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[RP] J... J'été pas bourré...

Jhoannes
Été 1468,
Repos de voyageurs.


L'église du coin vient de sonner vingt-deux heures tapantes, et Blondin est déjà sacrément attaqué. Sitôt sa paie en poche après une journée intense à dorloter le champ de blé d'une bourgeoise sous le cagnard, il s'était dit qu'il allait finalement suivre sa grande résolution de l'été : boire des bières au lieu de souper. Après tout, ça remplit l'estomac tout pareil, mais avec un effet bonus. C'est une sorte de potage froid avec des bulles, si on se donne la peine de tortiller la définition dans le bon sens.

Faut vraiment tortiller parce qu'un potage sans légumes…
Et le houblon ? C'est pas végétal, le houblon ?
C'est moins nourrissant qu'un velouté de carottes quand même…
Mais je t'emmerde, Caillou. Je t'emmerde…

Sa voix intérieure reléguée au placard, le vagabond s'était sereinement échoué au comptoir de la première bâtisse croisée qui indiquait AUBERGE.

- « Brune ou blonde ? », avait demandé la dame derrière la planche.
- « Surtout pas blonde. »

Celle-qui-fut-mon-épouse est blonde, atrocement blonde, vois-tu, et déjà que j'arrive pas à prononcer son nom dans ma tête, alors si en plus je pense à ses cheveux quand je picole… on est pas sortis de l'auberge, sans vouloir faire un mauvais jeu de mots. Haha.... putain.

Après un instant gênant à fixer la tavernière en bon chien de faïence, Blondin avait gardé sa superbe vanne pour lui et soudé ses lèvres à une pinte. De brune, donc. Les gens du coin s'étaient pointés, puis d'autres traînes-savates comme lui et on s'était dit bonsoir, vous allez bien, oui merci et vous, mais vous allez où comme ça, oh je sais pas encore, peut-être vers l'ouest, ou l'est, et vous repartez quand alors, oh, je verrai bien, peut-être demain. Quand j'en aurai ma claque, et à mon avis ça devrait pas trop tarder. Pour affronter le défilé des politesses, il avait dépensé la moitié de sa paie en pintes, et puis fatalement, il avait fini par se murer dans un gros silence.

Le soleil avait fini par abandonner l'affaire, lui aussi, les bonnes gens étaient rentrées chez elles pour manger solide, et les autres s'étaient perchées au comptoir, plus près des bouteilles. À un moment une tisserande était entrée, avec des yeux verts pas possibles et une croupe à vous fouetter le sang. Blondin avait tourné la tête vers elle afin d'entamer le dialogue, pour voir où ça nous mène, mais comme il était devenu incapable de fixer un truc dans son esprit pendant plus de trois secondes, il s'est pas senti l'âme à causer chiffons avec sincérité, et il a avorté la manoeuvre. Trois brunes plus tard, à vingt-deux heures, tout le monde s'est barré, même la tavernière, sauf un autre type.

À présent, Jhoannes a franchi la barrière de l'alcool joyeux, puis renfermé, pour entrer dans la clairière de l'homme bourré en pleine rétrospective de sa vie. Pour surtout pas penser à une femme, il se rembobine les aventures de toutes les autres, en boucle, ses yeux noirs et hallucinés rivés sur sa chope. Comme le terrain est casse-gueule, ça finit par lui faire une grosse boule dans les tripes, qui remonte jusqu'à sa gorge et l'empêche de déglutir correctement — non, c'est pas la faute à la bière, c'est la faute à la vie. Faut que ça sorte. Il se redresse bien droit, avec cette majesté étrange propre aux gens pintés, éructe à moitié dans son poing et cherche à accrocher le regard du bonhomme à côté de lui. Re… regarde-moi c'est… important.


- « E… Elle est plus là. »

Mais qui ça, elle ?
Mais elles. Toutes. Mais surtout elle.

