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[Les cellules] De profundis animae

Kékidi!
Elle dort. Elle dort, et il la regarde. Il sourirait presque, si l'on éclairait ses lèvres. Elle dormira longtemps. René sait lire la fatigue, le besoin. Il a vu que, plus que tout, elle avait un énorme besoin de sommeil. Il a répondu à l'appel, il a comblé son besoin. Maintenant, il la regarde dormir. Dans une autre vie, peut-être, il aurait pu... L'avait l'air bien fendante, et le René n'avait plus connu femme depuis... Suffit! Non, cette femme était réellement malsaine pour lui... Elle lui réveillait les pires souvenirs. Souvenirs qu'il avait tâché de mettre sous clé, et de ne jamais libérer. Est-ce sa présence? Sont-ce ses questions? Un livre ouvert fait sauter de façon déconcertante d'une page à une autre, et alors que l'on s'imaginait en train de lire la fin, on prend parfois conscience que ce sont les quelques mots du début que l'on a sous les yeux. C'était un peu ce qui était arrivé à René. La question de la rousse sur sa boîte à pharmacie avait ouvert le chapitre Castillon, où il l'avait reçue. Les circonstances l'entourant, les rencontres effectuées...

C'était voilà plusieurs années, avant qu'il ne rencontre la Licorne. C'était même à la suite de cela qu'il l'avait rencontrée, en fait, indirectement. Mais passons.

De Castillon, l'esprit avait poussé plus loin, plus profondément, bien au-delà de là où il aurait dû rester. Il s'était aventuré, une torche à la main, dans un marécage fangeux et putride, un cloaque immonde et détesté qui n'était autre que ses souvenirs d'enfance. Marécages emplis de monstres d'une horreur telle qu'il pouvait vomir à trop les approcher. Et est-ce un géant de 2 mètres, celui qui tient cette torche, qui s'aventure, de l'eau croupie jusqu'à la ceinture, des moustiques lui sautant à la face, emplissant le moindre de ses orifices, oreilles, nez, même les yeux s'ils l'avaient pu? Ou bien simplement un jeune garçon de quelques années, haut comme trois pommes?
Dans les dédales de ce marécage, René aussi avait touché un souvenir. Et un grand cri s'échappe de la bouche du jeune garçon, alors que le monstre se jette sur lui, avant que de l'engloutir...

Nuit. Sommeil. Couvertures chaudes, sur pieds gelés. Bruit de ronflements. Dortoir de moines. Bonheur du sommeil du juste. Et soudain...

Soudain...

Le contact. Un contact froid, presque visqueux. Est-ce un serpent? Est-ce une araignée, cette horreur qu'il sent remonter le long de sa jambe?
Froid. Les couvertures s'ôtent. Il ne se réveille pas encore. Il est couché sur le côté, la tête à même sa paillasse. Le froid remonte, incarné par un contact horrible, qui vient s'insinuer même au niveau de ses parties les plus intimes. Contact qui touche, qui tire.
Pas comme celui d'une femme, comme il le saurait dans quelques années, doux, tendre, câlin, presque... maternel.
Celui-ci est masculin, grossier, presque... Ivrogne. Odeur d'alcool. Odeur de souffle fétide. Ail. Fromage. Vin.

Vas-tu te retourner, René? Vas-tu prendre conscience de ce qui est au-dessus de toi? Vas-tu aller jusqu'au bout de l'horreur?

L'enfant s'éveille. Instinctivement, il se met sur le dos, serre les jambes. Et là...

Cri. Dans sa tête. Dans son être.

Retour.

René est là, à nouveau, face à une rousse endormie. Le début d'assoupissement qui commençait à le prendre s'est estompé. Il se redresse, les yeux perclus de fatigue, lui aussi. Il doit être près de 2 ou 3 heures du matin. Il n'a que peu dormi. Et ne dormira plus beaucoup, de toute façon.
Le cri, lui, était réel.


LAISSEZ MOI SORTIR! LAISSEZ MOI SORTIR! JE DOIS ALLER LES RETROUVER! LES SAUVER! ILS...ILS SONT EN DANGERS.

Par Pitié...

Par...Pitié...

...pitié...


Enervement. Bordel, qu'est ce que c'était que tout ça? Il était heureux, morbleu! Il ne se posait pas de questions! Quelle était cette sorcière qui lui retournait l'esprit, comme terre d'automne sous la charrue du laboureur? Enervement. Capediou, il va se le faire!

Gros heurt du poing sur la porte. Le son filtre, faiblement, à travers le bois, mais il a ressenti. Horreur. Peur. Désarroi. Misère. Il en est presque heureux, de cette larve dans la cellule. Inconsciemment, il a envie déjà de le tuer. Mais en fera-t-il quelque chose?
Il ne fera rien. Mais le poing, violemment sur la porte, est accompagné.


- " Oh, La PAIX ! Par le Christ ! "

Il n'a cure de la détresse du malheureux. Il s'est fermé. Face à un multiple, c'est là la seule protection. L'un des seuls enseignements qu'il a reçu de l'inquisiteur. Il avait connu, l'inquisiteur. Un grand maigre, au nez de piaf, qui lui avait collé des trouilles bleues pour tenter d'extraire quelque démon de son corps qui, selon cet abruti au nez rougi et aux croûtes purulentes, lui avait donné cette couleur noirâtre. Le seul souvenir de leurs rencontres, quasiment:

Fermer son esprit. Ne pas laisser prise.

Les démons connaissent chaque recoin du destin de chacun. Et c'est là leur pire arme. Avec les inquisiteurs merdeux... Il s'en souvenait encore, la nuit. Dans les nuits de cauchemars, il était l'un de ses personnages préférés.
Il avance, René. Il a compris qu'il devait agir. Il avance jusqu'à la rousse endormie, belle au bois dormant assez inhabituelle dans des catacombes comme celles-ci, et lui baise le front, doucement, du bout des lèvres. Il sait qu'il ne devrait pas faire ça. Quelle justification, si elle se réveille? Mais il le fait, car il sait qu'il le peut: elle dort trop profondément, avec trop de fatigue. Elle ne se souviendra de rien. Se retourne. Avance jusqu'à la porte, sac de provendes à un bras, couverture à un autre, et ouvre la porte. Bruits de gonds qui auraient besoin d'être huilés. Faible lumière, à l'intérieur. Il entre.

Le duel a commencé. Il doit frapper vite. Couronné extérieur, attendant une parade en quinte. "Vamos!".


- " Tu es seul, chevalier. Seulement toi et moi. Ils n'existent pas, ou plus. "

Comment sait-il? Déduction. "Ils sont en danger" ne correspond pas du tout au temps présent. La peur qu'il y lit est trop forte pour celle d'une citadelle qui dort paisiblement. Il a frappé à l'aveuglette. Il a parié. Comme l'on peut démarrer, face à un adversaire que l'on a dans le dos. Ce qui correspondrait bien à la situation, d'ailleurs: car il ne voit pas son adversaire. Pas encore, en tout cas. Quand on se bat dans le noir, mieux vaut pouvoir situer où est l'agresseur, et d'où viendra l'attaque...

Un pas en arrière. Fente avant, vers le ventre.


- " Alors ? Heureux ? Ca fait quel effet, de passer du Louvre aux caves de Ryes ? "

Il tutoie. Ca fait plus mal. Moins de distance entre eux deux. Moins de distance, plus d'efficacité. Le verbe est une arme. Et René se replace en garde, le sac au côté, étalant la couverture sur lui. Il ouvre le sac. Une pomme. Croque.

Frappe oblique, à la tête.


- " Tu as faim, chevalier? "d'un ton doucereux, presque acide. Agressif.
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"Un tavernier sachant tavernir doit savoir tavernir sans sa serveuse, nan?"

René Dangieu, à vot' service. Mais on m'appelle "Kékidi" aussi. 'Jamais compris pourquoi, d'ailleurs...Hein? Kékidi?
Enguerrand_de_lazare
Il entendait des bruits à nouveau, provenant de l’autre côté de la porte de bois. Rien de réellement discernable, chaque son étant presque entièrement étouffé par l’épaisseur du panneau, destiné avant toute chose à laisser les prisonniers s’époumoner à hurler à l’aide ou jurer par tous les diables de l’enfer à l’encontre de leurs geôliers.
Bruits de pas ?
Violent coup asséné à la porte, surprenant le cavalier par sa force et sa brutalité. Qui donc avait assez de puissance pour asséner pareil martèlement. Cerridween, malgré sa condition physique, ne pouvait parvenir à cela. Ce devait donc être l’autre, l’aide qu’elle avait apportée dans cet antre souterrain.


- " Oh, La PAIX ! Par le Christ ! "

C’était donc cela. Celui là avait visiblement pris les choses en main. Debout dans sa cellule, bras en arrière, chaine tendue prête, si elle n’avait été si solide, à se rompre, il attendait, comme attiré qu'il était par cette porte, là à quelques pas seulement de lui.
La voix était forte. Puissante. Courroucée.
Faible sentiment d’espoir s’insinuant dans les pensées du licorneux. Peut être serait ce là solution. Peut être la violence et les menaces auraient raison de cet Autre qui l'habitait. Déjà en son esprit les événements s’accéléraient. Oui. Voilà le moyen d’y parvenir. Affrontement direct avec une autre puissance. Des deux combattants l’un sombrerait forcément.
A moins.
A moins qu’ils ne succombent tous deux.
Pire encore, que cet Autre, ivre de rage et de puissance, ne prenne à jamais place en son esprit.
Frisson d’effroi traversant le corps du cavalier, tandis que, tapis au tréfond de sa conscience, Sa voix semblait comme ricaner par avance de ce qui allait se dérouler, se délectant des vains espoirs habitant encore celui qu’il était, savourant déjà souffrance et colère qui bientôt reviendraient le hanter.

Un loquet grinçant. La porte pivotant sur ses charnières, et c’est la silhouette d’un géant qui se découpa soudain dans l’encadrement. Quelques instants d’éblouissements, ses yeux tentant de s’habituer à la lumière filtrant difficilement dans le peu d’espace laissé par la carrure imposante du nouveau venu.
Noir de peau. Ironie du sort d’être face à face avec cet homme, lui qui était depuis des mois maintenant, en proie aux pires cauchemars, perfides hallucinations le ramenant sans cesse dans cet orient lointain.
Il le connaissait. Tout du moins il se souvenait l’avoir croisé en la forteresse. Lentement, ses pensées s’organisèrent, son esprit soulagé d’avoir à se concentrer sur autre chose que ses souffrances actuelles.
Plissement des paupières. Léger relâchement de la tension sur ces chaines le gardant prisonnier.
Oui. Ce géantin là n’était il pas celui qui avait élu domicile en la taverne de Ryès. Le sourd. Kékidi. Il ne se souvenait plus l’avoir déjà côtoyé. Peut être quelques fois croisé en les couloirs de la Licorne.
Il y a avait longtemps, si longtemps, qu’il n’avait fréquenté cette taverne.


- " Tu es seul, chevalier. Seulement toi et moi. Ils n'existent pas, ou plus. "

Oui, seul, il l’était. Il le savait maintenant. Il avait rêvé. Hallucinations rendues plus puissantes encore par le manque de ce pavot qui lui avait été confisqué par la rousse. Souvenirs d’une époque à jamais révolue, instants de bonheur qui furent ceux qui avaient fait de lui ce qu’il était, fondations qu’il avait cru solides assez pour pouvoir tout affronter, tout supporter, mais qui depuis long temps déjà s’effritaient peu à peu. Inlassablement. Inexorablement.
Bouffée de remords. De regrets. De haine, à l’évocation de ces visions. Elles semblaient si réelles. Si proches.
Ses enfants ! Sa femme !
Agitation du cavalier, traits tirés soudain par la douleur, mains se crispant involontairement.
Ils étaient en danger. Ils…
Non. L’Autre. C’était là Son œuvre. Cruel et sans pitié, il s’était glissé dans ces quelques instants de calme pour distiller sa rage et sa rancœur, détruisant même là tout ce à quoi il avait pu tenir. Il ne devait pas céder. Il ne devait pas s’avouer vaincu par de si pitoyables actes.
Seul il l’avait été, oui. Mais depuis plusieurs années maintenant, il avait retrouvé ami, famille. Amour. A cela il devait se rattacher. Ce seraient ses armes pour affronter ses démons.
Lentement, son pouls ralentit, sa respiration se faisant plus calme. Fixant à nouveau le géant des yeux, il plongea son regard dans le sien, tentant de sonder ce qu’il pouvait penser.
Reculant d’un pas, celui-ci reprit la parole.


