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[Un coin du salon] L’illusion de Sardanapale.

Euridyce
HRP : Rendons à César ses lauriers, le titre fut judicieusement trouvé par JD Alphonse_tabouret.

« Sardanapale surpassa tous ses prédécesseurs en débauches et paresse. Pour ne pas tomber aux mains des ennemis, il fit édifier un immense bûcher dans son palais, y amassa tout son or et tout son argent ainsi que ses vêtements royaux. Il enferma dans une chambre construite au milieu du bûcher ses concubines et ses eunuques, se joignit à eux tous et mit le feu à l'ensemble du palais. » Ctésias de Cnide.


    Les nuits ont ceci de fascinant qu’on se cache toujours pour continuer d’y vivre. Le claquemart était, aux heures auxquelles les bonnes gens bouquinent et s’alanguissent au plumard, l’un de ces âtres où les dévoyés venaient échauffer corps et âmes, faire montre d’une pacifique résistance à la tyrannie du jour. Au secret de ces larges murs, tout semblait permis. Le bordel constituait, à l’œil insouciant, un grand terrain de jeux, une cataracte en plein viseur divin. Pourtant loin d’étaler aux prunelles ignares une effervescence orgiaque, c’est le tamisé du lieu qui lui conférait son mystère.

    Lucie n’avait guère d’appétit aux vices que l’on y consolait et son regard ricochait à ceux qui, dans l’entrelacs des lumières, cherchaient à s’y arrimer. Elle fendait droit la pièce, à l’instar de ceux qui ne savent guère où aller. Dans son dos, elle devinait sans mal les regards d’Alphonse et de la suave inconnue. Elle ne s’y était pourtant point encore retournée ; sous ses mirettes gourmandes d’inconnu se jouait une pièce inédite. Un drôle de comique de situation, à l’aune des visages bouffis de ces clients qu’un effort mal calculé rendait plus bouffons que charmants, une pincée de tragique, dans ces vies que l’on dédiait au bon plaisir des mêmes autres zigotos.
    À sa droite, une voix mâle survint, interrompant l’ethnologue du dimanche.

    « Bonsoir, damoiselle. Permettez que je vous tienne compagnie un instant, le temps que votre ami nous rejoigne. »

    À l’homme, un premier regard. Y brillait le tranchant d’une méfiance que vint apaiser le sourire décelé à la bouche bavarde. Un courtisan. De l’aisance de son port aux charmes de ses mimiques, la profession se rappelait au garçon comme un fardage si quotidiennement arboré qu’il en étouffait les traits sur lesquels il était posé. L’ingénue, qui ne l’était plus tant malgré la traître finesse de sa taille, fit à son attention l’ombre d’un mimétique sourire tandis que déjà, l’individu se voyait tourné en objet de dissection.

    « C’est aimable, je suis... »
    Pas de nom, avait dit Alphonse. Un coup d’œil vers l’arrière et Lucie s’assurait que le veilleur n’était pas loin, étirant son ombre au plat du comptoir, avant d'en revenir à son nouvel objet d'étude.
    « C’est ma première visite. »
    Autant dire que derrière l’assurance placardée au brun de ses yeux, elle n’en menait pas large.

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© JD Dôn. - Le blason
Alphonse_tabouret
Le regard des autres n’avait jamais eu d’intérêt que par les inopinées lectures qu’il pouvait en faire et ceux qui s’accordèrent au couple quittant, bouteille et verres en main, le comptoir du Carré, n’avaient pour Alphonse aucun mystère à déceler.
Rouquine était belle, suave, et femme pareille attirait fatalement l’attention tant à la laitance de son cou qu’à la radiance de ses cheveux ; les rondeurs de ses courbes étaient la touche délectable des beautés auxquelles l’on aime amarrer solidement les mains, et le sourire dont elle ceignait ses lèvres avait l’impertinence des fraicheurs autoritaires. Femme régnait au bordel.
Lui, n’avait pas la modestie de se défendre d’élégance ; passé au vitriol d’un miroir perpétuel, Tabouret connaissait sur le bout des doigts ses plus grandes qualités, les avait modelé année après année, et en jouait au moindre courant d’air. L’apparence, indéniablement en faisait partie.
Beauté faisait le monde, de tout temps à jamais, cruelle vérité dont l’on ne se déferait jamais vraiment ; tout au plus, les goûts changeraient ils et laisseraient leurs chances à de nouveaux archétypes avant d’en faire refleurir de plus anciens, mais à la fin, peu importait les laideurs que l’on entretenait derrière la façade. Les lumières de la scène faisaient perdre toutes perspectives aux yeux qui la contemplaient, et quand geignaient cohortes de bêtes aux noirceurs, il suffisait d’orienter le halo des mèches au pli avenant d’une bouche mâle pour en détourner l’attention.
Ainsi s’était éduqué Tabouret.

