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Boum Boum. Boum. Boum Boum. Boum Boum. Boum.

[RP] Je me repose, mais mon coeur veille.*

Samsa
    "Si tu te sens à bout,
    Si tu as pris des coups,
    Faut qu't'écoute le Stupeflip crew.
    Et si la vie de saoule,
    Et si tu te sens seul,
    Faut qu't'écoute le Stupeflip crew."
    (Stupeflip - The antidote)


Samsa avait appris depuis longtemps à ne plus craindre grand chose. Elle avait perdu Zyg à cause de la peur des autres, à cause du silence qu'elle avait gardé, et ce lourd regret, couplé à une volonté de vivre gravement affectée, l'avait doté d'un courage rare non seulement auprès des autres, mais aussi face à la Mort. Des années durant, Samsa s'était convaincue qu'elle n'avait plus rien à perdre, que sa vie ne valait plus rien. Aujourd'hui encore, cette blessure dans son cœur était là : elle avait simplement trouvé comment l'utiliser après avoir vainement tenté de la soigner. En se mettant au service des autres, en risquant sa vie tous les jours, elle donnait du sens à son existence, prenait comme un semblant de revanche sur le destin qui l'avait brisée tout en laissant la Mort avoir une emprise sur elle. Samsa se jetterait dans les flammes de l'Enfer pour quelqu'un si le besoin était là, elle affronterait toutes les armées du monde en une nuit si on le lui demandait, sans jamais frémir, heureuse de le faire même, de se voir offrir la possibilité d'une gloire immense en cas de succès ou une mort honorable en cas d'échec. Une seule chose lui faisait véritablement peur : la maladie. Cette force étrange qui tuait autour d'elle avec plus de sûreté encore qu'une bataille déséquilibrée, qui ne se combattait pas à l'épée, ni avec aucune arme, n'offrait rien de glorieux, cet ennemi invisible, terrorisait Cerbère.
Elle s'était couverte d'une armure de déni pour se protéger des inquiétudes qu'elle ressentait quand elle avait le nez qui coulait ou une petite toux. Elle vomissait ? Elle avait mangé un aliment périmé. Un mal de tête ? Ce devait être les séquelles de son passée de schizophrène. De la fièvre ? Mais non, elle a juste mangé trop chaud, ou trop bu, ou trop, ou trop. Samsa n'était, à ses yeux, jamais malade, et ce pour une bonne raison : elle n'en avait tout simplement pas le temps. Les routes l'attendaient, les autres avaient besoin d'elle, elle devait bâtir un monde meilleur, elle devait être un exemple à suivre ; elle avait une réputation à honorer. C'était dans cette optique qu'elle avait demandé à Emelyne de l'ausculter aujourd'hui.

En approchant de la roulotte blanchie à la chaux qu'elle avait trouvé sans mal, la vicomtesse ralentit le pas. Était-elle vraiment prête pour cela ? Emelyne était une médecin émérite, la meilleure aux yeux de Cerbère, la seule de son corps de métier en laquelle elle avait assez confiance pour lui confier ce qu'elle avait de plus précieux : sa santé. Impotente, Samsa aurait à se remettre rapidement au risque de se laisser mourir de chagrin et d'ennui car elle n'aurait jamais d'autre but que celui d'être la combattante la plus farouche, la reine la plus digne et fière, un jour. Affaiblie de quelque façon que ce soit, ce ne pourrait plus jamais être, c'est pourquoi elle ne devait s'en remettre entre les mains que d'une personne très compétente et en laquelle elle ait toute confiance. Emelyne était cette personne. Bien que jeune -presque dix ans de moins que Samsa-, elle semblait tout connaître, tout savoir ; dans l'imaginaire de Samsa, Emelyne pouvait sauver tout le monde et guérir toutes les maladies. Pourtant, elle avait peur maintenant qu'elle était devant la porte de la roulotte.
Et si Emelyne lui trouvait quelque chose ? Et si c'était grave ? Et si le déni de Samsa avait été si puissant qu'elle ne s'en serait même pas aperçue ? Venait-elle simplement là dans le but de faire tomber ses défenses déjà efficaces pour en élever de meilleures ? Ce n'était pas le genre de Cerbère. Il y avait autre chose mais quoi ? Samsa elle-même l'ignorait. Seul "Cerbère" savait, cette autre facette d'elle qui surgissait dans les moments trop violents à supporter pour Samsa, quand la vie pouvait de nouveau briser cette femme à la charpente et au mental solides mais à l'âme fragile. "Il" l'avait déjà protégée de la mort de Yohanna, toute temporaire fut-elle ; Samsa n'avait jamais su que Yohanna était morte. "Il" l'avait protégée, aussi, à la mort de Maximilien, survenue après celle -fausse- d'Eldearde. "Il" la connaissait, physiquement et psychologiquement, mieux que n'importe qui, mieux qu'elle-même. "Lui" savait.

Samsa était arrêtée devant la porte de la roulotte et choisit, plutôt que de frapper, de s'assoir sur les marches devant. Elle avait besoin, encore un peu, de temps pour s'apaiser, se rassurer, se cerner et se décider : elle avait peur. Elle avait si peur du risque qu'elle prenait de s'entendre dire n'importe quoi impliquant sa santé et sa vie telle qu'elle la connaissait. Elle s'était détruite une fois pour se reconstruire. Jamais elle ne pourrait recommencer. Elle le savait, "il" le savait aussi. Si Emelyne lui annonçait une maladie grave, Cerbère ne se battrait pas : elle se laisserait dépérir ou se donnerait la mort. Elle ne voulait pas finir ainsi. Mais avait-elle vraiment quelque risque que la consultation se passe ainsi ? Bien sûr que non, elle était Cerbère, enfin ! Rien ne pouvait l'atteindre. Regonflée de cet orgueil, la vicomtesse se releva et frappa à la porte vigoureusement. Son excès de confiance trahissait le fait qu'elle n'en avait en réalité aucune.



* = Salomon

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Keena
Keena avait rejoint sa mère à la petite roulotte de bon matin. Cela faisait plusieurs semaines, voire même quelques mois qu'elle aidait sa maman, jouant le rôle de la petite infirmière avec un sérieux incroyable.
Elle était donc occupée à ranger des rouleaux de chiffons propres sur l'étagère, quand elle entendit frapper à la porte. C'était un toquement fort et assuré.


- Je vais ouvrir maman!

La petite courut vers la porte avec empressement. Elle aimait bien accueillir les nouveaux patients, même quand sa mère n'était pas occupée. Elle poussa la porte doucement, et sourit en voyant Samsa.


- Oh coucou Samsa! Tu viens voir maman? Ou t'es malade?
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Emelyne.alois
Emelyne regardait par la fenêtre blanchie de lumière matinale, à travers les volutes éphémères de l'eau qu'elle chauffait sur le poêlon ventru.
Le paysage coloré contrastait avec ce milan noir qui tournait en cercle, pour définir son territoire. Majestueux, inquiétant, larges ailes étendues, prestant, mystérieux. Elle plissa les paupières. Quelque chose n'allait pas. Une brise contraire lui donna l'explication. L'oiseau dévia de son orbite, vrilla, et s'écrasa le bec dans un banc de fleurs sauvages et colorés.
Ses yeux bruns avaient suivi la chute du regard, et elle se posa brièvement la question de ce qui s'était passé. Pas de chien courant pour le récupérer, pas d'éclat de voix victorieux d'un chasseur. Le milan noir était sans doute mort, en vérité, de manière naturelle, depuis un moment. Et n'avait continué à voler que grâce à son élan, prisonnier des courants aériens. Les oiseaux meurent plus souvent en vol que perchés sur une branche.

Le bruit d'un poing s'abattant sur les battants de l'entrée lui fit détourner enfin les yeux, et elle retrouva un sourire en voyant Keena promptement se lever pour accueillir. Il n'y avait pas un jour où la brune ne remerciait le Ciel de lui avoir permis de croiser le chemin de la rouquine. Elles cheminaient ensemble depuis ; Keena avait bien changé depuis cette rencontre à la taverne de Montpellier, craintive et sauvage. Elle était à présent volontaire, et si elle n'accordait pas sa confiance facilement encore, elle était la fierté d'Emelyne. Toujours appliquée, même si la mini infirmière ne savait pas toujours ce qu'elle faisait comme soin ni comment manipuler un instrument et appelait souvent à l'aide sa mère, elle apportait une bonne humeur bienvenue qui rassurait les visiteurs, heureux de ne pas trouver dans la roulotte blanche, comme certains pourraient légitimement le penser, une vieille sorcière qui alimentait un grand four infernal en proposant des gâteaux avec un sourire mauvaise.

