avec une majorité d'hommes de confiance qu'il voyage. N'empêche que ça s'est hèlé, ça a ri gras à l'idée des nuits à venir – sept, pensez-vous ! -, et que ça s'est agité un peu trop à son goût, ces dernières heures.

Sitôt le bateau à quai et amarré le quadra au visage buriné par les alizés a fait en sorte de se détendre un peu, et de se décrasser dans un bon bain. Il s'est rasé un peu mieux, prenant soin de laisser, nourrie sans être broussailleuse, une barbe chargée d'embruns parer sa mâchoire, plus particulièrement autour de sa bouche. Ce n'est qu'au soir et après une après-midi de sieste, qu'il a poussé la porte d'un rade, à quelques encablures de Bordeaux. Ses hommes, qui avaient reçu l'ordre de rester briquer le bateau et le décharger, n'avaient pas encore terminé leur tâche mais ce ne serait qu'une question de minutes, maintenant, avant qu'ils ne fassent leur apparition dans lê bouge ; son passage et un léger sourire en coin avaient servi de signal d'approbation à la fin de leurs travaux.

L'endroit est tamisé par un mélange de graisse de cuisson stagnante et de poussière, qui forment, joints, un halo autour des bougies. L'odeur de graillon est traînante, le comptoir laisse à désirer ; c'est pas tellement un salon de thé, par ici, et c'est chez l'Boiteux, qui fait parfois des affaires, si le cœur lui en dit. Le porte monnaie aussi, bien qu'il faille régulièrement se montrer ferme sur la négociation ; il est un peu pingre, le bougre. Un geste de la main gauche, pour saluer, et Sandhor d'aller s'asseoir derrière une table, qui colle des restes de repas ou de boissons qui y ont été servis. L'idée l'agace, et il appuie ses avant-bras au niveau des coudes, pour éviter la sensation désagréable de se poser sur une ventouse, et il commande, d'une voix grave et qui porte :


- Mets-moi une bière, tu veux ? Et la fais pas venir d'Artois, j'ai pas 2 ans d'vant moi.

C'est après coup qu'il la regarde vraiment, cette mignonne roussette au regard éteint dont il a noté la présence dès qu'il a eu franchi le seuil. Y a quelque chose dans son attitude qui dénote de ce rade minable où elle semble officier – y a des évidences qui font qu'on sait ce qu'elle fait là, tout de même. Elle tranche, la gosse. Elle a autant l'air d'un poisson hors de l'eau que lui, quand il est pas sur un rafiot. C'est pas son élément.

Il la salue d'une brève inclinaison du menton. Il a pas toujours dit non aux filles, de celles qui jouent les nuits de noce express avec un marin différent tous les quarts d'heure. N'empêche que celle-ci, c'est pas le genre qu'on culbute en dix minutes, et il lui est avis qu'il pourrait arrimer ses mains à ses hanches bien plus longtemps que ça. Mais. Pour que le quatre-heures soit bon, faut-il encore qu'en face, le jeu de dupes soit en place, et qu'elle fasse au moins semblant de le vouloir. Et là... C'est pas le cas. Cette petite a l'air blasée, et y a quinze à vingt lascars qui vont débarquer sous peu, comme des loups affâmés, dans l'idée de se faire une sirène jusqu'à ce qu'elle chante leur petite mort. D'instinct, il y a une sorte de sympathie qui naît en son esprit, un petit je-ne-sais-quoi qui lui fait dire qu'il va lui épargner ça, cette fois. La jambe est donc tendue sous la table, pour écarter la chaise en face de lui. Avec ça, il lance un regard, comme une invitation que sa bouche prononce pas.


- Tu d'vrais t'asseoir un coup, gamine. Y a une bande de sauvages qu'est sur les dents et qui d'vrait pas traîner.

D'ailleurs, les voilà qui ouvrent la porte à la volée, de la viande à moitié saoule qui cherche déjà de la viande fraîche à consommer. Et qu'a l'air en appétit.
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Rouquine
[La Complainte des Filles de Joie]

Bien que ces vaches de bourgeois
Les appellent des filles de joie,
C'est pas tous les jours qu'elles rigolent,
Parole, parole,
C'est pas tous les jours qu'elles rigolent....


Figée. Le corps, les mains, le sourire, tout est resté figé. Baudouin ?

Non. Baudouin est mort. Pas douin, alors. Mais beau, oui. Très beau. Du genre de beauté que seules les rides peuvent apporter. Cette beauté faite de force et de maturité. Bon, il est peut-être temps de préciser un petit détail sur notre rousse. Depuis qu'elle est en âge d'avoir des goûts en matière d'hommes, la rouquine aime les hommes mûrs. Est-ce parce qu'ils la rassurent ? Parce qu'ils sont moins souvent violents que les jeunes coqs ? Qu'ils exsudent l'autorité, le calme, la force tranquille ? En bref, est-ce parce que son père l'a jetée à la rue, toute gamine ? Evidemment. Mais n'allez pas lui dire ça, hein, elle vous traiterait de sorcier. Freud est encore bien loin des considérations d'une catin de la renaissance...
Heureusement, il ne la regarde pas, et avec un rapide salut, va directement s'installer à table. Sinon il aurait vu ses yeux briller d'un trop plein d'émotions contradictoires. Deuil, fatigue, tendresse, désespoir, attirance. Fameux cocktail.

- Mets-moi une bière, tu veux ? Et la fais pas venir d'Artois, j'ai pas 2 ans d'vant moi.

Hum, cette voix grave, autoritaire. C'est son pain béni, à la jeunette. Et quand bien même elle est vraiment au bout du rouleau, l'idée de monter avec celui-là ne lui déplaît pas. Faut bien qu'un client sur cent lui plaise, après tout, sinon y aurait de quoi douter en l'existence du Très Haut. Même l'église reconnait les catins comme bénéfiques pour la santé publique et la paix des ménages, après tout. Faut bien que le Bon Dieu leur jette une miette de pain de temps en temps. Le marin la salue d'un mouvement de tête, et elle lui offre en retour son premier vrai sourire de la soirée. Plus triste que les faux, mais au moins est-il sincère. Le tavernier toussote dans son dos. Il est temps d'aller au turbin, visiblement. Elle se retourne et saisit la chope tirée par le boiteux. En scène.

- Quitte à l'apporter de loin, la bière Flamande est bien meilleure, lance-t-elle avec cette fausse gaieté qui caractérise les filles à marins. A Paris, sa gaieté était si rarement feinte...

Alors qu'elle approche pour poser sa chope devant lui, son regard semble la transpercer. Des yeux de glace, si froids qu'ils pourraient brûler... Elle l'entend, le bruit d'une chaise qui recule, mais ne semble pas pouvoir détacher de suite son regard.


- Tu d'vrais t'asseoir un coup, gamine. Y a une bande de sauvages qu'est sur les dents et qui d'vrait pas traîner.

Ah, il aura un vrai sourire, cette fois. Un de ces sourires de gamine ravie qui lui échappent, pour peu qu'on la traite bien. Parce qu'il ne l'a pas agrippée par la taille pour la faire basculer sur ses genoux, il ne lui a pas pincé les fesses. Il lui a offert une chaise. En face de lui. Lui donner l'illusion qu'elle a le choix... N'est-ce pas la plus belle chose qu'on ait fait pour elle depuis...son ancienne vie ?

- Avec plaisir, mon loup.

Ca lui change des "vos désirs sont mes ordres, votre altesse royale", mais on s'adapte à son public. Tout à son plaisir enfantin d'être traitée en être humain, elle n'a pas vraiment bien écouté la suite de l'invitation. Que dis-je, l'avertissement. Le temps de poser la chopine devant lui, en prenant soin de lui présenter son décolleté plus par déformation professionnelle qu'autre chose... Et la suite l'a rattrapée.

Y a des clients, y a des salauds
Qui se trempent jamais dans l'eau
Faut pourtant qu'elles les cajolent
Parole, parole
Faut pourtant qu'elles les cajolent


Un coup de vent derrière elle. Des beuglements de marins en joie. D'instinct, elle rentre un peu la tête dans les épaules, comme si ça pouvait la protéger de l'assaut à venir. "Sauvages", il a dit. "Sur les dents". Cet homme est marin. Sûrement leur contremaître. Et si lui, pense qu'ils sont sauvages... Oh non. Pas ce soir ! D'habitude elle préfère les marins aux soldats, ils sont en manque de tendresse tout autant que de galipettes, et ont rarement la même violence à évacuer. Mais pas ce soir ! Elle n'est pas en état de faire semblant avec tous, ils sont trop nombreux. Et elle va puer le poisson.

Sans réfléchir, elle se laisse tomber sur les genoux du bel homme aux yeux glacier, un bras autour de son cou. Il sent bon, lui. Si l'homme a jugé bon de la prévenir de l'arrivée de sauvages, s'il lui a offert une chaise... Peut-être lui offrira-t-il un semblant de protection. Elle ne doute pas qu'il lui faudra monter tôt ou tard avec plusieurs de ces grands gaillards à l’œil brillant, mais... Quelques minutes de répit ? A la façon curieuse, presque analytique, dont il l'a observée, la rouquine sent bien que l'heure n'est pas à la parodie de désir, surtout qu'elle n'en voit pas dans ses yeux à lui. De toutes façons elle est trop crevée, la comédie qu'elle jouerait ne tromperait pas un vieux loup de mer. Les azurs paniqués cherchent les glaciers.


- Je te dérangerai pas, promis !

D'un geste habitué, elle lui prend une main et la plaque à sa taille. La demande est on ne peut plus claire. Marque moi comme ton territoire, ne serait-ce qu'un quart d'heure, gentil marin... La suite n'est pas vraiment réfléchie, et sort sur un ton plus doux, le regard en dessous*.

- C'est vous que je préfère.

Et c'est tellement vrai que c'est même pas drôle.


* [encore une réf à Brassens : "la fille a cent sous"= Mais ell' me répondit, le regard en dessous :"C'est vous que je préfère...]
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Sandhor
Il lui a parlé sans la quitter du regard, ses yeux à l'éclat froid bordés de rides de malice. C'est un homme solide sans être un large rectangle de chair brute qui sourit sans les lèvres, ou si peu, mais plutôt des yeux. Sa bouche, du reste, aux lèvres fines et d'un rose pale qui lui-même se fait discret, est presque camouflée par cette moustache poivre et sel qui se donne de l'importance.

Seuls ces angles de pilosité symétrique se soulèvent un peu sous un rictus, souvent d'un seul côté, creusant la joue d'une tranchée qui jadis a dû être une fossette et qui a été soulignée par l'âge pour en faire une travée, sous la pommette. Tout est affaire de ce qu'il dégage, le plus souvent, plutôt que de ce qu'il prononce. Il n'est pas avare de mots, il est simplement sélectif, préférant à une logorrhée verbale des messages simples, sans digressions, nets. Sans doute l'habitude de commander, ou de mener sous la tempête. Il faut savoir être concis pour ne pas être raccourci, disait son mentor, dans le temps, et qui gît quelque part sur une falaise, à Douvres ou en Normandie, puisqu'il n'a pas eu la chance qu'ont la plupart des marins de dormir sous une mer linceul.

Pour comprendre les marins, il faut savoir que la mer est leur mère ; elle les accueille en son sein jusqu'à les y étouffer, parfois. C'est ainsi, c'est pas même une peur, c'est moins qu'un effroi, c'est presqu'une chance, au final. Les plus braves ou les meilleurs sont capitaines, et pas un ne subira le déshonneur de laisser le navire périr sans eux. C'est un risque à prendre, parfois même un honneur recherché que celui de s'abandonner, vaincu, après avoir lutté contre la furie de creux hauts de plusieurs fois le bateau. Il y a une forme de résilience, d'accord tacite professionnel ; c'est peut-être ça qui l'a fait se sentir complice de la rouquine. Tous les deux, de par leurs métiers respectifs, acceptent de se laisser aller aux désirs de leur partenaire - lui, c'est la mer ; elle, ses enfants.