- " Alors ? Heureux ? Ca fait quel effet, de passer du Louvre aux caves de Ryes ? "

Le Louvre. Voilà au moins souvenirs qu’il ne regretterait que fort peu.
Il sentait le dédain dans la voix de son adversaire. Il avait compris le sens de ces paroles volontairement blessantes, réductrices. Il voulait Le voir à nouveau surgir. L’affronter. D’homme à homme. Ce géant là semblait avoir compris la situation et paraissait connaître les clés pour la résoudre.
Mais lui. Lui ne voulait pas céder. Il ne voulait pas laisser s’avancer cet Autre qui pourtant en ce moment même hurlait et ruait tel lion en cage. Il lui brulait de répondre. Bondir. Crier. Invectiver. Mais s’il Le laissait reprendre le dessus, il n’aurait plus aucun contrôle, réduit qu’il serait à la position de simple observateur, ombre affaiblie prisonnière de quelque recoin de son âme, incapable de la moindre action, condamné à assister à ce duel qui pourrait être le dernier.
Résister. De toute la force de sa conscience, il menait à nouveau lutte intérieure, tentant de garder fermée la porte de ses souffrances profondes.
Ne pas répondre à l’agression. Ne pas se laisser submerger.
Lutter.


- " Tu as faim, chevalier? "

Nouvel assaut. Perfide. La voix s’était faite agressive. Lui qui n’avait mangé miette depuis…depuis quand déjà…nul possibilité de s’en souvenir, le temps étant comme suspendu en ces lieux désolés. Lui qui sentait son ventre hurler de faim se voyait affliger l’image du géant mangeant pomme juteuse à pleine dent.
Nouvelle provocation.
Déferlement de rage prêt à submerger les dernières défenses de son âme. Douleur violente enserrant sa poitrine, coupant le souffle. L’Autre faisait feu de tout bois pour prendre le dessus.
Sa mâchoire se desserra un instant, prête à proférer invectives et injures, exutoire de sa colère contenue.
Il devait lutter. Tenir.
Ne pouvant plus rester sur ses jambes, il se laissa tomber à terre, à genou désormais, les mains plantées dans le sol retourné, tête penchée vers le bas.
La douleur était terrible. Il savait qu’il lui suffirait de se redresser un instant. Cracher ce venin qui l’empoisonnait. Et Il le laisserait. Il reprendrait le contrôle et la douleur s’en irait, faisant place à la hargne pure, déferlement de la fureur contenue.
Une voix, faible, éraillée, se fit entendre, comme murmurée par cet être épuisé.


Laissez…moi…Laissez…nous…Vous n’arriverez pas à le faire sortir. Vous…Il ne faut pas…Je ne veux pas…S’il vient je serai perdu…Je n’aurai…plus aucun contrôle…je…

Douleur à nouveau, vrillant sa tête. Son crâne tout entier comme brulé à vif par l’élan douloureux.

Tais toi, idiot. Tais toi et laisse moi prendre les choses en main. Je sais y faire. Je sais comment l’abattre. Retire toi et regarde !

Enserrant maintenant sa tête à deux mains, il ne pouvait plus prononcer le moindre mot, prêt à perdre conscience…ou à laisser l’Autre diriger son esprit…

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Kékidi!
La plainte est le fruit du désespoir, de la tristesse et/ou de la faiblesse. En tant que tel, René ne la supportait pas.

Il était assis là, croquant une pomme juteuse face à un être en souffrance, perdu dans les méandres d'un esprit si divisé et perdu que le Géant aurait espéré n'avoir jamais à y mettre les pieds, fusse en pensées. Il était face à un autre lui-même, à bien des égards. Les hommes de guerre ont ces regards et ces attitudes qu'il n'est pas besoin d'énoncer pour qu'elles passent des messages clairs et sans ambiguïtés qui fassent comprendre leurs intentions, leurs envies, leurs souffrances parfois. René lisait en lui comme en un livre ouvert. Chevalier comme tant d'autres, d'un Ordre tant éprouvé, composé d'hommes qui auraient voulus devenir des Dieux, propres à recréer un monde plus beau, et moins cruel. Le Chevalier était peut être l'incarnation la plus pompeuse des envies de divinité humaines, loin devant la noblesse et les religions. Le Roy était affirmé comme choisi par Dieu, comme les Nobles, possédant presque des pouvoirs magiques. Le Pape avait cette prestance presque surnaturelle des hommes de foi marchant dans l'ombre de martyrs obscurs et oubliés dont les chairs éparses étaient désormais adorées dans des réceptacles d'or, d'argent et de pierres précieuses. Seuls les chevaliers étaient confrontés avec tant de force à l'abjection de la race humaine, à ces travers perfides et ignobles dont les plus forts se gargarisaient sur les plus faibles, assumant une loi inique et immorale. Le Chevalier était l'élément central du Tout, celui qui permettait au Faible d'espérer face au Fort, et au Fort de craindre. Il était celui qui permettait aux hommes de rester des hommes, et de ne pas se complaire dans leurs travers animaux absurdes, loup ou mouton. Porteur des plus belles choses dont les hommes étaient amplis, il foulait le sol en un sacerdoce permanent, répandant autour de lui l'Altruisme, la Loyauté, le Courage, l'Honneur et la Justice. Mais toute place avait son ombre, et tous les paladins porteurs de la lumière divine ne pouvaient évidemment pas se tirer si facilement des dons qui leur étaient faits.
La Licorne avait pris ces travers à la Chevalerie de plein fouets, en de nombreux exemples dont René n'avait pas entendu parler, mais qu'il pouvait deviner.
La Solitude, couplée à la Désillusion, au Désoeuvrement et à l'Oubli de soi avait constitués des chevaliers noirs, des hommes qui, tentant de faire le bien, avaient été trop faibles pour assumer tant de noirceurs face à eux. Cette noirceur ineffable avait prise racine en eux, les détruisant lentement en un chancre lent et mesquin, mais sûr de son action.

Enguerrand de Lazare n'avait pas été différent des autres. Les histoires étaient différentes au niveau de la forme, mais jamais du fond. Ils auraient pus faire le choix de n'être que de paisibles fermiers, centrés sur leur champ et leur famille. Et ils avaient fait le choix du combat perpétuel et éternel. A la fois contre le Mal qui était autour d'eux, et surtout en eux. Il cherchait, comme tous, le moyen de parvenir à la Pierre Philosophale, cette transformation immaculée du Plomb lourd en Or pur. Ils ciselaient leurs haines, habillaient leurs colères, déguisaient leurs peurs, pour qu'on leur laisse seulement un peu de Paradis, un peu de la sensation d'être utiles et de servir au monde, de façon juste et bonne. Il avait été brisé. Voilà peut être longtemps, ou peut être récemment. Ca, René, sans même être devin, pouvait deviner. Il percevait la solitude latente, la peine refoulée, l'envie de meurtre, les colères profondes et jamais lâchées, les haines contre soi ou ceux qui incarnaient le mal, il percevait ce prime latent et stagnant, soulevé par chaque état d'âme.
René avait passé par les mêmes tourments. Il avait même cherché, après l'utilisation sexuelle, après le manque d'amour, après le désoeuvrement et la solitude, à en finir.
Il était là parce qu'il avait survécu. Parce qu'on l'avait aidé à survivre. Sa vie avait été sauvée par un chevalier. Il avait une dette. Sa seule façon de régler cette dette avait été de se rendre à Ryes, et de mettre sa vie et ses compétences au seul service de ceux à qui l'on ne pensait jamais.

Qui pense jamais à faire à manger à ceux qui luttent? Aux médecins, aux maréchaux, aux miliciens, qui protègent les villes, aux moines qui prient pour le rachat des péchés, et à tous les autres? Qui pensait jamais à ceux qui pensent aux autres? Qui avait jamais pensé à toi, Enguerrand?
René avait décidé que telle serait sa voie. Les écuyers, hommes d'armes et chevaliers pouvaient passer, le temps pouvait s'écouler, le monde s'affaisser, les batailles se suivre et ne pas se ressembler, la table serait toujours servie, le repas serait toujours chaud, et il mettrait toujours tout en oeuvre pour que cette solitude soit compensée par des attentions. On avait sauvé sa vie, il en sauverait d'autres, à sa façon.
Il avait jeté les armes, pour espérer ne plus jamais les brandir. Il avait choisi de se détacher de la violence et de se tourner vers le Bien. Aussi, face à cette loque décharnée et presque implorante, le coeur de René n'était il pas insensible à l'image qu'il avait face à lui.
Voilà ce qu'un homme détruit pouvait devenir. Voilà ce que lui aurait pu devenir. Il se sentait donc presque un devoir face à ce chevalier, perdu et sans aide autre que celle d'une femme rousse épuisée.

Il devait l'aider. Il devait faire surgir ses démons, et l'aider à les combattre. Il devait l'aider. L'union fait la force, un pour tous et tous pour un.

Il était en train de vaciller, lui aussi. Sa colère s'éteignait, comme un feu sur lequel l'on jette des seaux d'eau. La jalousie face à l'attirance de la rousse pour lui, le dégoût face à ce qu'il était, ne pouvaient tenir face à la pitié qui montait en lui, à cette pitié purement humaine pour qui est dans le besoin, qui croissait et menaçait de l'étouffer. Ses yeux, un infime instant changèrent. Les prunelles s'humectèrent furtivement, face à l'image de décrépitude humaine qu'il avait face à lui. Il devait se reprendre, mais n'y parvenait pas. Il était peut être trop humain. Il avait peut être trop perdu de sa hargne. Il espérait qu'on lui donnerait une raison de repartir, de continuer. Car même un géant noir peut, parfois, sembler incapable de s'acquitter d'une tâche. On achève bien les chevaux. Pas un chevalier à terre.

Une chose lui permit de se raccrocher à sa tâche. Un souvenir. Il avait vu les joues de Cerridween. Il avait vu sa douleur. Il avait ressenti sa peine, sa désillusion. Il avait pris pleine tête ses doutes, avalé ses problèmes, pour les mêler aux siens propres.
Il se souvenait de ce que pouvait donner l'impression d'être rabaissé. Il se souvenait de ce que c'était que de se faire passer à tabac. Il se souvenait de la douleur mentale plus que physique de celui qui se persuade qu'il n'est rien. Qu'il ne mérite pas que qui que ce soit vienne lui porter secours. Qu'il est là purement pour mourir. Nouveau Christ sur sa croix, saignant sur sa croix et l'ayant durement mérité.
Le mélange de la douleur de Cerridween et de la sienne le sauva, en le rattachant à de la rancoeur.
Pas elle. Il ne pouvait permettre que qui que ce soit souffre autant que lui. Il était le seul à devoir souffrir. Personne d'autre. SA peine. SA douleur. A lui seul. Il devait l'englober, la circonvenir.

Bien, René, continue...

Il avait vu avec quelle violence l'Autre était là, chez Enguerrand. Il lui vouait désormais une haine sans pitié. Autant pour ce qu'il avait fait à Cerridween que pour la bête sauvage qu'il incarnait.
Et dans une cellule crasseuse, sur de la paille qui n'avait pas été changée depuis belle lurette, René vacilla.
Un sol se fendilla. Une main griffue émergeait d'une fissure. Un Autre en sortait. Celui de René. Celui qui symbolisait toute sa monstruosité. Celle que l'on lui avait toujours montrée. Celui qu'il avait enterré, avec tant de soin. L'Autre émergeait, et chaque brin de terre soulevé était un souvenir atroce, une brimade injustifiée, un coup de grisou verbal qu'on lui adressait. René laissa progressivement la place à l'Autre, à toute sa hargne, à toute sa haine, à toute sa déchéance.
Il se retira lentement, tel un marionnettiste, laissant peu à peu du mou à cette créature émergée de ses profondeurs, à celui qu'il haïssait le plus, mais qui pouvait peut être tous les sauver. Il maintenait les chaînes de cette créature, maintenait les liens qui l'enchainait à sa volonté, à lui.
Il se carapaçonnait simplement de douleur, pour ne pas flancher.

Les poings se serrèrent. Les jointures craquèrent. La pomme éclata dans la poigne énorme.

La ligne rouge approchait. René se tenait encore loin du bord. Il se laissait rapprocher, simplement, petit à petit, pas à pas...


- " Ta gueule. "

Les deux mots claquèrent. Comme une gifle. Comme un coup de lame. Frappe haute, de haut en bas.

- " Je fais ce que je veux, connard. Tu deviens pire qu'une femme au moment de saigner, tu tabasses des gens, tu fais ta grande folle, et après, tu viens me casser les couilles alors que je viens simplement me moquer de la soubrette que tu es devenue?