Elle sourit davantage en apprenant que la visiteuse du jour était une amie précieuse, et la médecin les rejoignit, glissant une main douce et reconnaissante dans le dos de sa fille, présentant un air avenant.
Samsa était une personne rare. Il était impossible de ne pas l'aimer. Entière, chaleureuse, franche, le coeur dans les deux mains, toujours prête à rendre service. Si on lui demandait de ramener un beau caillou, elle reviendrait en traînant la lune derrière elle avec un joli noeud autour. Et elle demanderait autre chose à faire, les yeux luisants d'espoir et d'amour.
Samsa était de celles qui donnait un élan, par sa vitalité, sa justesse dans tout ce qu'elle faisait, ses choix sans hésitation, par l'exemple qu'elle donnait et qui donnait envie de la suivre et de se dépenser sans compter comme elle.


- Samsa est là pour le savoir, petit coeur. Mais elle me semble bien portante. Nous allons confirmer cela.
Voudrais-tu bien aller acheter des brioches avec Chouquette ? Et ne mangez pas tout en chemin, cette fois.


Samsa était fragile, pourtant. La jeune Malemort se souvint de son étrange requête la veille.

"Si j'ai quelque chose, ne me le dis pas."
A fleur de peau, réactions excessives, intenable souvent, tout cela faisait aussi partie de la panoplie de la Vicomtesse. Et si Emelyne rechignait à montrer ses fragilités, Samsa les niait farouchement, ne les reconnaîtrait aucunement, leur péterait les genoux une à une à coup de volonté. C'était quelque chose que la jeune femme appréciait chez elle, et l'inquiétait à la fois.

Car la médecin ducal était loin d'être la meilleure dans son domaine. Elle manquait encore d'expérience, elle apprenait chaque jour, et tout barbier aurait sans doute plus de bagage dans les actes chirurgicaux qu'elle. Ce qui différenciait la jeune Malemort était qu'elle faisait rarement les choses à moitié, s'impliquait sincèrement et sans compter auprès de chaque blessé et malade, et n'hésitait pas à prendre des décisions difficiles. Elle était pragmatique, rejetait tout dogme, ne jugeait aucun patient et s'adaptait à eux. Si bien qu'elle ne proposait jamais les meilleurs soins possibles. Elle préférait qu'un patient applique un soin moins efficace mais qui lui convenait plutôt que le soin optimal conseillé dans les manuels, mais que le patient ne suivrait pas.

Et pour ausculter Samsa, il valait mieux n'avoir aucun autre témoin qui pourrait la mettre mal à l'aise. Pardon, Keekee.
Emelyne savait. Elle savait qu'elle n'aurait qu'une chance avec Samsa qui s'était armée de courage pour venir jusqu'ici. Si elle faisait une erreur, Cerbère ne la croirait plus, ne consulterait plus jamais un médecin de sa vie. Telle était l'enjeu de cette rencontre.
Petite bise sur la tempe de sa fille, petite bourse donnée, le temps que Samsa s'installe et prenne ses repères dans l'espace du dispensaire mobile, et Oulvenne Malemort referma la porte, et pivota vers sa patiente du jour, croisant les mains dans son dos et lui adressant un sourire espiègle.


- Allez... à poil. Hop hop.

Deux petits haussements de sourcils.
A nous deux.

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Samsa_.


    "Dans sa tribu,
    Seule issue
    Pour éloigner les maléfices,
    On dessine des cicatrices
    Dans des coins inattendus."
    (Maxime Le Forestier - Cicatrices)



Quelques secondes après qu'elle eut frappé, c'est une petite rouquine qui apparait en ouvrant la porte, faisant baisser les yeux à Samsa pour lui sourire. Elle avait toujours admiré Emelyne pour sa capacité à être une mère douce et affectueuse, ce que mère Treiscan n'était pas et ne serait probablement jamais. Elle avait un instinct maternel différent, plus proche de celui de la protection pure et dure, de celle qui protège son sang et sa descendance. La vicomtesse se pencha et déposa un baiser sur le petit front, privilège que ses filles ne connaissaient pas systématiquement.

-Je viens attester de ma bonne santé auprès de ta maman té !

Derrière, médecin émérite se voit offrir sourire transpirant d'une telle confiance qu'il en trahit presque le rappel du silence qu'il lui a demandé la veille, comme un "n'est-ce pas ?" implicite. Jeunotte s'en va en mission chouquettes, pendant que Cerbère entre dans la roulotte, regard circulaire sombre s'appropriant les lieux. Elle a brusquement envie de partir, de ne pas être là, de retourner à quelques énergiques entreprises, comme une fuite en avant, mais c'est trop tard. Derrière elle, la porte se referme et Emelyne se tourne vers elle pour lui demander de se déshabiller. La vicomtesse hausse un sourcil. On ne dirait pas, sous ses airs, mais elle est très prude. La truffe se plisse ; Emelyne ne doit pas être sérieuse-sérieuse, hein ? Pas... tout. Alors, tranquille, Samsa délace ses bottes, retire ses bas, garde ses braies et abandonne son épée. La chemise grise est retirée, puis Cerbère se penche en avant pour faire glisser sa cotte de mailles par dessus sa tête, faisant de même avec la chemise de lin grossier faisant tampon entre la cotte et sa peau. Des bandes maintiennent une poitrine existante quoique pas destinée à naturellement attirer le regard. Samsa retire ses gantelets de combat et regarde la médecin à la "ça va, là ?"
Sans sa cotte de mailles qui lui tasse sensiblement les vertèbres à longueur de journée, Samsa semble à la fois un peu plus grande et un peu plus large d'épaules encore. Celles-ci n'ont rien à voir avec celles d'un homme mais restent musclées pour une femme. Le dos est un alliage de finesse et de robustesse, bien dessiné, qu'il semble à la fois agréable de parcourir d'une main ou de doigts légers, que de le charger à l'effort. Chaque mouvement qu'il effectue se lit et se sent parfaitement, comme une machinerie dont on pourrait détailler tous les rouages si bien huilés. De toute la carrure charpentée et bréviligne de Samsa, il est ce qui paraît le plus longiligne. La cage thoracique est bien développée et les côtes se dessinent sainement. Les bras, bien sûr, sont solides, à l'image des jambes bien campées, néanmoins éloignées de l'image d'un tronc de chêne, quasiment nerveuses même, comme prêtes à laisser leur puissance exploser à tout moment. Elles sont un peu plus courtes que le torse et renforcent ainsi l'impression que tout ce qui fait Samsa se situe entre le ventre, ferme, et la tête, altière. La cheffe Treiscan est un modèle de puissance aux os lourds et solides, physiologiquement plus apte à rentrer dans le tas qu'à parcourir des lieues en courant d'un pas leste. Cause ou conséquence, elle en avait le même état d'esprit. Privilégiée, Emelyne peut ainsi constater qu'outre la courte cicatrice à la tempe droite et les deux estafilades un peu plus sombres que sa peau, côté gauche -l'une à la pommette et la seconde suivant brièvement la ligne du sourcil-, il se trouve, à la main gauche, une longue cicatrice prennant la paume et le dos de la main. L'hypocondre droit et le haut du pectoral droit sont tous deux marqués d'une petite cicatrice en forme d'étoile, souvenirs impérissable de l'arbalète d'un fanatique un certain 26 mars 1466, mais seule la cicatrice proche de l'épaule est visible, l'autre cachée par les bandes.


-Je m'assois là ? demanda Samsa en désignant la banquette, allant s'y assoir avant même d'avoir obtenu une réponse.

Dans son esprit, les lits, ce n'était que pour les blessés et les malades. Elle n'était ni l'un ni l'autre. Inutile, donc, de se mettre dans un état d'esprit qui n'est pas le bon.