Il y a ce silence, d'abord. Cette jauge réciproque, cette reconnaissance, peut-être, une sorte de complicité, d'instinct. Ah, c'est peut-être ça, d'ailleurs. Le fait d'être des gens d'instinct soumis aux jougs d'autres instincts. C'est pour ça qu'il a poussé la chaise, et ne l'a pas attirée à lui. Pour ça, sans doute, qu'elle a rendu un sourire léger à un furtif salut de la tête. Elle est putain, bien sûr qu'il sait qu'elle est putain. Mais elle a eu cet air fatigué et ennuyé qu'il trimballe lui-même un peu avec lui, ces derniers temps, et puis, il y a tous ces points communs, si on y pense. Alors il a offert une place à sa tablée, ce à quoi aucun de ses hommes ne pourrait prétendre ; la plupart savent qu'il ne vaut mieux pas ne serait-ce que tenter cette familiarité qu'il ne permettrait pas. Il avait des intransigeances, une fermeté nécessaire au maintien de son autorité une fois le rafiot sur les flots. C'est rien qu'une boîte sans couvercle, un bateau ; essayez donc de faire croire à ces animaux-là qu'ils ne doivent pas s'y entretuer, et vous verrez. Un équipage, ça se commande, à coup de respect et de proximité dosés. C'est un savant mélange qui affirme « je suis un peu comme vous tous, mais reste à ta place quand même ».

Sciemment, il a choisi la plus grande des tables, où lui seul siègerait ce soir. Elle lui offre une vue d'ensemble de l'endroit, déjà, et il aura ce petit plaisir qu'il se fait de forcer les groupes à être moins larges, plus dispersés. Diviser pour mieux régner ; ça aussi, ça s'apprend. Il sait pertinemment que les mecs vont regarder les sièges vides et guetter un geste d'approbation, une toute petite invitation, un clignement de ses icebergs d'iris pour venir s'y asseoir et paraître être proches de lui. C'est un peu comme des enfants, ces grands types-là ; ils veulent toujours être le préféré. C'est toujours le dernier arrivé à qui il tape l'épaule en public, paternel. Ca l'assure d'une loyauté indéfectible, et ça force les autres à l'accepter, pour se faire bien voir. Même s'il ne mange pas au même mess, même s'il ne dort pas aux mêmes paillasses, il est là, à travers un nouveau venu ou un mousse, lesquels il affectionne particulièrement, parce qu'il a été comme eux.

C'est là qu'il est donc installé et vers où elle s'est dirigée chope en main, yeux à yeux., juste avant qu'il ne lui offre un siège, sans l'égard de s'être levé pour être galant. Il ne faudrait pas faire injure à l'intelligence qui semble émaner d'elle, en prétendant qu'il ne connaît pas son métier. Ce sont les catins qu'on tire dans ce genre d'endroits, pas les chaises. Ce qu'elle dit a peu d'importance, il sait bien que les mots, c'est juste l'introduction d'un souhait ; c'est son corps qu'il regarde. C'est dans les gestes et les actes qu'il définit les gens, pas dans ce genre de ton artificiel et surjoué en guise de coups de brigadier. A chaque intention son incipit de mots ; le service commence chaque fois par « dis, je voudrais pas t'embêter mais... » ; chaque reproche un « par contre, le prends pas mal mais... », et ainsi de suite. C'est des figures de langue imposées, selon lui. Une sorte de convention sociale, qu'il rejette en n'y participant pas. On dit « merde » au monde comme on veut, après tout.

Il l'a prévenue de l'arrivée de la bande, pour plusieurs raisons. D'abord, il veut la prémunir de leur présence, de la surprise de les voir débarquer et de l'épreuve d'avoir à mettre sa lassitude sous son mouchoir pour effacer celle de bonshommes ayant passé des jours à vouloir l'éteindre sans pouvoir le faire autrement que seuls, furtivement – et Dieu sait que c'est pas pareil. C'est pas pour rien que les mains des femmes sont plus fines, plus douces, et leurs lèvres de velours. Ensuite, et c'est tout à fait égoïste, il n'a pas envie de la voir monter avec l'un ou l'autre ; elle a trop suscité son intérêt, elle s'est trop démarquée de l'endroit pour qu'il concède à son esprit qu'il a rêvé cela en la voyant faire.

Oh, elle a un peu fanfaronné avec sa réponse, l'a servi en ne lui taisant plus tout-à-fait ses charmes, mais il y a eu, à l'arrivée bruyante des garçons, ce petit réflexe de protection, comme une mignonne tortue et qui lui a crié le contraire, silencieusement. Et ça, c'est révélateur, autant que la manière dont elle s'est installée à ses genoux. Elle s'est laissée tomber à lui, a passé son bras à son cou. Le geste l'a surpris, suffisamment pour qu'il ne dise rien, d'abord, et que son souffle se fige un peu, avant que son torse, musculeux d'efforts passés, ne reprenne une course normale, voire un peu plus masculine, au flanc de la jeune femme. Elle est belle, faut-il le préciser ? Elle a une chevelure qui appellerait n'importe quelle flamme de désir, par son feu et l'allure insoumise de ses boucles. L'idée de ces vaguelettes roux coucher de soleil, ça lui tire un léger amusement, qui fait friser l'oeil ; un horizon, en forme de femme.

Mais si désir il y a, et naturel, il n'est rien à côté de celui de la conserver là, dans un élan irrépressible et inexplicable, d'autant plus avec le regard qu'elle lui tend, après avoir cherché la fusion. L'eau et la glace font meilleur ménage que le poivre et sel et le rouge ; c'est signe que l'heure est plus à la compréhension qu'à la fusion charnelle.


- Je te dérangerai pas, promis !

Ca, ça lui arrache une tendresse particulière. Le tutoiement, peut-être, qu'elle lui a rendu alors qu'il a bien deux fois son âge, au bas mot ; il y a quelque chose de désarmant chez elle, une sorte d'humanité quand elle aurait dû l'avoir quittée depuis un moment. Y a de la vie dans cette professionnelle de la petite mort, bien plus que dans les gens qu'on dit honnêtes et qui sont éteints. Il en a croisés au dehors pas plus tard que tout à l'heure, tête ployée vers le sol, vieux avant que de l'être vraiment. Tassés de morosité, vides de sens. Elle, elle a cette petite flamme qui le fait, pour la première fois, sourire de façon marquée.

- Fais comme chez toi, p'tite.

Il n'y a pas de louvoiement, pas d'allusion libidineuse dans le ton, à peine un léger rire dans la voix, qui se fait plus douce que tout à l'heure. C'est un fait. Cet homme que la familiarité insupporte prête ses genoux à cette fille rencontrée il y a deux minutes, qui remplit la pièce à elle toute seule de sa présence. Il en a même oublié l'autre pingre derrière son comptoir, qui doit déjà facturer mentalement ce que la gosse pourra lui faire sous peu.

Il a laisse plaquer la main à sa taille, amusé d'être le pantin d'une femme qui a fait son métier d'être une marionnette aux ficelles d'envies monnayées. Il ne résiste pas, mais ne participe pas pour autant immédiatement au geste. Sa main est posée, immobile, précisément où elle l'a placée, de son propre chef – l'expression lui plaît, la concernant.


Pour l'instant, il ne bouge pas, comme un pêcheur qui attend la touche pour donner un mouvement du poignet, et ancrer l'hameçon à la bouche du poiscaille. Il sait qu'elle le regarde, et il entend son aparté, auquel il ne répond pas d'emblée.

Là, c'est maintenant. Le moment qu'il guettait. Celui où les hommes, dans l'attente de leurs pintes, se sont accoudés au comptoir ou appuyés à lui, l'ont regardé et ont salué leur Capitaine. Il a l'attention de tout le monde, cet expert du paraître. Aucune paire d'yeux ne manquera une miette de cela.

Alors à cet instant précis, il rabat ses doigts sur la hanche féminine, dans une attitude possessive mais qu'elle pourra considérer respectueuse de ne pas s'être opérée d'emblée. Comme si cela ne suffisait pas, l'autre main vient frôler le menton, le revers de ses doigts épouser la joue pour que le pouce dessine sa pommette, le tout, dans un franc sourire. Pas un ne pourra l'avoir manqué, et c'est exactement ce qu'il souhaitait. Une façon de lui montrer qu'il a vu, qu'il a entendu, qu'il a remarqué. Tout ce qu'elle confiait, à son insu pourtant.


- Gamine, j't'offre ta soirée.

Une oeillade complice et le vieux loup de mer de s'adresser à la cantonade

- La première tournée est pour moi ! Je vous préviens, je veux pas de grabuge, m'emmerdez pas ce soir ! Oh, l'Boiteux ! Sers donc une pinte à mon invitée.

Oui, il la servira. Il la traînera sa patte, et autant de fois que Sandhor l'appellera pour resservir. Et s'il veut pas, s'il en peut plus, y aura une vingtaine de paires de bras qui pourront l'aider à se bouger.

Prunelles de nouveau tournées vers celle de la petite, il ajoute, tout bas :


- On va voir s'il trouve pas la soirée éreintante de va-et-vient à son tour, celui-là. J'pisserai toute la nuit s'il le faut, mais il finira pas sur ses deux pattes.

La prime image doit suffisamment être évocatrice, sans doute, pour qu'elle comprenne ce qu'il entend la venger de l'état de fatigue dans lequel il l'a trouvée.

Y a des chevaliers blancs partout, qui secourent la veuve et l'orphelin pour la gloire.

Y en a même qui chevauchent la mer, avec un équipage pour armure.

Et qui officient pour la revanche d'une rouquine.

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Rouquine
Surpris, à peine.
Amusé, un peu.
Intrigué, peut-être...?

Muée par des années de pratique, elle a relevé les diverses réactions de son marin - ou ce qu'elle a cru en deviner. Parce qu’autant une fille trop facile, ça réfléchit peu, ça se laisse aller aux plaisirs de la chair sans penser aux conséquences... Autant une catin, ça pense tout le temps. De sa capacité à lire son client, à lui donner ce qu'il veut, à savoir se taire ou parler au bon moment... De tout cela dépend non seulement sa paie, mais aussi sa sécurité. Avant, au Boudoir, la sécurité ne dépendait plus vraiment d'elle, elle pouvait se détendre un peu, même si elle devait tout de même drôlement rester concentrée, si elle voulait que le client paie bien, et revienne.
Mais ici... Ici elle a du ressortir de son chapeau tout ce qu'elle a appris à ses débuts. Avant de "réussir". Avant les draps de soie. Et c'est épuisant. Ici, le tavernier se fiche bien qu'elle prenne un gnon ou deux. Ici, pas de Jules ou de Marceau pour accourir si elle crie.

Alors elle observe, tant qu'elle peut. Non pas que celui-ci lui fasse peur, non, il a l'air si.. rassurant. Mais justement. De son humeur à lui dépendra à quel moment elle devra monter avec la horde qui semble ne plus en finir d'entrer dans la taverne. Et ce marin là ne sera pas facile à lire. Ce doit être la fatigue.... Elle a senti son torse s'enfler un peu à son contact, oui. Mais était-ce une réaction d'homme séduit ou d'homme sur ses gardes ? Elle pense qu'il la trouve jolie. En tout cas elle ne lui déplaît pas. Mais d'habitude un seul regard lui suffit à savoir, à être certaine. Perd-elle la main, ou... ? Et puis elle se souvient.

Gamine. Petite.

Pas "poupée", pas "poulette" ni même "frangine". Rien qui la pose en femme. Un amusement attendri, tout au plus. Est-il immunisé contre ses charmes ? La trouve-t-il trop jeune pour lui ? Est-ce pour cela qu'elle n'a pu déceler aucune réaction, lorsqu'elle lui a dit le préférer ? Dommage, pour une fois qu'un client lui plaisait. Mais on ne crache pas dans la soupe, il ne l'a pas chassée de ses genoux, et si elle peut grappiller quelques minutes avant... Elle jette un œil en direction du bar. Tous ces yeux braqués sur... Lui. C'est lui qu'ils regardent tous, et c'est ce moment qu'il choisit pour affirmer sa main sur elle. Qu'il est gentil de faire ça, alors même qu'il n'a pas l'air intéressé ! Avec un grand sourire soulagé, elle tourne la tête pour lui offrir un regard de reconnaissance....

Et retient son souffle. Faut pas frôler Rouquine. Pas avec ce geste dont elle n'arrive pas à savoir s'il est tendre, si elle est seule à le trouver sensuel. Et surtout pas quand on a ce sourire là, cet âge là, ces yeux là. Aux lèvres de la jeune catin, le sourire meurt instantanément et le regard reconnaissant se trouble quelque peu. Bon, il donne juste le change à son public. Mais elle sait quelle image dansera derrière ses paupières closes tout à l'heure, sous les autres marins.


- Gamine, j't'offre ta soirée.