Couple de ravissantes vanités fendit donc la distance, rejoignant la table où Canéda avait trouvé compagnie, et Brun posant les verres au filin de ses doigts quand Rousse offrait le raisin, avisa d’un regard oblique le mignon venu vendre ses charmes à l’oiselle. Comètes passant de l’un à l’autre dessinèrent à l’air des volutes luisantes d’intérêt; à quoi ressemblait Demoiselle lorsqu’elle était courtisée ?
Masque savamment apprêté, tenu à deux rubans discrets cousus le long des joues, Lucie avait cette aura étrange des choses trop rondes pour être translucides , et Tabouret en était certain, l’on ne charmait pas un homme comme Zolen en étant poupée , aussi ravissante soit-elle.
L’inconnu, salué d’un sourire étiré, avait l’insolence des garçons qui se vendent pour de l’argent. Peu de pudeur, une dignité placée au-delà du refus, et la nonchalance des beaux visages qui se savent inaccessibles en dehors des tarifs qu’ils pratiquent ; lointaines chimères, tumultueuses illusions aux tracés redessinés à chaque soir de tempête, l’âme des catins avait une lueur particulière qui toujours, plairait à Alphonse. L’on n’avait pas dédié son premier battement de cœur à un courtisan sans considérer ses frères et ses sœurs d’un œil toujours plus doux que le reste des Hommes.

Fourmi, permettez que je vous présente Rouquine, fit il en tirant l’un des sièges pour inviter l‘apprentie maquerelle à s’assoir. Nous nous connaissons d’un après-midi parisien et voilà fort longtemps que je n’avais pas eu l’occasion de la croiser. Grains de sucre roux laissés à l’attention de l’accorte formicidé se déposaient mot après mot aux miroirs clairs égayant la porcelaine dorée du visage ; Roxane aux grands azurs détenait en l’origine de leurs heures communes, une anecdote criante de lumière sur le Faune et ses fêlures curieuses Je me suis permis de l’inviter à partager un verre avec nous non sans la prévenir que vous risquiez de l’ensevelir de points d’interrogations…

Sourire se tendit d’un trait de couleur au-delà de la table à l’attention de Canéda tandis qu’il s’asseyait à son tour .

Tachez de ne pas lui en tresser trop lourde couronne, la nuit est encore jeune.
Alphonse, se présenta-t-il enfin à son jeune voisin. Nous vous avons pris un verre au comptoir. Nous ferez-vous l’honneur de quelques minutes ?
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Rouquine
    Des compagnes faussement amicales au sourire mielleux et aux propos parsemés de fiel, elle en avait rencontré plus souvent qu'à son tour ; dans ces cas là elle donnait, invariablement, toute son attention à la donzelle, sans un regard pour l'homme capable d'attiser ses jalousies ; mais l'habitude n'empêche pas le malaise, et c'est avec soulagement qu'elle recueillit les mots d'Alphonse ; quoiqu'elle le connaisse bien peu au final, il ne la frappait pas comme un homme souvent enclin à se tromper sur la nature humaine. Ainsi rassurée par sa brune amulette que la donzelle n'aurait de mordant que sa curiosité, c'est détendue et tout sourire que la catin au grand cœur approcha de la table.