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En noir c'est Jhoannes.
En vert c'est Caillou, une de ses voix intérieures. Caillou est vil.
Sior

    Pendant l’essentiel de la soirée, par petits coups d’œil qu’elle croyait discrets, la tavernière avait maté le gus attablé pas loin du comptoir. Il n’avait rien d’exceptionnel, ce gus. C’était le profil typique du pilier de bar, vieux, gris, installé depuis des plombes, les tifs pas coiffés et la barbe pas taillée depuis mille ans, triste comme la pluie, transpirant cause que cet été ça cogne sévère, les épaules voûtées pour protéger son verre comme si c’était le dernier truc qui lui restait sur terre. Mais faut pas croire, des profils typiques comme celui-ci, des qui cochent absolument toutes les cases sans en laisser une seule vide, ce n’est pas si ordinaire, on n’en croise pas tous les jours. Alors la bonne femme avait traîné un peu autour de sa table, curieuse, roulant des hanches comme pas permis. Il n’avait pas l’air de trop savoir où poser les mirettes, ce gaillard, c’était amusant. Du coup elle avait lancé la conversation, une ou deux fois, l’air de rien, en remplissant son verre à ras-bord. Elle devait lui trouver un petit je-ne-sais-quoi, sans doute. Ou bien elle avait des gènes de Mère Teresa et ouvrait les cuisses à tous les pauvres types qui échouaient dans son bouge mais si c’était ça, vue la quantité qui y passait, peuchère, elle était pas sortie de l’auberge. Sans mauvais jeu de mot plagié.

    Après, bon, Sior n’était pas indifférent non plus ; c’est vrai qu’il avait les yeux qui traînaient et qu’il hésitait un chouille. Qu’est-ce qu’il aurait aimé jouer avec elle au jeu de la draguouille, si seulement il en avait pigé les règles et qu’il avait eu vingt piges de moins. D’ailleurs, ça, c’était franchement dégueulasse. C’était dégueulasse parce qu’il avait l’air vieux alors qu’on lui avait toujours dit qu’il faisait plus jeune que son âge et qu’il était même rudement bien conservé ; il avait fallu quoi, six mois à tout casser pour qu’il rembourse toutes les années qu’il avait jusque-là consommées à crédit. Ça lui avait tiré trois traits sur le front, colorié des cernes et mis du sel dans les tifs. Injuste.

    Elle avait fini par prendre la tangente, la demoiselle, on la comprend : elle essayait d’entretenir une conversation avec un être monosyllabique. « Oui », « non », « hum », « j’sais pas ». On se fait vite chier. Elle s’était carapatée, Sior s’était reconcentré sur son objectif de la soirée : s’arroser méthodiquement pour oublier combien il avait chaud. Peut-être que s’il le faisait assez longtemps, il finirait par lui pousser une fleur sur le cabochon ?

    C’est à ce moment-là, ou bien plus tard, allez savoir, que quelqu’un crut bon d’interrompre son tête-à-tête langoureux avec son godet. Il releva ses yeux sombres, regarda l’autre pilier du comptoir ; plus ou moins son âge, au moins aussi cuit que lui, un vrai copain. « Elle est pas là », qu’il disait. Oui ben ça va, mec, on sait ; ça sert à rien de le répéter en boucle comme ça, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Ça arrive. Les meufs, ça va, ça vient, puis ça meurt.
    Au bout d’un long silence, l’éponge tellement imbibée qu’elle dégoulinait d’alcool qui lui servait de cervelet parvint à lui faire réaliser le côté chelou de la situation. Comment il la connaissait, lui ? D’où il la connaissait ? D’où il se permettait d’avoir l’air aussi démoli ? Est-ce qu’il l’avait… ? Tout doux, Sior ; t’es torché. Trop torché. Il se redressa tout à coup pour tituber jusqu’à l’inconnu et venir lui choper le col. Le geste aurait été vachement menaçant s’il n’était pas aussi faiblard et pâteux à cause de l’alcool et du chagrin.

    « Nan, elle est plus là, tocard. Elle est plus là. Mais d’où tu la connais, hum ? D’où tu connais ma femme ? »

    Sior Annwvyn, enchanté.

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Jhoannes
Planquée au fin fond de ses yeux noirs se dresse une cabane, penchée sur la terre des fous, occupée par un farfadet qui passe la plupart de son temps à hurler de rire, tellement c'est absurde, le spectacle qu'il mate par les lucarnes. Ce parasite se met rarement en veille, et son hôte, qu'il traverse des instants de liesse ou de tristesse, bonne manne ou grosse merde, a toujours l'air de se marrer un brin, au fond. Juste un brin. Un fétu qui grésille. Il n'en a pas réellement conscience, d'ailleurs, mais c'est peut-être un peu pour ça que les gens ont souvent envie de lui foutre sur la gueule, à Blondin.