Mais, mais...? Alors il la veut pour lui, ou juste sur ses genoux...? Oh après tout elle s'en fiche ! Qu'il l'appelle gamine tant qu'il veut ! S'il ne s'était pas tourné pour lancer à la cantonade qu'elle était SON invitée, elle lui aurait sauté au cou pour couvrir le visage buriné de baisers. Heureusement qu'elle ne l'a pas fait, songe-t-elle en retrouvant son sourire d'enfant le jour de la Noël. Il l'aurait peut-être jetée de ses genoux. Elle le dévore des yeux à présent, ce bel homme dehors et dedans qui vient de la réserver pour toute une soirée. Ah, bonheur....

- On va voir s'il trouve pas la soirée éreintante de va-et-vient à son tour, celui-là. J'pisserai toute la nuit s'il le faut, mais il finira pas sur ses deux pattes.

Va-et-vient. S'il elle n'était si touchée, elle aurait ri de bon cœur. Mais, comme si le geste à sa taille et la promesse d'une soirée avec lui n'avait pas suffi, il a fallu qu'il ajoute... ça. Le "celui-là" qui le positionne clairement de son côté à elle.... Et cette promesse d'en faire baver au Boiteux, que pourtant il semble connaître.... Pourquoi ? A son grand dam, la jeune catin sent ses yeux s'emplir de larmes. L'épuisement, les mois sans espoir à se demander si elle retrouvera jamais sa vie d'avant, l'absence d'amis, de protecteur.... Tout cela était bien enfoui sous une carapace de survie, et la gentillesse gratuite d'un inconnu va faire péter la digue. Elle renifle un coup et sourit du mieux qu'elle peut.

Si j'osais, je vous embrasserais.

Elle lui demanderait bien son nom, lui donnerait bien le sien, tiens. Mais elle a promis de pas déranger, et elle n'est pas près de renier sa promesse à son bienfaiteur d'un soir. Alors elle laisse son corps se détendre un peu contre celui du beau marin, et savoure, pour la première fois depuis longtemps, la sensation d'être en sécurité, fut-elle éphémère.
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Sandhor
Il adore son petit effet. Celui qu'il a provoqué à ses hommes, ses garçons – ils sont tous un peu ses fils ; décevants parfois, il sait lancer une remarque qui leur ratatinera suffisamment l'esprit pour que leurs épaules tendues retombent comme un soufflé, de préférence en public, histoire de tuer dans l'oeuf toute véhémence possible. Ils sont tellement prévisibles, ces bonshommes, tellement... Mais c'est agréable, tout de même, ce sentiment de pouvoir qu'ils lui renvoient, cette acceptation silencieuse du message envoyé. Les corps tendus se sont appuyés en arrière au comptoir ou au dossier de leur chaise. C'est comme le recul silencieux d'un animal qui avoue sa défaite avant même d'avoir lancé une confrontation. C'est lui, le chef de meute ; et il n'y a pas rival qui oserait s'affirmer. En tout cas pas ici. C'est un message de reconnaissance d'autorité.

Le même que lui renvoie le boiteux, vers qui certains regards se sont tournés, puisque le patron s'est adressé à lui, le chanceux. C'est comme une garde sous l'ordre d'un général ; on obéira ou on subira le châtiment joint de toute la compagnie. Le tavernier ne s'y est pas trompé : il ne pourra pas couper à ce qui porte judicieusement le nom de « commande ». C'est lui, maintenant, qui affiche l'air blasé de celui qui sent que la soirée va s'éterniser.

C'est un peu grisant, ça lui fait scintiller l'oeil de malice. Il est si fier de lui qu'il lance un clin d'oeil complice à la passagère de ses genoux, les doigts pressant un peu sa hanche, comme pour dire « Tu vois, comme c'est facile, gamine ». L'attitude dénote un peu de ce qu'il affiche aux autres, un peu comme s'ils étaient tous les deux dans une bulle transparente. On peut les observer, mais pas les atteindre. Et, clairement, ils planent au dessus du lot.

En ce qui la concerne, elle est loin de n'être que l'accessoire lui ayant permis d'affirmer son pouvoir. S'il est fier et si son torse se bombe un peu davantage en affirmant sa présence contre elle, c'est un peu aussi – un peu plus que ça, d'accord -, pour lui montrer qu'il le peut. Il y a un peu d'ego mal placé là-dedans, mais aussi la volonté farouche de lui faire comprendre qu'elle est en sûreté où elle est, à l'abri de son thorax. Celle aussi de répondre à ce qu'elle a murmuré et qui l'a fait trépigner en dedans.

Le vouvoiement, l'aveu, la préférence.

Ca aussi, c'était grisant, d'autant plus qu'il a bien senti la contraction du diaphragme, quand il a coulé sa main à elle. Elle était troublée, surprise peut-être qu'un inconnu qui pourrait être son père prenne sa défense. Il a presque guetté un hoquet de souffle manqué, ses veines se chargeant d'adrénaline plaisante d'avoir cet ascendant sur elle. A vrai dire, c'était aussi rassurant. Sa peau laiteuse avait l'air d'un dessert, la hanche pleine épousait parfaitement sa paume, et la manière dont sa main se faisait prégnante n'était pas anodine. Si elle était plaquée là, c'est parce qu'il le voulait.

Plus elle a l'air fragile, et plus il la regarde ; plus il la regarde, et plus il la désire. Elle lui a tendu un sourire, elle a les yeux aussi gourmands que ceux qu'il lui renvoie, sans plus aucune attention portée à leur entourage. Que sa gueule ou que ça chahute, qu'importe ; ce n'est plus qu'un bruit de fond, tamisé par les ouïes qui lui sont toutes offertes. Ce dont il est absolument certain, c'est que si un seuls de ces mecs fait ne serait-ce qu'un geste vers elle, il lui arrache les yeux.

Sauf que.

Il n'a pas oublié son regard à son entrée et il voit bien ses yeux luire un peu trop. Il a envie d'elle, évidemment. N'importe qui aurait envie de cette femme. Bien sûr, il l'a appelée « gamine », à la fois par une sorte d'affection spontanée, et pour que son esprit intègre l'idée qu'il ne fallait pas être entreprenant avec elle, qui semblait si lasse. Sandhor, ce qu'il aime, c'est susciter l'envie, c'est cette sensation de provoquer le désir de l'autre, c'est un éclat particulier des iris, un voile de sensualité et de suavité sur les gestes. Avez-vous déjà remarqué comme la gestuelle de quelqu'un qui est mu par l'envie de son vis-à-vis s'en trouve comme enveloppée de velours, ralentie, pesée, comme si le corps confiait une partie de la grâce de l'union à venir ? Ben c'est ça qu'il aime. Pas consommer une femme qui fermerait les yeux en songeant très fort que si elle tient assez longtemps, elle sera ailleurs quand elle lèvera à nouveau le rideau de ses paupières. Cette naïveté dont ces femmes qui connaissent la vérité nue des instincts les plus primaires étaient capables, ça l'a toujours un peu fasciné. C'est un peu comme ces gamins superstitieux qui se disent que s'ils clignent les yeux assez de fois en une minute, alors ils auront le joujou qu'ils ont vu dans la vitrine et que leur mère leur a refusé.

Ca lui arrive régulièrement de monter avec une frangine, hein, bien sûr. Dans ces cas-là, il fait ça rapidement, avec une sorte d'égard de se dire que plus vite il sera soulagé, plus vite elle le sera aussi. Il n'est pas rude, ne l'a jamais vraiment été, mais il domine l'échange, puisqu'il est client. Il préfère qu'elles se tournent et ploient ; ça lui évite de voir leurs yeux clos trop fort et leur visage trop maquillé, dans ce carnaval de passion feinte.

Il la désire, c'est palpable à son souffle plus appesanti, à ce léger grondement presque qu'il aurait voulu moins empreint, sans doute, de l'idée de se fondre en son corps. Il ne veut pas ressembler à ces jeunes braillards qui ont louché sur elle sitôt l'ont-ils vue. Il ne veut pas lui donner l'impression d'être habité par le même genre de bête que celle qui ronge les braies de ces hommes qui envient leur Capitaine pour une raison supplémentaire, ce soir.

Mais tout de même, ce corps à lui, il lui semble tout à sa place. Elle est jeune, c'est vrai, mais pas trop. Un de ses amis joueur de soule lui avait déjà répondu, alors que Sandhor lui signifiait que la môme sur laquelle il laissait couler un regard un peu trop appuyé avait à peine 14 ou 15 ans, cette phrase qu'il n'oublierait jamais « Tant qu'y a p'louse, y a match ». La roussette à ses genoux a quoi, la vingtaine ? C'est pas une question d'âge s'il n'a rien tenté ou s'il a fait mine de ne pas être ébranlé. C'est de se souvenir de cet air tour à tour las, affolé et reconnaissant qu'elle lui a tendu. Mais.

Mais il y a ce petit reniflement, et ce murmure qui lui irise la peau au niveau de la nuque, juste à côté de là où elle a niché son bras...


- Si j'osais, je vous embrasserais.


Alors, sans réfléchir, dès qu'elle s'est un peu laissée aller à se détendre contre lui, il porte sa bouche près de son oreille, sa joue flirtant d'autant avec la soie de sa chevelure, pour y confier d'une voix aussi basse que grave:

- Si tu osais parce que t'en as envie, et parce que t'en as envie seulement, alors je te dirais que je suis loin d'en être mécontent.

La litote n'est pas équivoque. C'est juste une petite douceur de plus.
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Rouquine
Alanguie contre lui, elle laisse ses pensées vagabonder librement. Un luxe rare. Elle aussi, elle a adoré son "petit" effet sur ces hommes. L’appellation "loup de mer" ne lui a jamais semblé si juste qu'à l'instant où tous ces marins qui l'auraient normalement reluquée comme un beau bout de barbaque, ont semblé reculer comme une vague, d'un seul homme. A peine de quelques centimètres, mais c'était impressionnant à voir, et il n'en est que plus attirant. Ils osent à peine la regarder du coin de l’œil à présent, et retournent à leurs conversations après un cri d'approbation à la tournée offerte par leur chef. S'il est contremaître, il doit être sans pitié... Elle pencherait plutôt pour Capitaine, du coup.

Marrant, comme tous ces marins lui apparaissent comme une extension de lui, à présent. Pour ce soir, le boiteux n'osera pas lui jeter un seul regard de travers, car s'il énerve le loup, c'est toute la meute qui... La voilà qui fantasme, d'un coup, un léger sourire aux lèvres, tandis que le boiteux dépose devant elle une pinte bien fraîche. Ah, si seulement il pouvait le faire bastonner, "son" marin. Un coup de pied au cul, au moins. Rien que ça, elle serait heureuse pour une semaine. Mais bon, il la punirait certainement d'avoir assisté à son humiliation. Mieux vaut ne pas la ramener... Ils partiront.

Mieux vaut repenser au marin. A-t-elle imaginé, parce qu'elle en a envie, qu'il l'a un peu plus regardée, que son souffle était plus rauque quand ils ont partagé un regard, il y a une seconde ? Sûrement. Baudouin aussi l'appelait gamine, ça trompe pas ces choses là. C'est pas grave. Pas grave du tout. Profite de ce que tu as, Roxanne, tente pas le diable, va. Elle a presque envie de fermer les yeux, elle est si bien... Mais la barbe du marin lui taquine l'oreille.


- Si tu osais parce que t'en as envie, et parce que t'en as envie seulement, alors je te dirais que je suis loin d'en être mécontent.

D'abord, elle se fige sous l'effet du frisson délicieux et effrayant qui lui parcours l’échine.
Et puis lentement, la rousse recule la tête et le buste. A peine, juste assez pour croiser son regard. Et dans les yeux d'eaux profondes, il pourra lire tellement de choses avant que...

[Il n'a fallu que quelques secondes à Rouquine pour embrasser son marin. Revoyons la même scène, mais au ralenti ...]

La surprise.
Sourcils arqués, elle le dévisage, comme pour s'assurer qu'il ne plaisante pas. Ah mais alors elle a pas rêvé ? Il la trouve jolie ? C'est vrai, il n'est pas Baudouin. Il est plus beau. Et il a l'air plus.. sain. Plus sûr de lui. Baudouin se torturait la cervelle. S'interdisait la rouquine... Cet homme là, il sait ce qu'il veut.
L'incompréhension.
Clignant une ou deux fois les paupières, elle tente de comprendre ce qui pourrait bien le motiver à s'inquiéter des envies d'une catin. Les jeune coqs nobles se plaisaient souvent à démontrer leurs talents en promettant à rouquine et ses collègues "la meilleure nuit de leur carrière", comme si impressionner une catin était la médaille ultime du bon amant. Mais ce marin... Ce vieux marin... C'est pas un petit coq. Pourquoi se soucie-t-il qu'elle en ait envie ? Ne se doute-t-il pas qu'en lui payant une nuit de repos, il a payé pour bien plus qu'un baiser ?
L'envie.
Les iris de Roxanne se posent sur la lippe fine et barbue, tandis que la sienne est mordue d'une quenotte gourmande. Ça fait si longtemps qu'elle a embrassé quiconque... Les marins n'embrassent pas. Le cou pendant, la joue après. Très, très rarement les lèvres... A quand remonte son dernier baiser ?
L'hésitation.
Les yeux remontent à nouveau aux glaciers, cherchant permission. Les marins n'embrassent pas, on vient de le dire. Il a peut-être seulement voulu dire qu'il est content qu'elle y songe... Nan ?