    Un petit coup d’œil complice à Béranger suffit à lui signifier son plaisir de le voir transformer bancal trio en solide quatuor avant de prendre place à table. Laissant Alphonse à ses présentations auprès du mutin mignon, elle tourna vers "Fourmi" un visage amène.

    Enchantée de vous rencontrer... Damoiselle "Fourmi" sourit-elle, habituée aux sobriquets et alias de toutes sortes. Posez-moi toutes les questions que vous voudrez, je serai ravie d'y répondre....

    Le pétillant regard se glissa une seconde à Alphonse, avant qu'elle ne précise.


    Enfin, tant que cela ne concerne que moi ; nous laisserons Alphonse décider de ce qu'il vous révèle, secret professionnel oblige...

    Si le ton était plaisant, voire plaisantin, la rouquine n'aurait pu être plus sérieuse. Une catin bavarde est une catin morte, de cela elle était convaincue. Bien des grands hommes de France eussent pu être ruinés pour peu qu'elle ouvre la bouche ; et si Alphonse n'était point de ceux-là, c'était tout de même à lui et à lui seul de décider ce qui, de leur après-midi, devait ou non rester secret.

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Sévit au Bordel du C 4
Beranger_



Son sourire de côté, affable, mutin, n'a pas quitté ses lèvres alors qu'il observe la jeune femme en face de lui, que d'aucuns qualifieraient trop rapidement de « jolie », sans déceler la subtilité des différentes facettes par lesquelles le physique est agréable. Dans ce qu'il montre, dans ce qu'il retient de prime abord, mais laisse déceler pourtant. « Jolie », c'est parfois un mignon compliment, ici, ce serait presque une insulte réductrice.

Ce prime regard qu'elle lui a renvoyé, où l'on pouvait déceler un je-ne-sais-quoi de soupçon, un évident sur-ses-gardisme, pardonnons l'expression, ne manqua pas de corner un peu davantage le coin du sourire du Renard, tout en maintenant son corps à distance respectable. De la douceur, toujours de la douceur. Qu'elle lui renvoya, par le fantôme d'un sourire à peine décelable, mais perçu. Elle était indéchiffrable, pour l'heure. Un rapide coup d'oeil à sa taille, fine, marquée, fait envier celui qui peut y glisser la main ; à l'instar de ce cou gracile et élégant qui soutient une tête mignonne, à l'apparence de candeur parsemée de tâches de rousseur. Dieu s'est attardé à ce visage là ; pour ne pas le laisser trop vite, il y a ajouté de petits points d'ombre, patiemment, pour que les yeux ne s'en révèlent que mieux. Ah, l'aimable jeune femme !

- « C’est aimable, je suis... ». La légère pause a été marquée d'un coup d'oeil discret à l'homme avec qui elle est entrée. Une hésitation, donc ; c'est parlant dans le geste.

- « C’est ma première visite. ».

Quelle intrigue que cette femme qui dit sans prononcer, tout un tas de choses ! Oh non pas qu'il la connaisse ou la devine, ce serait prétentieux, ce serait même parfaitement inexact, mais elle confesse par là même son manque de connaissance du milieu, son inexpérience de l'endroit. Ca tombe bien, lui, il évolue comme un poisson dans l'eau dans ce décor préfabriqué, dans ce petit théâtre factice où l'on fait l'amour sans le ressentir.

Eut-elle été seule qu'il aurait passé la main avec nonchalance dans le rideau de cheveux qui lui pendaient au front, et aurait engagé la conversation plus avant. Mais la conscience qu'elle est venue accompagnée, que son cavalier est allé quérir semble-t-il de quoi épancher une soif pour laquelle, pour l'heure, Béranger ne peut rien, ainsi que le fait que ce dernier soit avec Rouquine, ça l'intrigue suffisamment pour qu'il prenne garde à n'indisposer personne, ça assagit jusqu'à sa bouche, qui se fait moins loquace qu'elle ne l'aurait été autrement.

Il se contente donc d'un sourire amène, et pose la main sur son cœur alors qu'il s'incline avec politesse.

- Permettez donc que je vous accompagne un moment ; je suis l'une des figures de ces lieux, je peux peut-être vous en livrer quelques cartes.