Moi, ça me fait marrer, de te voir là. Se casser les burnes pendant si longtemps, espérer atteindre des sommets dans cet Ordre, se vouer aux Autres, et être incapable de s'aider soi-même. Petite bite.
Ca fait quoi, de tabasser une femme? T'es heureux? Puissant? Plus facile, hein, de dire que c'est l'Autre, pas vrai? On s'embarasse moins les couilles, ma grande. Ca permet d'avoir les miches peinardes, d'attirer l'attention sur ta gueule, de montrer que tu vas pas bien. Snif, ouin-ouin.

On croirait voir une saloperie de geignard, qui vient de se chopper une fessée. Tu me fais marrer, couillon. Tu vas clamser comme une merde dans un trou à rats, et pour quoi? Pour ne pas avoir réussi à reprendre les commandes de ta vie. Ca ne te fait pas marrer, trou du cul? "


Il lui jette les restes de la pomme. Direction la tête. Oui, il commence à le haïr. A le déprimer, ce glandu. La pomme vole, direction Headshot.

Killing spree. Si avec une telle fente au coeur, cet abruti ne relâche pas les vannes...

La ligne rouge est là. Belle. Accueillante. Rapproches-toi, René, rapproches-toi. Parfois, la violence peut être si douce...

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"Un tavernier sachant tavernir doit savoir tavernir sans sa serveuse, nan?"

René Dangieu, à vot' service. Mais on m'appelle "Kékidi" aussi. 'Jamais compris pourquoi, d'ailleurs...Hein? Kékidi?
Enguerrand_de_lazare
L’air dans la cellule venait de soudain se modifier. Electrique. Lourd. Menaçant. Le géant était resté quelques instants immobile, debout devant lui, sans piper mot. Il sentait, toujours agenouillé sur le sol, quelque chose changer chez le tavernier. La respiration s’était faite plus rapide. Il pouvait percevoir une menace, planant au dessus de leurs têtes, prête à s’abattre sur sa cible à tout instant, dévorant le malheureux qui aurait à subir ses assauts.
Une force bestiale semblait hanter ces murs, prenant petit à petit place au milieu de la scène, emplissant tout l’espace laissé libre, dévorant le moindre recoin de la cellule.
Cette force, cette fois ci, n’émanait pas de lui, pas de cet Autre qui lui semblait si fort, si puissant. Cette force là venait d’ailleurs. D'autre part.
Devant lui ?

Craquement soudain d’articulations mises à mal.
Craquement de ce qui fut pomme, réduite à l’état de miette juteuse par la poigne de Kekidi.

Claquement d’un ordre, presque une injure envahissant l’espace.


Ta gueule !

De surprise, le cavalier leva les yeux vers celui qui venait de prononcer ces deux mots. Remontée lente du regard le long de la silhouette imposante du géant.
Ces yeux. Il croyait soudain voir son propre regard en miroir, plongé sur lui. Brillant d’une lueur noire, lueur de fin des temps, prête à aspirer toute trace de vie qui se présenterait devant elle.
Là, en face de lui, ce n’était plus le Kékidi qu’il avait pu apercevoir, le tavernier de la licorne au franc-parler si particulier et aux manières tout aussi serviables que parfois un peu rustres.
Il avait là une bête. Un monstre de colère. Une hydre dont chaque tête porterait tous les stigmates de la souffrance et de la brutalité. Comment soudain cet être là avait il pu se transformer de la sorte, quittant oripeaux de la normalité comme on retire guenilles, s’effaçant aussi brutalement et sans crier gare, pour laisser place à…ça. Aurait-il lui aussi pareils maux. Pareils fantômes le hantant sans répit.
Il émanait de lui cette colère qu’il connaissait si bien. cette colère toutefois semblait comme contenue, bridée, prisonnière. Si d’aventure celui là laissait libre cours à sa hargne, il ne resterait plus que cadavres sur son chemin.

Il revenait.

Frustration. Bouffée de rage et de dépit envahissant soudain le licorneux. Lui aussi il pourrait. Si seulement on ne l’avait piégé de la sorte. Il pourrait aller sur les routes, explorer villes et villages, assouvir cette inextinguible soif qui lui meurtrissait la chair, lui détruisait lentement le cerveau. Sang. Faire couler ce divin nectar. Se délecter des râles et agonies de ses victimes.

Colère. Il était l’obstacle qui le retenait. Peut être détenait il en quelque recoin de ses vêtements la clé qui le libérerait de ses chaines. Et si d’aventure cela n’était pas le cas, en le tuant maintenant, Il pourrait peut être patienter quelques instants encore. Jusqu’à son retour. Jusqu’à ce qu’elle revienne en la cellule et s’approche de lui.

Désir. Plus que tout, Il voulait la sentir entre ses mains en cet instant précis, toucher du bout de ses doigts cette peau diaphane, humer l’odeur de ses cheveux. Gouter la douceur de ses lèvres. Voir ses prunelles sinoples. Entendre. Entendre son râle d’agonie alors qu’il l’aurait étranglée là, entre ses bras.

Vengeance. Il avait tenu de la même façon le corps de sa femme. Là bas. Il s’était juré de les tuer tous. Un par un. L’avait il fait. Combien avaient péri. Avait-il respecté son serment, celui qu’il avait proféré cette nuit là, devant la tombe des trois piliers qui avaient fait sa vie.

Vision se troublant à nouveau, sous le coup du violent élan de fureur.
Et lui. Là. Ce misérable tavernier. Qui était-il, tout puissant qu’il pouvait se trouver en ce moment pour Lui parler de la sorte.
Pupille allant s’étrécissant, presque imperceptible point noir dans l’ambre de ses yeux. La tempête grondait et les digues, sous peu, allaient céder.
Comment pouvait-il se permettre de venir le narguer. En d’autre temps, il ne se serait même jamais approché de lui pour lui parler.
Un à eux, les verrous de sa conscience cédaient. Explosion des défenses volant en éclat, libérant sans pouvoir de le retenir celui qui était, il y a encore si peu de temps, péniblement retenu par le cavalier.

Pauvre larve ! Je vais te faire ravaler ta verve !

Il allait bondir.
Il le savait.
Élan sans but aucun que d’assouvir son désir de violence, limité toutefois par la tension de ces chaines maudites, double cordon ombilical le reliant encore à ce qu’il était au plus profond de lui. L’Autre avait ressurgi et s’apprêtait à nouveau à déferler en son esprit.

Mais déjà le géant parlait à nouveau.

Invectives. Injures. Humiliation. Tout y était. Il savait y faire.

Ses humeurs lui semblaient comme bouillir en ses veines. Son cœur, prêt à exploser, jaillissant de sa poitrine. Sa bouche, sur le point de hurler, jetant au visage de son adversaire toute la haine qu’il pourrait libérer.
Derniers remparts ébréchés sous les coups de butoir de son Double. Fissurations désormais failles dans son esprit, menaçant de faire se déverser toute la noirceur de cet être de violence.

Non.
Tout cela était trop simple. Trop facile.
Trop dangereux.
S’Il sortait maintenant, jamais il ne pourrait en reprendre le contrôle. Il le savait. Il Le sentait.
D’une prison de pierre il se retrouverait captif de son esprit.
De chaines emprisonnant son corps, il serait désormais retenu par la noirceur de Son esprit.
D’une porte de bois fermant son horizon, il aurait pour toujours vision d’un monde qu’il ne pourrait jamais plus approcher.

A nul moment auparavant Ses assauts n’avaient été aussi violents.
Il devait résister. Encore un peu. Un instant. Gagner quelques infimes parcelles de temps. Lutter était un cet instant pour lui combat homérique se reproduisant à chaque battement de l’univers.
Lutter.
Se calmer. Reprendre place en sa conscience. Repousser l’Autre tant qu’il était aveuglé par la rage et la fureur.
Ne pas écouter cette douleur qui à nouveau lui tordait le corps. Oublier les hurlements résonnant en sa tête. Ignorer le mal rongeant du manque profitant de cette occasion inespérée pour revenir à son tour à l’assaut.
Lentement, pas à pas, pensée après pensée, il refermait les portes de son esprit à cet Autre qui avait manqué une fois de plus le submerger. IL alalit y parvenir. Il allait remporter ce combat. Peut être était ce cela, la clé.
S’il l’avait pu, il aurait jeté regard en direction du géant.

« Tu n’y arriveras pas. Pas ainsi. Le coup était bien tenté, mais je ne Le laisserai jamais sortir de la sorte. Il en va de ma perte. »

Un coup, violent, reçu sur la tête.

Onde de choc irradiant sa conscience. Imperceptible au commencement, puis s’amplifiant peu à peu, pour prendre forme d’une lame de fond comme jamais encore il n'en avait ressentie.

Ouragan.
Cyclone.
Tempête, se levant à nouveau en son esprit, ravageant tout sur son passage, rompant les barrières de fortune à l’instant érigées.
Se levant d’un bond, l'Autre s’était rué vers le géant. Le cavalier n’était plus là. Il n’était maintenant plus que rage et colère. Furie et meurtre. Il allait libre cours à tout ce qu’il avait retenu jusqu’à présent. Le géant avait gagné. Il voulait combat. Il aurait apocalypse. La bête était libre de toute retenue.
Stoppé net dans sa poussée en avant, il cru que ses bras, sous la puissance de la force, allaient céder, rompant net ses articulations. Qu’importe. Si cela pouvait lui faire toucher son adversaire, il était maintenant prêt à en payer le prix.
Hurlement.
Rage.
Ecume s’écoulant de ses lèvres.


JE TE MAUDIS, MISERABLE. TU AS VOULU ME VOIR. JE SUIS ICI. DEVANT TOI.

Ruant à nouveau, il sentait la peau de ses poignets tranchée dans le vif par l’acier mordant. Les protections posées par Cerridween n’étaient plus désormais que souvenirs, pendant par lambeaux autour des bracelets métalliques.

Le licorneux est parti. A jamais. Nous sommes tous les deux. Toi. Et moi. Libère moi et affronte moi. La mort est mienne, peu m’importe de trépasser ce jour.

Un souffle Rauque. Nouvelle poussée en avant.

LIBERE MOI !

Sans un mot de plus, il lui cracha au visage. Geste dérisoire. Impuissance de l’homme retenu par des chaines.

L’Autre avait gagné. Rien ne lui résistait et, sans détour aucun, il s’était rué jusque dans les plus profonds méandres de l’esprit du Licorneux. Prisonnier désormais comme il l’avait craint, celui là tentait vainement de crier, captif qu’il était de sa prison intérieure.

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Kékidi!
Le crachat s'est écrasé sur sa joue, la barrant latéralement. Un déferlement, un maelström émotionnel se déclenche, et René comprend qu'il a gagné. Il aura dû taper fort, mais il aura au moins réussi. Désormais, le duel peut commencer. Il n'y aura plus de limites. Alors il sait comment il doit affronter la rage, la haine et la morgue. Il a sa petite stratégie en tête.

Il éclate de rire. Il éclate d'un rire grave, assez rauque, et éclate presque nerveusement de rire. Un profond haha pour ta tronche, petit con. Il se tient les côtes, René. Il se plie en quatre de rire par terre. C'est probablement l'espèce de fureur qu'il a face à lui qui le fait hurler de rire. Cette espèce de destruction, cette envie de tuer, elle le fait rire. Il est face à son propre épouvantard. Il est face à ses peurs les plus profondes, à la partie de lui qu'il déteste le plus. Il rit. Il se moque. Dans les catacombes de Ryes, une nuit de début d'hiver, un tavernier se moqua d'un chevalier. Remporterait-il la victoire? Cela, lecteur, seule la suite en déciderait.

Les larmes lui montent aux yeux, tellement il rit. Il se bidonne, comme un gamin qui vient de raconter une bonne blague. Il serait plus jeune, il agiterait ses jambes en l'air, les faisant rebondir sur la paille humide du cachot sale et dégueulasse. Mais même les bonnes choses ont une fin. Il se remet en tailleur, et fait finir son fou rire, bien qu'avec quelques difficultés. Il le regarde, l'espèce d'épouvantail face à lui, presque mignon. Il se disait presque qu'un jour, dans ce que l'on appellerait les eighties, on créerait un programme pour les enfants fait de bonhommes qui s'allumeraient comme des torches avant un combat, comme l'espèce de peinture qu'il avait face à lui(1).
Il le regarde.


- " Mes excuses, p'tit gars, mais t'es franchement trop comique. On aurait presque cru que t'allais couler ton bronze, nan mais sérieusement, hein. J'vois que j'ai changé d'opposant, on dirait, pas vrai?

Salut, bonhomme. Maintenant que tu es sorti, que t'as relégué cette larve au fond de son trou, on va peut être enfin pouvoir commencer à discuter sérieux, entre couillus. Pas mal comme idée, non? "


Il lui jette le sac. Encore un gros morceau de fromage, de la viande, du pain, et quelques fruits. Il a uniquement gardé la bouteille. Ca, c'est une arme. Ca peut faire très mal, si c'est lancé, ou brisé. Il a conservé le couteau, aussi. Pas envie de se faire poignarder par un brise-burne.