Jhoannes observe son nouveau pote alors qu'il s'avance vers lui. Il ne remarque pas, non, que le gars a l'air d'évoluer dans une tourbière avec une tension artérielle qui frise le zéro absolu, non, évidemment non, puisqu'il appréhende le monde avec un taux de latence incroyablement similaire. 'Tin, il est rapide ce con. C'est ma confidence qui te touche ? C'est pour ça que tu vogues à moi comme une danseuse ? Ah, j'suis un peu touché aussi, c'est rare, de trouver des gens qui écoutent vraiment, et qui font pas juste semblant. On s'connaît pas, c'est vrai, mais d'avance merci. Sincère.

Et puis le type fait deux trucs. Un geste et une parole. C'est beaucoup d'un coup. Son secrétaire mental juge qu'il est vraiment trop débordé et lâche l'affaire en claquant la porte du bureau de traitement des informations, et le blond cligne des yeux, tout seul en face des dossiers. Je m'occupe d'abord de ceux dans les pochettes rouges au-dessus du tas, c'est ça ? Non ? Bernard ? Brillant, de te barrer avec le protocole. T'aurais au moins pu laisser un post-it, connard. Bon… Pif paf pouf. Ah, il a noté « menace potentielle » ici. Menace, potentielle…

Il baisse la nuque. Zieute la main qui a agrippé son col. Plisse les sourcils, relève le menton. Jauge le propriétaire de la main. Bon, ça s'fait pas trop, de taquiner les cols de chemise comme ça, mais c'est vrai qu'elle est sympa cette chemise. Je l'ai achetée à Toulouse au marché. Tombe pas, hein. Le tissu est usé, et j'ai pas amené mon nécessaire de couture pour repriser.

Après avoir foiré l'épreuve sur l'instinct de survie, il se penche sur l'exercice de linguistique. Il inverse les pronoms comme ça lui vient. D'où tu — tu, c'est moi donc je — connais ma femme — ma femme, en un mot ma-femme, qui ne peut pas être celle de quelqu'un d'autre, puisque c'est la mienne. D'où je connais ma femme ? Quelle question étrange. Bah tu foutais quoi y a dix ans !? T'étais pas là, le jour où on a accouché de notre amour cosmique ? On a oublié de t'envoyer un faire-part à toi aussi ? Te bile pas, va, je vais te répondre. Son index se lève en l'air. Attends, je consulte les archives, je reviens vite.

Les secondes passent, et il finit par ouvrir le bec pour lancer en brut :


- « Bah on a pris un verre et j'l'ai baisée. »

En s'écoutant parler, ça le percute à quel point la synthèse est réductrice, tout en n'étant pas fausse non plus. Il avait jamais formulé ça sous cet angle. Bon, tout ça s'est passé sur plusieurs journées, mais, hé, si on devait tendre un résumé purement factuel, du point A au point B de… Oh putain, si elle entendait ça Celle-qui-fut-mon-épouse, la tronche qu'elle tirerait...

Il planque un rire silencieux derrière sa main à trois doigts.


- « Deux… deux fois. »

Ah j'en peux plus… mec, t'aurais du voir ça… elle f'sait moins la fière la reine des neiges les quatre pattes en l'air...
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En noir c'est Jhoannes.
En vert c'est Caillou, une de ses voix intérieures. Caillou est vil.
Sior

    Du coup voilà : le matelot en était là de sa vie. Les deux arpions posés sur la terre ferme, dans un bouge miteux et désert, ivre mort, ruminant un poil parce qu’il n’avait rien fait alors qu’il avait une touche, c’est sûr, avec cette tavernière, et s’agrippant comme un pauvre naufragé en train de boire la tasse à la chemise d’un illustre inconnu qui avait sauté sa femme canée. Ouais, il en était là. L’autre avait levé un index docte en l’air et Sior, impressionné, avait renoncé à le cogner avant d’avoir entendu ce qu’il avait à dire pour sa défense. Puis quand il avait entendu que ce drôle d’alcoolo osait plaider coupable, les poings s’étaient serrés sévère et celui qui n’était pas en train de froisser le tissu s’était tenu prêt à partir à toute berzingue, direction la mâchoire du gus d’en face. Bro, tu d’vrais pas te marrer comme ça – ouais, j’te vois, planqué derrière tes doigts en moins. Tu d’vrais pas parce que j’vais tellement te massacrer la tronche qu’ta maman elle te reconnaîtra plus ; t’sais pas qui t’as en face de toi, gars, j’suis un malade dans ma tête, moi.