-Quand on examine un cheval, on lui regarde les dents. Est-ce que les médecins font pareil té ?

La question était enfantine et, naïvement, Cerbère montre ses crocs, en bonne santé et au complet. Mangez de la viande.

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Emelyne.alois
Petite Keena s'en va, et Emelyne la couve du regard. Elle sait que sa filoute de rouquine, débrouillarde d'avoir déjà dû survivre seule pendant plusieurs mois à l'âge de quatre ans -du moins était-ce l'âge qu'elle annonçait avoir au moment de leur rencontre-, en profitera pour prendre son temps, choisir plus que des brioches, et aller les manger dans un coin en partageant son butin avec ses martinets noirs, son écureuil, son bobtail, son poney et leur chat. Sans doute qu'elle tentera à nouveau avec le lapin, mais ce dernier la regardera une nouvelle fois d'un air circonspect avant de relâcher quelques petites boulettes.
Elles allaient pouvoir être seules suffisamment.

La médecin referma, et laissa Samsa prendre ses marques. Elle leur laissait toujours un temps, où elle s'effaçait, pour permettre aux patients qui découvraient l'intérieur de la roulotte, de se familiariser, et elle en profitait souvent pour faire ses premières observation.

Emelyne laissa tomber la consigne, avant de faire apparaître un sourire, devant le haussement de sourcil de la Vicomtesse amie, sans tout à fait répondre pour laisser planer le mystère plaisamment et espièglement.
Observer Samsa après avoir laissé s'en aller Keena la rendait pensive. Lorsqu'elle voyait les jumelles Treiscan, déjà si éduquées à l'étiquette, à la stratégie, à l'histoire, aux combats, à la gestion économiques et humaines, déjà si hardies et si capables, et pourtant avaient à peu près l'âge de Keena, cela faisait remettre en cause sa façon d'être mère. Etait-elle la bonne ? Les jumelles n'étaient-elles pas déjà mieux armées que sa rouquine pour affronter la vie, cruelle et injuste, et faire face à tout type de situation ? Lorsque sa fille apprenait les gestes des premiers soins sans les comprendre, et savait nommer et reconnaître ses concoctions et ses remèdes sans tout savoir de leurs usages, et boudait les exercices de lecture et d'écriture ? L'écart était déjà grand entre les jumelles et elle, et cela se faisait se demander si la voie qu'elle empruntait en tant que mère était la bonne. Elle qui avait reçu une éducation où Maman la mettait constamment sous pression sans le vouloir, et où elle-même s'en créait pour lui plaire. Emelyne voulait épargner cela à sa fille, qu'elle se sente seulement aimée comme elle était, et qu'elle puisse faire le choix de pouvoir être qui elle voulait. Mais était-ce le bon choix ? Devait-elle lui demander plus, la pousser plus ?

Mains et bras lavés, elle avisa Samsa à nouveau, lui ayant tourné le dos par pudeur, pour ne l'observer durant son effeuillage. Elle lui sourit à nouveau pour la rassurer, opina encore ; elle ne demandera pas d'en retirer plus, et souvent laissait le choix aux patients et s'adaptait au mieux.
Le corps de Samsa était sculpté, il avait été charpenté par les efforts et la volonté. Il semblait comme le chant des Ainur qui a façonné le monde ; Treiscan avait sifflé et son corps avait pris la forme souhaitée pour l'usage qu'elle souhaitait en faire.

L'examen se fit en silence, par gestes simples, légers, patients, sans trop en faire, Emelyne commentait juste le nécessaire, pour que son amie sache leurs utilités et ne se sente perdue ni manipulée sans raison. Le souffle fut écouté, le coeur aussi, plusieurs fois, le blanc des yeux, le cuir, les marques, les articulations, les noeuds, les ongles, les attitudes, les réactions, les réflexes, l'attention et la mémoire. Les prélèvements des humeurs furent pris, discrètement. Juste le commentaire nécessaire, comme demandé par Samsa. Ne pas lui dire si quelque chose n'allait pas.
Mais Emelyne continuait à lui présenter un sourire qui semblait indiquer que ce n'était absolument pas le cas.

Le pouls fut mesuré une nouvelle fois, à un endroit différent, yeux fermés. Lorsqu'elle les ouvrit, la jeune médecin se releva et joignit les mains pour s'étirer en les jetant loin au-dessus d'elle.


- Hmmm... Et voilà ! On a fini. Enfin presque, pour terminer, nous allons faire un dernier exercice, histoire de réveiller un peu le corps. Je sais que tu n'aimes pas rester immobile trop longtemps, et je te remercie d'avoir tenu. Tu peux te rhabiller si tu veux.

Inclinant légèrement la tête sur le côté, elle regardait à nouveau par la fenêtre blanchie de lumière, par pudeur, et posa ses yeux sur le milan noir, toujours immobile sur le sol où quelques fleurs de plus étaient apparues.
Elle compléta sans attendre, pour ne laisser Samsa dans l'ignorance.


- Tout va bien. Tu es en grande santé. Tu as juste de la fatigue légitime par rapport à tes tours de garde et tes fonctions, et tu as accumulé de l'anxiété vis-à-vis de ta Suzeraine auprès de laquelle tu n'es pas mais voudrais être. Ton inquiétude pour elle t'use un peu, ce n'est pas irrémédiable. Je vais te donner de la rhodiole pour apaiser un peu cela, sans pour autant t'en détourner, et de quoi t'aider à mieux te reposer. Et ce devrait aller.

Elle attendit encore avant de se retourner à son signal, et désigna la porte d'un lent geste du bras.

- Le dernier exercice avant de te libérer. M'accompagnes-tu ?

Emelyne sortit la première pour retrouver l'air printanier où tout renaissait et observa les alentours en se tapotant le menton des doigts.
Puis elle désigna un noyer noueux reconnaissable, à sans doute plus de cent pas de la roulotte.


- Vois-tu cet arbre ? Celui-là, oui, le gros. Cours-y le plus vite possible, touche-le, et reviens à moi. Et on aura fini. Je te surveille, hein.
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Samsa
    "Je n'ai qu'une seule vie :
    Chaque jour cette pensée m'obsède ;
    Je n'ai qu'une seule, une seule vie."
    (Gérald de Palmas - Une seule vie)


Samsa est coopérative durant l'examen, bien qu'attentive. Si elle doit lever un bras, elle le fait tout en se demandant pourquoi, les éventuels instruments approchés de sa personne subissent un examen minutieux des yeux avant d'accepter leur présence, et, toujours, cette propension à faire bien dans les consignes d'Emelyne. Les explications amies sont les bienvenues et s'impriment dans l'esprit royal qui constitue une carte mentale de son propre corps, au cas où ça serve à la guerre en guise de premiers soins. Mais si les yeux sombres observent et analysent tout, il y a quelque chose qu'ils ne regardent jamais, c'est le visage d'Emelyne. Ses yeux, peut-être, mais jamais son visage, pour ne rien y lire. C'est un interdit totalement inconscient bien que la demande de se taire ait été, elle, très consciente.
L'examen se passe ainsi, tranquille, et Cerbère ne s'inquiète à aucun moment de quoique ce soit. Elle ne sent pas la légère irrégularité au pouls qu'Emelyne lui prend : il ne dure même pas une seconde. Seule une médecin cherchant précisément une anormalité pourrait le déceler. Celle-ci, d'ailleurs, n'est pas régulière, même pas occasionnelle, et ne reparaît pas ; Emelyne pourrait penser qu'elle l'a rêvée.

Fin de l'examen.