- " Tu m'excuses si je te libère pas encore, j'préfère parler avant. C'est quoi ton blaze, quidam? J'présume que t'as bien un nom, pas vrai? "

Et la discussion s'engagea. Pour René, il aurait presque semblé que son attitude n'était plus du tout la même. Et c'était le cas: il jouait le jeu. Le Néphillim avait pris le contrôle du bateau, et comme face à n'importe quelle personne inconnue, René avait au moins un minimum de respect. Connaître son adversaire pour mieux le détruire. C'était une règle, c'était une forme de savoir-vivre. De savoir combattre, même. Et c'était pas pour les chiens.

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(1): Spéciale dédicace à un certain tutu rose, pour son amour des séries télés débiles. 3-5 represent.
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"Un tavernier sachant tavernir doit savoir tavernir sans sa serveuse, nan?"

René Dangieu, à vot' service. Mais on m'appelle "Kékidi" aussi. 'Jamais compris pourquoi, d'ailleurs...Hein? Kékidi?
Enguerrand_de_lazare
Le rire vint emplir la cellule toute entière de son tonitruant vacarme. De prime, Il n'en avait pas saisi le sens, aveuglé par la rage, incapable de la moindre réflexion, tant la colère hurlant en ses veines avait pris possession de tous ses sens. Pourquoi ce rire en pareil instant. Serait ce réaction nerveuse et incontrôlable de la part du géant. A moins que ce ne soit vision qu'il lui donnait en pareil instant, ineffable au point qu'il ne s'en esclaffe de la sorte.
Ou alors.
Ou alors ceci serait pure provocation de sa part. Le faire hurler plus encore. Décupler sa colère. Faire irradier un peu plus les flammes de sa violence.


- " Mes excuses, p'tit gars, mais t'es franchement trop comique. On aurait presque cru que t'allais couler ton bronze, nan mais sérieusement, hein. J'vois que j'ai changé d'opposant, on dirait, pas vrai?

Salut, bonhomme. Maintenant que tu es sorti, que t'as relégué cette larve au fond de son trou, on va peut être enfin pouvoir commencer à discuter sérieux, entre couillus. Pas mal comme idée, non? "


Si tu savais, pauvre idiot. Si tu savais à quel point l'opposant avait changé. Tension nouvelle des muscles de tout son corps, l'Autre tirant une fois de plus sur ses chaines, dans le vain espoir de les faire enfin céder. Les cris et hurlements avaient cessé. Ne s'opposait au tavernier qu'un visage crispé par la douleur, aux muscles rendus saillants par la colère, les mèches de ses cheveux collées sur son front, rendues poisseuses par l'effort et la boue.
Les yeux jadis ambres étaient noirs. D'un noir profond, sans fond. Nulle trace de lumière dans ces deux gouffres là. Tout juste le rougeoiement d'un brasier ne cessant de s'amplifier, tel volcan oublié grondant et fumant, prêt à exploser dans un embrasement de lave et de roche en fusion.


- " Tu m'excuses si je te libère pas encore, j'préfère parler avant. C'est quoi ton blaze, quidam? J'présume que t'as bien un nom, pas vrai? "


Une question.
Un sac jeté à ses pieds, répandant sur le sol son contenu. Mets variés qui, en d'autre circonstance, auraient fait crier de faim le vente du licorneux. Depuis quand n'avait il pas mangé. Impossible de s'en souvenir. Mais cette nourriture offerte pourrait au moins calmer cette douleur là. Et lui redonner force assez pour affronter cet adversaire.
Un instant, il faillit s'abaisser et tendre la main vers l'un des aliments. Alléchante et prometteuse pomme, au gout acidulé déjà inondant en pensées sa bouche desséchées par la faim et la soif. A peu qu'il n'eut cédé à cette défendue tentation. Après tout, d'autres l'avaient bien fait avant lui. Le geste fut esquissé, avant de se retrouver réprimé d'un soudain pas en arrière. S'abaisser à prendre cette nourriture, c'était céder, montrer pan de sa faiblesse, offrir brèche à son opposant. Jamais il ne donnerait si facilement partie de victoire à celui là. D'un violent coup de pied, il envoya à distance les aliments offerts, les dispersant sur le sol, mélangés désormais à la boue et la terre de la cellule. Peut être devrait il regretter sous peu ce geste. Peut être la faim dans un jour, une semaine, qui sait, le forcerait à racler jusqu'à la moindre miette des mets ce jour refusés, réduit qu'il en serait à désespérément récupérer de ses mains tremblantes ce dont il n'avait voulu.
Mais ce jour. Ce jour, il ne devait céder. Pas maintenant. Pas face à lui.
Pas un regard vers le sol. Fixer le géant des yeux. Ne pas lâcher son regard.
Un instant le silence se fit entre les deux hommes. Kekidi, debout devant le licorneux, celui-ci prêt à bondir à nouveau, les chaines légèrement ballantes dans son dos.


Tu veux mon nom, chiabrena! Mon nom! Alors écoute! Je fus Enguerrand de lazare, fils de François de Saint Just, dict Lazare. Je fus Nadji, et la signification de ce nom, tu ne la sauras pas, maraud. Je n'ai plus de nom désormais, même si ce misérable chevalier avec qui j'ai partagé ce corps m'appelait l'Autre.

Regard de défi de la part de celui-ci. Défi teinté d'un mépris volontairement visible, à l'attention du géant. Il voulait le faire avancer vers lui. Quelques pas. Tenter sa chance. Ou le diable.

Mais si tu veux connaitre mon vrai nom, viens donc le chercher par toi même, minable défection de porc que tu es, tout juste bonne à récurer les écuelles pour ces chevaliers qui ne t'accordent pas plus d'estime que les restes qu'il te laissent et la pisse qu'ils répandent sur tes murs quand le froid ou la boisson les empêchent de sortir dehors. Viens m'écouter, fils de cocu, puisque tu tiens tant à savoir.

Il le fixa à nouveau, muscles tendus à se rompre. La tactique était grossière, certes, mais il était toujours préférable d'utiliser les armes de l'adversaire si l'on voulait le battre. Il n'aurait probablement que fort peu de chance face à la masse dressée devant lui. Mais il préférait encore crever dans ce cul de basse fosse qu'y passer le restant de ses jours. A la prison, il préférait la mort. Et si de prime il pouvait emporter avec lui une âme à offrir au malin, la partie n'en serait que plus amusante.
Sans quitter Kékidi des yeux, il se recula encore lentement de deux pas, s'éloignant légèrement de son adversaire. Il n'aurait que plus de temps de le voir bondir sur lui si le géant s'approchait. Et d'autant plus de longueur pour à son tour se jeter sur son adversaire.
Un fin rictus sur ses lèvres, il attendait, se délectant par avance de cet espoir de violence qu'il espérait en son âme torturée.

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Cerridween
Le doux univers des songes....
Vous y croyez encore ?
La rouquine, elle, n'y a même pas songé, quand sa tête s'est posée sur le bois du banc qui accueillait son corps meurtri et harassé pendant que le sommeil l'emportait d'un trait, aidé par l'alcool, qui traitreusement s'était insinué dans ses veines pour s'allier à la fatigue. Elle n'a même pas senti Morphée la prendre dans ses bras. Elle est tombé dans les limbes comme on tombe, fauché par une balle en pleine tête.
D'un coup.
Elle n'a pas senti que sa main restée dans celle du grand tavernier. Ni le mouvement de celui-ci pour la remettre lentement sous la couverture. Déjà bien trop loin. Ayant baissé les armes dans le monde des vivants.
Juste un peu.
Juste le temps d'une accalmie.
Un repos.
Enfin....

Il n'y eut rien un temps. Rien. Rien que l'abandon. Rien d'autre que l'oubli et le noir absolu. La plénitude d'un ailleurs sans question. Où l'on ne souffre pas. Où l'on ne sent rien. Plus rien. Où le corps ne crie plus, perturbé par les seuls réflexes d'un cœur qui bat et de poumons qui se soulèvent, d'une cadence régulière et apaisée. Si doux présent pour les humains déchirés de passions, de souffrances. Une amnistie. Une trêve. Une parcelle d'éternité offerte pour quelques instants.
Trop courts
Bien trop courts.
Car même au plus profond des éclipses, le soleil des souvenirs ne cesse pas de briller.

Ses pieds ont rencontré le sol. Elle frisonne. Froid. Il fait si froid.
Elle se relève dans le clair obscur qui l'entoure.
La neige est là. Scintillant sous la faible lueur des torches. Lentement elle laisse des empreintes dans le manteau neigeux qui s'étale devant elle dans une immensité parsemée d'arbres pétrifiés par le gel. La pleine lune de ce ciel d'hiver fait scintiller les langues de glace, immobiles, qui viennent pendre des branches. Des flacons épars tombent dans une ronde monotone. Lentement elle étend la main pour en accueillir un dans sa paume. Elle le regarde un instant fascinée, la plume des frimas qui vient de se poser. Et sous ses yeux, elle se transforme, un instant en fleur de givre avant de s'évanouir entre ses doigts. Tout est si tranquille dans ce paysage endormi. Si calme. Elle déambule la rousse, pieds nus, dans l'immensité. Longtemps. Peut-être. Dans ce monde là, le temps n'existe pas.
Lorsque son regard revient vers le sol, tressaillement et angoisse. Sur la neige immaculée, détonne, écarlate, une trace de sang. Sa main se porte à son côté, réflexe conditionné de défense et se referme sur le vide. Elle est dans une robe blanche la rouquine d'une simplicité sans faille. Pas de ceinture. Juste un tissu d'un blanc pur. Miséricorde n'est pas à côté. Pas de dague, pas de couteau. Nue. Sans arme.
Angoisse. Prenante. Étau qui lacère sa poitrine. Surtout quand apparaissent d'autres tâches, piquetant la neige d'un chemin macabre.
Pourquoi cette force qui la pousse dans le dos et qui fait avancer ses pieds l'un après l'autre dans chaque marque rouge ? Alors qu'une voix intérieure lui hurle, à lui cisailler le cœur, déjà douloureux tellement ses battements sont puissants?
Elle avance le corps tendu, déchiré, ses yeux rivés, attachés, hypnotisés par les fleurs de sang qui éclosent et qui s'impriment sous ses pieds qui, peu à peu, se couvrent d'elles, à en devenir visqueux d'hémoglobine coagulée.
Lorsqu'elle relève la tête... elle rencontre des yeux froids et aciers. Au milieu d'un visage avachi sur une épaule, rongée par la décomposition. Des lambeaux de chairs noircies pendant des joues et de son front. Pourtant ce visage même déformé et ce regard sans vie sont connus. Ce corps adossé à des branches, criblé de flèches, les vêtements en haillons marqués de vestiges de sang opaque, dont on voit de ci de là, des os saillants. Elle recule avec lenteur, le corps pétrifié d'horreur et les lèvres ouvertes dans un cri qui ne passe pas sa gorge. C'est lui.... Varenne... Lui qui la regarde, le corps crucifié par les carreaux plantés dans l'écorce d'un arbre centenaire. Lentement sa tête bouge, les yeux bleus la regardent pendant que sa tête se relève. Son bras bouge dans un craquement d'os brisés et sa main se tend vers elle. Implorante.


Aide moi...

Horreur qui circule, glaciale, dans les veines de la rousse. Elle essaie de fuir cet avatar et recule de plus en plus vite, sans pouvoir lâcher des yeux le cadavre qui l'appelle avant de trébucher et de s'étaler sur la glace.
Nouveau cri silencieux pendant qu'elle découvre un autre corps au sol.
Allongé. Cheveux blonds parsemés de grisaille. Un manteau licorne qui épouse le grand corps avachi. Une flèche encore, transperçant un genou déformé. Une autre transperçant la main, déchiquetée par l'impact. Dans le dos se dresse le manche d'une hache.
La rousse plante ses ongles dans le sol gelé et tente de se relever. La glace lentement vient recouvrir ses doigts, puis ses poignets, avant de se propager sur ses avants bras.
Deux grands yeux devant elle la dévisagent de tout leur azur effacé.
Les lèvres du Commandeur, défaites, se fendent d'un sourire.

Les yeux terrifiés de la rouquine cherchent à se détacher des deux images d'horreur qui s'offrent à sa vue. Ses jambes essaient par des poussées désordonnées de libérer ses bras prisonniers pendant qu'elle se cambre, dans un hurlement désespéré.
Alors apparaît une autre silhouette, sortie de derrière l'arbre séculaire sur lequel est crucifié Morfalas.
Enguerrand. Les yeux ambres terrifiés et appelant à l'aide dans un prière silencieuse. Il approche à pas lent avant de tomber à genou. Derrière lui une ombre. Encapuchonnée de noir. Lentement elle fait remonter une épée dans son dos avant de la mettre sous sa gorge.
La glace oppresse de plus en plus le corps de la rouquine, piégeant maintenant ses jambes, remontant jusqu'à ses épaules.
Un rire sardonique s'élève de la capuche.