    Et en fait, il y avait eu l’éclair de lucidité, très vite après, sorte de fulgurance tout droit venue du bureau d’assurance de la survie, l’un des rares bureaux de son ciboulot encore actifs à cette heure-ci : il n’était pas en état de maraver qui que ce soit. Même, il n’était en état de rien, avec ses jambes flageolantes, son genou en vrac qui lui faisait un mal de chien et ses muscles trop imbibés pour ressembler à autre chose qu’à du chamallow. C’était la faute de l’ignoble mollesse physique, bien sûr, mais finalement, à bien y cogiter, ce n’était pas si grave car, de toute façon, il n’avait pas la foi. Ni pour castagner, ni pour rien du tout. Flemme. Une gigantesque, puissante et inextinguible flemme. C’était ça, désormais, l’effet que lui faisait la tise : la flemme. Il était tombé bien bas.

    « Oui ben ç’va. T’es pas obligé d’le crier comme ça. »

    En même temps, il le comprenait. Lui aussi, à sa place, il l’aurait crié. Et d’ailleurs, à sa place, il l’avait crié. Il avait passé vingt piges à brailler sa fierté de baiser sa femme et à rouler des épaules comme un petit coq ravi d’avoir chopé le gros lot. Vaincu, la carcasse lourde se laissa tomber sur un tabouret du comptoir, juste à côté de l’autre, caboche enfoncée dans les épaules, voûté, retour à la case départ sans toucher 200 écus : je déteste ma vie. Chez le Gallois, la rogne finit toujours par laisser le champ libre à la tristesse, certes, mais c’est rarement aussi instantané. Alors le silence se fit. Parce qu’il était quand même hors de question qu’il taille bavette avec l’amant de sa femme au calme, on veut bien être gentil mais faut pas déconner. Jamais. Donc il fermait sa gueule. Jusqu’à ce qu’un sourire goguenard naisse enfin à ses lèvres quand la seule chose qu’il y avait à dire finit enfin par allumer la bougie qui se cachait derrière sa trogne d’ivrogne :

    « Moi, beaucoup plus qu’deux fois. P’tain, beaucoup beaucoup plus. »

    Pour jouer les fanfarons jusqu’au bout, ç’aurait fait plus classe s’il avait pu donner un chiffre exact, histoire de bien enfoncer le clou. Forcément, en vingt piges, la différence devait se compter en… milliers ? Millions ? Le truc, c’est qu’en vingt piges, on finit assez vite par arrêter de tenir les comptes. Tant pis, ça ne changeait rien au fait que cette différence, même abstraite, Sior, elle le consolait un chouille : alors que j’étais sur un rafiot, vous avez bu un verre et tu l’as baisée, okay ; mais moi, avec elle, j’ai bu mille verres, et je l’ai épousée. Hinhin, tu vas faire quoi maintenant, hein ?

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Jhoannes
BAM. Coup de massue dans la tronche. Même le farfadet rieur qui loge dans ses globes oculaires gerbe un bon coup et s'évanouit. Blondin tangue un peu, puis encaisse la nouvelle.

Il retient surtout le mot-clef, les deux syllabes qui résonnent en douleur, dont l'écho vient lui vriller le crâne et lui retourne le bide. Beau, coup. Beaucoup, c'est déjà pas mal, mais beaucoup beaucoup c'est énormément. Trop pour lui. Non, finalement, Blondin n'encaisse pas du tout. Pas du tout du tout. Bientôt il ne parvient même plus à répondre à l'appel de la pesanteur, ça sonne occupé, alors il laisse à la planche le soin de s'en charger et y flanque ses avant-bras.

Alors ce type, là, à côté de moi… ce type s'est fait ma femme, beaucoup beaucoup plus de deux fois. Comme quoi le monde est petit. Et bien merdique, ma foi, dans des moments pareils. C'est quoi, le Très-Haut se mangeait les pouces ce soir, alors il a fait se croiser nos chemins pour s'égayer un peu depuis son nuage ? Super. Merci le Très-Haut. Je te revaudrai ça tiens. Tu vas voir comment je vais la bénir tout à l'heure, ton eau de messe… à la pleine mesure de mon cœur fendu.

Nerveusement, il gratte sa chemise à la saignée du coude et observe l'ancien soupirant de son ancienne épouse, d'un long, triste regard noir. Mais t'es qui ? Pourquoi j'remets pas ton visage ? C'était quand ? Combien de fois ? Où ? Ah ça y est… c'était dans les Flandres. C'était forcément à lui qu'elle pensait, ce matin en bord de mer, quand le vagabond lui avait demandé après une nuit passée dans des draps froids, le front loin de ses seins, pourquoi elle rentrait seulement à l'aube.