Samsa sourit largement et se relève, s'ébrouant pour faire repartir son corps tenu tranquille. Non pas que l'exercice lui avait été difficile, Samsa sachant rester très calme et patiente au besoin, mais son humeur enjouée lui donnait de l'énergie à revendre. Au signal l'autorisant, la Combattante se rhabille, retrouvant le poids familier de la cotte de mailles sur ses épaules. La fatigue, oui. Sans doute. Jour et nuit, Cerbère est sur le qui-vive, prête à intervenir. Tous les problèmes dont elle peut se charger, elle les prend à bras le corps. Tous les combats qu'elle peut mener, elle les mène, de front. Elle se fait des adversaires qu'on ne peut battre -la Mort, le Destin- et les charge comme un taureau le torero. Pour ces autres qu'elle aime tant, elle donne sans compter, et ses repos ne durent jamais plus de quelques jours. Pourtant, jamais elle ne se plaint, jamais elle ne baisse les bras, sa fatigue éventuelle finit rapidement relayée dans un placard au bénéfice de son énergie débordante. Humaine néanmoins, c'est plausible, la fatigue -et encore, Emelyne le lui dit, mais Samsa ne la ressent pas franchement. L'esprit s'obscurcit plutôt à l'idée de sa suzeraine malade; ah, Lucie... !

La question d'Emelyne sort la Vicomtesse de ses pensées, et elle suit la médecin dehors, son arme en son fourreau à la main. Courir jusqu'à un arbre et en revenir. L'exercice paraît simple mais Samsa regarda sa médecin avec perplexité.


-Normalement, quand je cours le plus vite possible vers quelque chose, c'est pour charger, et ne pas revenir pardi.

Même si elle servait dans la cavalerie lourde désormais, il fut un temps où Cerbère, au rang de piétonne, chargeait encore à pied. Épaule gauche en avant -alors protégée d'un bouclier-, elle emmagasinait sur les mètres parcourus une puissance qui finissait par tout envoyer voler -ou renverser. Bref, autant dire, cet arbre, bien qu'il soit arbre, donne envie à Samsa de lui rentrer dedans. Elle dépose au sol l'épée n'ayant pas encore retrouvé la hanche, et s'élance. Puissantes, les cuisses la propulsent, lui font prendre une vitesse que Cerbère elle-même aurait du mal à arrêter "comme ça", au claquement de doigts. Par conséquent, lorsqu'elle arrive au noyer, paluche se pose au tronc pour lui permettre de tourner autour sans trop de perte de vitesse, et ainsi revenir aussi vite que possible. Rien d'extraordinaire dans la course, Samsa n'est pas une championne du sprint, mais elle sait aller vite sur de courtes distances. Elle dépasse Emelyne à vive allure et prend plusieurs mètres pour s'arrêter, usant de quelques virages pour s'aider, avant de revenir vers l'amie en trottinant, fringante. Elle respire plus fort après l'effort, bien sûr, c'est normal ; le cœur, lui, s'il bat plus vite et à un rythme totalement régulier cette fois, est en revanche plus puissant. Mais comment Cerbère pourrait-elle le savoir ? Comment devrait-elle savoir qu'un cœur, même après l'effort, devrait battre un peu moins fort ? Quelle importance, aussi ? C'est une force légère, qui ne la gêne pas, dont elle ne s'aperçoit même pas, et Samsa a déjà récupérée, déjà prête à retourner au contact ; déjà, il ne reste plus trace de l'effort qu'elle vient de fournir, ni à la respiration, ni à l'organe roi. Elle trépigne sur place, énergie réveillée, libérée, et c'est comme si le cœur, vivant, avait émis palpitations par excitation lui aussi. Il n'y a-vait-, quoiqu'il en soit, rien d'inquiétant. Il n'y a, devant Emelyne, qu'une femme qui sautille gaiement, en pleine possession de ses moyens, physiquement capable de gravir les Alpes et les Pyrénées dans la foulée, et ayant visiblement, à l'instant, toute la volonté pour le faire si on le lui demandait.

-J'étais bien pardi ? Tu veux que je le refasse ? Combien de fois ? Je peux le faire jusqu'à la nuit té ! Ou alors je renverse l'arbre pardi ! Paf, paf, paf ! Charge, coup d'épaule, ah !, j'en viendrai vite à bout tu sais !

La voilà intenable désormais, comme un jeune chien fou surexcité, convaincue qu'elle pourrait abattre un arbre solide et bien implanté de sa petite épaule -qui serait brisée bien avant de faire trembler le feuillu enraciné. Ce trop plein d'énergie, occultant tout essoufflement pourtant normal, trahit honteusement l'excellente santé de la Combattante, rassurerait immédiatement n'importe quel médecin, si bon soit-il. Parce que c'est une vérité : Samsa va bien. Très bien. Excellemment bien.
Alors, en tout cas, qu'un minuscule spectre fortuit redisparait. Et finalement, se pose la question, obligatoire et légitime : Emelyne l'a-t-elle vraiment vu ? A-t-il vraiment existé ? Ou bien, a-t-elle rêvé ? Elle serait, en tout cas, la seule à répondre éventuellement par la négative.

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Emelyne
La jeune médecin s'était amusée de la perplexité de Samsa devant l'exercice proposé, et à la raison attachée à cela.

- Si tu ne reviens pas, il me faudrait courir après toi, tenta-t-elle de donner une raison au demi-tour. Vrai que dans la pratique, à quoi bon filer pour atteindre un point éloigné si c'était pour se retrouver au point de départ. S'il te plaît ?

Emelyne observa la performance. Bien que ce n'était pas la manière qui importait, ni la vitesse, cela valait le regard. Les pas lourds, puissants, qui martelaient le sol, le frémissement d'effroi qu'elle ressentit en se demandant en combien de morceaux on la retrouverait si elle avait été sur le passage. Voir toute la machine de Cerbère, bâtie, entraînée au paroxysme de son efficacité, aux limites humaines, empiétant même peut-être au-delà de la ligne tracée de ce qui était humainement possible. Un autre frisson la parcourut en voyant l'amie utiliser le noyer comme pivot pour revenir vers elle sans perte de vitesse. Emelyne ferma les yeux en souriant, les cheveux sombres soufflés en arrière par la masse d'air carambolée au passage de Samsa, ouvrant l'espace en deux comme Moïse la mer. Ce ne fût que lorsque ses mèches retombèrent que la Malemort rouvrit les paupières, pour trouver une Samsa dans un élan effervescent, et laissa échapper un petit rire en la voyant ainsi et en l'entendant.
Que répondre à cela et à cette joie communicative et candide ? Elle serait rabat-joie de priver sa patiente de plaisir de se dépenser et de défoncer des choses.


- Ne fais pas de mal à cet arbre, dis, laisse-le profiter du printemps. Il se réveille peut-être à peine.
Par contre, là, il semble y avoir un chantier où ils cassent une partie de la charpente d'une maison pour la refaire...
indiqua-t-elle, en se disant que du bois pourri restera résistant mais moins blessant pour l'épaule qu'un large tronc qui verdissait et retrouvait sève. Oh, et Keena en met du temps... Tu pourrais aller voir si elle n'a pas dépensé tous mes sous, pour se bâfrer de chouquettes en cachette ?

Tout en proposant d'autres activités physiques à Samsa, Emelyne eut du mal à réussir à remettre les doigts sur son pouls. Le but de cet exercice improvisé était d'écouter l'écho du coeur dans une autre situation. Elle l'avait sentie contre ses doigts au repos durant l'examen, et la sentait encore à présent, rapide, régulier. Elle adressa un nouveau sourire à Samsa, et retira le contact qui se voulait discret et amical en apparence.

- Je te ferai parvenir l'ordonnance, le temps que je l'écrive.
Tout va bien. De la fatigue, oui, un peu. Mais tu restes dans une forme resplendissante.



*


Citation:
Citation:
Patient: SAMSA
Date 1467-04-18

Type poussee
Prix 5,00 écus


Bilan remis au patient :

    Samsa,

    Les résultats des examens sont sans appel.
    Tu n'as strictement rien, aucun mal ne t'habite. Juste un peu de fatigue. Un peu de tisane au safran et à la rhodiole, et des masques d'eau de bleuet, tous deux le matin, devraient t'aider à retrouver un joli teint. Petit traitement de confort.

    L'On te garde,
    Faict par Emelyne d'Oulvenne Malemort,
    A Alençon, le 18 avril 1467.
Citation:






Emelyne scella le pli, et le joignit aux aumônières, les confiant à un coursier pour les remettre à la Vicomtesse sans trop la faire attendre.
Puis elle revint s'asseoir, et prit de quoi écrire à nouveau et consigner. D'ordinaire, la jeune médecin gardait trace de chaque consultation faite, et donnait duplicata au patient concerné. Cette fois-ci, cependant, ce ne fut pas un duplicata. Dès que Samsa s'en était allée, dès que le large dos fut suffisamment loin, le sourire de la jeune Malemort s'était effacé.


