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Chez Cerbère, quand l'une des trois têtes s'endort d'épuisement, une autre prend le relais.

[RP] Et moi, pendant ce temps-là...

Samsa
    "J'tournais la manivelle.
    Et moi, pendant ce temps-là,
    Je chantais dans les bois."
    (Wazoo - La manivelle)


Samsa avait rallié Ventadour depuis La Trémouille, allant par delà les champs, les plaines et les forêts. Ne passez pas par Limoges, ne déposez pas vos écus. Heureusement, car ça lui servirait bientôt. Elle avait regardé, tout de même, de loin, les murailles de la ville. Des sentinelles l'avaient reconnue et elle avait levé la main pour saluer autant que pour assurer que tout allait bien avant de poursuivre vers le sud-est. Les oiseaux chantaient et, bien que Cerbère ne puisse en suivre le rythme, elle avait siffloté légèrement au pas tranquille de Guerroyant. Le trajet avait été paisible - pas une âme qui vive croisée, si on excluait les animaux -, mais l'esprit de Samsa s'était torturé la moitié du chemin. Il lui fallait un plan. Un plan de survie mentale. Il lui fallait oublier qu'elle n'avait pas entrepris de véritable voyage depuis presque sept mois, oublier qu'à cette heure, elle aurait dû être en pleine dégustation des fromages d'Alcimane en Armagnac, oublier qu'elle n'était pas en haut d'une montagne pour admirer les étoiles, oublier qu'elle ne partageait pas avec Alcimane la position de cette petite clairière toulousaine inconnue de tous où poussait un tapis de fleurs colorées sur lequel il faisait bon de s'allonger. Oublier. Elle aurait pu continuer à se confronter à la dure réalité des choses, mais le danger résidait en la dernière ligne qu'il était impossible de repousser ; et cette ligne-là, Samsa ne la connaissait pas. Elle pouvait repousser toutes ses limites, mais en tout être humain, il y en a toujours au moins qui ne peut pas reculer. La plupart des gens pensent la connaître, ils savent quand ils ne peuvent pas aller plus loin, mais Cerbère ignore cela ; jusqu'à ce qu'elle explose en plein vol. Cerbère est une cocotte-minute. Et à toute cocotte-minute, il faut une soupape pour empêcher la pression d'augmenter - faute de la faire descendre - à partir d'un certain point et ainsi éviter l'explosion et l'autodestruction. Les voyages étaient cela pour elle mais, sachant cet échappatoire-là bouché, et sa compagne si douée à l'apaiser absente, il lui fallait en trouver un autre.

[En exil choisi de mauvaise grâce - jour 2]


En arrivant à Ventadour, Samsa avait son plan mais manifestait des signes d'inconfort mental : elle se frottait souvent la tête, que ce fut l'arrière, le côté ou le front - peut-être surtout le front. Ce n'était pas chose facile pour elle que d'admettre qu'elle n'était pas capable de tenir plus à ce rythme et qu'il lui fallait appliquer une stratégie d'évitement - car c'est bien là ce qu'elle avait prévu. Ça lui était d'autant plus difficile qu'elle avait subi un traumatisme crânien six mois plus tôt et que le cerveau, superbe machine, met plus de temps à se réparer complètement qu'un os brisé. Elle n'avait gardé aucune séquelle physique ou motrice, elle avait récupéré toutes ses facultés, sa capacité à se surcharger de travail et de stratégie, mais son lobe frontal - impliqué dans la planification, la prise de décisions et le raisonnement notamment - venu s'écraser contre son front dans sa terrible chute manquait encore de récupération - ou de rééducation. Lorsque Samsa se sentait surchargée d'informations importantes ou d'émotions un peu trop contradictoires, elle devenait confuse dans ses paroles, dispersée, faisant des focus sur des choses parfois superficielles, comme lors de la sortie de son coma. Ce n'était que des épisodes rares et très brefs, voués à disparaître, mais ils étaient désagréables parce que la nature de Cerbère continuait à savoir où aller et quoi faire - pire, elle avait connaissance de ces épisodes -, et deux schémas mentaux se confrontaient ainsi. La stratégie d'évitement que Samsa avait choisi d'appliquer n'avait pas aidé la période de prise de cette décision et sa planification. La bonne nouvelle, c'est que Samsa était Cerbère, que Cerbère avait trois têtes, et que trois schémas mentaux pouvaient ainsi cohabiter. Sans doute un des rares avantages à avoir été schizophrène.


-Je vais donc vous prendre... quatre saucissons pardi.

L'artisan lardeur hocha la tête et lui décrocha quatre saucissons avant de les lui tendre en échange de l'argent que Samsa lui présentait. Ils se saluèrent et la Combattante sortit de l'échoppe. A quelques pas, une vieille charrette en piteux état stationnait, attelée à Guerroyant. Chapman horse, destiné à tirer des charrettes dans son pays d'origine qu'était l'Angleterre, le demi-sang n'était pas dépaysé et montrait encore l'étendue des qualités de sa race que Samsa avait adoptée comme celle de sa famille. Cerbère sourit en lui passant la viande séchée sous le nez.

-Ça, c'est pour moi té !

N'appréciant pas vraiment l'odeur, l'étalon releva la tête, incommodé. Samsa monta sur la place du cocher et déposa les saucissons à l'arrière déjà bien chargé : elle avait acheté - outre la charrette pour une bouchée de pain - un fût de whisky, onze livres d'avoine et de viande salée, huit de carottes, cinq de pois, du pain en quantité, une couverture en laine fine et une hache de taille moyenne - ainsi que quelques outils de piètres importances et de la corde. Elle n'avait pas omis de prendre de quoi écrire, toujours. Finalement, le seul endroit qui se trouvait allégé était sa bourse, dans laquelle il ne restait plus qu'une douzaine d'écus.

-Yap ! ordonna-t-elle en claquant un peu les rênes avant de se retourner vers sa cargaison. Si tu touches mon saucisson, c'est toi que je mange quand on sera arrivés té !

Falco, le vieux beauceron qui était aussi du voyage, ne sembla même pas réagir. Bien éduqué, il savait qu'il n'avait pas le droit de manger ce qu'on ne lui donnait pas expressément, et il était trop vieux maintenant pour changer ses acquis.
Le petit convoi quitta Ventadour en direction du sud-ouest, allant au pas durant un peu plus d'une heure, passant des plaines et douces collines à la forêt, avant de bifurquer vers le nord après un arbre mort, quittant ainsi le chemin. L'Animal avait eu le temps de parcourir le Limousin en long, en large et en travers durant ses mois d'attente, et son âme voyageuse avait su mémoriser des endroits intéressants. Juste avant de quitter le chemin, Samsa avait arrêté Guerroyant et fermé les yeux un instant.
Une de ses facultés mentales résidait en sa capacité à changer rapidement d'attitude : du calme le plus serein à la colère la plus brute, avant une décrue toute aussi vive vers une douceur incarnée. Passer de la bienveillance à la méchanceté - et inversement - en une seconde. Les émotions de Samsa ne se mélangeaient pas, ou, du moins, ne les mélangeait-elle pas. Chaque émotion était clairement identifiable : la colère n'était pas l'agacement, et l'agacement n'était pas la crispation. Tout était bien compartimenté, et cela lui permettait de maîtriser l'ouverture et la fermeture des portes de chacun de ces compartiments ; même s'ils débordaient parfois, ils ne se mêlaient pas. Ainsi décidait-elle qu'après cet arbre mort, elle serait ce qu'il lui faut être pour soulager sa douleur et sa pression interne, mais que lorsqu'elle reviendrait sur le chemin, elle redeviendrait du même temps celle qu'elle était au quotidien, et laisserait derrière elle les permissions accordées. Les portes se refermeraient aussi sec. Ça n'avait rien de douloureux ou de contraignant : il y a un temps pour tout et un moment pour toute chose. D'autres mises au point furent faites avant que Samsa n'eut passé l'arbre mort. A partir de maintenant, elle était dans une bulle : elle n'était pas vraiment en Limousin, elle était ailleurs. Elle ne savait pas où, mais pas là. Pourtant, Alcimane n'était pas loin, elle savait cela aussi ; elle le lui disait depuis le début, elle n'avait ni intérêt, ni bonheur, à aller en voyage sans elle, au risque certain même de souffrir de vivre sans pouvoir lui partager. C'est ce qui s'était passé quand elle avait été en promenade poitevine, il y a trois mois, marquée des échanges et des regrets lus en leurs lettres.