Pourquoi tu rentres seulement à l'aube, dis ? Je… J'arrivais pas à dormir, qu'elle avait répondu, vaguement hésitante, ses yeux gris posés sur le mur, derrière lui. Il s'était bien douté de quelque chose, du type anguille sur roche d'adultère, mais il avait presque aussitôt envoyé balader l'idée comme on chasse une vilaine mouche. Et puis c'est vrai qu'elle avait souvent du mal à tomber dans les bras du sommeil… c'est dans les tiens qu'elle allait à la place ?


Heu… Est-ce qu'on serait pas en train d'inventer un souvenir de toutes pièces, là ?
Non… non tout fait sens. Limpide. C'est lui. C'était ce où, c'était ce quand.

Même pas qu'il lui jette la pierre, d'ailleurs. Ou alors quelques cailloux, pour la beauté du geste, mais est-ce qu'il aurait dit non à Celle-qui-fut, à la place de l'autre ? Des quenottes ouais. Trop longue, trop blonde… Pour pas raviver la mémoire de son corps de danoise, déjà que ça douille assez comme ça cette petite séance confidences de comptoir, il traîne une patte vers le pichet et remet sa pinte à niveau. Puis la pinte voisine. Pourquoi pas après tout. T'as déjà vu l'prince des pigeons ? C'est oam. J'me suis couronné tout seul comme un grand. Te bile pas, j'veux pas te passer un savon, j'veux juste te dire la vérité. Puisqu'on en est là.

- « Tu peux pas imaginer à quel point on s'est aimés elle et moi », qu'il balance, d'un ton gris, comme s'il causait à un troisième témoin invisible.
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Sior

    Il disait plus rien, là, le blondinet qui avait sauté sa femme. Et Sior s’en trouvait ravi. Ra-vi. C’est fou l’effet que peut faire une petite phrase de rien du tout bazardée comme ça, en toute innocence ou presque. Puis c’est dingue aussi le plaisir sadique que le marin prenait à capter qu’il n’était pas le seul malheureux, et que si ça lui esquintait sévère le palpitant d’être en face d’un gus qui s’était tapé feu sa nana, le gus en question souffrait au moins autant de savoir qu’elle avait un mari, un mari avec lequel elle avait baisé beaucoup plus que deux fois ; beaucoup beaucoup plus. Alors, laissant au gus tout le loisir de s’affaisser sur le comptoir, il sourit connement en récupérant sa pinte remplie. Il en vida une bonne moitié avant de capter que c’était proprement immonde. Est-ce qu’il y avait ne serait-ce que trois gouttes de bière dans cette flotte dégueu ? Difficile à dire. Mais puisque tout le monde avait déserté, Sior se leva et tangua joyeusement jusqu’à l’autre côté. Là où se planquaient les bouteilles. Une telle douleur, ça se fête, et ça se fête avec autre chose que de la pisse, mon vieux.

    Puis le tangage avait du bon, ça lui rappelait ses jeunes années ; ça lui rappelait avant, quand le souvenir d’Ariane soufflait dans les voiles de son rafiot et qu’il bombait le torse, impatient de la retrouver. Mais il faut arrêter d’y repenser, maintenant. Il faut arrêter. Sa grosse paluche dégota deux godets qu’il aligna bruyamment sur la planche, à côté des chopes. Après, il récupéra une boutanche bien entamée sans s’intéresser à ce qu’elle contenait, servit le compère et se servit lui-même. Oui, il avait dit qu’il ne taillerait jamais bavette avec l’amant de sa femme, mais peut-être bien qu’avec un peu de chance et un verre supplémentaire dans le pif – un vrai verre, pas un verre de flotte – ils passeraient le restant de la soirée à causer d’elle, de ses tifs blonds qui faisaient le plus confortable nid du monde, de son sourire à s’en fracasser le cabochon contre un mur et de cet incroyable parfum d’abricot. Tu t’souviens d’son parfum d’abricot, hein ? Il faut arrêter d’y repenser. Ouais. Bon.

    Il allait tendre le premier godet rempli de prune – ou bien peut-être que c’était de la poire ? – à l’autre enfoiré quand les mots gris le fauchèrent au vol. Il n’en pigea pas le début ; mais « aimés » ; mais « elle » ; mais « moi ». Et « moi », c’était lui. Il ravala difficilement sa salive, puis il posa un regard incrédule, un parfait regard de merlan fris, sur le blond. Tu blagues, hein ? Dis-le que tu blagues. Allez, dis-le. Dis-le, s’il te plaît. Dis-le, pitié. Il ne disait rien. Sior délaissa son ouvrage. Il le délaissa tant et si bien que d’un grand mouvement du bras digne d’un môme furax qui envoie valser sa tour de Kapla, il fit valdinguer les deux godets remplis. Et puis comme il put, par-dessus le comptoir, dans un geste franchement pathétique, il tenta de récupérer le col du type écroulé. Tu tournes en boucle, Sior. Eh ben p’t-être, mais j’tourne en boucle si j’veux, d’abord.