Je te maudis, misérable.

Cette voix... cette voix.... non... même déformée... elle reconnait...
Lentement la capuche de l'ombre s'abaisse. Lentement elle dévoile... une chevelure de feu et des yeux sinoples brillants d'une flamme de haine et de fureur.
C'est elle. Elle. Son double. Son reflet.
La glace a maintenant atteint le menton après avoir recouvert son corps tout entier.


Tu as voulu me voir. Je suis ici. devant toi.

Et d'un coup l'épée tranche la carotide d'Enguerrand qui s'effondre, pendant que un lourd flot de sang fumant s'écoule sur le sol.
La glace qui a emplit sa bouche se brise dans un bris de cristal pendant qu'elle hurle à la mort avant de sombrer, engloutie sous le givre.

Respiration rauque. Sortie d'une longue apnée.
Les tempes en sueur et le cœur battant la chamade.
Ce n'est qu'un cauchemar, qu'un cauchemar.... répète une voix dans sa tête, pour mieux se rassurer.
La couverture est au sol. A-t-elle crié ?
Ses yeux cherchent René dans le couloir des cellules. Personne. Ce n'est que quand sa respiration sifflante se calme qu'elle entend quelques éclats de voix.
Il est à l'intérieur. Encore tremblante elle tente de se mettre debout. Au bout de quelques minutes, elle arrive à chasser les quelques brumes de sommeil qui s'attachent encore. Ses pas la mène aussi vite que possible vers la porte.
Instant de flottement.
Elle colle son oreille à l'huis et écoute.


Tu veux mon nom, chiabrena! Mon nom! Alors écoute! Je fus Enguerrand de lazare, fils de François de Saint Just, dict Lazare. Je fus Nadji, et la signification de ce nom, tu ne la sauras pas, maraud. Je n'ai plus de nom désormais, même si ce misérable chevalier avec qui j'ai partagé ce corps m'appelait l'Autre.

Elle se recule avec rapidité comme frappée d'un éclair.
Je fus Enguerrand de Lazare. Je fus Nadji. Ce misérable chevalier. Comme un glas tombé. Un autre corps. Un autre mort. Ses doigts se serrent pendant que des images éphémères de son rêve, répondaient en écho aux paroles parvenues du fond de la cellule. Prémonition... est ce possible... est-ce possible... qu'il est perdu ?

Mais si tu veux connaitre mon vrai nom, viens donc le chercher par toi même, minable défection de porc que tu es, tout juste bonne à récurer les écuelles pour ces chevaliers qui ne t'accordent pas plus d'estime que les restes qu'il te laissent et la pisse qu'ils répandent sur tes murs quand le froid ou la boisson les empêchent de sortir dehors. Viens m'écouter, fils de cocu, puisque tu tiens tant à savoir.

Ordure.

Pourquoi la fureur maintenant ? Comme ce jour de janvier, où une rage primaire s'était emparée de ses veines. Ce jour où elle avait égorgé dans un cri violent deux hommes à la jugulaire. Ce jour où sa douleur s'était peinte de sang et de boue sur son visage, masque qui l'avait accompagné jusqu'à Beaumont. Non. Non. Elle ne voulait plus. Plus de sang. Plus de morts. Plus les siens. Encore. Encore un échec. Encore un disparu.
Alors maintenant....
Que s'exprime juste la fureur. Juste la vengeance. Il l'a perdu, elle le perdra. Il endurera la noirceur. La souffrance. Comme il ne l'a jamais éprouvée. Chaque parcelle de sa peau hurlera. Comme elle a hurlé dans ce rêve. A chaque seconde. Qui deviendra éternelle de souffrance.

Alors elle pousse la porte. Elle n'a pas regardé. En tout cas pas le tavernier. Les émeraudes brillent dans la pénombre. Dangereusement. Et elle avance vers celui... qui l'a tué.

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Cerridween de Vergy
"Pourquoi faire simple, quand on peut faire chier le monde" (Cerrid by Bralic)
Kékidi!
La peur fait partie des sentiments les plus imprévisibles autant que les plus mal compris de toute la large gamme dont l'esprit humain peut être soudainement inondé, telles les terres libres et pécheresses lors du Déluge qui sauva Noé de la mort. Ainsi que deux de chaque espèce de la terre, animale ou végétale.
Il est étrange que Pandore, lorsque la curiosité la fit ouvrir sa boîte aux funestes épices, répandant sur le monde Orgueil, Paresse, Gourmandise, Luxure, Avarice, Envie, Colère, ne trouvât pas, au plus profond du coffre infini, au fond semé d'étoiles, l'épice de la Peur. Il est dit que les hommes, chacun, auraient à souffrir de tous tourments, de tous maux et de tous péchés, avant que de renaître, encore et encore, dans le grand cycle de la vie. Ainsi parlait l'Oracle, en ce temps-là:

" De l'Orgueil, tel Narcisse, tu payeras le lourd tribut
De la Paresse, tel Paris, tu succomberas au lent venin
De la Gourmandise, tel Thésée, tu subiras les immondes tourments
De la Luxure, tel Orphée, tu goûteras le fruit amer
De l'Avarice, tel Midas, tu apprendras la dure loi
De l'Envie, tel Prométhée, tu connaîtras le châtiment éternel
De la Colère, telle Pandore, tu seras l'instrument fatal

Enfin, à la toute fin, à ton âme par 7 fois anéantie, l'Espérance seule il restera, pour vivre et revivre encore. " (1)

Ainsi parla l'Oracle, quand la boîte fut ouverte, et que ses furieuses épices, sur le monde se répandirent...

Qu'en est-il de la Peur? Est-elle un 8e péché capital? Un 9e, à rajouter en surplus de la Curiosité? Cette curiosité, si frustrante, si dévorante, déchirante et cupide, qui pousse les hommes à chercher les lois de tout, et à en oublier les conséquences de leurs actes, de leurs folies, de leurs rêves?
La peur est-elle un intermédiaire? Simplement un défaut? Ou bien simplement l'un des éléments constitutifs de notre état d'humain, présentes en chaque tréfond, en chaque abysse que l'on dissimule au fond de soi? Peur de qui? De nous-même? De l'Autre? De l'inconnu? Chacun s'en fera sa propre définition.

Et si la Peur n'était, comme la Curiosité, qu'un élément normal à dépasser, à comprendre et caresser, pour mieux l'éviter lorsqu'elle se présentait? Connaître ses peurs, alors, ne serait-ce pas alors la plus grande forme de Courage, lorsque, au milieu des Tempêtes, l'on affronte sa Peur de la Mort? Une femme, affrontant la souris qui l'effraie, plutôt que d'en être raillée, ne mériterait-elle pas compliments pour l'effort qu'elle a fourni?

René eut toujours peur. Dans maints dangers. Dans maints périls. Mais jamais au point qu'il avait, dans cette pièce, dans cette chiourme immonde des bas-fonds de Ryes, où le cavalier de Lazare ne survivrait pas longtemps, s'il ne revoyait pas le jour.

Dans cette geôle, René découvrit l'aspect le plus horrible de la Peur. Pas celui d'avoir Peur pour soi. Mais bien celui d'avoir peur pour les Autres...

Et notamment une certaine rousse, qui venait simplement, en quelques pas, d'entrer dans le duel.


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(1): Dixit "Pandora Box", BD cultissime à lire absolument, bande de lecteurs mes créants (huhuhu...)
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"Un tavernier sachant tavernir doit savoir tavernir sans sa serveuse, nan?"

René Dangieu, à vot' service. Mais on m'appelle "Kékidi" aussi. 'Jamais compris pourquoi, d'ailleurs...Hein? Kékidi?
Kékidi!
* Monde étrange. Impression de noir quasi-complet. Mais pas complètement complet. Une touche de rouge. Une touche d'orange. Des couleurs, qui se meuvent sur les murs, le long des pierres. Silhouettes, devant lui. Il ne se rappelle de rien. Il ne se souvient plus. Mais le souvenir est toujours présent. Ne s'est jamais effacé. Le souvenir de ce soir-là... Il ne voit pas. Pas encore. Il est trop jeune. Son oeil n'est pas habitué à ce monde. Il cherche autour de lui. Tend ses petits poings serrés, à la recherche de l'Autre. Les sentiments le prennent à la gorge. A ce stade, il n'a pas d'individualité. Il n'est qu'une extension des colères, des frustrations, des envies de ses parents. Il les ressent. Les capte. Il s'en imprègne, comme une éponge s'imprègne de l'eau. Comme la madeleine de Proust, dans son thé...

Colère. Haine. Violence. Le petit d'homme crie. Personne ne répond. Personne ne vient. Il est seul. Il a froid, et faim. Et surtout, encore plus horrible... Ces voix. Il voudrait qu'elles s'arrêtent. Il voudrait qu'elles cessent, qu'elles s'en retournent, qu'elles arrêtent... Non, René, pas ça, pas maintenant, pas comme CAAAAAAA...

" PETITE PUTE! SALOPE! QU'EST CE QUE TU AS FAIS? HEEEEIIIIINNNN? IL EST DE QUI? DE QUIIIIII? QUE JE LE TUE! SALOPE! "

Bruit de choc sourd. Une ombre, qui roule à terre. Une autre, qui se jette sur elle. Voix de femme. Pleurs. Cris. Il doit s'échapper. Il a peur. Il a compris. On parle de lui. Il ressent, au plus profond de ses tripes, la haine. L'envie de meurtre. Cette boule de chaleur, qui se crée, renversée par un cône de froideur qui vous prend les tripes. Il se déhanche. Il se meut. Il voudrait fuir. Par pitié, qu'on la laisse! Tout, mais pas elle! Laisse la!

" Aaaaaaahhhhhhh... De... De toi... Je te jure... Arnoulf... AAAAAAAAAAHHHHHHHH! "

Bruit de coup. Tête qui vole contre un mur. Bruit creux. Eclaboussures.

" TA GUEULE! Tu me prends pour un con? SALOPE! Un gamin, plus noir que le cul d'un Maure, et sous mon toit! POUFFIASSE! Mais je vais te creveeeerrrr, saloperie, te crevveeeeeerrrr... "

Nouveau cri. Il ne voit, toujours, que ce perpétuel orange, qui se meut. Bruit de frappes sèches. Cris. Il hurle à pleins poumons. René aussi. Un maelstrom de violence est là, une tornade, un ouragan, un cyclone démentiel d'imbécilité s'est niché dans la tête d'Arnoulf Dangieu, ainsi nommé à cause de sa chevelure blonde, qu'on le croyait venir des anges. René ne se souviendra pas du barbu violent avec qui il passa son premier mois. Il n'en eut qu'un souvenir. Un seul... La voix féminine hurle. Elle pleure. La voix est plus faible.

" J't'en pries, Arn'... J't'en pries... Pitiéhiyéhiyé... Tu sais que j'ferions jamais ça... J'suis bonne fille... Arn'... Pitié...ARN, PITIE, NON! Non! NOOOOONNNNNN! "

On le prend. Des mains velues le prennent. Contact de poils. Odeur horrible, qu'il reconnaîtra plus tard comme celle de l'alcool. Celle dans laquelle il se réfugiera, le petit Dangieu, quand il voudra devenir fou... Il est en l'air, nu. Il a froid. Il pleure. Il hurle, aussi.

" Trainée! Le bourg passe sur toi, que tu m'tiendrais toujours même jactance! CATIN! ME FAIRE CA A MOI! "Bruit de coup, sourd, à nouveau. Bruit humide. Vomi? Sang?

" Petite morue! POUFFIASSE! Je me crève le cul pour que tu manges, et tu... TU... SALOPE! SALOOOOOOPPEEE! "

Le bruit des pleurs changent. Ceux de l'homme se mêlent à ceux de la femme. Les coups repleuvent. La voix se fait plus faible, alors que René vole dans les airs, suspendu au poing de son père. Il ne voit rien. Rien qu'un poing, relié à une masse qu'il ne reconnaît pas. Il voit une forme, à ses pieds. Maman! MAMAAAAANNNNN!