Citation:
Bilan consigné au dossier Samsa Trescan, à la seule connaissance du médecin :

    La patiente a contracté les trois maladies courantes. La Grippe Alexandrine, la Glairette du voyageur aussi appelée Vale, et la Tarraconensis Malum ou Fièvre Catalane. Elles sont à l'état dormant ce jour, mais elle sont bien présentes.
    Les remèdes lui seront administrés à son insu, dans ses repas, ses boissons, et elle devrait en être débarrassée rapidement.

    Il est à noter également un état d'anxiété, un dérèglement des humeurs contrebalancé par ... une volonté de pas les laisser faire. Je n'ai jamais vraiment vu ça. Mais cela ne fonctionnera qu'un temps, je ne sais depuis combien de temps elle procède ainsi. Le safran et la rhodiole que j'ai prescrits à la patiente devrait l'aider. Les mots et le temps feront le reste. Le chemin emprunté est-il le bon ? Je ne suis pas apte à juger de cela. A surveiller, si c'est destructeur au final, ou si c'est équilibrant.

    Pouls à surveiller le plus souvent possible. Quelque chose ne va pas, même si je ne peux me baser sur des signes concrets. Juste une intuition.

    Emelyne,
    18 avril 1467.


Emelyne s'interrogeait. Comment est-ce que Samsa avait pu travailler autant et dépenser autant d'énergie avec tous ces maux qu'elle abritait, et qui devait bien se réveiller de temps à autre et la clouer de douleurs et de malaises ? La force de volonté de Samsa était exceptionnelle, et était comme si elle suffisait à mettre minable la maladie. Presque comme si la maladie se réveillait, Samsa lui faisait les gros yeux, et la maladie se tenait à carreau.

Mais ce n'était plus très important car Samsa allait être soignée et débarrassée de ces maux sans qu'elle ne l'apprenne. Restait que Emelyne était inquiète, et agacée de ne pouvoir cerner ce qui la rendait ainsi.
Saint-Martin, musicienne, avait noté, durant l'examen, l'arythmie dans l'écho du coeur de Cerbère. Elle l'avait perdue. Elle ne l'avait plus trouvée. Elle l'avait cherché encore, après l'effort de course demandée, pour augmenter la force du pouls et changer son rythme. Elle la chercherait à nouveau, à chaque fois qu'elle le pourrait, pour vérifier si c'était une inattention de sa part, si elle se l'était imaginée ou pas. Parce que c'était Samsa, une amie à qui elle avait des dettes et qu'elle adorait.
C'était léger, comme une volute que l'on ne perçoit plus l'instant d'après. Par conscience, par intuition, la jeune médecin avait le sentiment que quelque chose clochait. Mais elle n'avait rien eu de tangible pour étayer et donner corps à ce doute. Rien pour mettre un nom à ce qui n'allait pas et qui lui fuyait trop pour être identifié.

Elle porta son regard vers la fenêtre ronde de sa roulotte. Le corps du milan noir avait disparu.



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Zephyre


["Ne crois pas que je pleure. Je choisis de vivre dans l’Hadès.
Ce ne fut pas le serpent qui me choisit. Ce fut moi qui choisis le serpent.
Je le vis dans la prairie entre les fleurs. Je désirai le venin." (Eurydice, de Lindqvist)]




Inévitable.
Inéluctable.
Inexorable.


Les grains de sable s'écoulent lentement. Les prunelles noisettines en sont hypnotisées. Figée devant, l'eau dans la casserole déborde à gros bouillons l'éclaboussant de gouttelettes brûlantes. Sans réaction. Le regard fixé sur le sablier qui la transporte dans un futur peut-être pas si lointain, comme si chaque particule était annonciatrice d'une fin incontournable. Car pour être durs, ils seront durs... ces œufs. Tout autant que la tête cerbérienne qui est son unique préoccupation du moment. La danse des coquilles qui s'entrechoquent à force d'évaporation liquide finit par la rappeler à l'ordre de la réalité de l'instant présent. La frêle armure de calcaire des ovoïdes est ébréchée en maints endroits laissant apparaître les zébrures du blanc sous-jacent. La Ventée n'y voit que l'analogie de l'armure dont s'est enveloppée sa Moitié voilà bien des années qui se fissure, laissant la fragilité de l'âme faire jour de plus en plus. Et en son cœur coulant, la part de sensibilité qui fait d'une Femme un Humain comme les autres. "Impensable et impossible" rétorquerait sans doute la guerrière, "ça c'est bon pour les autres !".

C'est ce cœur qui, la nuit dernière, est arrivé à son point de rupture, submergé par un trop plein d'émotions fortes de la journée chez la jeune femme. C'est ce cœur qui, la nuit dernière, a failli se briser de terreur à la voir étendue sur le sol, inerte et inconsciente, chez la vieille femme. Cœurs de mères chez les deux. Vision d'horreur prémonitoire pour la plus âgée des deux, elle le pressent de plus en plus ardemment.

La colère sourde prit la place de l'angoisse extrême. Comme un exutoire. La Tempête explosa. Encore. Oui, encore... accompagnée de cette lassitude de taper dans un mur qui se reconstruit à peine une faille entrevue. Orgueil de merde. Mais cette fois elle ne lui laissera pas le choix. Qu'elle soit d'accord ou pas, à l'insu de son plein gré, et désignée volontaire, Cerbère prolongera sa vie, de quelques semaines, mois et pourquoi pas années. L'Aérienne affiche une moue sceptique comme si son visage répondait machinalement à ses propres pensées. Perplexité dubitative. Est-ce vraiment possible de lutter contre une destinée ?


- Deux jours ! Tu vas prendre deux jours de vacances. Et tu n'y couperas pas cette fois, je vais y veiller. Deux jours à t'occuper de toi, de tes filles et laisser ton corps récupérer. SANS TRAVAIL !


Elle grogna la Cerbère. La Ventée aussi. Elle connait les abysses noires de sa Mi. Elle l'en a tirée une fois, il y a longtemps. Pacte tacite dans le sang. Et malgré tous les principes, règles, et autres contraintes auxquels s'astreint la soldate de la vie, la 'comme Mère' ne cèdera pas comme les autres fois. Tant pis si ça rend hargneuse la Vicomtesse qui n'est à ses yeux et dans son cœur à défaut du ventre rien de plus ni de moins que sa fille. Elle sait pertinemment que c'est sur l'Enfer que règne Cerbère, et qu'elle a choisit d'en faire son royaume jusqu'au fond de ses tripes. Mais l'heure n'est pas encore arrivée d'en faire sa demeure éternelle. Quand bien même Samsa argue que c'est elle qui dicte à la Mort quand elle pourra la faucher !


CRAMOUILLE !!!! appelle les petites et Shawie, le pique-nique est prêt, on va lever l'ancre pour aller au bord de la rivière.... sans armes s'il te plaît !


La voix est enjouée, le visage guilleret, l'esprit chassant les images et préoccupations passées et à venir. Deux jours. Deux jours à l'occuper pour ne pas qu'elle s'ennuie tout en se changeant les idées. C'est rien du tout. C'est une éternité.



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Samsa
    "Et tu cherches à comprendre,
    Ça sert à rien, tu perds ton temps.
    Elle était belle et tendre.
    Tu l'aimais dans son vieux pull-over blanc chemisier d'automne.
    Dans la nuit d'un dernier hiver,
    Le souvenir de ses yeux clairs."
    (Graziella de Michele - Le pull over blanc)



[Mi-août 1468, Alençon]


"Condamnée, je le suis en réalité depuis mon arrivée en ce monde que tu foules avec tant de canine prestance. S’il convient aux légendes dont tu es la plus admirable incarnation, il n’admet pas de place pour les poupées de chair qu’il s’amuse à déchiqueter encore et encore, tant qu’elles se relèvent. Ses coups ont été trop violents, trop réguliers, et toujours plus profonds, pour que je m’en remette."