Les quelques secondes sont écoulées, et l'envie prend le dessus sur les doutes. Elle approche, savoure la sensation de sa moustache en y frôlant les lèvres...


- Si vous saviez...

A peine le murmure prononcé, la jeune fille pose, hésitante, un premier baiser si doux qu'il en est presque chaste aux lèvres de cet impressionnant meneur d'hommes. Il faut comprendre, la Rouquine est une experte pour répondre à un baiser, se ployer sous des lèvres timides ou impérieuses... s'adapter. Pour la première fois depuis... aussi loin qu'elle se souvienne, elle est maîtresse d'un baiser. Fermant les yeux, ignorant le silence de mort qui semble d'un coup être tombé sur la salle alors que les conversations se taisent, elle ose entrouvrir des siennes les lèvres de son marin, attrapant d'abord une lèvre inférieure... Une main monte à sa barbe, comme pour leur offrir un paravent aux regards d'éventuels curieux, alors qu'elle approfondit le baiser lentement, en un roulement lancinant. Lancinant comme le va et vient d'une vague sur la plage. Comme celui de deux corps qui se rejoindraient sans hâte. Elle savoure. Elle met dans son baiser tout son besoin de tendresse, tout son souhait d'être protégée, toute sa reconnaissance, toute l'urgence de son désespoir, à mesure que son rythme s'intensifie.

Sauf que. Plus elle l'embrasse, plus elle a envie. Plus elle a envie, plus elle se cambre, plus elle plaque sa poitrine au torse protecteur. Et bientôt ses mains sont à sa nuque, dans ses cheveux, et un petit gémissement plaintif se fait entendre. Un marin jaloux ?

Rêve pas, rousse. C'était ta voix.

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Sandhor
Son air amusé ne le quitte pas ; tout passe souvent par le regard chez lui. Un coup d'oeil attentif au gris bleu de ses yeux suffit souvent à un habitué pour savoir si ce pince-sans-rire plaisante ou non. Pour les autres, l'attitude générale de ce vieux loup de mer ne donne pas l'envie de le chatouiller derrière l'oreille pour voir s'il mordra.

Peu s'y risquent mais si d'aventure un type qu'une boutanche a contribué à exciter se pointe et joue les marioles, on règle ça dehors. S'il en vaut la peine parce que sa carrure en fait un adversaire intéressant, alors il s'en charge lui-même. Si c'est un freluquet, il laisse couler, après un taquet derrière le crâne, donné par lui ou un des matelots, peu importe. Mais si c'est un homme de son équipage, alors là... Là c'est différent. Il s'arrange pour que les deux marins les plus proches de celui qui a fauté maintiennent ses bras pendant qu'il cogne le buffet jusqu'à attendrir cet aspirant dur à cuire. Ensuite, une fois que sa main est passée en premier, il laisse la place au suivant, et ainsi de suite, jusqu'à terminer par les deux « amis ». C'est une leçon pour tous, à commencer par eux. Y a des machins qui se règlent entre soi. La chose est rare, cela dit, suffisamment pour que chacun sache rester à sa place quand il le faut.

Il sait ce qu'il leur a ordonné, après des semaines de mer ; une privation de plus, la pire pour ces types en manque de chair et de tendresse. Aucun n'approchera celle qui s'est ancrée à lui, le message était clair : il faudra chercher le réconfort ailleurs. Il ne sait que trop ce que les caboches doivent le maudire et tendre les muscles de ressentiment ; alors il ne fait pas plus, pour étouffer ça dans l'oeuf. Le menton n'a pas modifié sa hauteur quand il les a regardés, il est resté égal. Ni élevé, par morgue inutile, ni baissé, ce qui aurait été fuyant. Il est demeuré droit, ferme, résolu. Pas comme quand le Boiteux s'est approché pour servir la Rouquine, qu'il entourait de son bras. C'est une toute autre expression qu'il a jetée au tavernier. Possessive. Méprisante. Impérieuse. Fort du pouvoir que chacun ici le savait posséder, à commencer par celui qu'il avait mené à le servir, déjà. Il l'a suivi de prunelles glaciales jusqu'à ce qu'il reparte, les babines légèrement relevées de suffisance.

Mais il l'a noté, cela dit, ce flottement de sourire aux lèvres féminines, quand l'homme a déposé la pinte devant elle. Cette petite virgule qui a souligné le coin de la bouche et qui pourrait tout à fait signifier la politesse ou la satisfaction, de celle de savourer la fraîcheur d'une bière tout juste tirée à celle d'être servie, tout simplement. Et pour être servie, elle allait l'être ; elle qui semblait si ennuyée à son arrivée allait profiter du spectacle d'allers et retours du Bancal, lequel devait sûrement lui en avoir imposé un paquet, horizontaux ou non, pour qu'elle soit si lasse. Il a donc vu l'orle s'accentuer, et il en a été amusé, assez fier d'elle sans la connaître ; assez fier de lui, par principe. Ajoutez à cela le cri appréciateur de ses hommes en mal de boisson à qui il venait d'offir une tournée, et c'est le roi du monde, pour un moment. Il a pris possession du lieu, sans combat, par reddition sans conditions de son ancien propriétaire. Il a suffit d'un siège – le sien -, de la menace d'un regard – toujours le sien -, de l'arrivée dissuasive de renforts – ses hommes -, pour que le tenancier abandonne toute idée de tenir la position.

Ses badicoinces mâles sont allées chatouiller d'un murmure les esgourdes féminines ; elle s'est figée, dans un frisson qu'il n'a pas réussi, d'abord, à définir comme étant un signe de délice ou de peur. Quand elle s'est redressée pour le regarder, son petit minois se reculant de manière à ce qu'elle puisse plonger dans la glace ses yeux de mer profonde, il s'est montré particulièrement attentif, torse droit d'expectative. Elle avait le regard expressif, c'est le moins que l'on puisse dire. Il ne saurait pas dire combien de temps cet échange silencieux a duré, mais ce qui est évident, c'est que ce petit moment suspendu, ça l'avait conforté dans la certitude qu'il ne voulait pas qu'elle bouge de là. A sa façon de le dévisager, il avait répondu d'un plissement des paupières, suffisamment pour que les coins de ses yeux en soulignent la malice et, disons-le, une certaine complicité. Elle avait cligné, il avait tendu une expression plus tendre encore. Et ensuite, elle avait interrompu cet échange pour fixer ses iris à la lèvre fine mâle et avait appuyé une quenotte au charnu de la sienne, dans un mélange d'envie et d'hésitation, qui l'avait chaviré, et avait soulevé le torse d'un souffle plus chaud, attisé et par le geste et par l'attente. Une sorte d'espoir, aussi, qu'elle en ait envie autant que lui.

Instinctivement, il le sait ; il veut juste qu'elle le livre et si aucun mot ne le fait pour l'heure, ce grignotage de la lippe, c'est criant de réciprocité. A ce geste là, la pression de sa main à la hanche féminine s'était accentuée ; à défaut de croiser les doigts, il avait voulu contraindre sa main à ne pas saisir le menton délicat pour l'attirer au sien et prendre un baiser qu'il voulait lui voir donner. Se contenir. Se contrôler. Se refréner. Il avait beau s'intimer ces consignes là, allant jusqu'à tester son autorité sur lui-même, il n'y parvenait qu'avec plus ou moins réussite. Il en était arrivé au stade où la présence des autres lui importait peu ; d'ailleurs, rien n'avait plus d'importance que de l'observer, suspendu, regarder sa bouche. Il y a quelque chose de sulfureux dans cette attente, qu'il aurait pu mettre en parallèle à une autre, toute aussi sensuelle, d'attente masculine à la cueillette labiale féminine. Il la dévore des yeux, où elle relève les siens ; il la sonde, dans cette demande et cet accord silencieux que ses pupilles lui renvoient.

Quand elle frôle sa moustache, il en retient un souffle d'envie ; retenir l'élan est si difficile que la frustration en devient plaisante. Il ne donne jamais de baiser, habituellement, ou si peu. Certains ont une femme dans chaque port et promettent de revenir, au désamarrage, faire sa fête à Irène s'ils ont pas rejoint les marins qui partouzent les sirènes*, lui les déshumanise. Il nie jusqu'à leur visage, à l'exception d'une envie de délivrance particulière. Elle restent à leur place d'outil, dont il ne saurait faire l'usage s'il avait conscience qu'elles sont humaines. Mais cette nymphe là, elle a perdu son étiquette de catin quand elle a abandonné l'idée de l'appeler « mon loup » et de le tutoyer pour le vouvoyer et se confier à demis mots contre lui. Elle n'est plus l'enveloppe un peu froissée qu'il n'aurait pas utilisée de peur de la déchirer tout à l'heure ; elle est femme, pleinement, et c'est à cet instant là que le poids de la solitude passée se fait palpable à son corps. D'ailleurs, il sait que les putains non plus, n'embrassent pas, que c'est leur dernier geste d'intimité, qu'elles ne monnaient pas. Mais elle le fait. Et lui aussi.

Le murmure féminin achève de faire flancher l'esprit. Un chuchotis aveu qui parvient à se faire plus audible que le bruit de fond sonore que, du reste, il n'entend plus. Il y a des baisers dans le baiser. D'abord, cette naïveté touchante, cette hésitation ; on dirait deux gamins qui s'embrassent pour la première fois. Lui est un homme mûr, dans la pleine force de l'âge, et il a tellement parcouru de rivages qu'il connaît les femmes sur le bout des doigts ; elle a voyagé au roulis immobile de tant de bordées masculines qu'elle les sait jusqu'au bout des ongles, et pourtant... Et pourtant, la douceur presque chaste de ce premier baiser témoigne à elle seule de l'inédit de cette rencontre là.

Elle ferme les yeux, il en fait de même. Silence de mort. Le monde recule, à marée basse. Même les marins sonores suspendent le bon mot, le rire gras, la plaisanterie libidineuse ou la première once de querelle qui pointe, pour un siège, pour une bière ou pour le plaisir de pouvoir se taper dessus dans un endroit où l'espace ne manque pas, où le roulis ne vient pas s'immiscer dans la rixe. Faut que les deux pieds soient ancrés pour que les poings s'abattent correctement, c'est bien connu. Sans doute imaginent-ils vivre par procuration le moment que leur meneur est en train de vivre, sans pouvoir en saisir la subtilité. Eux, ce qu'ils peuvent voir, c'est le rocher solide de leur Capitaine où s'est posée une frangine à la taille faite au tour, aux hanches pleines**, une chevelure d'Ariel, la p'tite Sirène qu'est assise à leur Ulysse.

Lui, si enclin aux apparences, sent s'échapper la force de l'expérience alors que celle de ses muscles se fait plus prégnante de raideur, comme si l'esprit luttait à l'idée de s'abandonner tout à fait. Et puis, elle attrape sa lèvre inférieure, l'ondine, elle le prend dans ses filets. La digue fine est prise, le passage entrouvert ; par pudeur, par gloire solitaire, la paume féminine vient cacher aux hommes la victoire sur leur maître. Lui ne résiste plus, partageant dans une langueur certaine ce baiser qui s'appesantit, la caresse de cette langue de mer qui vient lécher dans un roulis tranquille la plage de la sienne. Il apprécie, clairement, cette rencontre des éléments, contraires mais semblables aussi, dont le mélange donne les sables les plus fins, les plus chauds, les paysages les plus beaux. Elle est un horizon rêvé, fantasmé, un hâvre, un port. Ah, cette douceur, qui laisse peu à peu place à quelque chose de plus profond, ah, cette ferveur; qu'elle met à lui offrir une sorte d'abandon réciproque. A mesure que le geste s'intenfie, il cesse de réfléchir. Le bras se tend pour reposer la choppe qu'il avait saisie machinalement, l'écartant de manière à ce que ses mains épousent les flancs de ce corps frêle qu'il protège contre le sien.