Au bout d'une vingtaine de minutes, le trio - presque - animalier arriva dans une zone dégagée en bordure de rivière - la Montane. L'eau y coulait paisiblement et les lieux étaient ainsi relativement calmes. Samsa sauta à bas de la charrette en clamant joyeusement qu'ils étaient arrivés et entreprit de faire un enclos en corde pour son cheval, s'aidant des arbres comme piliers. Elle y libéra ensuite Guerroyant et put commencer à installer son camp.


-Retour aux sources, mon chien ! La roture. Un des refuges de Samsa qui sait que quand on n'arrive plus à avancer, il faut prendre appui sur ses bases, pour peu qu'on ait pris le soin de bien les ancrer - ce qu'elle a fait. Comme quand on voyageait, tu te souviens pardi ? Ah, je sais bien ; tu préfèrerais te cantonner aux nuits à l'intérieur maintenant, mais tu sais ce que je dis toujours pardi ? Il y a des avantages et des inconvénients à tout. Il faut donc accepter les choses avec philosophie ; là, tu vas te plaindre de ne pas avoir de toit sur la tête, mais hier, tu te plaignais de ne pas être dehors, tu vois ? Alors profite pardi. On rentrera.

Elle ne savait pas quand, personne ne semblait savoir quand ; personne ne voulait se mettre d'objectif à atteindre pour repartir. Mais un jour, Alcimane lui écrirait "j'en ai marre, et si on repartait ?" ou "le mille-pattes a changé d'arbre, je répète, le mille-patte a changé d'arbre", ou encore "j'ai envie de vous, si on envoyait le monde entier se faire foutre pour quelques jours ?" et ce jour-là, Cerbère répondrait présente, parce que c'était ces jours-là qu'elle attendait, n'importe lequel d'entre eux ou tous en même temps.

-Tu as faim ? J'ai acheté un peu de viande fraîche pour toi ce soir, le temps que l'autre dessale cette nuit, dit-elle en allant à la charrette pour mettre de la viande salée dans l'eau de la rivière afin de la dessaler, et prendre la ration de Falco au passage.

Elle la lui servit et s'occupa, pour elle, d'allumer un feu. Bouillie d'avoine au menu. Alcimane serait ravie et Samsa sourit un peu, seule. Elle donna un petit contenant d'avoine à Guerroyant pendant que son repas chauffait et apprécia observer le jour faire place au crépuscule en buvant du whisky. A la fin de son dîner, elle amena les ustensiles - une vieille casserole et son assiette de bois - à la rivière pour les laver. Faire la vaisselle. Ça aussi, ça aurait enchanté Alcimane. Cerbère se tourna vers son chien en train de boire en souriant avec amusement.


-Tu sais, je suis très mauvaise musicienne, mais j'adore la musique pardi. Tu te souviens quand on chantait avec Zyg sur les routes ? Tu étais jeune encore. J'ai envie de chanter pardi. Quelque chose d'amusant un peu !

Le chien la regardait à présent. Il ne comprenait rien des mots de Samsa, mais il comprenait ses émotions, ses énergies. Les chiens savaient cela, et Falco connaissait sa maîtresse, en plus. C'est pour cela que Samsa parlait aux chiens qu'elle considérait comme des compagnons, mais très peu voire pas aux chevaux qu'elle considérait comme des partenaires.
Samsa lui sourit et regarda l'écuelle dans sa main. Elle aurait voulu partager cela avec Alcimane. Elle lui écrirait pour lui raconter, mais ça la rendait nostalgique et, pour éviter la franche tristesse, elle lutta par une improvisation que le whisky aida sans doute.


-Imagine... de la harpe pardi. Nostalgie et lutte contre la tristesse.

Moi je fais la vaisselle pardi.
C'est bête, mais je suis faite comme ça.
Je la veux vraiment belle,
Sinon...
Une seconde blanc avant l'évidence : Eh beh j'la fais pas !
Tout en douceeeeuuuur... en moins d'une heeeuuure !
Et je frotte si foooort
- elle frotte vivement l'écuelle avant de presque la caresser - que les plats s'en souvieeeennent.
Je la trempe d'abooord
- elle fait en même temps -, ça fait moins de problèèèmes té.

Si je POUVAAIIIIS la faire briller, de TOOUUUS côtés !
Elle se lève et se retourne, chanteuse à fond dans sa prestation, les bras écartés.
Si je SAVAAIIIS où la ranger !
Elle s'apaise un brin.
Je n'veux paaaas la voir sur un égouttoir pardi...
La vaisselle doit être essuyée
Aussitôôôôôôôôt...
Sortie de l'eau.
Elle essuie l'écuelle avec un chiffon ramené.

- Eh, Alcy ! Si pouviez écouter ça pardi ! Vous admireriez la double prestation, chanteuse ET conteuse ! -

Moi je fais la vaisselle...
Eh bien, pas moi.
Samsa a fait une petite voix à l'accent plus chantant pour imiter - à tous le moins, grossir le trait de l'imitation - d'Alcimane.
Je suis faite comme ça pardi.
Tant pis pour toi.
Le vous ne rimait pas, et tout le monde sait que la rime l'emporte toujours.
Je la veux vraiment belle,
C'est un peu gras.
Sinon, je ne mange pas.
Là, je n'y crois paaaaas !
Évidemment.
Tout en douceeeuuur, mieux que... du beeeuuuurre !

Si je POUVAAIIIS la faire briller, de tous côtés !
Vous n'y arriverez jamaaaiiis !
Si je SAVAAIIIS où la ranger !
Elle donnait de la voix et y mettait du cœur.
Des traces de doigts... !
Je n'veux pas la voir
Il y en a des tas.
Sur cet éééégooouuuttoooooiiiir !
Y'A DES POILS !
La vaisselle doit être essuyée...
AUSSITÔÔÔÔÔT...

Samsa était à présent totalement à fond dans sa performance, la gestuelle en plus, semblant parfois s'adresser à son écuelle.

Enfin je VAAIIIIS la faire briller, de tous côtés !
Vous n'y arriverez jamaaaiiis !
C'est sûr, je sais oooùùù la ranger pardi !
C'est pas gagné.
Jetez-moi ce soir
Il y a peu d'espoir.
Ce sale égouttoir
La vaisselle !
La vaisselle ! doit être essuyée
AUSSITÔÔÔÔÔT...
SOOOORTIE DE L'EEEAAAUUUU !
*

Les bras écartés, debout et le visage vers le ciel crépusculaire, l'écuelle en bois goutte dans sa main. Cerbère reste quelques secondes ainsi, et revient subitement à elle pour essuyer rapidement sa vaisselle - illustration de chanson. Son chien, et même son cheval qui s'est arrêté de brouter, la regardent, stupéfaits et les oreilles dressées.
Samsa les regarde à son tour et rit, provoquant peu après la reprise de broutage de Guerroyant pour qui le spectacle est passé.

Cerbère, elle, est entrée dans sa petite folie lui permettant d'oublier le monde extérieur et de mettre une pause fragile et éphémère sur l'attente qui la ronge.


* = paroles de Chanson plus bifluorée - Moi je fais la vaisselle

_________________
Samsa
    "Aimer à perdre la raison,
    Aimer à n'en savoir que dire,
    À n'avoir que toi d'horizon,
    Et ne connaître de saisons
    Que par la douleur de partir,
    Aimer à perdre la raison."
    (Du poème de Louis d'Aragon - Aimer à perdre la raison)


[En exil choisi de mauvaise grâce - jour 3]


La nuit n'avait pas été aussi bonne que dans un lit avec sa compagne, mais Samsa avait pu dormir. Voyageuse habituée depuis l'âge de ses quinze ans, c'était même ancrée en ses gènes, sa mère ayant été une voyageuse avant de devenir une sédentaire. Comment avait-elle fait pour devenir sédentaire, d'ailleurs ? Samsa savait pourquoi - par amour -, mais pas comment. Elle comprenait, en tout cas. Encore allongée sur le sol dur pour intégrer l'absence d'Alcimane, son chien blotti contre elle, Cerbère lui gratta nonchalamment le poil.

-Je n'ai pas envie de dire que tu ne sens pas très bon, mais Alcimane sent meilleur que toi pardi.