Car c'est un jeu, depuis le rôle à jouer jusqu'à la distraction à donner au visiteur ; d'atouts en mains gagnantes, de coups assurés en bluff d'intentions. Biaisé, mais tout de même un jeu, où le client gagne à chaque fois. Meilleur placement que les tables pourtant si proche du cercle de jeu, le joueur visiteur repart quasiment toujours avec ce qu'il est venu chercher, si l'officiant est suffisamment doué pour cela.

La conversation est raccourcie par l'arrivée de Rouquine et du visiteur. Elégant, indéniablement ; le genre d'homme qui sait ce qui lui sied et qui maîtrise l'art de s'en servir. Son sourire fait naître un rictus complice en retour ; celui-là a parfaitement conscience d'où il se trouve, et c'est assez grisant sur le principe, d'autant qu'il n'a pas l'attitude souvent fermée des hommes en présence d'un courtisan. Ceux là sont souvent rebutés sur le principe, et ont une raideur symptomatique de leurs penchants exclusivement féminins ; c'est assez drôle souvent, et Béranger aime à les provoquer davantage.

Mais celui-ci n'est pas de ceux-là, c'est criant. Aussi, c'est détendu qu'il se tient légèrement en retrait quand l'homme présente son amie à Rouquine. « Fourmi », donc. Un pseudonyme ; pourquoi pas. Mais ce choix-là est porteur de sens. Les fourmis sont besogneuses, travailleuses ; infatiguables, symbole de feu et de fécondité féminine. Croyait-elle vraiment alors ne pas être à sa place en ces lieux, y être totalement étrangère ?

Il en était là de ces curieuses observations quand l'homme s'adressa à lui.

- Alphonse. Nous vous avons pris un verre au comptoir. Nous ferez-vous l’honneur de quelques minutes ?

La virgule des lippes fut rendue, à l'instar du clin d'oeil à Rouquine, et il répondit d'une voix enjouée et respectueuse.

- Mais certainement, Mon Sieur. Je me nomme Béranger, et serai ravi, s'il vous agrée ainsi qu'à Mademoiselle Rouquine et votre amie, de vous tenir compagnie. C'est moi qui suis honoré.
Euridyce
    Le jeune homme lui souriait et avec lui, c’est tout le bordel qui ployait de bienveillance. Peu importe qu’il y soit sincère, que ses yeux parlent de concert avec sa bouche, puisqu’il n’était ni rustre ni empressé, comme toujours le lui avait répété le vieux précepteur de ses vertes années. Il avait cette mesure dans chaque geste, ce contrôle permanent qui n’avait rien d’insistant pourtant. Cet équilibre précaire et qu’il damait de joliesse. Lucie, déjà, bourgeonnait de questions et tout, dans l’allure de son nouvel interlocuteur, fut sondé pour les alimenter. Sherlock voulait briguer l’âme à s’exprimer, déterminer l’inné du forgé, bousculer l’acting parfaitement maîtrisé de Béranger. Et ce jeu-ci, assurément, pouvait la tenir occupée jusqu’à écouler toute la cire des bougies rassemblées. Canéda avait cet appétit de lire ce qui n'était pas écrit, et surtout, ce qui était loin d'elle. Prête-moi tes yeux, qu'enfin, j'y voie clair.