La chaleur de l'été est écrasante et si la nuit apporte un répit, il n'en est que très léger. Dans le ciel, les étoiles estivales brillent haut ; les perséides. Elles éclairent la Terre plus qu'on ne le croit et Cerbère les regarde à travers la fenêtre de son appartement. Allongée sur le dos, la tête tournée vers les étoiles, elle écoute la respiration d'Alcimane qui semble paisiblement endormie à ses côtés, inconsciente sans doute des tourments qui étreignent l'âme de son homologue vicomtesse. Samsa détourne la tête de la fenêtre et regarde le plafond plongé dans l'obscurité de la chambre de son appartement. Une flamme s'est éteinte et elle cherche à réparer les fissures qui zèbrent désormais son âme, à retrouver l'angle de sa voie pour, de nouveau, s'y engager pleinement. Elle a perdu sa route. Elle est comme ces paumés en montagne qui ne voient plus le sentier mais qui savent qu'ils doivent aller au Nord, mais Samsa n'est pas seulement égarée ; elle souffre, aussi, et ce plafond ne l'apaise pas. Il lui faudrait ses tapisseries à Longny qui racontent les exploits des plus grandes légendes de l'Histoire pour qu'elle y puisse y puiser encore de la force et du courage.
Elle se tourne légèrement pour embrasser longuement l'épaule découverte d'Alcimane, fermant les yeux sous la sensation agréable, avant de se lever doucement. A côté de sa tête de lit, repose son épée. Plus loin, sa cotte de mailles, ses vêtements habituels et quelques autres ; les possessions de Cerbère sont maigres. C'est son côté roturier qui n'a pas besoin de plus, chevillé à l'âme. Elle enfile une chemise de nuit, ouvre un coffre qui grince un peu pour en tirer une lettre et s'approche de la fenêtre entrouverte pour l'ouvrir entièrement, s’appuyant ensuite de ses avants-bras sur le rebord. Samsa inspire pour se figurer un air frais qui n'est pas et plonge ses yeux bruns sombres dans le ciel étoilé. Ils étaient si nombreux à les avoir rejointes. Les années s'étiraient et, avec elles, la liste de ceux qui disparaissaient. Avec elles s'étirait aussi la liste des plaies d'un cœur fort, mais sensible. Inconsciemment d'ailleurs, elle s'en vint le frotter légèrement, comme quelques semaines auparavant.

Elle mit la lettre qu'elle avait tiré de son coffre face à elle et la tritura entre ses doigts. Il y a une semaine, Amani était venue la lui remettre, grave et silencieuse. Cerbère avait tout de suite compris que c'était grave et elle avait déplié la lettre avec une crainte tout à fait justifiée. Cette nuit, elle recommença.

Ses yeux s'humidifièrent et elle laissa ses larmes couler en silence, cachant sa peine et sa douleur au monde en rabattant le masque de ses paupières. Elle n'avait rien dit ni montré, à personne, mais Lyanea, Chatoune, son Amie, s'en était allée, broyée par le monde, déchiquetée par le destin. Ils étaient tous embarqués dans les rouages de cette machine infernale et Lyanea venait d'y succomber, l'esprit vaincu, le cœur abattu.
Derrière elle, en héritage, Pyrouquine lui laisse plus qu'un au revoir ; elle lui laisse de quoi se renforcer pour continuer d'avancer, coûte que coûte. Vaincre, à tout prix. Faire plier, détruire l'inexorable qui écrase. Changer le monde. Mais elle laisse aussi à Samsa ses espoirs, toute la confiance qu'elle a toujours placée en elle, l'assurance d'un destin qui est et qui sera sien ; tout ce qui n'a pas le droit d'être déçu, sous peine de penser, à tort, que toutes ces morts auront été vaines. Au-delà, même : tout ce qui ne peut pas être déçu. Cerbère tourne un peu la tête vers la silhouette d'Alcimane et esquisse un sourire amusé quoiqu'un peu ironique ; "voyez, Alcimane : vous n'êtes pas toute seule à avoir la pression". Poc. L'Armagnacaise gérait ses émotions, l'Alençonnaise gérait les forces qui s'exerçaient. C'est pour cela qu'elle était toujours en vie, sans doute, toujours debout sur ses pieds d'argile avec son âme de fer. Pas de plainte : cette pression, elle l'a choisie. C'est son devoir, son destin, sa vie. Elle est combattante dans l'âme : sans rien à combattre, elle n'est rien elle-même. Elle revient à la lettre dont elle caresse doucement les lettres tracées, les effleure plutôt. C'est comme si elle se trouvait aux côtés de Lyanea qui écrit. Elle la voit dessiner les mots, elle palpe l'atmosphère autour d'elle, elle ressent les pensées et les considérations de son Amie. Cette sensibilité habituelle lui est douloureuse mais c'est son lot, celui de ne pas s'aider elle-même.

Cerbère relève les yeux vers les étoiles, un pli soucieux au front, car la lettre de Lyanea ne se résume pas à "pardon, merci, je t'aime", non : il n'y autre chose entre les lignes de Chatoune. Autre chose, malgré elle. Il y a l'échec. L'échec malgré la volonté. Et si celle-ci ne suffisait pas à vivre quand la machine écrase ? Si la machine était finalement la plus forte ? Et si Samsa pouvait céder, finir, elle aussi, par se faire broyer malgré toute la force de sa volonté ? Les cordes qui tenaient Lyanea en vie ont lâché, une à une, de la plus fragile à la plus robuste, et, accrochée au bord du précipice, les mains de la rouquine ont lâché aussi malgré tout ce qu'elle avait pour que son âme tienne en dépit de tout le reste.
La récente scission de l'âme de Samsa avec quelques-uns de ses idéaux la fragilise sur ses appuis. Elle n'en dit pas grand chose, même si Alcimane l'a déjà vue dans ses colères, même si elle a déjà pu deviner le désarroi de Samsa en divers domaines. La Prime Secrétaire Royale est plus qu'une femme pudique, c'est une femme finalement secrète. Quand elle parle d'elle, l'effort n'est pas anodin, et ce qu'il en sort n'est toujours que superficiel en comparaison de ce qu'elle ressent réellement. Elle n'en dit rien non pas parce qu'elle ne le veut pas - même si - mais parce qu'elle ne sait pas faire. Elle n'y arrive pas, ce n'est pas écrit dans ses gènes, ce n'est pas sa nature ; comme certains naissent aveugles, elle est née, en quelque sorte, muette. Quelque part, au fond d'elle, elle est toujours solitaire - comme tout un chacun, sans doute, mais peut-être plus encore. Elle ne saura jamais exprimer la totalité de ce qu'elle ressent ; avantage et inconvénient. Le pli à son front s'accentue un peu : a-t-elle su dire ce qu'elle devait dire à Lyanea ? Pyrouquine savait-elle combien Cerbère l'aimait ? Ou Samsa a-t-elle cru que jamais Lyanea ne pourrait s'en aller ? Un an déjà qu'elle l'avait retrouvée. Un an déjà qu'elles jouaient entre le Béarn et la Gascogne à Chatoune et Toutoune, à chasser ces oies ninjas armées de tabourets. Un an déjà qu'elles s'étaient mutuellement relevées, qu'elles s'étaient liées par un lien invisible mais ô combien solide. Pyrouquine, tel le feu qu'elle était, s'est consumée. Samsa ignore qu'elles sont faites du même bois, si on peut employer l'expression. Ce lien, pourtant, existe encore. Il est différent de ceux que la mort a coupés parce que c'est comme si elle était encore là, comme si elle n'était pas devenue une étoile mais qu'elle vivait parmi elles.


-Conquérante... ! murmura Samsa de façon presque inaudible. Cette nuit, il n'y aurait pas de "Cerberus vigilat" ; "je te laisse veiller sur moi" pensa-t-elle, "et je m'en vais conquérir".