Elle se cambre, il se cabre ; elle s'appuie, il se presse à elle ; elle élève les mains à sa chevelure, il laisse couler les siennes à son dos, pour que le pouce flirte avec toujours avec les contours du corps quand ses phalangues se nichent au creux des reins. Au son qu'elle échappe, il sait qu'il a envie d'en faire naître davantage et de les entendre s'alanguir. Pas pour la performance, ça, il s'en fout. Mais pour confier les siens à cette poitrine fière qui fait davantage que flirter avec son torse et qu'il n'a pas regardée quand elle lui était offerte tout à l'heure, comme à tout le monde. C'est son contact qui fait place à l'appétit, à l'envie irrépressible de les grignoter. Il peut les dessiner, yeux clos, ces orbes d'albâtre que la gourmandise iriserait ; il peut les imaginer, soyeux, à l'abri de ses larges paumes et son cœur se fondre au sien dans une houle ralentie, juste pour sentir y venir la vague naître et s'y laisser porter.


L'amour est marin. L'amour est langueur, à l'instar des baisers. Saviez-vous qu'  « ardent », avant de qualifier ce genre de moment, ça désigne un voilier qui remonte bien au vent ? Même l'amour a piqué son verbe à la mer. Qu'en médecine, les lèvres, c'est les bords d'une plaie. Combien de blessures cette bouche-ci cache-t-elle sans les prononcer ? Il n'en sait rien ; ce dont il est certain, c'est que quand bien même il est fils de la mer, il n'y veut pas jeter plus de sel.

Mais pour ce capitaine de la marine marchande, l'idée d'y semer des épices, l'assaisonnement délicat d'un plat de gourmet dont elle serait l'ingrédient phare, ça lui donne des envies de prolonger, d'abord, la dégustation savoureuse de ces lèvres charnues.

Lentement, il quitte sa bouche, pour s'offrir la vue divine de son visage joli ; quelques secondes, les pupilles frétillent, agitées, à chercher les siennes.


- Oh oui, je sais...

L'une des mains remonte, de manière à ce que le pulpe du majeur, seule, entame l'ascension de la colonne vertébrale. Il y a des remontées d'allées cérémonieuses, pour aller jusqu'à l'autel. Les doigts escortent la paume jusqu'à la déposer là, à plat, par delà la masse bouclée, sur la nuque fine qu'elle ne serre pas mais épouse. A l'hôtel, ils y sont déjà. Est-ce qu'il veut monter là... Ca, il ne le sait pas. Mais descendre, par contre, le long de la ligne de sa mâchoire en la mordillant de ses nacres, ça, il le veut, c'est certain. Alors il ploie pour la cueillir et, avant que d'entamer cette exquise, lente et vertigineuse descente en rappel aux contours extérieurs de sa joue, il réplique, encore une fois :

- Et de quoi d'autre as-tu envie, p'tite ?



* Soldat Louis, Les p'tites du bout du monde.
** Brassens, Le mauvais sujet repenti.

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Rouquine
Rouquine a déjà été protégée, dans sa vie. Et Roxanne, aussi.

L'une, protégée à distance par un Dauphin de France, du le seul fait de prononcer son nom.
L'autre, protégée de près par Jules, l'ours brun, capable de grogner à la moindre perception de danger.

Jamais elle n'a été protégée comme ça, pourtant. Jamais de façon si ostentatoire, si... déclarée. Des regards impérieux, Von Frayner en avait. Mais il les posait sur elle. Des regards possessifs, Baudouin a du lui en jeter un ou deux, aussi. Mais il n'a jamais cherché à la protéger. Jamais elle n'a vu dans les yeux d'un homme cette lueur de mépris pour un autre, en son nom à elle, pour la protéger elle. Et quand ça lui arrive, il ne vient pas d'un amant ni d'un ami.

Mais d'un parfait inconnu.

Un parfait inconnu qui l'a regardée avec tendresse, a bien voulu qu'elle l'embrasse, s'est tendu à son contact pour finalement répondre geste pour geste, élan pour élan, à ce baiser qui semblait les contenir tous. Découverte, douceur, tendresse, sensualité, luxure... Un de ces baisers qui laisseraient n'importe qui légèrement groggy, et qui l'a terrassé, elle, comme un bon repas terrasse un homme affamé.

Un parfait inconnu dont les mains semblent l'encadrer plutôt que la tenir, la protéger plutôt que la posséder.

Un parfait inconnu qui cherche son regard à présent. Qui semble vraiment la voir...


- Oh oui, je sais...

Elle voudrait répondre qu'il se trompe. Que si par bonheur il a reçu ce qu'elle a voulu dire dans son baiser, il ne peut toutefois pas savoir à quel point elle avait besoin de ce moment qu'il lui offre. A quel point elle est dans la merde. Elle voudrait, mais déjà liquéfiée par le baiser, la voilà électrisée par cette lente ascension le long de sa colonne. Dieu merci, songe-t-elle, qu'il ne se soit pas attardé trop longtemps au creux de ses reins. Combien de fois, avec un client, a-t-elle bien failli commettre l'énorme erreur professionnelle d'en réclamer plus, quand par hasard ils la frôlaient là ? Combien de fois Baudouin, pendant une dispute, s'est-il servi de cette clef des champs pour la soumettre à son bon vouloir, alors même qu'elle tentait de le repousser ? Mais le danger est passé, et la large main s'est posée sur sa nuque, chaude et rassurante. Sa bouche est à son oreille, et elle se tend imperceptiblement.

- Et de quoi d'autre as-tu envie, p'tite ?

Oh. Oh... Mais comment peut-on répondre, quand est tout occupée à pencher la tête de côté pour mieux s'offrir aux lèvres et aux dents qui vous grignotent ? Quand on prie le ciel qu'il continue et descende dans le cou, jusqu'à l'orée de sa nuque ? Et pourtant elle en a des réponses. Des tonnes.

Elle a envie de plus de baisers. Ses mains sur elle, ses bras autour, son torse contre sa joue... Elle a envie de lui. Mais aussi...
Elle veut fuir le petit homme boiteux qui se sert d'un cheval de course pour labourer son champ.
Elle veut retrouver sa liberté.
Elle a envie de partir loin. Avec le marin, loin sur les mers, en sécurité...

A mesure qu'il grignote sa peau, elle s'interrompt alors que sa tête se renversait lascivement en arrière, soudain consciente de cette atmosphère étrange et trop silencieuse, de ces regards sur elle.


J'ai envie... d'être seule avec vous, murmure-t-elle en espérant ne pas trop en demander.

Peut-être, après tout, aime-t-il ces regards d'envie posés sur eux. Des regards qui ne l'eussent pas gênée, elle, si les rires, le brouhaha, la vie d'un rade à marin les avaient accompagnés. Si ce baiser n'avait pas été si intime. Si cet homme étrange ne l'avait pas mise à nu.

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Sandhor
Il a toujours vécu en solitaire, en groupe.
Un ermite dans la foule.
Un loupd blanc dans la meute des loups ordinaires.

Aux grandes tablées, il a toujours préféré la compagnie d'un ou deux autres types, taiseux comme lui, souvent, dont la simple présence silencieuse et respectueuse de son mutisme suffisait pour être appelée « amitié ». On ne devient pas meneur d'hommes en étant leur ami ; si on est devant, c'est parce qu'on met de la distance entre soi et le groupe. Qu'on tient les gens à l'écart. Espace vital.

De la distance, il en a mis dès son arrivée, en choisissant sciemment de s'attabler où aucun matelot n'oserait le rejoindre sans y être clairement invité. De la distance, il en a mis par le regard qu'il a jeté à ce minuscule boiteux qu'il a toisé de toute la hauteur du mépris que ce dernier lui inspirait. De l'écart... autant dire qu'il y avait un gouffre entre le couple et reste de la taverne. L'espace vital : cette gorge dont il choisit la cime pour apposer sa bouche, et non la profondeur, pourtant alléchante. Il y sombrerait bien, évidemment, mais... Mais c'est le cou qui l'attire.

La ligne de la mâchoire, d'abord, où la glace de ses yeux s'est posée, avant que les nacres de ses dents ne s'y fassent mutines. Il aime ça, les lignes du corps, celle des épaules, celles qui forment des reliefs de mouvement au dos, ces horizons prometteurs des plus beaux voyages, des plus grandes conquêtes. Il n'a qu'Elle en point de mire.

Alors il guette ; son souffle, sa voix, un murmure encore ; un signe annociateur d'un amarrage prochain, terre atteinte, navire ancré. Lèvres flirtant à sa peau pour aller y cueillir une kyrielle de soupirs comme on grimpe à un mât de cocagne pour y quérir de menus plaisirs, il hisse pavillon clair à quiconque le regarderait : cette île-là, il entend bien en explorer le moindre recoin. Et seul. Il s'interroge déjà sur laquelle des deux collines pressées à son torse se posera le drapeau d'un prime baiser, quand il sera l'heure de fouler le rivage de ce paysage paradisiaque qu'elle offre à son étreinte. Ah naviguer, naviguer encore, jusqu'à l'île au trésor !

Et c'était bien parti. Eussent-ils été seuls que la main aurait fureté, malicieuse, au bord inférieur puis sous le corsage, pour glisser au flanc, l'autre allant se placer en soutien à la nuque ou aux omoplates. Peut-être même que les ongles auraient légèrement irisé, sans douleur, le derme que les doigts auraient parcouru. Le menton, lui, aurait fait son chemin pour rougir peu à peu la peau d'un contact pileux, comme il aurait forcé un peu l'appui à la trachée, puis le vêtement pour en desserrer l'étreinte. Peu à peu, porté par un élan lent mais irrémédiable, mains rendues folles par un désir allant croissant, aurait-il parcouru le dos avant que de retrousser la jupe, et ramené au sien le bassin féminin...

Mais.

Mais ils ne sont pas seuls, et c'est elle qui le lui fait remarquer.

Làs ! Si la nuque, en basculant lascivement en arrière, avait laissé le cou laiteux en pature au chat gourmand, elle s'interrompt, soudain, et lui avec. Instinctivement, dès lors qu'il sent une résistance, si maigre soit-elle, il recouvre la notion des limites qu'il avait laissée s'estomper à force de chapardage des lippes.


- J'ai envie... d'être seule avec vous

Il partage cette envie de solitude. Soudain, il prend conscience. L'atmosphère de cet endroit dont l'hygiène laissait déjà à désirer s'est chargée du mélange odorant de la sueur, de la bière renversée et d'un fumet traînant de poisson et de savon noir mêlé. Suspendu, bouche entrouverte, il tend, au dessus de l'épaule féminine, un regard iceberg vers la compagnie dont il abhorre dorénavant la présence, y compris parce que les matelots ont senti qu'il perdait de sa maîtrise.
Sévère, il lance, en relevant la tête :


- Et alors, vous êtes au spectacle ?! Je vous ai dit de pas m'emmerder c'soir !

C'est magique, ce genre de phrase, ça produit toujours un déclic pour une assistance obnubilée par ce qu'elle observe, comme hypnotisée. Les paupières ont un sursaut, à l'instar des corps, qui, d'un coup, se meuvent, se tournent vers un ailleurs qui ne sera pas embarrassant, pour ne plus avoir le sentiment qu'on les a surpris la main dans le sac. Alors, étrangement, les verres claquent à nouveau, les voix se font plus fortes, on rit trop haut, mais peu importe. Tendu, il prend le temps de s'assurer de l'absence de défiance chez l'un deux, puis tourne le visage vers la passagère de ses genoux.

Aussitôt, l'expression change et redevient bienveillante, empreinte d'une tendresse certaine. Il la distingue clairement du reste des présents, jusque dans le ton, qui se fait complice et qui n'a plus besoin d'être abaissé :


- On étouffe ici, tu trouves pas ? Ca schlingue, c'est dégueulasse, c'est pas pour toi. T'es déjà montée sur un bateau ?

Ouais, ici, c'est pas pour Elle, c'est pas pour eux. Il a parlé, alors ça sort tout seul.

- Je m'appelle Sandhor, je suis le capitaine de la caraque marchande qui a accosté cet après-midi. La terre, c'est pas mon élément, et m'est avis qu'ici, c'est pas le tien non plus.