    Plus qu’au gong, c’est à Alphonse que Béranger devait un sauvetage de dernière minute, avant que ne s’abattent les longues interrogations tressées de suspicieuses intentions à la sauce Canéda. Dans le sillon de Tabouret, jolie maquerelle sublimait l’effet de son retour. De compagne viciée à l’injonction de la jalousie, il n’y avait en effet guère. Au contraire. Canéda, si l’on lui connaissait ce défaut en d’autres temps, en d’autres circonstances et en d’autres compagnies, parut toute à son aise devant le détonnant couplet qui vint compléter le tableau. Rouquine lui offrait un bel angle d’attaque, une cible toute rondement tracée au passé ignoré d’Alphonse. À bien y revoir, elle ne connaissait d‘ailleurs que peu son cavalier, avait à son côté émietté trop peu d’heures pour se targuer d’être des intimes. Pourtant, à cette naturelle sympathie éclose entre eux deux, elle accordait crédit et intérêt. Pour sûr, Lucie préférait aux vieilles habitudes où les caractères des amis paraissent évidents les prémices des affections, où l’on s’apprend encore à chaque phrase. À Tabouret, elle n’épargnait pas la mutinerie de ses sourires et fit, à voix basse, après qu’il eut décliné son identité, penchée à son accoudoir : « Première leçon, ne pas donner son prénom ? ». Puis, reprenant d’un ton plus sérieux et assez généreux pour être entendu des deux autres comparses également : « Vous avez bien fait, Alphonse. Madame, le plaisir est partagé. Vous tombez fort bien, j’allais entamer la torture de Béranger. À deux, vous devriez survivre à cette salve de curiosité. »
    Puis d’ajouter, une fois Rouquine passée au crible de ses noisettes.

    « Oh mais, madame, si je suis Fourmi c’est qu’Alphonse sait mon féroce désir de m’insinuer à toute fêlure devinée. Même les siennes. »

    Surtout les siennes. Lucie tut cette précision, qui n’apparaissait que trop évidente pour être explicitée à haute voix. Son regard papillonna de l’un à l’autre, cherchant quelle fièvre avait pu les unir, antan, et de quelle couleur pouvait être le ténu fil entre ces deux êtres.

    « Je n’ai qu’un a priori sûrement corrompu au propos de ce monde-ci. Il ne me reste que les quelques récits de Désirée, n’ayant pu qu’attiser la curiosité dont Alphonse vous prévient. » Agnelle ne l’est pas tant et c’est tout naturellement qu’elle confesse cette surprenante entente enterrée avec la borgne, aux tréfonds d’un viscère volontiers étouffé. « Mon guide est coutumier de l'alambiqué de mon esprit, mais puisque vous vous proposez tous deux... Peut-on vous quémander un souvenir précieux, dans ces murs ou d'autres du même usage, à chacun ? Alphonse, vous trinquez aussi. » Et là, c'est trop tard pour fuir, elle est lancée.

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© JD Dôn. - Le blason
Rouquine
    C'est instinctif, c'est inexplicable, mais c'est accepté ; elle lui plaît bien, cette jeune fille. Depuis son plus jeune âge, confrontée trop tôt aux vicissitudes de la vie et des hommes, la jolie rousse a du compenser son manque d'expérience par un violent instinct de survie, allié à un refus total de se croire abandonnée du Très Haut. Si chez d'autres la naïve conviction que la vie est belle serait une faiblesse, c'est là la plus grande force de notre catin au grand coeur. N'est-ce pas comme cela que par deux fois, elle s'est sortie de la fange et de la solitude, pour se retrouver dans le satin, entourée d'amis fidèles ?

    Et donc, elle lui plait, cette fille ; dans ses yeux, dans sa voix, il n'est pas difficile de deviner, outre un léger malaise bien compréhensible d'être plongée en terrain inconnu, une étincelle d'humour taquin, un esprit fin et même une joie touche d'autodérision que la rousse lui envie. Plissant le nez à s'entendre appeler "Madame", elle se laisse inspecter sans broncher, et répond dans un sourire    .

    - Oh de grâce, appelez moi Rouquine, ou si vous tenez absolument aux formalités, damoiselle... Dans mon métier, être appelée Madame est une condamnation à la retraite...

    Elle relèvera, amusée, que la fourmi n'a aucune intention de renoncer à son enquête sur le beau brun ; jetant un regard de côté au Tabouret, elle cherche à jauger de ses réactions pour mieux y calquer son attitude. L'on verra bien, au fil de la converse, ce qu'il interdit ou permet.

    - Je n’ai qu’un a priori sûrement corrompu au propos de ce monde-ci. Il ne me reste que les quelques récits de Désirée, n’ayant pu qu’attiser la curiosité dont Alphonse vous prévient.

    Rouquine n'entendra la suite de la phrase que loin, très loin, comme dans du coton. Un souvenir précieux.... Sans réfléchir, elle a posé sa main sur l'avant bras de la donzelle, l'océan profond de ses yeux soudain pris de tempête.