Le chien ne bougea pas une oreille et Samsa étira un sourire avant de se redresser et de s'étirer en grimaçant. Elle regarda autour d'elle pour évaluer l'étendue des choses à faire dans la journée. Un petit-déjeuner s'imposait en premier lieu et elle le servit à ses compagnons avant d'aller faire ses ablutions à la rivière. Beaucoup plus réveillée, elle fit ses exercices quotidiens pour se maintenir en forme, avec plus de détermination encore. Cerbère trouvait dans l'effort physique une aide à la canalisation de ses émotions et une expression à certaines formes de douleur. En même temps qu'elle poussait le poids de son propre corps de ses bras, elle s'allégeait l'âme. Un peu de rangement s'imposa avant d'écrire à Alcimane, lui racontant succinctement la soirée de la veille et lui exprimant quelques mots doux. Elle se mit ensuite en quête de bois morts pour commencer à se construire un abri. Rien de très ambitieux, un simple enchevêtrement de branchages comme les enfants font dans la forêt. Armée de sa hache, Cerbère allait tout en parlant parfois à son chien. Il y avait beaucoup de choses dont elle ne parlait pas, à personne, ou seulement avec des demi-mots vite balayés. Falco - le chien, pas l'homme ! La coïncidence d'un prénom - l'écoutait, parfois plus attentivement que d'autres ; il était en tout cas le réceptacle de mots et de sentiments qui ne s'ébruiteraient jamais, jusqu'à même ne jamais donner de réponses.

En fin de matinée, Samsa avait ramené plusieurs branches de tailles et largeurs diverses. Il lui resterait à assembler cela durant l'après-midi. C'était l'heure de manger et Samsa se prépara un peu de viande avec des pois, envoyant à son corps quelques généreuses lampées de whisky. Pendant que cela cuisait sur le feu de camp, elle étudia une des branches ramenées qui l'avait intriguée. Elle était très épaisse et assez large, fendue dans le sens de la longueur, vestige d'un foudroiement sans doute. Cerbère y donna quelques coups de hache pour y dessiner un manche et des entailles et alla ensuite arracher quelques crins à la queue de Guerroyant - qui s'en moqua assez bien.


-Ça ne ressemblera jamais à un luth ou à une viole, mais voyons ce que ça donne quand même té.

Le bricolage fut succin, et le pinçage des cordes en crins ne donna presque aucun son, mais la sensation était plaisante et le puissant imaginaire, aidée du whisky, frappa à la porte. Le besoin d'exprimer des choses, aussi, car l'Animal est romantique et ressent régulièrement le besoin de déclarer son amour. Assise contre un arbre, observant la rivière, Samsa se prêta bientôt au jeu d'être une musicienne qui chantait en réalité sans un son.

-J'ai rêvé de toi, chère étoile dans le ciel.
Je veux juste qu'on soit ensemble et partager les mêmes chemins té.
Nous chanterons et partagerons nos conversations avec les étoiles,
Nous verrons et remplirons le monde de bonheur pardi.

Tu es la seule dans mon cœur.
Je veux juste qu'on soit ensemble et partager les mêmes jours pardi.
Nous vivrons et donnerons de la beauté à la terre,
Nous récolterons et laisserons tomber l'amour comme la pluie.

J'ai rêvé de toi, chère étoile dans le ciel.
Je veux juste qu'on soit ensemble et partager les mêmes chemins.

Mon âme cherche ton amour té.
Je veux juste partager le même avenir.
Nous chanterons, nous serons poètes,
Nous partirons, nous serons nomades.*


Incapable de sortir une note sur son espèce d'instrument inutile, elle avait fermé les yeux, laissant son imagination placer Alcimane à ses côtés, laissant ses rêves les emmener ailleurs, à revivre des ces moments privilégiés qu'étaient ceux où elles étaient ensemble. Il y avait quantité de sourires, de rires, d'amour et de tendresse sous leur toit. De la passion aussi, beaucoup. L'endroit où elles étaient ne comptait pas vraiment, finalement ; ce qui comptait réellement pour Samsa, c'était la présence d'Alcimane, la recherche de la séduire tous les jours. Ne lui avait-elle pas fait promettre de la réveiller avant de partir flâner au marché ? Parce que la voir à son réveil était la chose la plus merveilleuse qui soit pour Samsa, et qu'elle ne voulait pas "gâcher" un seul de ces matins à ses côtés.
C'est parce que partager avec Alcimane était le plus important pour Samsa qu'elle était encore là, et qu'elle n'en était même pas malheureuse. C'était peut-être ça, ce que sa mère avait vécu : aimer quelqu'un plus que sa propre vie. Rester, non pas par une quelconque dépendance, mais par la simple envie de vouloir donner.

La Combattante rouvrit les yeux, brièvement et légèrement aveuglées par la lumière du midi. L'impression d'avoir dormi depuis des heures et de se réveiller dans un monde nouveau ; cette sensation, favorisée par l'alcool, s'estompa rapidement et Samsa reprit le fil où elle l'avait laissé : manger.


-Pas très efficace ce truc, t'en dis quoi pardi ? demanda-t-elle à son chien qui digérait allongé et qui eut à peine un tressaillement d'oreille. Ouais. On va le garder pardi. Ça fera de la décoration. Et puis Guerroyant m'en voudrait de lui avoir piqué des crins pour si peu.

Il s'en fichait bien. Samsa se releva, abandonnant son instrument qui n'en méritait même pas le nom, et déjeuna en chantonnant un air dont il était difficile de savoir s'il s'agissait de celui précédemment chanté ou d'un autre. A ces petits sons s'ajoutèrent en tout cas, tout au long de l'après-midi, le bruit de la percussion d'une pierre contre le bois qu'elle enfonçait en terre et la musique des feuilles frottant l'herbe lors du déplacement des branches.

* = paroles traduites de l'anglais fournit par le groupe en lui-même Jubantouja - Titrit

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Samsa
    "Filer au ciel, tomber en enfer,
    J'ai pas que ça à faire, j'ai pas que ça à faire,
    Et la vie chronophage
    Prend ma tête en otage, prend ma tête en otage.
    J'veux profiter comme un salopard ;
    C'est mon jour de départ, c'est mon jour de départ.
    Y a rien de criminel
    À trouver ça mortel, à trouver ça mortel."
    (Rouquine - Mortel)


[En exil choisi de mauvaise grâce - jour 4]


-Vert. Vermisseau. Vitrail. Vadrouille. Voltige té.

Cerbère égrène les mots commençant par la lettre V au fil de ses exercices - des crunchs croisés. Chaque fois qu'elle les sollicite, elle dit un mot. Elle est à cet exercice depuis plusieurs longues minutes, ses muscles lui font mal et elle tremble même. Tout son être brûle, elle a la sensation qu'elle va imploser, mais quelle douce souffrance ! Et, sans relâche, elle récite des mots commençant par la lettre V, exercice mental qui la tient et la conditionne à ne pas cesser ce qu'elle inflige à son corps. Pourquoi la lettre V ? C'est la première lettre de la formule mathématique qui se trouve gravée sur la rame qu'elle a trouvé, plusieurs jours plus tôt. Vainement - tiens, un mot en V -, Cerbère a tenté de déchiffrer, mais la vérité, c'est qu'elle n'est pas mathématicienne, et qu'elle n'en a même pas la fibre.

Elle a arraché et coupé de l'herbe - aussi haute qu'elle a trouvé - toute la journée pour se confectionner un matelas un peu plus confortable que le sol nu. Sous son abri ouvert qui ne protège du vent et de la pluie que d'un côté, elle a installé son nid, le renforçant parfois d'un peu de mousse. Elle avait bu, beaucoup ; un de ses trop rares refuges - et de loin un des plus mauvais. En fin d'après-midi, elle ronchonna : plus de cordes. Et ça, la corde, non seulement Samsa ne sait pas la fabriquer, mais en plus, c'est important. Elle avait enfourché Guerroyant pour se rendre à Ventadour, en racheter. Si elle avait su, elle se serait abstenue. Face à Rainiers qui l'avait interrogée, elle avait cru - bêtement ? Naïvement ? - pouvoir y trouver un peu de compréhension. Même pas de la compassion ; de la simple compréhension. Au lieu de cela, il l'avait traitée d'égoïste. Ça lui en avait coupé la chique, au Cerbère ; elle, égoïste ! On pouvait lui reprocher son orgueil, ses colères, son entêtement à refuser d'admettre ses faiblesses et - souvent - à s'en ouvrir, mais son don de soi était inattaquable. Jugée par méconnaissance. Jugée, injustement. Elle en avait frappé Rainiers à la première occasion qu'il lui avait offerte, révoltée par le dédain qu'il avait appliqué en plus en la regardant. Avec Samsa, beaucoup de choses fonctionnent à la provocation, et l'Intendant n'avait pas eu conscience de ses mots et des conséquences prévisibles qui allaient en découler. Parce qu'il ne la connaissait pas, tout bonnement. Elle avait eu un poing en retour - doux poing, douce souffrance, toujours moins terrible que celle qui tournait en son âme et dont elle n'avait fait que stopper l'avancée, ici - mais était rentrée à son campement complètement cassée.