Il suffira d'un signe, d'une once imperceptible d'accord, pour qu'il l'entraîne au dehors. D'ailleurs, il tend vers elle une large paume lignée, ou la trace d'une corne solide mais estompée orne encore la base des doigts. C'est les médailles des travailleurs, ça, c'est comme une sorte de miroir à l'envers des bijoux des nobles, qu'il dirait si on le lui faisait remarquer. C'est une invitation, clairement.

Et le murmure vient se ficher à son oreille, avant qu'il ne lui refasse face, et plante la glace à la mer  :


- T'as confiance en moi, p'tite ?
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Rouquine
A-t-elle brisé le charme ? Le marin aux yeux de glace a sorti le visage de son cou, où il était pourtant très bienvenu. Sous son bras, il lui semble, mais peut-être l'imagine-t-elle, que ses épaules se sont tendues, à peine. Tournant la tête, regrettant déjà d'avoir attiré son attention sur le monde extérieur à leur petite bulle d'exception, Roxanne suit son regard, qui s'est fait sévère.

Mais elle ne sursaute pas, même pas un tout petit peu, quand sa voix tonne à travers le silence pesant. Non. Elle sourit. Comme une gamine qui a réussi à faire gronder ses frères. Un petit rire silencieux lui secoue même le ventre, à les voir ainsi se carapater, faire semblant de converser, ces hommes qui, quelques minutes auparavant, auraient fondu sur elle comme des chacals sur une carcasse... Elle n'y peut rien, c'est grisant, de passer de proie à observatrice. Du côté du vainqueur. Elle doit même se retenir d'en rajouter, tant elle aimerait renchérir avec un " ouais, c'est ça, et qu'on vous y reprenne pu!" Elle tourne vers lui son regard rieur, savoure d'autant la bienveillance du sien qu'il ne l'est que pour elle.

Ça tient à peu de choses, de se sentir unique. Pourtant, elle le sent clairement maintenant, il est tendu. Cela ne doit pas être facile, de garder cette meute à distance de leur proie, songe-t-elle soudain, avec un élan de reconnaissance et de tendresse supplémentaire. Ah, elle va bien le dorloter ! Si toutefois elle arrive à s'isoler avec lui. Si toutefois il se laisse faire...


- On étouffe ici, tu trouves pas ? Ca schlingue, c'est dégueulasse, c'est pas pour toi. T'es déjà montée sur un bateau ?

Elle souriait, au ton complice, à l'insulte envers le rade qui la retient prisonnière, au fait que lui sache reconnaître un cheval de course quand il en voit un... à lui, tout simplement. Elle souriait, il y a encore une seconde. Au mot "bateau", les coins de sa bouche s'abaissent, pour former un petit "o" parfait. Assorti à ses yeux.

- Je m'appelle Sandhor, je suis le capitaine de la caraque marchande qui a accosté cet après-midi. La terre, c'est pas mon élément, et m'est avis qu'ici, c'est pas le tien non plus.

Sandhor. C'est joli, Sandhor. Non mais Roxanne, réveille toi, on s'en fiche de son prénom, il faut hocher la tête, de suite, sourire comme si de rien était, filer sans ton petit pécule, sans demander ton reste ! Même si tu dois te vendre à chacun de ses marins pour payer ton passage jusqu'à Paris... Tout vaut mieux que de rester ici ad vitam aeternam !

Les yeux de la roussette se posent sur la grande main tendue, comme une bouée de sauvetage. Elle s'apprête à la prendre, à rire, à tout faire pour que le marin et le tavernier ne voient pas dans ses yeux la détermination à fuir.

Mais.


- T'as confiance en moi, p'tite ?

Comment mentir après ça ? Cet homme ne lui a montré que bonté, protection, compréhension, même, malgré le peu de mots échangés. Ce serait mal, Roxanne. Ce serait de la survie, Rouquine... Il a, à nouveau, planté son regard iceberg au plus profond du sien, le transperçant sans peine. Alors, après s'être humectée les lèvres, elle donne un minuscule hochement de la tête et place sa menotte dans la grande paume caleuse. Oui, elle a confiance. Contre toute prudence, mais pas contre toute logique. Quel besoin aurait-il de lui jouer la comédie pour l'attirer ailleurs, puis qu’ailleurs ne peut être pire qu'ici ? Vite, plaquer un grand sourire faux sur son visage, avec un regard en coin pour le boiteux qui passe un peu trop près en lui jetant un regard de surveillant en chef.

Oh ! J'ai toujours rêvé de monter sur un bateau, mon loup ! s'exclame-t-elle d'une voix enjouée et mielleuse, comme le boiteux l'aura entendu faire avec dizaines de marins avant lui.

Elle ne lui donne pas de nom, pas encore. Elle serait capable, sous ce regard perçant, de lui déballer son vrai prénom devant tout le monde... Un baiser sur la tempe pour la feinte - et pour le plaisir - et c'est son tour de chuchoter.


Si je quitte ce bouge, il faut que ce soit pour toujours. Emmenez-moi. Je vous en prie.

Déglutissant, elle se redresse et tente de sonder la glace. Quelle idiote d'avoir pris un tel risque ! Si elle s'était tue, c'était certainement dans la poche. Elle aurait eu toute la nuit pour le persuader, des mots, des yeux, du corps... à ne pas la forcer à revenir à terre. Qu'est-ce qui lui a pris d'être honnête ? Il va froncer les sourcils et lui dire qu'il a autre chose à faire que de jouer les nourrices pour catin en cavale... Dans cinq, quatre, trois, deux....
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Sandhor
Complices. Comme deux spécimens de la même espèce, comme deux exemplaires de la même sorte, deux productions issues du même moule. Semblables. Jumeaux d'impatience, jumeaux de pouvoir aux autres, elle parce qu'elle est inaccessible et qu'elle a tout pouvoir sur son intégrité physique, lui parce que son statut lui a permis de faire un trône imprenable de ses genoux. Et de lui offrir le partage du règne sur ce royaume libidineux aux relents aigres et peuplé de gargouilles.

Ce petit rire inaudible qu'elle a eu et qu'elle n'a confié qu'à lui, dans le secret d'un concert de soubresauts muets contre son torse, l'a rasséréné dans le plaisir qu'il a depuis la venue de cette alliée opportuniste et foutrement bien tombée. Elle est comme lui ; elle savoure cet instant délicieux de n'avoir qu'à claquer des doigts pour que ces hommes qui rêveraient de lui faire goûter les leurs se comportent comme des minettes effarouchées.

Aucun d'entre eux n'osera défier Sandhor, ils le connaissent bien trop pour ça. C'est sûr de lui qu'il l'a regardée après s'être adressé aux matelots et qu'il s'est ravi de cet œil rieur qu'elle lui lançait. Dans d'autres circonstances, il aurait poussé jusqu'au clin d’œil, jusqu'au rire sonore, peut-être. Mais sa langue avait choisi de se délier, comme si la remontrance avait appelé l'aveu trop longtemps contenu d'une solitude trop longue. Cette fille-là, il s'en sent proche, d'instinct. D'où le fait qu'il ait parlé davantage qu'il avait prévu de le faire.

A son sourire entendu, comme affidé au sien, a succédé la surprise, visible aux deux billes marines et à la courbe parfaite des lèvres, et qui lui a fait rétrécir les prunelles de satisfaction, une légère plissure presqu'imperceptible de malice au coin des yeux. Il a tendu la paume, elle a coulé la mer de ses iris dessus, comme si leur eau en léchait la couleur sable, en parcourait les dunes. Un peu comme si elle jaugeait, peut-être, si l'expédition ou l'aventure en valait la peine.

Il a cru qu'elle allait la saisir, cette patte tendue, et à son dernier murmure, elle s'est comme figée. Quelque chose s'est passé sous la jungle de boucles rousses, un je-ne-sais-quoi de suspendu qui lui a fait comme abandonner le manteau de confiance qu'elle affichait juste avant pour revêtir une fragilité nue, dont a témoigné ce hochement de la tête infinitésimal. Il y a de la pudeur dans l'aveu ; de la solennité dans sa réception. Bas les masques, les faux semblants.

La manière dont elle a placé sa main dans la sienne, cette toute petite mimine de gamine dans sa patte d'ours, ce glissé des doigts, ça lui a fait inspirer une dose de responsabilité. C'est un contrat tacite aussi sûr que ceux qu'on conclue d'une poignée de main. En réponse, le large pouce se pose aux doigts, les caresse en signature.

Mais.

Le grand sourire qui lui mange le visage, soudain, manque de le faire froncer les sourcils trop visiblement. Les yeux cherchent à se fondre aux siens, lesquels, en se dérobant, lui livrent une partie de la réponse à ses interrogations sur ce changement brutal d'attitude. Cette petite est un caméléon, elle sait s'adapter aux circonstances. Seulement à lui, elle lui a semblé sincère ; par quelle malice voudrait-elle le manipuler, lui ? Si elle avait vraiment voulu qu'il soit client, elle aurait pu entamer un petit manège lascif et il serait sûrement monté avec elle, au final. Mais elle lui a confié sa lassitude, elle a eu l'air si fragile à l'instant...

Non, elle a changé à cause de ce bonhomme-là dont Sandhor se méfie comme de la peste, depuis qu'il lui a joué une entourloupe un jour. Cette fois-là, il a laissé couler, mais il lui avait promis, alors, je lui garder un chien de sa chienne. Ce regard que le Boiteux lui a tendu, elle est là, l'explication. Le Capitaine inspire, relevant deux iris de glace à lui, avec l'envie soudaine de lui décrocher la mâchoire de sa main libre, qui s'est crispée. Ce type... Ce type-là.

La gamine poursuit le jeu jusqu'à tonitruer une excuse qu'il saisit rapidement, à l'instar de ce « mon loup ! » qui fait son retour. Elle a choisi d'utiliser le pseudonyme ordinaire des marins de passage, pas son prénom, qu'il lui a donné. Elle a pris ce ton impersonnel de celles qui savent vous donner l'impression d'être unique un moment, tant que vous payez chacune de ces minutes au comptant. Le baiser, par contre, lui plaît, parce que c'est un contact agréable que celui de ses lèvres. Le temps de penser que c'est toujours ça de pris, et elle enchaîne sur un chuchotement qui lui fait ouvrir un peu davantage les paupières.


- Si je quitte ce bouge, il faut que ce soit pour toujours. Emmenez-moi. Je vous en prie. 

Retour du « vous » ; retour du vrai. Elle se redresse, ils se sondent, silencieusement. Pendant cinq, quatre, trois, deux... secondes, avant que ça ne suffise de déclic et qu'il décide de jouer le jeu, en tonitruant pour que chacun l'entende, à commencer par l'homme bancal à qui personne ne conseille de réagir vivement :

- Toi, p'tite, m'est avis qu'après c'soir, ce sera ton préféré, c'bateau!

Il lui vole un baiser, moins doux, peu naturel, et file une tape sur sa cuisse comme il l'aurait fait à n'importe quelle gagneuse, pour qu'elle se lève et qu'il lui emboîte le pas, son bras s'enroulant à sa taille par possessivité affichée. La main, cela dit, se pose sur la tranche de la hanche, comme une excuse respectueuse aux mots qu'il vient d'énoncer. Il s'est placé de manière à être légèrement en avant, et de biais, pour faire écran aux regards et aux réactions possible. Ca siffle et ça hèle chez les matelots, comme si leur Capitaine avait marqué l'essai du match.

Plus bas, alors qu'ils beuglent tous leur joie feinte et que d'aucuns lui lancent des encouragements salaces qu'il ne distingue pas vraiment, il prétend mordiller l'oreille féminine pour y confier:


– J't'emmène. Où tu veux. T'auras pas à r'venir là.

Il jette un regard glacial au tavernier qui tente de lui adresser la parole, lui qui, visiblement, veut soit s'opposer au fait qu'ils sortent, soit négocier le tarif, et lui intime, tout en s'arrangeant pour que ses hommes l'écoutent bien parler, vu l'attitude hostile qu'il dégage vers le tenancier:

- Si tu m'parles ou qu'tu fais un pas, j'te fais défoncer la gueule, l'Boiteux. Et j'te garantis que ta patte de canard, c'est le seul truc qui pourra encore bouger après ça.

Le contremaître n'aura manqué ça pour rien au monde et déjà, intime le geste de se déplacer, après avoir cogné les épaules des deux gaillards à ses côtés, si bien que Sandhor n'a qu'à ajouter:

- J'veux pas être dérangé. Tu sais c'que ça veut dire.

Oh oui, il le sait, et il le confirme d'un mouvement du menton. Personne sur le bateau ce soir, et personne pour l'empêcher de sortir de là.