    - Oh... Dieu, vous.. vous avez connu Désirée ? Ma Désirée ?

    Frangines. La glace et le feu. Un souvenir précieux, ce jour où elles se livrèrent, après des mois de cohabitation froide. Ce jour où la glace fondit un peu pour adoucir le feu. Et cet autre jour, où elle apprit sa mort. Elle déglutit, cligne des paupières ; pleure pas Roxanne bordel, tu veux perdre ton boulot ?

    Allons, on sourit.

    Mieux que ça.

    - Si vous n'y prenez garde c'est moi qui vous assaisonnerais de questions, finit-elle par chiner. Mais puisque vous réclamez un souvenir...

    Les yeux perdus dans son passé, ce passé qu'elle aime d'une nostalgie presque violente, elle parlera d'une voix douce, un sourire tendre aux lèvres.

    - En arrivant à la Rose Noire, un grand bordel Parisien dont Alphonse aura probablement entendu parler, je me méfiais d'elle. Désirée régnait en princesse de glace sur le salon, favorite de la maquerelle, intouchable et souvent hargneuse. Si j'avais su, alors, que nous nous enfuirions ensemble... Que nous deviendrions sœurs. J'aurais ri. Mais elle n'avait de glacé que le corps, ma Désirée.

    Une fêlure devinée ? Ha ! Un ravin béant, oui. Secouant la tête pour se forcer à revenir au présent, elle jette à la Fourmi un regard gêné, et reprend contenance avec une bonne rasade de vin rouge. Si Alphonse n'accapare pas trop Béranger, peut-être prendra-il le relais avec un souvenir de son cru et détournera l'attention, et surtout la curiosité de la blondine. Juste une minute ou deux.

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Sévit au Bordel du C 4
Alphonse_tabouret
Ironique murmure glissa à l’oreille du chat, étirant la pointe d’un sourire, et poussant le profil à se pencher pour offrir au museau réponse à égal volume

Mais je n’ai rien à cacher, moi…

Démasqué par l’apprentie maquerelle, habitué de ces lieux clos comme un enfant retrouve les fourneaux d’une cuisine de maison, il n’aurait servi à rien d’ajouter à la farce convenue des soucieuses distances le concernant ; Alphonse était Alphonse et à la cour d’un bordel, avait toutes les allures d’un coq. Main exercée saisit la bouteille amenée, et porta le goulot à offrir son ventre d’un geste à ce point exercé qu’il tenait du servile bien plus que de la galanterie. C’était là le genre d’automatismes incongrus que semaient Tabouret sur sa route : le tracé jamais tout à fait droit d’une nuque élancée, l’impeccable gestuelle des pantomimes, et le silence consenti d’une oreille attentive. Le caractère n’avait jamais été volubile et avait appris au fil des années les rudiments des conversations silencieuses ; sourire, acquiescement, syllabes adoucies, tout avait été étudié pour assoir l’aise d’un hôte, effacer le dangereux de la présence pour venir quérir la confidence. A sa façon, et c’était peut-être pour cela en fait qu’il les aimait tant, Alphonse Tabouret était de ces catins de luxe élevée pour dénicher le désir et apprendre à s’en servir ; modelé, apprêté, agencé, il était fait de leçon destinées à d’autres, adaptable, malléable à tous les sourires, ou presque, qu’on lui tendait et pourtant, lentement, au crâne de ses dix-neuf ans, aux vertiges de leurs dévorantes exactions, Faust apposait l’empreinte de ses doigts à cette œuvre paternelle minutieuse .

A la voix qui s’acheva sur la floraison d’un prénom cher, Tabouret accorda la gorgée du vin en guise de suspension ; même en allouant le secours des mots, il en était qui devait prendre le temps de la respiration et ceux de Rouquine nécessitaient celui de rabattre leurs ailes avant de rejoindre le giron des façades. L’on ne noyait pas les émotions par d’autres sans leur offrir la dignité d’une oraison.