Cette histoire, c'était toujours la même : elle n'en faisait jamais assez. Ce n'était jamais assez bien. Elle tenait là où beaucoup avait déjà jeté l'éponge, là où beaucoup imploraient déjà la pitié et la fin ; elle ne suppliait pas. Elle n'implorait pas. Mais c'était déjà trop. Elle n'avait le droit que de se taire et de ne pas exister. Une situation qu'elle vivait de plus en plus mal depuis son accident, où elle ne demandait qu'à vivre un petit peu, comme les autres. "Vous leur avez donné six mois, et j'aimerais juste... j'aurais aimé que vous me donniez le quart de ça pardi" avait-elle dit à Alcimane lors de leur brève virée à La Rochelle. Le rappel l'emplit de colère et elle accélère son rythme physique, insensible à la douleur thoracique qui pointe sous le nouveau régime. Occultant tout, en réalité. Elle ne veut qu'une chose : faire assez d'efforts pour exprimer et apaiser sa colère. Quitte à se faire réellement mal, parce que c'est comme ça qu'elle fonctionne : si elle ne fait rien, elle claque. Si elle fait quelque chose, elle n'a plus qu'une chance sur deux de claquer - et le claquage physique est toujours plus agréable que le claquage mental.
Elle est subitement interrompue par son chien qui vient se mettre sur elle, s'allongeant. Il n'est pas très lourd avec sa trentaine de kilos, mais Cerbère n'a plus la force. Elle a mal alors qu'elle s'arrête enfin, grimace alors que ses organes souffrent - et que le canidé lui lèche un peu le visage.


-Ça va, ça va pardi. Elle est essoufflée. Tu sais, ce n'est pas... enfin... il m'a mise en colère bien sûr pardi. Mais je suis véritablement en colère parce qu'il m'a dit qu'Alcimane avait besoin de moi à Limoges, tu vois ? Je sais que c'est vrai. Mais... moi... ? Personne ne s'est soucié de ce dont moi j'avais besoin pardi. Elle lui gratta un peu la tête, redressant la sienne pour le regarder avant de la reposer et de regarder le ciel. Sauf toi. Et ça, tu vois, je ne l'admets pas développe-t-elle en redressant la tête de nouveau. Je veux dire... je n'admets pas que ce qu'il me dise puisse me faire ressentir de la colère contre l'évidence de ce qu'Alcimane devait choisir. Non, même, il n'y a jamais eu de choix, "le devoir ou moi". Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne té. Elle fait ce qu'elle doit faire ; c'est difficile pour elle aussi, et à sa place, j'aimerais me sentir soutenue. Je pense que c'est ce que je fais, vraiment du mieux que je le peux. Je sais qu'elle le sait, et c'est le plus important.

Elle tend la main vers son godet de whisky rempli pour en avaler une lampée qui la fait grimacer, toujours allongée, clouée au sol par son propre chien.

-Il ne sait rien de moi pardi. C'est un con, de juger sans savoir. Il croit quoi, franchement ? Que j'en suis là où lui il en est, à trouver la situation enquiquinante depuis quoi, deux semaines ? Trois té ? Quatre, Samsa. Bientôt la fin ? Il rigolerait moins si je le suspendais par les pieds pendant six mois et que je lui disais de la fermer quand il commencerait à dire que, tout de même, c'est inconfortable té. Mieux, je lui dirais de la fermer, et quand il commencera à devenir violet et qu'il ouvrira encore la bouche, je lui dirais qu'il exagère té ! "Barrez-vous" qu'il m'a dit ! Une nouvelle gorgée. Tu vois, c'est exactement - EXACTEMENT - à cause des gens comme lui que le monde part en couilles aussi vite : au moindre problème, ils jettent l'éponge pardi. Ils abandonnent, ils se barrent quelque part "parce qu'ils ont le choix" et laissent la merde, au mieux à d'autres personnes "normales", au pire à des vautours qui vont se dépêcher de s'accaparer les miettes et d'enfoncer la situation parce qu'ils n'agissent que pour eux-mêmes, et non pour un concept, un idéal té. Elle redresse encore la tête et regarde Falco qui en fait autant, la langue pendante, pas décidé à bouger. C'est vrai qu'en pratique, j'ai le choix, tu sais ; je n'ai pas de couteaux sous la gorge - et même là, on l'a toujours. Mais le véritable Honneur, le véritable Courage, la véritable Loyauté, c'est parfois de refuser le choix. Et au fond, c'est ce qu'Alcimane fait aussi té.

Et c'est pour ça que Samsa est là, en Limousin, et pas ailleurs. Là, dans son coin, à manipuler des branches et de l'herbe toute la journée. Elle n'a plus la force d'agir, d'endurer : elle a été contre sa nature pendant plus d'une demi-année ; qui peut se targuer d'un tel effort ? Quel Homme peut dire qu'il a marché sur les mains pendant une demi-année ? Lequel peut dire qu'il le fait encore ? Par Amour, elle l'a fait. Par Amour, elle attend, sur les mains. Parce qu'au fond, si Samsa était sur ses pieds, ce serait le monde qui serait à l'envers, sans Alcimane. "Tout ça, c'est dans ta tête" pense Samsa ; "une épreuve. Rien ne te résiste. Tu en sortiras, et tout rentrera dans l'ordre". C'est sûr ; tout passe. C'est ce qu'elle disait. Ce serait simplement plus facile si on ne lui plantait pas un couteau dans le ventre comme Rainiers venait de le faire. Raison de plus pour rester loin. Seule Alcimane compte, et le "Nous" qu'elles forment ; et si Cerbère claque, il n'y a plus de "Nous". CQFD. "Protège-toi".
La cheffe Treiscan commence à essayer de pousser un peu son chien, mais elle est épuisée et ivre. Il pleure brièvement et ne bouge pas. Il sait que sa maîtresse ne doit plus bouger et simplement accéder à la torpeur qui vient.


-T'es chiant ! Mais je t'aime quand même pardi. Alors qu'elle laisse retomber ses bras et ses paupières, le whisky la fait parler encore un peu : j'n'ai rien d'mandé pardi... j'n'ai pas imploré... j'n'ai pas supplié... j'suis pas une égoïste pardi... mais j'ai l'droit d'exister... hein... ?

Il lui lèche le visage - déclenchant légère grimace à la propriétaire de ce dernier -, sans doute pour lui dire de se taire et de dormir, mais elle le prend comme un soutien. En pleine divagation, Cerbère dodeline légèrement de la tête, comme bercée, en chantonnant par provocation et sarcasme ce que, jamais, elle ne demanderait, n'implorerait ou ne supplierait ; en somme, ce qui la rendrait véritablement égoïste, comme Rainiers l'avait jugée.

-On s'en fout, on n'reste pas,
On n'a qu'à s'rendre à Cogotois,
On mang'ra du Galernois
Vous, Keunotor et moi.
On écrit, on s'excuse,
On improvise, on trouve que'qu'chose,
On n'a qu'à dire au Limousin
Qu'on en a marre et puis tant pis.


On s'en fout... on n'reste pas... !
On a qu'à s'tirer à... Cogotois... !
On mang'ra du Galernois té...
Vous, Keunotor et moi...
*

La main s'endort sur la tête de Falco qui a fini par poser la sienne sur le buste de Samsa. Il ne lèvera qu'un sourcil blanchi à la dernière phrase soufflée par la Combattante au sol qui sombre.