" J'vais l'crever, tu sais? J'vais l'crever, cet enfant d'putain! T'en veux comment? Ben tu sais quoi, connasse? On savait pas quoi manger? Ben v'la chose faite! Tu l'veux comment, ton dindonneau? "

La voix a changée. Elle est devenue pernicieuse, tentatrice, presque... Folle. Arnoulf est fou. La raison lui a déserté l'esprit. Au bruit des pleurs se mêle celui des rires sardoniques du dément. Il avait rencontré la mère de René étant petit, vivant dans le même village qu'elle. Ils s'étaient aimés dès l'enfance, et le mariage avait eu tôt fait de s'arranger. Belle fête villageoise. Belle masure, pour eux. Arnoulf était homme libre, et non serf. Métayer d'un noble normand. L'amour était là. Concrétisé dans un petit d'homme. Ils étaient également heureux. Jusqu'au jour où...

L'infamie avait été là. Elle avait débarquée un soir d'octobre, près du jour où les morts reviennent à la vie. Elle n'avait rien compris. Arnoulf non plus. Il avait commencé à boire. Il ne comprenait pas. Jusqu'à ce soir... Où il se trompait.

René, soudain, a chaud. Très chaud. L'orange se rapproche. Il en rapproche ses mains. Il les éloigne aussitôt. Trop de chaleur, pour lui. Il tente de se débattre de la poigne impitoyable, démente, de son propre père. Peu à peu, l'orange se rapproche. Des flammèches lui lèchent le visage. La chaleur est insupportable. Il hurle à la mort. La femme aussi.

" Alors, CONNASSE? TU LE VEUX COMMENT, TON DINER? SAIGNANT? A POINT? HAHAHAAAAAAAAA... "

Bruit de tissu. René se rapproche encore. Il a la sensation que sa peau pourrait réellement prendre feu. Même ses chairs, semble-t-il, commencent à le brûler.

" Pitié... Pitié pour lui, Arn'... Si tu m'crois pas... Si... Si j'ai fais quoi qu'ce soit d'mal, j't'en pries... Epargne-le... Laisse le quiet... Et vif... 'T'en pries... Pitié... J'serais bonne, comme toujours... J't'aime, Arn'... Pitié... Pas ça... Pas lui... Je... Je f'rais c'que tu voudras... Pitiééééé... "

Instant de silence. Brusque retour au froid, et à la nuit.

" Tu veux l'défendre? Hein? Tu veux l'défendre, ton engrosseur? Et si j'te tuais toi, petite pute? Qui ose me MENTIR! MENTEUSE! "

Il est lâché par terre. Violemment. Contact du sol froid. Il ne voit rien. Rien qu'un rai de lune, sous une masse noire au loin. Bruit de bois, qu'on soulève. Petit cris de souris, ressemblant à des pitié... Bruit métallique, tranchant. Hurlement vif et strident. Autre bruit métallique, tranchant. Plus de hurlement. Bruit du liquide, qui coule violemment. Pleurs. Corps qui s'écroule. Deuxième corps qui s'écroule. Sanglots. Murmures à peine audibles, d'un père qui le maudit toute une partie de la nuit, jusqu'à l'arrivée des hommes.

René avait eu son corps roussi par les flammes. Exposé au froid mordant de l'automne, et à l'humidité ambiante, il aurait pu mourir. Sa chance avait tenue dans le fait que la masure de sa famille faisait partie d'un hameau. Les autres maisons avaient tout entendu. Arnoulf, pris dans sa fureur, n'avait pas fait attention. Le prévôt était venu le chercher, de bon matin, avec ses gens d'armes. René n'avait jamais revu son père. Il apprendrait, bien plus tard, qu'il avait été pendu. A deux mois, ce petit être d'homme, dont la pire tare avait été d'être frappé par une rareté génétique, se retrouvait orphelin. Il n'avait dû sa survie qu'aux familles voisines, qui l'avaient prises en pitié une semaine, avant de le remettre au curé du coin. Celui-ci l'avait expédié en monastère, pour continuer à cuver son vin de messe. C'est là qu'avait démarrée toute l'histoire... *

Il avait peur instinctivement pour les femmes. Il ne comprendrait jamais pourquoi. Elle était là, cette peur. Il l'avait collée au ventre. Et là, de voir Cerridween fulminante, opposée à l'Autre vitupérant, renvoie René dans ses propres cordes. Dans une chiourme, l'air se glace tout autour de lui. Tiendras-tu debout, René? Plieras-tu? Continueras-tu à faire comme si tout allait bien?

Il déglutit difficilement, dans cette prison. La peur se retrouve soudainement balayée par la colère. Colère vive. Haine. Il voit tous les mauvais hommes, en face de lui. Tous ceux qu'il a connu. S'empêchera-t-il de le tuer? De le déchirer? Nul ne le sait. Mais René commence à avoir envie de tuer.


- " Sors. Dépêches-toi. "

La phrase, simple, claque. Elle est sans ambiguïté. René ne se rend pas compte qu'il tutoie une Errante, qui pourrait lui trancher la langue impunément pour ça. Il n'est rien, ici. Et l'Autre l'a bien saisi. Il ne la regarde pas. Il a juste délié chaque mot. Son regard est rivé sur l'Autre. Cet Autre, qui l'invite au combat. A la lutte à mort. A l'hallali...
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"Un tavernier sachant tavernir doit savoir tavernir sans sa serveuse, nan?"

René Dangieu, à vot' service. Mais on m'appelle "Kékidi" aussi. 'Jamais compris pourquoi, d'ailleurs...Hein? Kékidi?
Cerridween
Sors. Dépêches-toi.

Comment sortir à cet instant...

Le corps de la rouquine irradie la colère. Une fureur noire, qui s'écoule dans ses veines. Qui se répand en elle, visqueuse, gluante, comme cette glace qui dans l'univers des songes l'avait recouverte toute entière. Cette colère est un écho. Un écho vibrant de toutes les pertes. De tous les échecs. De tous les morts. Une rébellion contre la vie, le destin, la providence et le hasard. Une colère sourde contre l'impuissance qui a été, qui fut et qui est la sienne. Réveillée par deux visages, d'une égalité presque parfaite dans le cœur de la rouquine... réveillée par ce nouveau départ, cette mort mentale dont elle semble être la cause.

Il y a son corps oui... devant elle. Ce corps qu'elle connait. Qu'elle reconnaît. Ces traits même émaciés qu'elle ne peut confondre. Ces cheveux grisonnants qui même collés par la sueur et la fange ne peuvent être que les siens. Cette silhouette frappée licorne qu'elle a suivi lors de la guerre de Bretagne, qu'elle voyait à travers ses paupières lourdes lorsqu'elle se battait pour survivre dans la tente des barbières du Limousin, cette silhouette qui l'a veillée. Ce corps qu'elle a accompagné vers le sommeil un mois glacé de février. Cette main qui s'était posée sur la sienne, pendant une seconde, une éternité, lui parlant de lui et d'elle, dans cette salle d'intronisation, avant qu'elle ne la quitte pour prendre un autre grade entre sa paume.

Mais il ne reste qu'un corps. Un corps qui n'est plus le sien. Un simple enveloppe charnelle depuis laquelle deux yeux sombres lui rappellent qu'ils ont prononcé sa mort. Deux yeux qui ont chassé l'ambre, noirs, suie. Deux yeux, miroirs de l'âme damné qui a pris possession d'Enguerrand. Enguerrand d'ailleurs il n'est plus. Ce nom s'est perdu dans les limbes de cet autre, qui se sont propagées dans son corps, ce nom n'est plus, emportant avec sa disparition, l'identité même de celui qu'elle veut sauver.

Je fus Enguerrand de lazare …
Je fus Nadji …
Je n'ai plus de nom désormais, même si ce misérable chevalier avec qui j'ai partagé ce corps m'appelait l'Autre...

Les mots se répètent inlassablement dans la tête rousse, bois alimentant le brasier haineux qui s'est allumé avec leur étincelle. Elle s'avance lentement, les poings serrés, droite, pour se placer devant lui. Elle s'arrête, la rousse vêtue de rouge, devant l'empreinte des pas que l'immonde créature a laissé quand elle a voulu se jeter sur elle. Elle se place, comme un i, offrant son dos à René qui n'a pas bougé et qui semble tétanisé sur place.
Les émeraudes tranchées à vif, illuminées par la rage, empalent les yeux sombres, les harponnent pour ne plus s'en détacher.
La voix claque, mauvaise, froide, déterminé.


Un nom...

Un rictus se dessine, naissant, cruel, sur les lèvres abimées de l'Errante qui toujours aussi hiératique se pose et s'impose devant la masse informe qui est au sol.

Parce qu'une créature de ton espèce pense en avoir hérité un du Trés-Haut ?

Rire, rire, qui monte dans les cellules, ricochant sur les pierres de la cellule, en myriade d'échos sardoniques, éclats de mépris.

Ce que tu es naïf...

Sinoples toujours plantées comme des poignards dans les yeux noirs qui lui font face, tempêtes intérieures qui veulent le percuter.

Ici, tu n'es rien. Bien moins qu'un tavernier, bien moins qu'un grain de poussière. Tu n'es rien car tu n'appartiens pas à ces lieux. Tu n'as ici aucun encrage, aucun passé, aucun présent, aucun avenir tangible. Tu n'existes pour personne.

Regarde toi, pauvre ordure. Avachi au sol, dans la boue et la fange. Attaché comme une bête. Comme un moins que rien. Comme la merde informe que tu es.

Et tu crois pouvoir espérer une vie ? Une existence ?


Nouveau rire pendant que les émeraudes s'embrasent, plus vives, devant l'Autre...

Ici s'arrête ton chemin. Quoi qu'il arrive, tu ne verras pas la lumière du jour. Tu resteras dans les ténèbres. Tu vas crever dans ce corps qui n'est pas le tien. Ironie non ? Ce corps que tu as voulu dominer va être ton tombeau. Crois tu y survivre quand je passerai une lame sur ton cou ? Te crois tu plus fort que la vie elle-même ?

Car il n'y que cela dans ton avenir... le néant.


Elle a échoué. Ici est sa fin également. Elle a joué. Elle a perdu. Un frère. En trahissant un ordre, le sien, sa raison de vivre, son idéal. Elle a joué. Elle a tenté le pari de la délivrance, elle a perdu un Grand, un licorne, et qui plus est, un homme qui avait réussi à percer son cœur glacé, a le réchauffé d'un contact, d'un regard.
Ici s'achève son serment de le protéger, son serment de protéger l'ordre. Elle n'y survivra pas. Elle aussi rejoindra le néant, les Enfers qui doivent l'attendre, portes ouvertes et fumantes. Elle ne sait pas de quelle façon elle coupera le fil de sa vie, mais ce sera de ses propres mains.

Une seule chose. Une seule certitude.
Elle l'entrainera dans sa chute. Elle sera longue et douloureuse.
Mais elle ne sera pas vaine.

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Cerridween de Vergy
"Pourquoi faire simple, quand on peut faire chier le monde" (Cerrid by Bralic)
Enguerrand_de_lazare
La porte s’était ouverte. Sans prévenir. Sans même qu’il n’y ai pensé.
Le duel avait été engagé entre lui et son adversaire et déjà le monde extérieur avait cessé d’exister. Parcelle isolée de l’univers infini. Arène opposant deux hommes pour l’instant encore au stade de l’invective et de la provocation. Car telles étaient les règles de tout affrontement, depuis l’aube des jours et jusqu’à la fin des temps. Les adversaires se devaient de se jauger, se provoquer, tester en l’autre les faiblesses et places fortes, zones fragiles et tours remparées, avant que l’assaut final ne soit enfin lancé, libérant dans un éclat de furie l’ancestrale part bestiale qui bouillonnait en chacun, résidus des instants de lutte pour la survie de son espèce. Bêtes fauves s’observant de prime, chacune tournant autour de l’autre, lançant par instants griffes et crocs avant de se replier en son territoire propre.
La curée allait sous peu avoir lieu. Il ne pouvait en être autrement, et tous deux, en les replis de leurs esprits, l’attendaient, impatients et se peut craintifs de la violence qui, peu à peu, montait en cet espace clos et réduit.

Et voici maintenant qu’un nouvel élément venait déséquilibrer le duo en formation. Equilibre rompu, mais colère sourde affluant dans la geôle humide.
La rouquine se tenait dans l’encadrement de la porte, irradiant d’une force que l’Autre déjà savourait, promesses de ces destructifs plaisirs à venir.
Entre, petite. Entre donc en ce ballet funeste. Viens te joindre aux danseurs déjà emportés par la valse de mort qui avait empli les lieux. Prends garde au rythme et aux pas toutefois, car nulle erreur ne pouvait ici être tolérée. Un contretemps ta vie s’arrêterait là, tranchée net d’un coup de patte. Une hésitation et tu te retrouverais à terre, piétinée sans merci par le vainqueur.

Entre.
Approche.