J’ai neuf ans, commença-t-il en reposant le verre à la table sans pour autant le lâcher des doigts, index et pouce à l’arrondi de la coupe, et mon père ce jour a signé un important contrat dans un hôtel privé au sortir de Paris, alors pour fêter cela, il choisit la route d’un bordel.
J’ai neuf ans et tout ce que je vois, je le vois pour la première fois. Les tentures de velours, les sièges tapissés dont certains portent quelques taches de vin, les guéridons élancés accueillant des bouteilles dont je n’ai jamais vu les formes… L’encens enfume tout, et les flammes de bougies n’oscillent pas du moindre courant d’air ; il fait chaud. Je rebondis de courbes en coupes, de rires en décolletés, et au milieu de la pièce il y a cet immense escalier qui disparait derrière la voilure d’un épais rideau noir.
C’est la première fois que nous montons à Paris ; mon père est bruyant, et grossier d’avoir déjà trop bu, mais ce soir, il est riche, alors, l’on s’occupe bien de lui. Les heures défilent et je reste au mur où l’on m’a demandé d’attendre. J’ai mal aux genoux, aux pieds aussi, et je suis fatigué. J’ignore l’heure qu’il est quand il prend avec lui deux catins pas beaucoup plus âgées que moi, mais je sais qu’il est tard. Le salon s’est vidé, il n’y a plus désormais que les murmures qui y bruissent et une odeur de fumée froide. Et puis soudain, sans que je l’aie vue venir, surgit cette matrone aux seins énormes…

Sourire s’attarda d’un pli quand les mains mimèrent à l’extraordinaireté, le souvenir gardé d’un enfant jusque dans ses démesures

… et du rouge à lèvres à ce point dense que l‘on voit à peine les reliefs des lèvres. Elle parle avec un accent italien terreux, aviné auquel je n’entends rien, et quand elle me tend une assiette remplie de pain et de confiture, elle m’ébouriffe les cheveux avec un air désolé et plaque à ma joue un baiser que je ne parviendrai pas à effacer sans user de savon et d’eau chaude le lendemain matin.
J’en ai gardé le gout des couleurs vives, et ne supporte plus depuis ce jour qu’une femme me passe la main dans les cheveux.

Les jais jusque-là absorbés par le reflet du vin relevèrent leurs lignes à ceux de Canéda, à l’ombre de ces sourires discrets qui étirent les lisières et les repousse de quelques centimètres, n’offrant la découverte qu’au spectateur concerné ; Fourmi trouverait là un chemin à défaut d’une fêlure, le début d’une tocade, le premier béguin d’une vie à venir quand pourtant, jamais Tabouret n’avait aimé ni le pain, ni la confiture.
Nuque ploya d’un angle doux pour se tourner vers Béranger et poser l’incandescence d’un regard intrigué ; de tous, c’était encore lui dont il connaissait rien si ce n’était la promesse d’une bouche aimable et l’éclat d’un œil aux déliés clairs ; en voilà un qu’il aurait pu demander en chambre à la faveur d’une autre soirée.

A vous.
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Beranger_




Il était attentif, ainsi que doivent l'être ceux dont le but est de toujours complaire aux désirs de leurs vis-à-vis. Appelons cela « conscience » ou « déformation» professionnelle, selon ce qui pourrait bien plaire à celui ou celle qui voudrait y prêter une attention curieuse. Après avoir ri à la remarque concernant sa « torture » avortée, il retint la remarque qu'il aurait pu faire dans un autre contexte, à savoir que « sévices bien ordonnés sont gages de plaisir », principalement parce qu'il ne savait pas comment celle qui s'avouait elle-même novice à ce genre d'endroit prendrait une telle assertion, qui plus est devant témoins. Aussi se contenta-t-il de pencher la tête de côté, en guise de reconnaissance flagrante de cette magnanimité d'une part, et de son sauvetage par une arrivée opportune, pour les autres.

- Me voilà sain et sauf.