-Ne l'prends pas mal, tu seras là... c'est juste qu'il me fallait trois syllabes pour la chanson, et tu n'en as que deux pardi...

* = paroles adaptées de Bénabar - Le dîner

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Samsa
    "Le sommeil n'arrive pas,
    Alors je m'étrangle avec le soleil,
    Et les jours s'estompent en un seul,
    Et le fond de mes yeux bourdonne à cause des choses que je n'ai jamais faites."*



[En exil choisi de mauvaise grâce - jour 5]


Matin.
La nuit a été de plomb pour le Cerbère en gueule de bois qui se fait réveiller par un canidé en manque de petit-déjeuner qui lui lèche le visage en gémissant. Samsa fronce les sourcils, étendue au sol - même pas sur sa paillasse toute neuve, à l'abri de ses branches -, et tente mollement de repousser son chien.


-Laisse-moi dormir, tu ne sais pas et tu ne sauras jamais ce que c'est que d'avoir la gueule de bois pardi. Je voudrais... dormir jusqu'à ce que tout ça soit fini.

Hibernation, mais en été. "Éternation" ? Ça ressemble à "éternuer". Mieux vaut alors la racine latine, aestas : aestanation ? Aestation ? C'est trop compliqué.
Alors qu'elle est en train de sombrer de nouveau dans un sommeil post-alcoolique, Falco gratte un peu sa manche de ses pattes et griffes ; il a faim. Samsa grogne et se retourne.


-Oui, oui ; si je voulais attendre bêtement, j'aurais pu m'enfermer dans une pièce té.

Mais elle est venue ici, ici pour s'occuper. Faire des comas éthyliques à répétition jusqu'à ce qu'Alcimane lui dise "on y va ?", elle aurait pu le faire partout. Mais construire un petit camp et survivre, même si elle est équipée, il n'y avait qu'ici qu'elle pouvait le faire. Éviter à son esprit de sombrer et de partir en lambeaux, c'était ici que ça se passait. Aux nouveaux pleurs de Falco, Samsa soupira fortement et accepta de se lever en ronchonnant pour lui servir son petit-déjeuner avant d'aller s'allonger sur les bords de la rivière pour laisser l'eau l'aider à se réveiller. Plus tard, elle écrira à Alcimane. Elle ne lui parlera pas de l'incident avec Rainiers ; Cerbère n'est pas une rapporteuse. Alcimane a mieux à faire, aussi, que de s'inquiéter de ces problèmes-là. Une chose de plus que Samsa taira et gardera pour elle. Brave Cerbère.
La lettre qui s'envole à la patte du pigeon voyageur, Samsa regarde le soleil. Entre sa somnolence de la matinée et son temps d'écriture, il est temps de manger, et son estomac groggy le matin le lui rappelle. Quelques carottes feront son affaire avant que Samsa ne regarde son chien.


-J'ai écrit à Alcimane qu'on irait probablement chasser, ou pêcher peut-être, mais je me sens vraiment dans le mal té. Alors on va faire autre chose.

Dans ses affaires, elle prend un vieux jeu de carte, prépare du whisky et va enfourcher Guerroyant, s'installant à l'envers sur l'animal qui broute paisiblement - mais semble quand même se poser quelques questions quand il relève la tête un moment.

-Guerroyant, toi et moi, on va jouer à la bataille pardi ! Falco nous départagera aux batailles ; si sa queue commence à remuer vers sa droite, tu gagnes, sinon, c'est moi pardi.

Bizarrement, elle n'avait pas très envie de claquer le tapis de jeu qu'était la croupe de son cheval. Elle mélangea les cartes et commença à jouer. Elle jouait, dans les faits, toute seule, mais ça lui importait peu : elle était heureuse. Le temps défilait et elle ne le voyait pas. Chaque minute qui passait était une minute où son esprit ne s'émiettait pas. Seule, elle parlait à son chien de ses états d'âme, ne s'adressant à son cheval que pour ce qui concernait les cartes. Peu à peu, à force de parler et de continuer à boire, l'âme de Cerbère redemande de nouveau à s'exprimer, à avoir le droit de parler, elle qui est muselée en permanence par la seule volonté de sa propriétaire. Et comme le poids devient lourd, comme aucun humain n'a jamais réussi à tout garder pour lui au-delà d'une certaine durée, comme elle est ici pour se laisser aller, Samsa accepte. L'imagination joue son rôle et la Combattante se croit au milieu d'un groupe de musiciens qui n'existent pas, continuant à retourner ses cartes.

-Nulle part.
Tout est calme et j'ai du breuvage,
De la première qualité de maltage.
Là-bas, nous ne servons pas.
Ooouuuh-ouuh-ouuh, c'est pour ça que j'n'irai... nulle part.
Nulle part,
Faut du cœur et faut du courage,
Et ça a toujours été d'mon âge pardi.
Si j'ai assez de force et de foi,
L'attente est à portée de mes doigts ;
C'est pour ça que j'n'irai nulle part té.


Elle se balance un peu sur le dos de Guerroyant, pas plus perturbé que ça ; en tant que destrier, il en a vu des vertes et des pas mûres avec sa cavalière. Autant dire que ce n'est pas son petit coup de folie et son balancement qui va le déranger. Cerbère reprend sa voix d'Alcimane, grossissement de trait.

-N'restez pas ;
Y’a des pignoufs et des coups-bas,
La peur, les drames et pas d'voyages.
Je vous sais si fragile parfois ;
Oouuh-oouuh-oouuh pardi !
Partez loin de moi !

On a tant de projets à faire,
Tant de fromages à sentir ;
Je vous veux bien et heureuse,
Et vous, vous cherchez à resteeeer !


Quelle interprétation. Plus que discutable. Samsa n'a jamais été très douée dans les arts - pour ne pas dire, complètement nulle. Elle ne sait pas vraiment chanter, ne sait jouer de rien, pas même de la comédie. Mais au fond, elle est sûre que ça ferait sourire un petit bout d'Alcimane, même si le texte est très sérieux, parce que c'est une de ses forces, au Cerbère : elle sait toujours transformer les choses douloureuses en sourires.

-Là-bas, il n'y pas vous !
Et je n'peux rien y chaaannger,
Tout dépend du verbe "partager",
Et moi j'voudrais tout vous donneeerr té.

Nulle part,
Proche de nos vies, de nos villages,
Vous chantez commeuh du carrelage.
Humpf ! Autodérision gratuite.
J’ai beau ne pas vous faire de barrages,
Oouuh-oouh-ouuh,
Vous êtes toujours là : nulle part.


J'ai déjà ma chance, j'ai déjà mes drooiiits !
- N'restez pas -
Et la tendresse qu'là-bas j'n'aurai pas té.
- Nulle part -
Ensemble, nous formons un Nous,
- N'restez pas -
Là-bas, les autres m'ennuient sans vous.
- Nulle part -
Je n'vous perdrai pas en n'allant nulle part,
- N'restez pas -
Je me perds si je pars là-bas !
- Nulle part -
J'ai choisi de faire l'explooiit :
- N'restez pas -
Vous et moi, on n'ira nulle part té !
- Nulle part -

Tout est souffrance et tout est partage,
- N'restez pas -
En Limousin sans rivages,
- Nulle part -
Saturé comm'on n'iiiimaaaagiiiiine pas.
- N'restez pas -
Là-bas, nos rêves ne s'feront pas.
- Nulle part -
C'est pour ça que j'n'irai nulle part.
- N'restez pas -
Je serais malheureuse sans vos bras,
- Nulle part -
Oh, je me perds si je pars là-bas,
- N'restez pas -
C'est pour ça que j'n'iraaaaiiii nulle part pardi !
- Nulle part -
*

Toujours à se balancer sur Guerroyant, même dans les montées de voix, Samsa a continué à jouer à son jeu de cartes sur la croupe de sa monture. Au dernier vers, elle abat ses dernières cartes sur le tas central et l'emporte. De joie, dans son ultime "nulle part", elle tape sa main sur la croupe de Guerroyant qui se contente de lever un peu les fesses avant d'avancer de quelques pas, ayant ainsi fait tomber toutes les cartes.

-Tseuh ! Mauvais perdant pardi ! assène Samsa en tournant sa tête vers lui, toujours installée à l'envers. Ça va que j'ai préservé mon whisky, sinon ta ration d'avoine, tu te la mettais derrière l'oreille ce soir, je te le dis moi !