Le tavernier a compris, lui. Il a saisi le danger de la situation. Il a vu les conséquences possibles de cette inattendue intrusion. Les risques que l’errante venait d’accepter de prendre. Le cercle était rompu. Un instant, il put déceler en lui sentiment de peur et d’effroi, bien vite dissimulé derrière nouvel élan de colère tout juste contenue.


- " Sors. Dépêches-toi. "

Simple et cependant vaine tentative. Peut être aurait elle pu fonctionner, si la colère de la rousse ne l’avait pas déjà emportée vers d’autres horizons. Aveuglée elle l’était par le spectacle à elle offert. Il pouvait le voir. Le sentir. A peu qu’il ne puisse palper la rage qui, incontrôlable flux, irradiait du corps de l’errant.
Immobile, silencieux désormais, il assistait à cette scène qui le ravissait au plus haut point.

Approche, t’ais-je dis. Approche. Viens.

Ses yeux mi clos ne rataient miette de chacun des gestes de la rousse.
Elle était passée devant Kekidi, sans même lui décocher un regard. Sans même prendre garde à son ordre.
Quelques pas encore et la voilà devant lui. Droite. Fière. Arrogante. Regards croisés. Liés. Union indissociable qui désormais les reliait. Tels pantins aux fils entremêlés, ils ne formaient plus qu’un.
Nouvel adversaire. Nouveaux plaisirs à venir, il se l’était promis.
Attendre.
Affrontement silencieux de prime, avant que la rousse ne déverse fiel et courroux.
Les mots, tels coups assénés, pleuvaient maintenant sur lui. L’assaut venait d’être lancé et, comme un impétueux général devant imposante place forte, elle avait choisi d’envoyer toutes ses forces et troupes en une seule vague.
Le choc fut violent. Brutal. Les défenses de l'autre menaçaient de céder. Les plus faibles, déjà, s'étiolaient telle fumée portée par le vent. Non pas que la violence des mots soit à ce point destructrice. Mais la part du Licorneux qui encore résistait en cet esprit ravagé souffrait de voir la jeune femme proférer ces paroles là.
Voilà le point faible de la muraille. La faille qui ferait qu'elle pourrait enlever la place.

Cerridween.

Comme cédant physiquement sous l’assaut, l’homme avait reculé, son corps un instant se repliant sur lui-même. Le torrent sur lui se déversait, irrémédiablement. Il sentait la violence à son paroxysme monter. Il voyait les yeux de la rousse d’une lueur de mort s’enflammer. Le cavalier l’avait perdue. Au temps pour lui. Pour l’instant, il devait tenir. Rassembler ses forces. La fuite prévue donnera la puissance nécessaire à un nouvel assaut.
Elle était là, devant lui, mortelle walkyrie enivrée de rage et de sang. Une arme en ses mains et il serait probablement déjà mort.
Lui, attendait.
Encore quelques instants...
Ses défenses étaient sur le point de céder, lorsque la jeune femme enfin se tut.

Regard toujours plongé dans le sinople de ses yeux, il resta silencieux encore quelques secondes. Voilà le moment venu. Elle avait avancé, à lui de contre attaquer.
Un raclement, rauque et lugubre, se fit alors entendre. Imperceptible de prime, puis prenant de plus en plus de force, avant que de se transformer en rire sauvage et cruel. Le son résonnait en les murs de pierre de la cellule, ricochant de part en part, emplissant chaque intervalle libre.
Il riait. De rage. De désespoir. De peur, également.
Il riait car il voulait reprendre force.
Peu à peu, le silence se fit. Reprenant souffle, il afficha nouveau rictus sur son visage, toisant la jeune femme de bas en haut.
Il savait comment la briser.


Que dis tu là, petite écervelée. Tu me menaces, est ce bien cela ? Toi ? Mais qui es tu pour penser me dominer ? Tu m’as créé. Tu as appuyé juste où il fallait pour que je puisse enfin me libérer. Certes, tu n’étais pas là ces années passées. Mais tu es arrivée exactement au moment ou j’avais besoin de toi. Je suis ta création. Ton Œuvre. Et grâces te sois rendue car tu m’as donné la vie.

Large sourire démoniaque fendant maintenant son visage en deux. Voilà ce qu’il devait faire. La partie n’en serait que plus amusante. Il allait lui montrer, à cette péronnelle qu’il n’est pas bon de s’opposer à plus fort que soit. Ecoute, rouquine. Ecoute, et souffre.

Tu peux m’insulter autant que tu le veux. L’autre géantin l’a déjà fait. Cela ne m’en rendra que plus fort. Je me nourris de votre rage. Je me délecte de votre colère. Venez à moi. Hurlez. Tempêtez. Insultez. Car peu à peu j’en deviens plus puissant. Peu à peu, ce pauvre licorneux que tu sembles tant apprécier s’en va de ce corps qui maintenant m’appartient.

Un pas en avant, maintenant, tandis que son corps lentement s’était redressé. Elle était si proche. A portée de ses assauts. Il sentait son odeur. Il sentait le parfum de ses vêtements. Il sentait les douces effluves de sa sueur.
Il sentait la peur.
Il sentait la rage.


Tu me dis mort ? De bonne grâce, je l’accepte. La mort est mon amie. Je ne la crains pas. Cela fait si longtemps que je la côtoie. Mais toi, catin, toi. Ne crains tu pas la mort ? Ou celle de tes proches ? De tes amis ? Et celle du licorneux, dis moi, ne te toucherait elle pas ? A moins que tu n’en sois devenue si insensible que ces pertes là ne te blessent même plus. En ce cas, viens à moi, car déjà tu me ressembles. Déjà tu as franchi le Rubicon, il ne reste encore plus que quelques pas et tu seras tout comme moi. Tu en brules, licorneuse. Tu en brules, et tu le désires. Abandonne-toi. Laisse-toi aller. Laisse-toi submerger. Ensemble, nous pouvons tout !

La voix, soudain, s’était faite douce. Charmeuse. La main senestre tendue en avant, il semblait comme l’inviter à s’approcher.
Le regard était fixé à nouveau dans la sinople de la rouquine.
Il lui offrait une voie, un avenir.
Offre destructrice qui, si elle l’acceptait, signerait sa propre délivrance.

Viens péronnelle. Viens. Ecoute les chants du désir. Laisse-toi envouter. Viens…

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Cerridween
Imaginez une armée de cavaliers en armure noires qui apparaît, sortie de nulle part, sur un champs de bataille où vous croyez avoir triompher.
Regardez les s'avancer, dans une masse uniforme, compacte qui attend, un instant, face à vous. Percevez le piaffement des chevaux, la fumée qui sort des naseaux et le cliquetis des armes.
Voyez les étendards, hauts, sable, unis, qui se dressent et qui claquent au vent glacé qui s'est éveillé avec leur arrivée.
Imaginez une grande lande, déserte, froide, boueuse, sur laquelle déjà ils se placent, dans une discipline parfaite, en trois vagues, pour un assaut.

Entendez, entendez le cor, qui monte au loin, qui se fait de plus en plus sonore, et qui annonce, dans un rire démoniaque la charge à venir.
Ressentez les vibrations de cette promesse de mort qui vous arrive aux oreilles, qui se répercute dans le silence de l'immensité qui vous entoure.

Sentez le moment de latence, infime, prenant, le moment où la première ligne pique des talons. Sentez les vibrations des sabots qui impriment la terre, puissants, qui la font trembler, et dont chaque impact au sol vient s'imprimer dans vos os, secouant votre corps déjà tremblant.

Voyez les déferler... voyez les s'approcher.
Voyez les lances qui s'abattent, les masses lancées au triple galop...
Pendant que seul vous restez sur la lande, les pieds dans la boue, vos mains agrippant la garde d'une épée longue, sur laquelle s'écoulent des filets de sang noirâtre, et qui ne vous sera d'aucun secours.
Voyez...
Et attendez...

L'impact.

La première salve de mots déferlent sur le corps de la rouquine campée encore devant lui. Ils la transpercent, la dévorent. Chacun rentre comme autant de lame sous sa peau, comme autant de coups de taille et d'estoc, autant de morsure d'acier. Ils vrillent, déchirent, crochets affutés, choisis, ses entrailles, son ventre, entrant et sortant de sa chair à vif. Le plus douloureux étant ce sentiment qui est en train de lui ouvrir la poitrine et qui écartant les chairs de part et d'autre de sa cage thoracique, lui extrait le cœur pour le tenir, palpitant, dans le creux de sa main.
Ainsi c'était elle. Ironie cruelle. Elle qui avait cherché à le sauver depuis son aveu, depuis ses longs mois. Elle qui avait cherché le remède à ses maux. Elle était donc le mal, elle même.

Grâce te sois rendue car tu m’as donné la vie.

Sur ses lèvres revient dans un goût de bile, acre, acide, le baiser donné le soir même. Elle revoit la rouquine, la scène, cauchemar d'autant plus effrayant qu'elle est éveillée, qui défile lentement devant ses yeux horrifiés. Elle ressent à nouveau le corps d'Enguerrand qui se tend. Elle ressent l'étreinte qui se fait plus forte, presque douloureuse, de ses bras sur son corps. Elle se revoit encore expulsée de cet Eden, seulement effleuré. Instant avorté, trop court, avant de se surprendre en Enfer. Repassent les yeux d'Enguerrand, fous, la voix d'outre-tombe qui est en train de la crucifier à cet instant. La chaise vole un instant, avatar de son souvenir, pour traverser devant ses yeux les cellules. Elle est l'étincelle. Elle est la clef qui a ouvert la boite de Pandore et qui a laissé s'échapper le monstre qui la détruit.

La première vague s'éloigne et la deuxième s'avance annoncée par les chaines qui se sont secouées. La rousse l'attend les yeux fermés. Déjà détruite. Déjà en morceaux.
Elle sent la noirceur qui s'approche encore, avançant dans les sillons qu'elle a déjà tracé, enfonçant la brèche qu'elle a ouverte et écorchant au passage les flancs qui pourraient restés encore intact.
Son corps, saturé de douleur, ne sent même plus les attaques, déjà labouré de plaies et par la souffrance d'un poison savamment distillé, qui s'étend dans ses veines, lui détruisant les tempes et la tête.
Culpabilité.
Les mots résonnent, lointains, pendant qu'elle sombre... et pourtant ce n'est pas la fin.
Nouveau cliquetis de métal. Nouveau mouvement vers l'avant. Il se déploie de toute sa hauteur devant elle, de toute sa force, de toute sa noirceur. Froid de cruauté et de détermination encore inébranlée. Cette fois les sinoples se réouvrent pour accueillir la troisième lame de fond qui va s'abattre irrémédiablement...
Encore une fois, l'assaut, long, glacial, destructeur, qui va s'éclater sur les maigres défenses qu'il lui reste.

Mais à l'instant... là bas à l'horizon... il y a un raid de lumière sur la lande noircie, qui perce les nuages sombres. Là-bas au loin à travers la horde sauvage, il y a un étendard. Tâche de couleur infime dans la masse noirâtre, il se dresse, un instant, dans le vent hurlant. De gueule au lion de sable. Avec à ses côtés un chêne qui semble s'ancrer avec plus de force dans le tissus mouvant dans cette éclaircie passagère. C'est le sien. Celui qui flottait sur la Colm en Bretagne. Celui qu'elle a suivi, sur les routes, comme au champ de bataille. Enguerrand de Lazare. Baron du Bazaneix et Seigneur de Saint Julien le Pèlerin.
Tu as fait un erreur, dans ta charge, démon. Une grave erreur. Tu viens de m'avouer, de me montrer qu'il n'était pas à terre. Tu viens toi même dévoiler ce que tu tentes par tes cris et tes coups, ta vigueur de façade, de masquer à ma vue. Tu viens de mettre entre mes mains un bouclier, une nouvelle arme, malgré toi, à laquelle tu ne pourras rien.
L'espoir.

Elle le dévisage toujours sans réaction alors qu'il est si proche. Elle peut voir les prunelles sombres qui la regardent du fond de leur noirceur. Sa voix s'est faite mélodieuse, épousant les intonations qu'elle connait dans sa bouche à lui, presque tendre, presque amoureuse. Elle entend le chant de cette sirène dans profondeurs, qui essaie de l'attirer, irrémédiablement...

Abandonne-toi. Laisse-toi aller. Laisse-toi submerger. Ensemble, nous pouvons tout !

Un sourire pare les lèvres de l'Errante toujours immobile devant la main tendue. Sa main dextre se lève doucement dans les airs. Elle reste un instant, semblant flottée et s'avance avec beaucoup de lenteur vers les doigts de l'Autre.
Puis d'un trait le sourire disparaît et le bras droit s'arme pour s'abattre vers le visage de son adversaire. Les bras enchainés se lèvent avec rapidité et dégage le bras armé vers l'extérieur dans un hurlement métallique. Belle parade. Mais qui l'empêche de voir le deuxième poing serré à s'en rompre les phalanges qui s'est armé également, en sous main, et qui s'abat avec toute la force de sa rage contre son ventre.
Il recule... plié en deux....