    "Alors, Chatoune, tout ceci n'est qu'un au revoir. Toi et moi, on se retrouvera. Je suivrai ta flamme sur le chemin, je me guiderai à ta chaleur quand les ombres m'étreindront. Je te regarde, maintenant, chevaucher les astres que tu as dompté ; je te vois y cavaler, comète, petite boule de feu. Là-haut, tu ne fais pas qu'y briller ; tu y vis, désormais. C'est plus proche que Montpellier. Puisse le monde se rappeler que, de toutes les rousses, tu étais la plus éblouissante. Puisse-t-il ne jamais effacer ce que tu as laissé. Puissions-nous tous t'avoir encore. J'aurais voulu, encore, te répondre "Chatooouuune !" quand tu criais "Toutooouune !" J'aurais voulu, encore, te prendre dans mes bras et sentir ce sourire si grand éclairer mon visage. J'aurais voulu, encore, entendre ton rire éclatant. J'aurais voulu, encore, t'élever au-dessus de tes problèmes quand je te soulevais de terre. J'aurais voulu, encore, t'admirer dans ce que tu étais et dans ce que tu seras toujours. J'aurais tant voulu, encore ; vivre et revivre. J'aurais changé tant de choses pour les faire mieux et plus souvent."


        Alors avant que tu t'en ailles,
        Y avait-il quelque chose que j'aurais pu dire
        Pour que ton cœur batte mieux ?
        Si seulement j'avais su que tu avais une tempête à affronter...
        Alors avant que tu t'en ailles,
        Y avait-il quelque chose que j'aurais pu dire
        Pour que tout cesse de faire mal ?
        Ça me tue la façon dont ton esprit peut te faire te sentir si inutile.
        Alors avant que tu t'en ailles...*


              Pardon. Merci. Je t'aime.


Et, machinale, inconsciente, elle se frotta encore un peu le cœur.



* = paroles traduites de Lewis Capaldi - Before you go

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Shawie
Il parait que certaines personnes peuvent ressentir la douleur des autres. Comme une maman pourrait ressentir la douleur et la peine de son enfant. Un pincement au cœur, ah foutu pincement au cœur. Si elle savait. Un lien imperceptible par le monde des vivants sinon il ne serait pas si magique. Si précieux. Et si rare. Il parait même que les animaux la possède cette faculté. On la croyait réservée aux animaux ayant un niveau de cognition élevé, tels les singes, dauphins, les éléphants et les chiens. Cerbère est un foutu chien. Même les campagnols des prairies, de petits rongeurs sociaux, consolent un proche stressé. Même les campagnols !

Shawie une putain de hyène.

Elle ne détient pas du tout ce don. Oh, il serait malvenu de dire qu'elle ne ressent rien. Disons simplement qu'elle ne ressent pas les choses comme la plupart des gens. Il n'est pas question de se différencier ou de tenter de sortir du lot, c'est simplement un fait. Un fait avéré.




Citation:
Samuel,
Ma chose,
Tocarde,



Saloute vieille bique,


Ce courrier n'a aucun but. Je trouve que c'est pas mal de n'avoir aucun but et c'est désormais mon but ; n'en avoir aucun. La plupart des gens se mettent à courir dans tous les sens, ils s'épuisent. Ils me fatiguent. Et quand je suis fatiguée, je me repose. C'est d'une logique sans borne. Mais tellement basique.

L'Alençon sent du fion. En plus, ça rime. Même sans faire exprès, mon talent reprend l'dessus. Vraiment, je suis génialissime. Les crieurs s'égosillent sur la place publique. j'ai la gloire éternelle avec cette chose la. J'tassure, "Shawie" par là, "la traitre" par la. Tu crois que s'ils savaient qué j'suis sourdingue d'un côté, ils arrêteraient de gueuler à tut-tête ? Parce que, t'sais, j'aime qu'on crie mon nom. Ah !

Les gens pensent que je prie pour la mort de Guy. Si les gens m'connaissaient, ils pourraient savoir qué j'crois pas en Dieu. J'crois en moi. C'est déjà pas mal et j'suis pas souvent déçue. Qu'elle bande d'amateur. Je pense leur imposer une taxe, une sorte de droit d'auteur dès qu'ils prononcent mon nom. Bim, ils raquent.J'pense pouvoir deviendre encore plus riche. Est ce possible ? Je ris. Je me gausse.


Ton voyage vers Limoges s'passe ? T'es toujours aussi sage dans les buissons ? Je rêve de les faire trembler et toi tu joues l'joli cœur. J'te jure, tu vas finir toute molle. Bon oue, j'taccorde que l'attente vaut peut être l'détour. T'as une jolie poulette. Hésites pas à m'raconter les détails surtout. Je me nourris, je vis par procuration parce que finalement, c'est peut être moi qui fait finir toute ramollie.

File moi des nouvelles vielle croute.



PS : J'te laisse admirer mon nouveau seau. J'en suis pas peu fière.
PS 2 : Si t'as envie d’œuf, appelle moi. Enfin envoie moi un courrier sinon j'vois pas comment tu peux m'appeler.


Prout.






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Samsa
    "Tu veux que je t'écoute,
    Mais tu n'entends jamais mes mots,
    Tu ne veux pas savoir combien je souffre.
    [...]
    J'ai l'impression que chaque fois que je te parle,
    Tu es d'une humeur épouvantable.
    Qu'est-ce que je peux t'offrir d'autre ?
    Il ne me reste plus rien, je t'ai tout donné.
    On dirait que là, on est sur la corde raide."*



[Auberge du Cloître, Alençon, 13 octobre 1468]



Chimera venait de partir et Samsa triturait devant elle une lettre qu'elle avait écrite la veille. La conversation qu'elles venaient d'avoir avait des airs de déjà-vus et, se faisant, elle n'avait pas l'apaisement qu'elle aurait dû avoir pour Samsa. Cela faisait presque huit mois à présent que, par Honneur, elle avait endossé le rôle de paria. Presque huit mois à présent que Chimera avait perdu pied ; le début d'une perte inexorable. "Ça ne marche pas. Rien de ce que nous faisons ne marche." avait dit Chimera. Non, rien ne marchait plus, parce qu'il y avait désormais un fossé entre elles. Samsa aurait pu donner plus, peut-être, si cette conversation avait été la première. Elle ne l'était pas, et les choses n'avaient pas changé. Alors il était temps, peut-être.

Elle déplia la lettre pour la relire. Ses mots étaient emprunts de la colère de la veille et il fallait les changer car il n'aurait pas été juste de les garder après la présente discussion. Des choses avaient été dites, posément. Volonté d'apaiser. Cela aura été entendu, quand bien même ce ne sera pas forcément suffisant. Les mots, alors, sont modifiés sans dénaturer, parce que de la colère purulente de ses blessures, Samsa en a encore. Il convient dès lors de la tenir dignement, comme un cheval fougueux.


Citation:
    Chimera,


Cette lettre sera longue, sans doute, à de nombreux égards. Mais je ne peux plus être un Cerbère pour vous, car à trop chercher à l'être pour vous alors que vous le dénigrez, je ne le suis plus tout court - et nous parlons là de mon identité profonde, rappelons-le.

Je suis fatiguée de prendre des reproches et des mots acerbes de votre part. Je suis fatiguée du rôle de paria que j'avais accepté d'endosser ; ce rôle-là a été largement dépassé. Il est temps pour moi de cesser de l'accepter, et de vous dire que cela ne date pas d'hier.
Vous m'en avez voulue pour la rédemption de Shawie, vous m'avez implicitement traitée de lâche, comme une paria, oubliant malgré mes rappels que si j'avais cautionné les conditions d'alors, celles-ci n'auraient pas été revues à un niveau plus raisonnable et juste pour tout être humain.
Vous m'en avez voulu d'être restée à mon poste, vous m'avez implicitement traitée de lâche, comme une paria, parce que vous ne compreniez pas que si je restais, ce n'était pas pour servir. Vous ne changerez pas d'avis et je suis prête, aujourd'hui, à accepter cette divergence de point de vue et d'opinion. Je ne demande qu'un retour, de façon sincère. Un jour, peut-être.
Vous m'en avez voulu de n'avoir pas été là, vous m'avez implicitement traitée de lâche, comme une paria, parce que je n'étais pas en Alençon sous les LEON, pas là pour gueuler avec vous en Assemblée Nobiliaire.