Elle n'eut, pour seule réponse, que le renâclement d'un cheval qui broute.


* = paroles traduites de Radical Face - Welcome home
** = paroles très adaptées de Jean-Jacques Goldman - Là-bas

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Samsa
    "On doit encore parcourir la terre,
    On doit trouver cent mille sœurs et cent mille frères
    Pour plus jamais être seul dans les cimetières.
    Alors sur la colline du Palatin, par dessus les dômes byzantins,
    Bientôt nous serons postés ; nous armerons nos flèches de diamants
    Pour devenir sagittaires et décrocher, les hautes lumières."
    (Fauve - Les hautes lumières)


[En exil choisi de mauvaise grâce - jour 6]


Il y a des choses qui ne changent pas. Jamais. Ainsi, de la même façon que le ciel sera toujours bleu, même derrière les nuages les plus noirs, Cerbère restera toujours Cerbère, même dans les abysses les plus profondes. Assise sur un rocher au bord de l'eau, midi est passé et Samsa profite des bruits de la nature en buvant son whisky. Son regard est dans le vague, comme désireux de gratter des instants de paix alors qu'une petite voix essaye même de lui dire "reste là, n'y va pas, tu es bien là". Oui, elle est bien. Mais, après les lettres reçues, elle ne peut pas rester. Rester, ce ne serait pas elle, ce ne serait ni Cerbère, ni la Combattante. Et puis, le sujet n'est pas n'importe qui.
Elle cligne des yeux comme pour se ramener à l'instant présent. "Allez, Samsa ; ce ne sera pas long". Il faut le voir comme un autre ravitaillement, en espérant que celui-ci se passera mieux que l'autre. Elle se lève de son rocher et s'étire avant de terminer son godet d'alcool et de siffler son chien.


-On se bouge pardi. Un Cerbère répond toujours quand on l'appelle, pas vrai té ? dit-elle en souriant un peu, une main caressant la tête de Falco.

Elle charge ses vivres qu'elle avait installé et harnache Guerroyant pour l'atteler ensuite à la charrette. Les sangles sont vérifiées, Samsa porte Falco devenu trop vieux pour sauter dans le convoi tout seul, et s'installe à sa place de meneuse. A côté d'elle, son morceau de bois arboré de crins censé imiter un instrument à cordes. Alors qu'elle claque un peu les rênes sur la croupe de Guerroyant pour le lancer au pas, elle se retourne pour regarder son petit camp qu'elle laisse, un pincement au cœur. Elle ne part pas longtemps, mais elle va retrouver un monde où rien ne l'attend, un monde où rien n'aura changé. Elle était bien, là. Avec un léger soupire, elle se remet droite et prend son instrument tout pourri.


-Et si on mettait un peu de musique, avant que je ne repasse l'arbre mort pardi ? Il faut voir ça comme un nouveau voyage ! Oc, voilà !

C'est un voyage. Elle va quelque part, à la rencontre de nouvelles têtes, de découvertes nouvelles. Elle arrivera au soir dans une ville qu'elle ne connait que peu, ce sera partout, n'importe où, sauf en Limousin ! Quelque part dans un lieu indéfini, inexistant, et le temps s'écoulera sans qu'elle ne s'en rende compte. Bientôt, elle sera soit de retour ici, soit de retour auprès d'Alcimane, et ça la rend heureuse.
Les chevilles croisées sur le cale-pieds de la charrette, Cerbère a lâché les rênes, laissant Guerroyant avancer seul et paisiblement pendant qu'elle fait n'importe quoi avec son instrument qui ne ressemble à rien - et qui ne sort presque aucun son.


J'ai pas d'métier,
Je fais que voyager.
Je tiens bien plus à mon chien qu'à mes sous.
Mais pour le dresser
Digue digue dong ... Oooooh !
Faut bien des fois lui sonner les cloches pardi !
*

C'est sur cet air enjoué qu'elle rejoint le chemin, posant finalement son faux luth en arrivant à l'arbre mort. Elle n'a pas oublié le pacte qu'elle avait fait et qu'elle devait respecter : le lâcher-prise reste au camp. En dehors de ce dernier, elle est Cerbère, digne et inchangée ; solide. C'est donc dans le calme, et la gravité au visage, qu'elle rejoindra Tulle ; car mieux vaut, toujours, être en avance plutôt qu'en retard.

* = paroles - sensiblement adaptées - de Rox et Rouky - Chasseur avant tout

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Samsa
    "Il Elle n'a pas trouvé mieux
    Que son lopin de terre,
    Que son vieil arbre tordu au milieu.
    Trouver mieux que la douce lumière du soir près du feu
    Qui réchauffait son père
    Et la troupe entière de ses aïeux.
    Le soleil sur les murs de poussière,
    Il Elle n'a pas trouvé mieux."
    (Francis Cabrel - Les murs de poussière)


[En exil choisi de mauvaise grâce - jour 8.10]


Elle était rentrée la veille. On n'avait pas répondu à son courrier, mais Cerbère avait entendu que la situation s'était apaisée. Ainsi donc, après un bref ravitaillement, elle avait pu rentrer à son camp d'exilée sans attendre beaucoup plus, ni s'inquiéter beaucoup plus. En repassant devant l'arbre mort, l'Animal éteint mais vaillant avait repris avec un sourire apaisé son morceau de bois ornementé de crins. Il ne lui serait pas difficile de se remettre dans la peau de la Samsa paisible, et si la veille n'avait été qu'une journée de rangement suite à son retour, ce jour-ci avait été de la farniente complète. Elle avait dormi la plupart de la journée, appréciant le confort pourtant très sommaire de sa paillasse d'herbes sèches, savourant le luxe de ne rien faire délibérément. Bien que, parfois, elle avait songé pouvoir donner cher pour avoir un massage du dos, elle n'avait globalement pas pensé au temps qui s'écoulait, à où elle était, au monde qui, à quelques lieues, se déchirait. Son esprit avait lâché prise, bien plus sainement qu'avec ses moments de folie et ses monologues à son chien.

Le soir était tombé et Samsa s'était étirée en baillant largement avant d'aller allumer son feu de camp. Devant son abri, elle s'était calée contre un tronc d'arbre mort et creux qu'elle avait ramené la veille, dégustant son dîner en regardant le soleil se coucher derrière les arbres qui se trouvaient de l'autre côté de la rivière. Tout était si calme ; c'était si appréciable. Le monde semblait en pause. A côté d'elle, Falco rongeait un os avec le flegme que la vieillesse insinuait en ses mâchoires et ses mouvements. Samsa le regarda en esquissant un sourire et lui caressa la tête avec tendresse.


-On est bien, là, hein pardi ?

Dans le ciel, les étoiles commençaient à apparaître, et Cerbère s'allongea un peu plus contre son tronc. Contrairement à ses filles, elle n'avait jamais eu de cours d'astronomie. La seule chose qu'elle savait, c'était que l'étoile la plus brillante - l'étoile du Berger - indiquait le Nord. Ça lui avait été utile dans ses voyages. Avec le temps, au fil des récits et des échanges avec les voyageurs, elle avait appris le nom de certaines constellations, parfois leurs histoires. Elle connaissait ainsi celle des chiens de chasse d'Orion, le Dragon, et puis celle de Castor et Pollux. Elle aurait dû être en train de raconter cette histoire-là à Alcimane, quelque part sur les hauteurs d'Armagnac ou de Béarn sans doute. Un moment privilégié de plus qui avait été mis sur pause. Cerbère ne se sentait en tout cas pas mélancolique, ce soir. Elle avait plutôt envie de chanter quelque chose de doux sur le monde, sur cette plénitude qu'elle ressentait. Elle tendit le bras pour prendre son instrument nul qui ne sortait toujours pas un son et avala une gorgée de whisky, sobre. En commençant à toucher les cordes en crins, elle se laissa transporter dans un monde qui entendrait le son que son morceau de bois ne sortirait jamais.

-J'aperçois des arbres verts,
Des roses rouges également pardi.
Je les vois s'épanouir
Pour vous et moi,
Et je me dis tout bas :
"Quel monde merveilleux" té.

Je vois des cieux bleus
Et de blancs nuages ;
L'éclatant jour béni
La sombre nuit sacrée,
Et je me dis tout bas :
"Quel monde merveilleux".