    « Non ! C’tait ma femme ! MA femme, t’entends ?! Tu l’as p’t-être aimé elle, mais elle t’a pas aimé toi. Jamais. Elle m’aimait moi. MOI !

    La colère, c’est quelle étape du deuil, déjà ?

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Jhoannes
Branché sur un fil temporel mémorieux, et surtout beurré, il n'a pas le temps d'admirer l'envolée des godets, mais renifle immédiatement le changement d'ambiance. Et ça l'alerte. Il reporte son attention sur le brun derrière le comptoir. Jhoannes, résultat d'une enfance noyée dans les bleus de l'âme muets mais constants, de la peine même au soleil, même dans le sourire ; celle des autres qui pourtant parvient toujours par s'imprégner en soi, a développé une allergie : une allergie à la douleur de son prochain. D'autant plus si le prochain en question n'a pas fondamentalement l'air d'être un sale con — qu'est-ce que tu veux, ça arrive de s'égarer dans les bras des épousées. Son radar inconscient s'enclenche pour discerner la zone de détresse. On l'a sentie. Ah ! Oui. C'est bien en face que ça se passe, dans la main qui cherche à agripper son col, et dans le regard, à la fois centré et perdu. Trop éméché pour analyser la situation, il passe le relais à la centrale d'urgence.

Vous avez les idées noires et une envie de vous cogner la tête contre les murs ? Appelez-nous ! Nous n'apportons aucune garantie sur l'efficacité de notre intervention, mais, hé, dans tous les cas, on pourra difficilement s'en empêcher, donc bon… même pas la peine de nous appeler, en fait. On arrive gros.

Alors il lui tend son col de chemise. Non, pire. Il l'aide à nouer ses doigts autour. Parce que c'est vrai que ça fait du bien, de serrer un truc, dans ces moments-là. Et en effet, c'est une chouette chemise, mais dans l'absolu, c'est qu'une nippe de plus sur terre, et puis moi je porte assez bien le col froissé, ça s'accorde judicieusement avec les tifs en bataille tout ça, et de toute façon j'ai jamais trop l'air propre sur moi, et j'ai jamais compris cette expression non plus. Donc tu t'accroches, et moi je vais te dire… je vais te dire ce que tu as besoin d'entendre, même si ça m'arrache des bouts de fierté à la petite cuillère. On recollera ça plus tard, au calme, tout seul, en s'enfumant la tronche avec de la lavande. Demain peut-être, si tant est que je m'en souvienne de cet épisode nocturne, parce que je risque de me réveiller la gueule sacrément cuirassée, hein. Appelons ça une concession, pour soulager l'urticaire que ça me file, de te voir comme ça.

- « N… Non mais si, elle t'ai... »

C'est dur à dire, mais je vais y arriver.

- « Elle t'ai… t'aimait quand même toi. »

Sauf qu'on a eu une gosse ensemble, mais…

- « Quelque part elle t'aimait. C'est… Faut qu'j'aille pisser. »

Soulagé d'avoir pondu autre chose qu'un bobard, parce que sa vessie est réellement en train de crier à l'aide à cet instant, il tapote la main du type avant d'en extraire son col avec toutes les précautions du monde. Là. Il hoche la tête, comme pour confirmer tout ce qu'il vient de dire, et ça lui colle un vertige. Pas prudent à pas prudent, il fait bouger sa carcasse jusqu'au rectangle de porte, là-bas, qui se découpe sur le mur d'en face. C'est pas très droit, ça tangue, comme sur un démarrage de tempête en haute mer. Fatalement, il se prend un coin de table dans la hanche, ça pique un nerf, ça douille d'un coup et puis l'onde de douleur s'échappe comme elle est venue. Pour la forme, et parce que ça l'a bien agacé, merde quoi, c'est pas juste, il se met à engueuler le mobilier, tout en reprenant sa route. Un cri du cœur, lancé comme un constat de tous les jours.

- « Raaaaaaaa salope, tu m'as fait mal... »
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En noir c'est Jhoannes.
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