Je vous en veux, profondément. A aucun moment, vous n'avez pris ma propre souffrance en considération, les sacrifices que j'ai pu faire, les risques que j'ai pu prendre. Je n'ai jamais cru être meilleure que vous ; je n'étais que moi-même. Dans ce monde qui a déraillé, je n'ai pas changé, et je voulais que vous le sachiez, que vous sachiez que j'étais un pilier solide. Je suis fatiguée, à présent, que vous me rabaissiez à ce que je ne suis pas ; vous savez pertinemment que je ne le suis pas.
J'ai cru, à un moment, que les choses iraient mieux quand vous m'avez présentée vos excuses il y a quelques temps. On a dû y croire toutes les deux, sans doute, mais la vérité, c'est que ça n'a rien changé. Je ne veux pas d'excuses en pansement et je sais que vous ne le faites pas exprès, mais c'en est, puisque les choses ne changent pas, puisque hier, j'en ai encore pris dans la tête.

Adoncques, sachez : j'ai parlé, en Assemblée Nobiliaire. J'ai dit ce que j'avais à dire, ni plus, ni moins. "Taquiné", avez-vous dit. Pourtant, je n'ai pas parlé différemment de quand vous étiez duchesse et, à l'époque, vous qualifiez cela de recadrage. De franchise. Mais pas de taquinerie comme un chiot craintif jouerait avec sa mère. Ce n'est pas le seul sujet, adoncques, sachez encore : si je n'ai rien dit ensuite quand vous montiez aux créneaux, c'est parce que si j'ouvrais ma bouche, ça n'aurait pas été pour vous suivre, parce que je ne suis plus d'accord avec la façon dont vous dites les choses, et vous savez que j'ai toujours accordé autant d'importance au fond qu'à la forme. Vous auriez pris comme une trahison que j'ouvre la bouche pour aller autrement que contre les autres, pour ne pas soutenir votre candidature à la Pairie. C'est donc dans le cadre privé que je vous les écris. Je considère avoir le droit, inaliénable, de ne pas être d'accord avec vous sans que cela ne constitue une faute.
A ce jour, plus personne n'a le droit de dire les choses comme il l'entend, sous peine de vous heurter et de vous braquer : entre autres parmi ce que vous m'avez reprochée et que j'ai déjà évoqué, vous m'avez reprochée d'être amusée d'un surnom. Vous m'avez même reprochée de vous signifier que vous vous étonniez d'une vérité que vous saviez déjà ! Comment étais-je censée savoir que quelque chose qui ne vous dérangeait pas jadis vous horripilait désormais ? Quand, à ce moment-là, vous êtes-vous demandée si j'avais envie, moi, de prendre vos mots et vos invectives voilées dans la tête ? Quand avez-vous pris en compte ce qui me heurterait ou non ? Quand avez-vous pensé que vous pourriez, même, être limite insultante envers moi ?
Ces questions-là ne datent pas d'hier, Chimera ; elles ont plusieurs mois, déjà. Je les dépose aujourd'hui.

Je ne vous ai jamais rien dit dans ces moments-là, Chimera. Parce que je sais pertinemment que les mots peuvent faire mal et que je peux faire excessivement mal quand je laisse ma colère les choisir. Cerbère mord, fort. Je ne voulais pas vous faire de mal, parce que je sais que vous souffrez déjà, et par respect pour les amies que nous étions. Mais à ce jour, vous ne me traitez plus comme telle - malgré vos efforts - et je continue de me sentir foulée du pied. Nous en avons déjà parlé, au cours des huit derniers mois. Je ne me suis pas sentie entendue. Il est donc temps que je m'y emploie autrement, car ce temps passé à me taire et à louvoyer, à laisser les plaies se faire de la sorte, est de ma responsabilité.

Je vous écris sans haine mais avec colère.
Je vous écris sans rancune mais avec rancœur.
Je vous écris sans douleur mais avec chagrin.

Vous n'êtes plus la Chimera que j'ai connu. La Chimera que j'ai connu cherchait à rassembler, à bouger, avec entrain. La Chimera que j'ai connu restait digne dans l'adversité car la Chimera que j'ai connu savait comment le monde était fait, et comment faire pour en prendre la barre. La Chimera que j'ai connu était déjà réticente à recevoir de l'aide, mais elle ne cassait pas le bras de ceux qui étaient là pour elle. La Chimera que j'ai connu trouvait à encourager les individus, à leur dire quand ils faisaient bien, quand ils faisaient des efforts. La Chimera que j'ai connu souriait, elle riait. Pas souvent, mais parfois. Elle était triste, aussi ; ça lui arrivait.
Vous pouvez dire que ce règne vous a brisée ; je sais que c'est le cas. Il nous a tous brisés. Vous n'êtes pas responsable de la Chimera que vous êtes devenue hier, mais vous êtes responsable, désormais, de la Chimera que vous êtes aujourd'hui.

Jadis, j'ai toujours dit ce que j'avais à vous dire, de la façon dont j'avais à vous le dire.
J'avais arrêté ces derniers temps pour ne pas vous heurter, par affection.
Je crois aujourd'hui que quelqu'un doit vous dire tout cela.

Adoncques, lisez : vous vous êtes perdue. J'ai essayé de vous garder sur le chemin, celui où vous sembliez heureuse, en paix avec vous-même. J'ai essayé, jusqu'au bout. Je ne peux plus, aujourd'hui, et je ne crois pas que je sois à blâmer de ne plus pouvoir. Quelqu'un d'autre que moi, peut-être, arrivera à vous aider. Peut-être est-ce une autre figure qui doit vous inspirer l'apaisement. Je l'accepte, et j'espère que cette Chimera d'autrefois puisse, ne serait-ce que d'une once, revenir, parce que celle d'aujourd'hui ne doit pas être loin du paroxysme de l'acrimonie. Une lueur dans ces ténèbres qui sont les vôtres, et qui ne seront pas miennes.

Ce faisant de tout ceci, je cesse non pas de souffrir, mais je cesse d'accepter les couteaux que vous m'envoyez, consciemment ou non.

Parce que je ne les mérite pas.
Et que vous le savez.

Vous pouvez dès lors me détester pour mes mots, pour leur sens ; je n'ai jamais eu peur d'être la paria.
Mais n'oubliez pas que si je suis prête à endosser encore ce rôle, dans un contexte différent, ce n'est pas parce que je vous déteste.

Prenez soin de vous.

Samsa Treiscan,
Dicte Cerbère



La lettre est pliée et Cerbère inspire longuement. La cage thoracique se gonfle largement de l'air qui emplit ses poumons. Des occasions de s'interrompre quand on parle, on en a plein : renoncer, ouvrir la bouche et la refermer, ne pas être assez rapide, un regard... Quand on écrit, beaucoup moins : la plume glisse, seule. Il n'y a guère que lorsqu'on plie et remet le dit pli qu'on peut tout interrompre.

Encore un peu.
"Tiens encore un peu", lui murmurait la petite voix.

Samsa pourrait, encore, ne pas mordre. Elle le pourrait tant qu'elle serait en vie. Mais Cerbère, avant d'être un Gardien, est Cerbère. Ne pas s'écarter de sa voie, c'est ce qui permet de ne pas se perdre. Se perdre peut parfois amener à renaître, à devenir meilleur, à trouver sa place ; Samsa en sait quelque chose. Elle ne peut pas retourner dans les bois sombres, se perdre encore, car elle sait qu'elle est devenue qui elle devait être depuis la mort de Zyg. Elle sait que la place qu'elle occupe aujourd'hui au sein de l'univers dans son ensemble, est la sienne. Un jour, peut-être que cela changera. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, elle est qui elle doit être et se doit d'agir en tant que telle.

La lettre est remise aux mains d'un coursier, donc. Samsa la regarde partir, un pincement au cœur qu'elle frotte machinalement. Il n'est jamais agréable d'écrire ce qu'elle a écrit. De constater ce qui est constatable. Parfois, il vaut mieux laisser les couteaux dans la chair ; ça fait moins de dégâts que quand on les retire. Mais parfois aussi, il faut choisir entre ça ou sentir la lame lors de ses mouvements. Fuir ou affronter. Toujours le même choix.

La tête Gardienne de Cerbère s'abaisse et ferme les yeux.
Une autre, les crocs déjà découverts, prend sa place.
Cerbère is back.



* = paroles traduites de NF - Let you down

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