Les couleurs de l'arc-en-ciel,
Si jolies dans le ciel,
Sont aussi sur les visages
Des passants pardi.
Je vois des amis se serrer la main,
Se dire "Comment vas-tu ?" ;
En réalité, ils se disent "je t'aime".

J'entends des bébés pleurer,
Je les vois grandir ;
Ils en apprendront bien plus
Que je n'en saurai jamais,
Et je me dis tout bas :
"Quel monde merveilleux" té.
*

Le rythme avait été très calme, aussi apaisé qu'elle l'était en cette soirée. Son chien avait fini par venir contre elle pour s'allonger, venant sur ses jambes étendues pour pouvoir profiter de Samsa comme oreiller. Elle avait souri tendrement entre deux vers, regrettant peut-être un peu qu'Alcimane ne soit pas là pour partager cela. Certes, ce qui se passait aujourd'hui, comme hier et comme demain - jusqu'à ce qu'on lui dise "tu peux revenir, pour qu'on reparte" -, lui appartenait. C'était à elle, l'expression de faiblesses qu'elle ne pouvait exprimer ailleurs, en dehors de la solitude. Mais ce soir, elle ne souffre pas. Ce soir, elle est bien. Et c'est cela qu'elle aurait voulu partager avec sa compagne.

-Ça te va, si on dort là pardi ? Tu as l'air bien installé té.

Pour toute réponse, le chien soupire, visiblement pas décidé à bouger. Samsa sourit et attrape d'une main sa cape qu'elle pose sur lui principalement. Le feu brûlera encore une bonne partie de la nuit, et tant pis si elle ne sera pas confortable toute la nuit dans cette position. Pour son chien, comme pour tous ceux qu'elle aime, elle veut bien sacrifier son bien-être.

* = paroles traduites de Louis Armstrong - Wonderful world

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Samsa
    "Regarde dans mon coeur,
    Tu verras qu'il n'y a rien à cacher ici.
    Prends-moi comme je suis, prends ma vie,
    Je te la donnerai toute entière, je me sacrifierai.
    Ne me dis pas que ça ne vaut pas la peine de se battre pour ça
    Je n'y peux rien ; il n'y a rien que je ne désire plus.
    Tu sais que c'est vrai :
    Tout ce que je fais, je le fais pour toi."*


[En exil choisi de mauvaise grâce - jour 9.11]


Le matin avait été paisible, Cerbère se réveillant dans la position dans laquelle elle s'était endormie la veille, son chien toujours installé sur elle, sous la cape. Entre les pierres disposées en cercle, le feu s'était éteint quelques heures plus tôt, et le soleil avait déjà bien entamé l'éclaircissement du ciel qu'il illuminerait bientôt. C'est ça, l'été ; coucher tard, lever matin - c'est pas ça qui fait du bien. Samsa avait baillé longuement et s'était étirée légèrement, dérangeant son canin endormi malgré ses efforts ; celui-ci n'avait pas tardé à suivre le rituel, profitant de quelques minutes de caresses avant de se lever pour réclamer sa pitance. Ventre sur pattes.

Matinée passée aux exercices physiques et à la tenue du camp, l'après-midi s'offrait à la Combattante qui réfléchissait à l'ombre d'un arbre. La journée se promettait chaude. Elle pourrait se construire un radeau, simplement par jeu, pour profiter de la rivière ; mais le temps qu'elle le fasse, la journée serait déjà passée. C'était donc peut-être le moment d'aller de l'autre côté de la rivière, dans cet espace dégagé où bien des fleurs poussaient. Cerbère avait écrit à Alcimane qu'elle irait voir ; elle reconnaissait les coquelicots de loin mais ignorait tout des autres fleurs. Elle en reconnaîtrait peut-être - ou pas, surtout. Elle retira sa cotte de mailles, ne gardant que sa chemise de lin lui servant de piètre gambison et ses bandes entourant sa poitrine. Pas question d'abîmer son cher haubert ! D'un sifflement, elle appela Falco et alla mettre le licol en corde à Guerroyant, lui retirant ses entraves et le sortant de son enclos.


-Baignade, broutage et paressage au programme pardi !

Et qu'importe les néologismes.
Cerbère enfourcha son cheval à cru et le dirigea vers la rivière pour la traverser. L'eau était fraîche mais elle restait agréable, alors que le soleil tapait fort à travers poils animaliers et tissu humain. L'étalon bai s'arrêta lorsqu'il avait encore pieds pour jouer d'un antérieur dans l'eau, arrosant quelque peu sa cavalière au passage, qui trouva à en rire. Falco, lui, semblait apprécier l'idée, nageant déjà avec énergie. La rivière n'était pas très large, une dizaine de mètres à peine probablement, et la traversée fut ainsi de courte durée. En arrivant sur la nouvelle berge, Cerbère mit pieds à terre, s'ébrouant aussi mauvaisement qu'un être humain peut le faire, pendant que chien et cheval montrait l'exemple. Elle remit les entraves à Guerroyant et le laisser brouter la nouvelle herbe, allant, elle, explorer les divers fleurs.


-Je n'ai aucune idée du nom de la plupart de ces fleurs pardi. Coquelicots... boutons d'or... ah, un bleuet ! Tu crois qu'Alcimane saurait comment s'appelle cette fleur violette té ? Je ne sais pas... Hé d'ailleurs, abois si tu trouves de la lavande !

Fleur iconique d'Alcimane. Dès que Cerbère trouvait l'occasion d'en avoir, elle sautait dessus. Elle avait vaillamment combattu Sadella en lice pour un brin - trois fois ! Autant déterminée à la vaincre qu'à avoir le brin -, avait troqué son savon limousin lors de son voyage à La Rochelle pour un savon à la lavande à lui offrir ; même le peigne qu'elle avait offert à Alcimane pour son anniversaire en portait les gravures. C'était une façon de lui démontrer son amour.
Elle s'allongea après plusieurs minutes passées à explorer, les narines au piètre odorat frémissant malgré tout, et s'allongea parmi l'herbe et les fleurs pour sécher au soleil, bien installée sur le dos et les mains croisées derrière sa tête.


-Tu sais ce qui est idiot, Falco ? C'est que je connais la plupart des significations des fleurs pardi. Je fais attention, tu vois ; c'est la symbolique té. On n'offre pas une rose jaune ou des narcisses pardi ! Mais ici, je ne saurais pas associer le nom aux images té. C'est bête, j'aurais pu composer un bouquet sur une chanson de fleurs pardi. Comme euh...

La marjolaine parfumée
Dit que vous êtes courtisée,
Andouillette té.
La primevère vous avoue
Que nuit et jour, je n'ai que vous
En tête.
Le myosotis vous soufflera :
"Mon Aimée, ne m'oubliez pas.
Belette."
La rose rouge au cœur ardent
C'est le mien qui, passionnément,
Vous aime pardi.
Le bouton d'or, c'est le signal
Que nous avons le même idéal :
... L'absence de problème pardi ?**


Elle sourit avec amusement alors qu'elle a cueilli un bouton d'or qu'elle fait tourner entre ses doigts. Elle tourne la tête pour regarder Falco qui a trouvé un morceau de bois à ronger, ouvrant parfois la gueule vers quelques insectes volants comme s'il voulait les chasser ; il ne fait que jouer, et c'est plaisant à voir. Alors que Cerbère poursuit dans sa tête des couplets aux rythmes et rimes improbables, un nez doux vient brouter d'elle et Samsa agite une main !

-Mais ! Ne va pas raser la beauté de mon espace pardi ! Va brouter ailleurs, oust té !

Nonchalant- surtout incommodé -, Guerroyant s'éloigne, et pendant que les animaux font fonctionner leurs mâchoires, la Combattante, elle, tape sa meilleure sieste au soleil entre deux rêveries florales.

* = paroles traduites de Bryan Adams - Everything I do
** = paroles - sensiblement adaptées - de Henri Salvador - Le langage des fleurs

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Samsa
    "Dans le jardin des rêves
    On ne fleurit pas les tombes.
    Les yeux grands ouverts,
    On repasse son prochain.
    En un battement de cils,
    On embrasse Cerbère ;
    D'un revers de la main
    On tamise les désert."
    (Da Silva - Villa rosa)


[En exil choisi de mauvaise grâce - jour 14.16]


-Faux. Fumée. Feuille. Fouille pardi. Fin.