Ceci étant réglé, le marin tourne le visage vers son invité, et, la main épousant le creux des reins pour lancer le départ, et lui murmure:


- Après vous, ma chère.

[Miroir, dis-lui qui est la plus belle 
Ne laisse pas croire seule le soir, que les fées se foutent d'elle 
Belle au bois dormant pour un matelas sans ressort 
Ancrée à son sort comme un bateau usé, jamais ne sort du port]*


Il l'a vouvoyée, oui. Il veut que Cendrillon sorte de chez sa marâtre comme une princesse. La version sombre du conte de fées, c'est terminé, et lui prend des allures de chevalier qui n'a de blanc que celui de la moitié de ses cheveux poivre et sel, et pour monture un deux mâts qui les attend déjà. Cette petite est si mignonne, Princesse le jour, esclave la nuit, ses escarpins ne seront plus maudits, et ne la ramèneront plus vers ce taudis**.

Au dehors, déjà, l'air frais est salvateur. Sans en avoir vraiment l'air, il scrute les murs, chaque ruelle qu'ils croisent, il écoute le bruit éventuel de pas sur les pavés humides. Par peur qu'elle ait froid, il lui a collé d'office, en sortant du bouge, une cape trop large sur les épaules - la sienne -, sans y mettre les formes, rendu bourru par une certaine pudeur maladroite. Le bras niché autour d'elle, au cas où, ils ont marché silencieusement jusqu'à atteindre la silhouette massive du navire auquel une planche de bois permet l'accès, comme un pont de singe avec ses cordes sur les côtés.

Après un geste d'invitation, il passe derrière elle, au cas où elle tombe – on fait ça pour les femmes, paraît-il. Tous les hommes savaient ça, dans le temps. On entre avant une femme dans un endroit public, on est derrière si on monte un escalier, devant si on le descend, au cas où elles s'emmêlent les guiboles. Et on a toujours un mouchoir dans sa poche, dans le seul but de pouvoir l'offrir si on en rencontre une qui chouine. C'est le B.A- BA des relations humaines. Les jeunes ne connaissent plus rien, de nos jours, il l'a encore dit tout à l'heure à l'un des gamins qui naviguent avec lui.

Parvenu sur le pont, il passe devant, cette fois, en lui lâchant un « Fais gaffe à pas glisser » lapidaire, et la mène jusqu'à sa propre cabine, où il entre pour allumer quelques bougies. Ci-fait, il l'enjoint à entrer, et s'occupera de refermer derrière eux.


– T'es en sécurité ici, p'tite. Parole.

Qu'est-ce qu'on dit, maintenant qu'elle est entrée dans cette pièce qui lui tient lieu de bureau et de couchage, assez spacieuse pour contenir des parchemins et un certain nombre de dossiers, une table où trône une carte dépliée, un compas, une boussole, et un carnet sur lequel on peut distinguer une écriture fine et décidée, penchée vers la droite ? Qu'est-ce qu'on dit quand on partage soudain un espace où personne d'autre que lui n'a habituellement accès ? Ben... On s'adapte. On fait ce qu'on peut, surtout, pour meubler.

- Ca craque, c'est normal, c'est l'bois qui travaille. T'as soif ? Moi j'ai besoin de passer le goût de la bière pas terrible de ce bouge minable. Qui m'a été pourtant bien servie, hein !, s'empresse-t-il d'ajouter, un peu gauche, pour lui signifier que c'était pas de sa faute. J'ai du wkiskey ou du cognac, je pense. Et si t'as faim, on peut trouver de quoi t'apaiser. Si t'as envie de parler, aussi.

*Iam, un cri court dans la nuit.
** Ibid., allusion et reformulation.

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Rouquine
Quatre, trois deux un...

- Toi, p'tite, m'est avis qu'après c'soir, ce sera ton préféré, c'bateau!

Et c'est un soulagement total qui l'envahit. Il a compris ! Ce ne sont pas ses dires qui la rassurent, c'est le volume de sa voix, le ton aussi faux que le baiser, la petite claque vulgaire à la cuisse. Alors elle se lève la rousse, et elle rit de bon cœur avec une petite révérence à son public bruyant, habituée qu'elle est aux sifflements bon enfant. Et secrètement touchée qu'il semble vouloir la protéger de son corps de la liesse des marins... Le quotidien d'une catin, pourtant ! D'accord, il a lui a dit qu'elle ne semblait pas à sa place, ici. Mais de là à la traiter comme une dame...

– J't'emmène. Où tu veux. T'auras pas à r'venir là.

Juste le temps de lui jeter un regard de surprise et d'adoration - parce que soyons honnêtes, plus proche du prince charmant que ça, la Rouquine ne connaîtra jamais - et déjà elle serre les fesses et les dents à la réaction du boiteux. Il est vil, mais il n'est pas bête. Il doit se douter qu'elle n'a aucune intention de revenir, et ne veut pas laisser partir sa poule aux œufs d'or si facilement.

- Si tu m'parles ou qu'tu fais un pas, j'te fais défoncer la gueule, l'Boiteux. Et j'te garantis que ta patte de canard, c'est le seul truc qui pourra encore bouger après ça.

Elle n'est pas violente, ma rousse. Elle n'aurait certainement pas supporté de le voir passé à tabac, ce profiteur infâme, qui pourtant, grâce à Dieu, n'a jamais cherché à se servir lui-même. Mais cette menace, oui, elle la savoure. D'instinct, elle se colle littéralement au flanc de "son" marin, comme pour sentir la force qu'il dégage d'encore plus près. Sécurité.

Après avoir lancé un ordre à ses hommes, il pose à nouveau sa main au bord du volcan, lui arrachant un frisson de plaisir, et murmure une invitation faite pour une grande dame. Et c'est galvanisée par ce traitement de reine, par cette protection flagrante, qu'elle se retourne juste avant de sortir du bouge, pour lancer, jetant aux orties toute idée de prétendre revenir :


Adieu, l'boiteux ! Remercie le ciel que je ne t'envoie pas la note, au prix que je vaux vraiment tu s'rais sur la paille.

Ah, il aura bien profité sur sa couenne, mais elle ne peut pas non plus oublier que sans lui, elle serait certainement morte dans un fossé. Levant sur son sauveur un regard radieux, grisée par sa victoire, notre petite catin glisse sa menotte à son coude et s'en va comme une princesse.

L'air frais lui fouette le visage, elle est au Paradis, le sang dans ses veines doit être fait d'air pur, elle flotte ! A nouveau, elle lève sur Sandhor un regard écarquillé, adorateur, alors qu'il lui jette sa cape sur les épaules. Aristote a entendu ses prières en lui envoyant de l'aide. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il exauce aussi dans la foulée un homme tout droit sorti de ses rêves les plus fous. A croire qu'il a été écrit sur mesure pour elle.

Nichée au creux de lui, le pas presque trop léger d'avoir envie de courir, sauter et danser pour célébrer sa fuite, elle profite du trajet pour laisser ses pensées vagabonder sur cet homme tombé du ciel. Il n'est rien pour l'heure qui ne lui plaise. Son regard assuré, sur elle, sur eux.. sur le boiteux. Ce regard de glace, transperçant, dont elle se demande si elle pourrait le faire fondre. La façon dont ses pattes d'oies accentuent le brin de malice qu'il a parfois dans l’œil. Les grandes mains fortes, et ce pouce caleux se promenant sur ses doigts. Et surtout, surtout, ce regard mauvais qu'il a jeté au tavernier. Pour elle.

Il s'arrête, et elle lève les yeux, un peu impressionnée tout de même par l'ampleur du bateau. Voir un bateau de loin, elle connait. Mais jamais elle ne s'était approchée assez près pour se sentir comme une fourmi à coté d'une botte. Sans trop réfléchir, elle grimpe sur la passerelle, pas rassurée mais n'osant pas le montrer de peur de paraître ingrate.

Fais gaffe à pas glisser. Même sur ce ton bourru, il s'inquiète de sa sécurité. Elle obéit, bien sûr, et cesse de chercher à détailler le bateau à la lumière de la lune pour se concentrer sur ses pieds. Elle le regarde allumer des bougies, immobile dans l'encadrement de la porte, ouvrant des yeux curieux à chaque détail révélé à mesure que les chandelles s'illuminent. Des parchemins ici, un lit la bas, des instruments de cuivre dont elle ne connait pas les noms... Et puis enfin il l'invite à entrer, et elle est si occupée à découvrir ce nouvel environnement que la phrase la cueille de plein fouet.


– T'es en sécurité ici, p'tite. Parole.

Figée par la phrase, elle le regarde. Sécurité. Elle l'a ressentie, pensée. Mais il vient de la dire. Sécurité. Et en lui donnant sa parole. D'un coup toute l'énergie nerveuse, qu'on appellera plus tard adrénaline, quitte le corps de la jolie rouquine alors qu'il enregistre l'information. Le danger est passé. En deux pas et en silence, elle s'est jetée dans ses bras, avec cet élan qu'ont les enfants qui ne mesurent pas leur force, ou qui croient l'adulte tellement solide, tellement indestructible, qu'ils ne comprennent pas le "ouf" étouffé qu'ils provoquent. Les petits bras sont passés autour de la large taille, la joue collée à son torse. Elle serre, aussi fort qu'elle peut. Et elle ne bouge plus.

Ne plus jamais bouger, c'est son plan. Voilà. Elle va rester là, pour toute l'éternité, en sécurité dans les bras de cet homme qui l'appelle gamine et petite, dont les baisers sont savoureux et qui pourra bien lui faire tout ce qu'il voudra, du moment qu'il ne la jette pas par dessus bord.

Il parle des craquements du bois, de bière bien servie, d'alcool et de faim. Et elle sourit contre son torse, sans bouger. Il pourrait lui réciter le grand livre des vertus ou lui dire qu'il vénère le Sans Nom, ça lui ferait le même effet.


- Si t'as envie de parler, aussi.

Il est gentil. Elle n'a pas envie de parler, mais il va bien falloir. En revanche elle refuse catégoriquement de bouger. Trop bien. Elle est trop bien. Serrant un peu plus fort ses petits bras autour de la taille masculine, comme pour lui signifier que pour l'heure en tout cas, lui c'est le rocher et elle la bernique, c'est comme ça et puis c'est tout, elle parle, donc, joue toujours bien collée à son plastron.

J'étais propriétaire. J'avais de l'argent, des clients fortunés. Nobles. Et puis on a été agressés en voyage, avec mon collègue. Le boiteux m'a trouvée et soignée.

Soupir.

Seulement ben... après il a voulu que je rembourse, en me vendant un centième de c'que j'vaux. Et il m'aurait fait rembourser toute ma vie si vous n'étiez pas venu.

Un petit mouvement de joue sur le tissu, comme on bouge sur un oreiller pour mieux trouver sa place, et elle ferme les yeux. Ah mais c'est qu'elle s'installe, carrément !

Savez... j'en avais vraiment envie, d'vous embrasser hein. J'ai pas fait semblant.
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Sandhor
C'est étrange, à bien y penser, la notion d'intimité, surtout quand on pense aux deux protagonistes de cette scène. L'un, marin, vit dans la promiscuité masculine les trois quarts du temps ; l'autre, catin, vit des conséquences de cette dernière auprès des mêmes hommes, qui cherchent à gagner son rivage comme pour atteindre la terre promise après une longue traversée. Ne sont-ils fous, ces hommes ? A chercher dans la possession d'une entrecuisse l'étroitesse rassurante de l'enfermement qu'ils abhorraient jusqu'alors, et par va-et-vient successifs, le retour à l'ondée salée qu'ils voulaient pourtant fuir en montant auprès de cette femme sirène que les cris, feints ou non, séduiront de toutes manières suffisamment pour qu'ils laissent au creux d'elle un peu de leur peine, un peu de leur sueur, un peu de leur temps ? Ils s'élèvent contre leur labeur quotidien en l'allongeant pour qu'elle épouse le sien, cette femme sans mari, cette promise de quinze râles, cette mariée artificielle et éphémère qu'ils n'aimeront que le temps d'un centième de nuit sans noces.