Force était de constater qu'il était un élément plutôt incongru dans ce trio qui se connaissait, parfois par intermédiaire. Mais fort de l'adage selon lequel « les amis de mes amis sont mes amis », il prit le pli de ne pas se lever et de ne pas s'excuser de prendre congé. Il resterait, puisqu'on le lui avait demandé, et puisque, même, on le lui avait offert. D'autant plus, l'allure de cet homme qui servait le vin comme si son bras était le prolongement de la bouteille, avec une dextérité telle qu'on n'en aurait point douté, l'intriguait. Mieux que cela, il lui plaisait. Il y avait un je-ne-sais-quoi de rassurant et de sécurisant dans la présence de cet homme-là, qui vous regardait comme un complice, et non pas comme on compte ce que tel ou tel geste nous coûtera.

- … un souvenir précieux, dans ces murs ou d'autres du même usage, à chacun ? 

Oh. Ca, c'est compliqué. C'est compliqué et même, ça lui éteint l'esprit un moment. Comme vide, il semble incapable de se remuer les méninges, l'organe assommé par une question qu'il n'attendait pas. Un souvenir précieux... Mince. Fort heureusement, Rouquine a pris le parti de répondre en premier. Honneur aux dames, et ça l'arrange bien.

Il a d'ailleurs cru, d'abord, pouvoir être le témoin silencieux d'une conversation féminine empreinte de souvenirs partagés qui lui étaient étrangers. Lui ne connaissait pas Désirée, sinon de réputation. C'est avec intérêt mais néanmoins sans émotion autre que celle que peuvent vivre les spectateurs de retrouvailles émues, qu'il écouta les deux jeunes femmes évoquer cette amie en commun qui, à n'en point douter, avait laissé un souvenir impérissable à chacune d'elle, par ses récits pour l'une, par sa compagnie pour l'autre. Lui n'avait plus grand monde qu'il pouvait évoquer sans que ne s'insinue très vite la sensation du deuil. D'un gradé d'armée qu'il avait aimé plus que de raison à celui qui l'avait accueilli au sein du Boudoir dans le temps, il y avait un monde, mais surtout le fantôme de l'autre, celui que l'on rejoint pour ne plus en revenir. Aussi écouta-t-il, plutôt sagement, une expression faussement désinvolte sur le visage.

Rouquine avait dans le regard cette expression caractéristique des voyages nostalgiques dont on ne sait s'ils sont heureux ou pénibles à vivre, tant le sourire adoucit les traits, et sans doute un peu l'âme. Ces sourires là, ça console la mémoire en lui formant un sourire-berceau qui la cajolera de revivre ces instants perdus. D'instinct, la main s'est tendue vers son avant-bras, pour le frotter doucement, en une caresse furtive se voulant réconfortante.

Puis ce fut le tour d'Alphonse, et Béranger écouta le récit déroutant de cette première expérience. Ca l'a toujours un peu fasciné, ces histoires d'enfance évoquant le père ; lui qui n'en a pas eu, ou bien mille, dix mille possibles, sa mère étant fille à soldats. Il a déjà fait rire Nour devant la devanture d'un magasin où l'on lisait « De père en fils depuis... » ; chez, lui, on était catin de mère en fils, sa mère l'ayant mis sur le trottoir comme on pose un paquet dans la rue, pour qu'on l'emporte au rebus. Alors il était allé, aux chemins et aux messieurs, aux dames, qui cherchaient du réconfort dans les bras ou le corps de celui qui n'avait su ce qu'était l'attachement que bien trop tard, et bien trop douloureusement, puisqu'à l'attachement succède toujours inévitablement, la perte.
Et le couperet tomba :

- A vous.

Ne rien dévoiler que son corps et garder pour toute pudeur celle de son histoire, c'était la clé pour éviter bien des soucis, en bien des circonstances, aussi, il choisit de botter en touche. Plaquant un sourire solaire à ses lèvres, et forçant l'enthousiasme de son geste alors qu'il parla haut et clair, il leva sa coupe en leur direction.

- Eh bien moi, je choisis cette conversation comme souvenir précieux ! Puisse-t-elle perdurer dans ma mémoire au-delà de toute autre. Trinquons ! A quoi buvons-nous, d'ailleurs ? A la saine curiosité ? Aux souvenirs?
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