C'est en faisant des pompes que, cette fois, Samsa récite des mots commençant par la lettre F. F, parce qu'il y a un F sur la formule gravée sur sa rame - formule dont elle n'a toujours pas compris le sens. Ces derniers jours, elle les a consacrés à la construction : un radeau, d'abord, pour aller naviguer gentiment sur la rivière - pas très loin - avec sa rame. Puis un bas-fourneau. Elle n'avait rien à forger, pas l'ombre d'un charbon de bois, mais elle se débrouilla avec du bois simple comme combustible pour être capable de réparer les pièces métalliques de la vieille charrette, s'aidant en guise d'enclume et de marteau de rochers. Elle avait aussi amélioré son abri : ce n'était plus un simple appentis mais une hutte développée, qui ressemblait assez à celle d'un castor. Le coin de Samsa avait maintenant la véritable apparence d'un petit campement, et elle était satisfaite de l'améliorer un petit peu chaque jour.

La période du relâchement était passé et une autre enchainait, celle du travail. Travailler pour oublier le temps qui passe et voir quelque chose avancer - son campement. Celui de la souffrance physique aussi : Cerbère s'astreignait à moins s'hydrater et à s'épuiser dans ses exercices quotidiens. De sa vingtaine de pompes quotidiennes, elle en était passée à une cinquantaine par demi-journée. L'Animal a toujours eu une carrure charpentée, porteuse, propice à l'effort physique. Sa taille, peu élancée - un mètre soixante-quatre moderne -, accentue une impression de masse qu'elle n'égale pourtant pas quand on la met à côté d'un homme à tout point équivalent en terme de rapport. Les muscles, racés et bien liés mais point trop démarqués car Cerbère n'est pas une bodybuildeuse, soutenus par un mental en titane, sont réserves de puissance qui dépassent de loin ce qu'on pourrait attendre d'eux en terme d'endurance dès lors qu'on parle de puissance et non d'endurance pure. Dépasser ses limites, c'est ainsi pour Samsa l'occasion d'éprouver ce corps qu'elle chérit - Déos, qu'elle serait malheureuse si elle se retrouvait diminuée ! -, au service de son destin et de son identité, et de renforcer son mental, d'en chasser tout ce qui le parasite et la ronge ainsi. Sa musculature, sa force, c'est toute la vie de Samsa. Sans cela, elle considère n'être utile à rien et, par extension, n'être rien.


-Fauteuil pardi ! lâche-t-elle avant de s'écrouler, au bout d'une ultime pompe.

Reprenant sa respiration au sol, transpirant largement, les muscles en feu, Cerbère savoure la fin de l'effort. Cette sensation-là, rien que cette sensation-là, vaut toute la souffrance qu'elle a enduré plus tôt. Peut-être y fait-elle un parallèle avec certaines situations vécues. Sans doute, même. Le nez dans l'herbe, elle inspire longuement la fraîcheur malgré le soleil qui tape, le cœur presque douloureux de battre si fort, mais qu'importe : elle ressent la fin de quelque chose. Attentionné, car les chiens savent toujours quand un grain de sable grippe la machine, Falco vient près de sa propriétaire pour fouiller de la truffe vers son visage, le lui lécher un peu. Cerbère grimace un peu et se retourne sur le dos.


-Humpf, ça va ! Je suis là té.

Les yeux clos sous le soleil, le manque d'eau et d'oxygène qui se fait sentir, Cerbère divague un peu. La bouche sèche, presque comateuse au soleil pour encore une dizaine de minutes, elle chantonne légèrement, s'imaginant qu'Alcimane est là, tout à côté, allongée la tête contre son épaule, et l'entend ainsi. Douce illusion dont Samsa se remettra mais qui, en l'instant, la berce et apaise son coeur qui s'apaise de son effort précédent.

-Prends juste ma main,
Tombe à nouveau amoureuse de moi pardi.
Enfuyons-nous à l'endroit
Où l'amour nous a d'abord trouvées ;
Enfuyons-nous pour la journée
Pas besoin d'avoir qui que ce soit autour de nous té.
Quand tout dans l'amour devient si compliqué,
Il suffit d'une journée pour changer ça.
Ce que j'ai à dire ne peut attendre,
Tout ce que j'ai besoin est une journée pardi...
Donc enfuyons-nous...
Enfuyons-nous, juste pour la journée.
Enfuyons-nous... Enfuyons-nous...*


* = paroles traduites de Bruno Mars - Runaway

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Samsa
    "Il y a un royaume derrière ces arbres
    Où les oubliés sont finalement retrouvés.
    Touche la brise de tes plumes
    Et quitte le sol."*


[En exil choisi de mauvaise grâce - jour 15.17]


Petit-déjeuner.
Les vivres ont diminué à vue d’œil et la chasse ne suffit pas à nourrir Samsa et son chien - Guerroyant se contentant, lui, très bien d'herbe. Le soleil est levé depuis quelques heures et Cerbère et Falco sont chacun occupés à une activité fort importante : nettoyer un os. Un côtelette d'agneau pour chacun. Si la mastication est activité essentielle à toute santé mentale de canidé, il est pourtant étonnant de remarquer que Samsa trouve aussi une certaine sérénité dans l'action. Elle a été élevée avec les chevaux que son père élevait, loin d'une meute de chiens, mais c'est pourtant de cet animal dont elle a pris bien des façons : montrer les dents, gronder, remuer légèrement le derrière sur sa chaise lorsqu'elle est contente... Elle a cette même façon qu'eux de protéger sa pitance lorsqu'elle mange, de s'apaiser en rongeant ou de se sentir bien en creusant. Les deux derniers comportements étant mal acceptés, même par elle, elle ne les exécute jamais. Sauf, comme ici, où elle est libre de faire ce qu'elle veut - et Déos, ce que c'est bon !
Pour construire son bas-fourneau en terre, elle a d'ailleurs dû creuser et s'en est donnée à cœur joie. L'action est, en effet, libératrice de stress.


-On repart aujourd'hui, tu sais té. On a du monde à voir.Elle ronge un peu son os, Falco en faisant autant. Mais ça va aller. J'crois que je vais bien. Enfin, mieux que quand je suis arrivée ici, tu vois ? Je me sens plus... équilibrée. Je bois moins, tu as remarqué ? Je parle du whisky pardi. Elle regarde son os pour évaluer les zones restantes à nettoyer et s'y attaquer. Enfin, je crois juste que je suis rentrée dans une sorte de schéma, tu vois pardi ? Le blasement, tout simplement.

Ici, elle avait ses petits projets, tellement dérisoires en comparaison du reste du monde. Chaque petite réalisation était une victoire ; le reste ne l'intéressait plus. Ici, Cerbère s'était coupée de ses espérances ; il ne lui restait plus que quelques rêves épisodiques, lorsqu'elle était ivre ou endormie, ou en état cérébral secondaire, en tout cas. C'est l'espoir qui fait mal, toujours : lui qui engendre les attentes, les déceptions, qui entretient tout cela. Dans un tel moment, quand il n'y a plus d'espoir, il n'y a plus de souffrance. Tout est en pause pour Cerbère. Finalement, elle a réussi à se mettre en état d'hibernation.

Lorsque l'os finit d'être nettoyé et mâchouillé, Samsa creuse un trou près des berges. Elle n'en a pas l'air, mais elle savoure l'instant. Tout à l'heure, elle sera à Tulle sans qu'elle ne sache bien pourquoi - si ce n'est se ravitailler - ; elle verra des gens qu'elle aime mais elle sait, au fond d'elle, qu'elle voudra venir se rendormir ici jusqu'à s'oublier elle-même. En rangeant ses affaires dans la charrette, elle chantonne en s'adressant à son chien, commençant à se remettre dans la peau de la Samsa que tout un chacun connaissait :


-Nous sommes des chiens,
Et les chiens quand ils sentent la compagnie,
Ils se dérangent, ils se décolliérisent,
Et posent leur os comme on pose sa cigarette quand on a quelque chose d'urgent à faire
Même et de préférence si l'urgence contient l'idée de vous foutre sur la margoulette pardi.

Je n'écris pas comme César ou comme Alexandre
Je cause et je gueule comme un chien

Je suis un chien pardi.**


* = paroles traduites de Owl City - To the sky
** = paroles un poil modifiées de Léo Ferré - Le chien

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