Ce sont sans doute les deux catégories de personnes à qui l'on n'associerait pas l'idée d'intime, surtout quand on pense aux deux endroits qui sont leur maison et qui ne sont pas à eux. Un bouge miteux pour l'une, qui embaume les exhalaisons graisseuses ou âpres du graillon d'un repas ou de bière renversée ; un rafiot craquant pour l'autre, où la cabine est le seul refuge à celui qui a un statut suffisamment élevé pour s'isoler. Son navire à elle, c'est son corps ; petite fauvette gracile qui fait monter à son nid ces oisillons fragiles que redeviennent les marins sitôt quittent-ils leurs bords, aussi malhabiles sur terre qu'un goéland maladroit sans ses ailes. Son bouge à lui, c'est la manière dont il doit composer avec la vingtaine d'hommes qui servent sous ses ordres, dans un mélange de charisme et de compromis. Elle commande les corps quand elle monnaie le sien ; il se donne à son équipage quand il le dirige. Qui est quoi, au final ? Il s'est toujours senti proche des putains, ces poupées jolies qui vous donnent l'illusion de les diriger quand elles demeurent pleinement conscientes du tarif de chaque geste, du prix de sacerdoce que chacun d'eux représente.

Et pourtant, c'est bien comme ça qu'on pourrait décrire l'instant. Il l'a fait entrer dans sa bulle à lui, a montré, à la façon dont son discours a digressé pour camoufler un peu sa gêne de la faire entrer là, dans son île à lui, que ça lui faisait quelque chose. Comme si un peu de son contrôle s'était échappé au franchissement du seuil, comme on ôte son manteau en rentrant chez soi. On est toujours habillé, bien sûr, mais le surplus est délesté. La tension qui l'habitait au sortir de chez le Boiteux et sur le chemin du port s'est peu à peu estompée et c'est l'inhabituelle sensation de partage, aussi bien de sa piaule-bureau que de qui il est en son sein qui le gagne. Cet endroit, c'est son abri, où siègent en bonne place les objets qui ont de l'importance. Le compas là, les cartes aussi, ce sentiment de vouloir savoir où il va, de décider de la trajectoire. Elle, il ne l'a pas décidée, ou plutôt, pas vraiment. L'idée s'est imposée d'elle-même, par un je-ne-sais-quoi de naturel, de voulu et d'inexplicable ; une obole inattendue, somme toute. N'empêche qu'elle est là, et que lui, bourru, a énoncé des banalités d'une voix grave, taiseuse d'intentions, d'abord.

D'où le coup du bois qui craque qui est tombé comme un cheveu sur la soupe, ou l'allusion à la bière qui lui a laissé un goût amer, après lui avoir dit qu'elle était en sécurité. Parce qu'il n'a pas su quoi dire d'autre, sur le coup. Parce que ce geste d'immobile pour une habituée comme lui de la houle subie de la force d'un autre – lui la mer, elle les matelots. Parce que ce regard quand elle a pris la mesure de son « Parole. » lapidaire mais qui disait tout. Parce que ces deux pas furtifs, précipités, avant qu'elle ne se jette dans ses bras - pourrait-il dire à corps perdu ? Parce que tout ça mêlé lui a coupé la chique. Il n'a conscience que de ce corps frêle contre le large buffet de son torse, qui s'est soulevé d'un souffle étonnamment tranquille. Surpris dans un premier temps du choc de la rencontre de la fragilité féminine contre sa carcasse à lui, musculeuse, il la laisse s'enrouler à lui, ses bras demeurant ballants sans doute l'espace de quelques secondes.

Elle lui fait l'effet d'une petite pieuvre adorable, pressée à lui comme ça. D'instinct, l'une de ses larges mains vient se poser contre la chevelure indomptée, l'autre épousant le milieu du dos d'une paume ferme. Elle serre, il étreint sans carcan ; c'est cette petite qui le possède, pour l'heure, comme pour oublier qu'on l'a tant de fois possédée. Il se fait rocher, massif, solide, refuge. Il se fait île, sous les ailes de cette elle qui les voue à n'être qu'un, juste un temps, mais à deux.

Elle parle, il se tait. Il écoute sans la regarder, yeux perdus à l'horizon d'une cloison boisée, à un mètre ou deux de là où il se tient debout, comme un arbre sur lequel s'est posé un moineau. Il ne veut pas lui imposer son regard. Sans y penser, il le sait. Entre ses bras, elle n'est plus la catin dont on peut prendre les lèvres, dont on peut goûter la peau, décider de ses gestes, même dicter ses mots*, elle n'est plus celle à qui l'on fait dire ce qu'on veut pour atteindre la satisfaction factice d'une jouissance sans amour, elle est cette femme qu'il a trouvée séduisante de ce qu'elle ne fabriquait pas pour se cacher.

Elle explique ; il console, d'une main qui s'est coulée à sa nuque et où le pouce caresse, doucement, la peau pour l'apaiser. Il opine, concède un « hum » qui signifie qu'il comprend, il prend la mesure de la situation, en homme habitué à résoudre des considérations complexes.

Elle soupire ; il sourit, étonnamment complice sans la connaître. Ce qu'il reconnaît, c'est ce lien indéfinissable et subit qui les a mis dans cette situation et les a menés à se trouver là, ici, et maintenant.

Elle frotte sa joue à sa chemise comme pour mieux trouver sa place, adorable petit chat qui fait d'un vieux bourru un coussin volontaire. Il baisse les yeux vers elle quand elle ferme les siens, et ses lèvres de se poser sur la masse rousse, juste à l'orée du front. Protecteur. Rassurant d'intention.

Il a entendu la perte, du statut et des amis ; le rôle du Boiteux, qui, s'il n'a pas l'étoffe d'un type qui sait faire les choses bien, n'a pas tout raté cette fois. Il a légèrement grimacé, l'un des coins de sa bouche se rehaussant d'un mépris qu'il tait encore un peu pour cet homme-là. Sciemment, il ne parle pas du collègue, qu'il comprend avoir été attaqué en même temps qu'elle sans qu'elle ne mentionne un quelconque soin.


- Ici, il t'arriv'ra rien d'mal, P'tite. J'te l'ai dit, t'es en sécurité. Pas d'agression, pas d'Bancal...

C'est important, pour le coup, de le préciser, alors il ajoute, ferme, résolument formel :

- Pas d'dette à rembourser, non plus.

Il se serait contenté de cette réponse qui écartait tout sentiment d'obligation de remerciement ou de toute autre forme de gratitude, mais elle a ajouté ces quelques phrases, au sujet du baiser. Elle avait envie. Elle a pas fait semblant. Elle a demandé en utilisant « Savez... ».... Comme c'est judicieux. Comme si elle voulait s'assurer qu'il la croit, qu'elle n'a pas menti à ce moment là, cette professionnelle du faux engouement.

Bas, tout bas, sur ce ton grave que la consommation d'alcool et d'herbes à pipe a contribué à imposer, il se penche vers son oreille toute proche, le côté du menton s'appuyant à l'arête de sa tête, et confie, sur le ton de l'assertion la plus franche :


- Je sais, oui.

Le geste qui suit, il le fait sans l'intimer, plus dans une invitation qu'autre chose. Le pouce s'en vient prendre la face du menton quand l'index et le majeur, recroquevillés, viennent en soulever la base avec douceur. Les yeux se fondent comme le visage vient surplomber le sien ; la glace, à nouveau, vient sonder l'eau profonde :

- Je sais, et j'en avais envie aussi. Et si t'en avais encore envie maintenant qu'on est seuls et sans spectateurs, alors je pourrais même te confirmer que moi non plus, j'ai pas fait semblant.

A-t-il envie de passer pour ces hommes qui profiteraient allègrement de la situation? Non. Alors, quand bien même son visage avait-il frôlé l'orée du sien, il redresse légèrement sa nuque, pour lui rendre instantanément son espace de confort. Pour autant, il ne détourne pas le regard, pas plus qu'il ne cherche à se dégager de son étreinte, qu'il apprécie plus que de raison.

- T'as envie de boire quelque chose, P'tite?


*JJG, Fermer les yeux.

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Rouquine
Cette large main sur sa nuque lui rappelle son père. Cette façon qu'il avait, lorsqu'elle n'était pas bien haute et devait lui arriver aux côtes, de poser sa main dans sa nuque lorsqu'ils marchaient ensemble. Ce poids rassurant, un pouce sur une épaule, le reste des doigts sur l'autre, qui protège, rassure et dirige tout à la fois. Bien sûr, elle a grandi. Bien sûr, la main n'a pas exactement la même position. Mais la sensation reste la même : celle d'être à l'abri. Quant on sait ce qu'à fait son père par la suite, comment il l'a chassée avec des mots horribles, on se demande comment la petite rousse peut encore associer quelque souvenir que ce soit de son paternel à une sensation heureuse. Et pourtant. Ces souvenirs là sont précieux, ils sont... d'avant. Avant le rejet et l'angoisse. Avant qu'elle soit catin.

Les lèvres à ses cheveux, aussi. Là c'est un souvenir de sa mère qu'il lui offre. Pourtant, il n'a rien de maternel. C'est juste... de la tendresse. Oh, elle en donne : des tonnes et des tonnes, et d'aucuns seraient étonnés de savoir que c'est ce que pas mal d'hommes viennent chercher, bien plus encore que les galipettes. Enfin les hommes bien, y a aussi les salauds, les crades, les colériques.... La tendresse, disais-je, elle en donne. Mais en recevoir, ça... c'est une denrée si rare dans la vie de la jeune fille que tout geste tendre la replonge en enfance. Ces souvenirs là lui disent qu'elle s'appelle Roxanne et quiconque les lui rappelle est bienvenu dans son cœur, qu'elle a grand, et en forme d’artichaut. Rien d'étonnant à ce qu'elle ait soudain eu envie de clarifier sa motivation à l'embrasser. Tout en lui donne à Rouquine le besoin de lui prouver qu'elle mérite son attention, qu'avec lui elle n'a pas fait son travail, qu'il a eu raison de voir derrière le masque : ses gestes, bien sûr, mais surtout ses paroles apaisantes. Rien de mal. Sécurité. Pas de dette....

Les yeux toujours fermés, elle inspire profondément, poussant un petit soupir audible de bien-être et de soulagement. C'est comme si elle avait retrouvé l'écoute de Désirée, la protection de Jules, la tendresse de Marceau et l'alchimie qu'elle avait avec Baudouin, tout emballé joliment en paquet cadeau dans un seul homme.


- Je sais, oui.

Il la croit. Roxanne la gamine, Rouquine la femme d'affaires, toutes deux en choeur en danseraient presque de joie. Mais une main douce lui relève le menton, et elle lève les yeux vers ce regard de glace qu'elle a vu faire frémir un boiteux et obéir un équipage, mais qui, inexplicablement, n'a jamais été que bienveillant pour elle.

- Je sais, et j'en avais envie aussi. Et si t'en avais encore envie maintenant qu'on est seuls et sans spectateurs, alors je pourrais même te confirmer que moi non plus, j'ai pas fait semblant.

Qu'y a-t-il derrière le sourire lumineux qu'elle lui offre ? Oh, tant de choses. Le ravissement de la gamine, parce qu'il ne la repousse pas, loin de là. L'étincelle d'amusement de la catin, parce qu'elle n'a point besoin de confirmation pour savoir qu'il n'a pas fait semblant. Pourquoi un marin ferait-il semblant avec une catin, l'idée est saugrenue et amuse beaucoup notre professionnelle de la tendresse. Et enfin le désir naissant des deux réunies. Oui, sans spectateurs. Oui... Mais il a reculé son visage, juste au moment où elle pensait qu'il allait l'embrasser. Quelque chose l'empêche, mais qu'est-ce donc ? Se mordillant la lèvre inférieure pour cacher sa déception, elle se jure qu'avant longtemps, elle lui soutirera un second baiser.

- T'as envie de boire quelque chose, P'tite?

Boire, quelle merveilleuse idée. Peut-être cela lui fera-t-il oublier ce qui l'a fait reculer ainsi. Et puis ce baiser, quand elle l'aura, elle veut qu'il soit pour Roxanne, pas pour la rouquine. Et pour ça il faut...

Oui, merci je veux bien... Et euh... sans vous déranger... pourrais-je avoir de quoi débarbouiller... tout ça ?

Un geste circulaire autour de son visage finit l'explication. Le fard d'une catin de bas étage est encore plus lourd et moche que celui qu'elle mettait au Boudoir. L'enlever, pour la dernière fois, en sachant qu'elle n'aura pas à se farder ainsi demain soir... Quel plaisir ça va être ! Mais avant qu'il ne puisse s'écarter d'elle, la voilà sur la pointe des pieds pour rejoindre ce visage soudain et un peu trop loin, et c'est dans la barbe, quelque part entre la joue et le coin des lèvres, qu'elle dépose un baiser rapide.

J'en ai encore envie, murmure-t-elle contre sa barbe avant de reposer talons à terre.

Il ne perd rien pour attendre.

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