Les sinoples se sont rallumées. D'un lueur moins cruelle, moins haineuse. Juste cet espoir qu'il a rallumé lui même, phare au milieu de la noirceur. Elle le regarde se relever avec un sourire le plus calme possible alors que ses poings tremblent encore des assauts et des coups.


Je ne suis pas comme toi... je ne le serai jamais... jamais tant que je saurai qu'il est là quelque part...

Elle reste un instant à le toiser de son sourire apaisé... avant de se retourner vers le géant, et commencer à marcher vers le mur du fond. Arrivée à la hauteur de René elle pose une main sur son avant bras et chuchote...

Il est à toi.... affaiblis le à ta guise...

Silhouette rouge qui quitte un instant le champs de bataille, pour se fondre dans l'ombre de la cellule.
Parée d'autres blessures.... affaiblie.... mais en vie encore.
Pour une raison tenue mais simple.
Lui.

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Cerridween de Vergy
"Pourquoi faire simple, quand on peut faire chier le monde" (Cerrid by Bralic)
Kékidi!
Les yeux...

Les yeux ont une particularité extrêmement singulière, qui n'existe qu'en deux autres endroits du corps: avec les mains et les dents, ils sont le seul élément uni de notre identité externe. Le seul lien avec nous-même. Avec notre histoire. Nos peurs, nos envies. Ils racontent notre enfance, notre naissance. Ils racontent nos joies, nos peines. On disait même, autrefois, qu'en glissant son regard au fond précis des yeux de quelqu'un, on aurait pu voir son âme. Qu'en y allant avec suffisamment d'ardeur, l'on pourrait même voir...

Sa scène d'apocalypse.

René a compris beaucoup de choses, ce soir. Il ne se l'est pas encore avoué. Il n'a pas encore pris assez de recul pour revoir les actes qu'il a commis ce soir. Il n'a pas encore saisi la portée de ses actes. De ses regards.
Il a compris qu'il n'était rien ni personne, à Ryes. Il a compris qu'il n'était qu'un moyen, à ceux qui vivaient ici. Qu'il ne leur servait que d'oreille, parfois de bras. Les mots de l'Autre ont percé. Et même si ce n'est pas réellement vrai, même si certains ne le pensent pas, René le sent.
Il chute. On l'a désarçonné, et il est resté un long moment, béant, sans bouger. Il est incapable de réagir. Les plus fines parcelles de ses muscles sont d'une inactivité sans nom. Devant le crachat qu'il a reçu ont ressurgi toutes ses maladies, ses peines de corps et d'esprit. Petit être fragile lancé par une volonté Autre dans un monde difficile, il n'avait survécu que blessé et concassé, déformé dans sa chair, dans son esprit et ses attitudes.
Il chute. Son tréfond de haine, de malheur et de peur ressurgit à la surface. René a atteint le bord d'un lac paisible, et commence à s'y enfoncer... Il a envie de pleurer. Il se sent pitoyable, et miteux. Il ne se sent presque aucun droit d'être ici. D'exister, ici. Il est redevenu petit enfant, à qui l'on exprimait qu'il n'était rien. Qu'il n'avait aucun droit ici. Qu'il ne pouvait que servir, et mourir.
Il chute. Il a envie de tuer. Il a goût de sang dans la bouche. Il regarde Cerridween, cette femme si... double, si... Autre, qui est venue le chercher cette nuit, et le mener en une cellule infâme et croupie, trouver le Mal, le Démon. Qui est-elle? Et que lui veut-elle? Qu'est-il, pour elle? René a mal. Très mal. Il est en train de pleurer en lui-même, de se dire qu'elle l'a utilisé du début à la fin. Qu'est-il? Juste un bouseux. Un bras, qu'elle pouvait utiliser pour arriver à ses fins. Et toi, grande cloche, tu t'es laissé abuser...Elle ne le sait pas. Mais tu le sens, hein, René? Tu as senti cette connexion entre eux, dont tu es écarté? Tu as senti comme elle regarde ce corps, comme elle tremble d'être face à lui? Tu as vu comme elle a fermé les yeux, et souri imperceptiblement, comme au souvenir de l'un des moments les plus heureux de sa vie?
Et tu pensais y avoir ta place? Pauvre cloche...

De la douleur s'élève. Un enfant appelle à l'Aide. Il cherche quelque chose, pour arrêter de chuter. Le fond est invisible. Les parois sont éloignées. Les brumes sont opaques. René tombe en lui, et hurle à la mort.

Trouveras-tu à quoi te rattraper, René? Toi qui te perds en toi, trouveras tu la branche d'appel? Manque d'amour. Souffrance. Haine. Colère. Mal-être. Les souvenirs remontent... Avec une lumière blanche. Enfin.

* La nuit. La bataille de Castillon vient de s'achever. Alors que le champ de bataille fumant exhude de ses parts éparses les relents méphytiques du trop-plein de sang incorporé, que les pillards et les corbeaux se chamaillent et se déchirent pour trouver pitance ou matériel, les vainqueurs français ont savouré leur victoire.
La lance de René en a fait de même. Il a participé à la célébration, sans joie. Le péril anglais est écarté à jamais des terres de France, croit-on. Et la victoire éclatante remportée par les troupes royales, avec l'aide de l'artillerie, y a été proclamée dans tout le pays. Les soldats festoient, heureux d'être en vie. D'autre part, d'autres se lamentent. René vient de s'isoler. Il a festoyé avec les autres soudards de sa lance, et leur meneur, un vieux chevalier aux tempes blanches, distant et froid malgré une grande proximité de sa troupe. Il a bu plus que de raison, et a encore envie de boire. Il tient à peine debout. Il dodeline, de la tête, regardant les étoiles. Il pense. Il pense à ce gosse, à ce petit homme qui est mort dans ses bras, en pleine force de l'âge, en pleine éclatance de vie, fauché par deux bodskins acérées. Il repense à ce "Maman..." qui lui a fendu la tête et les esprits. Il a mal, René. Il s'est fermé pendant longtemps. Depuis le monastère. Stratégie logique de ceux qui refusent d'être touché. Et il a échoué ; et ce petit d'homme vient de le lui prouver. Car ce blondinet, avec sa salade désaxée, le sang qui lui coulait de la bouche, lui fait monter les larmes aux yeux. René se lamente. René prie. Il ne comprend pas. Il ne comprend plus. Et comme beaucoup de ceux qui ne comprennent pas, après Dieu, ils en viennent à s'invectiver eux-même. Il a une bouteille à la main, sa francisque à sa gauche, assis contre un roc granitique. Il tombe, encore. Il tombe encore plus profond qu'avec l'inquisiteur. Encore plus qu'avec le frère céllerier. Encore plus qu'avec son père. René est mal, et revoit sa vie.

Personne n'a jamais voulu de lui. Son père branché, il fut élevé en rebût par un père supérieur strict en diable, qui ne le protégeât pas des appétits sauvages des moines qui faisaient voeu de chasteté, mais de chasteté de parade, et non de chasteté réelle. Il se souvient, René. Du regard de deux frères qui voient la scène se faire, dans le dortoir à côté d'eux. Qui ne bougent pas. On s'est toujours servi de lui. On ne l'a jamais aimé. Et René en crève, de ce manque d'amour.
Lentement, des larmes tombent, le long des avants-bras. Le long de la bouteille. Une larme perle, et tombe, à terre. A côté d'une botte. René pose la bouteille. Il sort sa dague, l'approche de ses poignets. Il sait. Il n'a qu'à appuyer, et ses ennuis en seront terminés. Un filet rouge, et youpi. Il continue à pleurer. Sur sa vie. Sur ce gamin. Sur tout. Sur ce monde. Car la vie y est mal faite, surtout pour les gens comme lui. Lentement, la dague s'approche du poignet.

Avant que... La lumière ne soit.

Bande sonore

Un léger bruit, derrière lui. René est tellement ivre qu'il ne remarque plus. Une voix, douce et profonde, s'élève.

- " Ne fais pas ça, René... " C'était le Chevalier. Tout le monde l'appelait comme ça. C'était lui qui dirigeait la lance. René le connaissait peu, et ne lui avait que rarement adressé la parole. Il n'était pas du genre à se faire des amis de ses chefs. Ni de qui que ce soit, d'ailleurs. Le Chevalier était dans son dos, adossé à la même pierre, regardant vers le feu alors qu'il regardait vers la campagne.

- " Tu vaux bien mieux que cela. Tu es... Beaucoup trop humain pour ce temps. Pour cet endroit. Tu te méprises. Tu te hais. Parce que l'on t'a appris à le faire, et toute ta vie. Tu ne vois plus d'intérêt à la vie. Tu ne sais plus où est Dieu. Tu ne sais pas qui tu es. Et on t'a si peu aimé, que tu en es venu à ne plus aimer la vie.

Mais tu te trompes. Tu as oublié que même si tes parents n'ont pas voulu de toi, tu as choisi de naître, et de vivre. Tu comprends? Même si tes parents ne te voulaient pas, TU te voulais. Des gens t'aiment. Des gens t'ont aimé. Mais tu n'as pas voulu le voir.
Tu as... Tant de peine en toi. On croirait y lire un récital des peines du monde. Tu es comme cette terre de France, qui a vu tant de guerres et de combats qu'elle ne sait plus que pleurer des larmes de sang.

Tu ne cesseras pas comme ça. Tu crois qu'en t'ouvrant les veines, tu te rendras service? Tu ne serviras qu'à continuer à t'en vouloir, et ce pour longtemps. La vie est un cadeau, et non un poison. Mais elle implique que tu cherches le meilleur dans ta vie.
Tu subissais ta vie, René. Je me trompe? ... Cesse de subir. Emplis ta vie d'amour. Pardonne à ceux qui t'ont offensé. Oublies ce que tu ne peux pardonner. Ne cherche pas à te venger. Cherche à être heureux. Et peut être, alors, cesseras-tu de tant te haïr.

Car tu te hais, René. Et ça se voit. Ta façon de parler aux gens, ta façon de crier sur les recrues. Change-toi. Et change ce qui est autour de toi. Ne fais pas l'erreur d'avouer que tu étais trop faible pour vivre. Tu comprends? "
*

La branche est trouvée. René ne chute plus. Les larmes continuent, mais il n'y a plus de noir. Il n'y a plus que du blanc, éclatant. Que de la gratitude, pour ce chevalier qui, un soir, accepta de lui accorder de continuer à vivre. Pour celui qui, un jour, prît le temps de lui parler comme à un égal. Et pas comme à un subalterne.

René est revenu. Une boule de conscience est là, en son ventre. Il n'est pas parti. La bête ne s'est pas lâchée. Il peut maintenant travailler à reprendre le contrôle, et à repasser à l'attaque.

Pour mieux détruire cet Autre...

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"Un tavernier sachant tavernir doit savoir tavernir sans sa serveuse, nan?"

René Dangieu, à vot' service. Mais on m'appelle "Kékidi" aussi. 'Jamais compris pourquoi, d'ailleurs...Hein? Kékidi?
Kékidi!
Il se lève. Lentement, l'énorme exuvie d'ébène se redresse, alors qu'un genou craque, autant à cause du froid que de l'humidité. Bruit de craquement sourd. René n'a plus de colère. René n'a plus... René... RENE!

Bataille. Blanc et Noir. Colère et Paix. Bataille. Tremblements. Poings qui se serrent. Pas de souvenirs. Pas de noir. Plus de noir. Plus besoin. Il se cramponne. Le chevalier... René, le Chevalier! RENE!

Les yeux s'ouvrent sur la cellule où le noir est quasiment complet. Et René... René... n'a plus de colère. Il n'a plus de haine. Se cramponnant à ce souvenir comme à une torche, il explore le fond caverneux de sa vision, regardant l'être désarticulé et décharné qui lui fait face. La colère a été soufflée. Comme une chandelle. Il peut même apparaître étrange qu'un sentiment, que l'on a pris tant de temps à créer, que l'on a poli, auquel on s'est accroché pour parvenir à ses fins, nous lâche tel un pneu dégonflé. Les sentiments sont évanescents et aident à vivre, c'est bien connu. Mais ne sont pas toujours utiles.
René avait voulu créer conflit pour provoquer la sortie de l'Autre. Il voulait découvrir son adversaire, pour mieux comprendre comment le combattre. Il avait eu en fait de la chance que Cerridween rentre, car elle lui avait épargnée du travail. Il n'avait pas eu à se dévoiler, à rentrer profondément dans les ambitions de contrôle qui l'assaillaient, face à ce pantin désarticulé, relié à ses fils comme une marionnette prête à être concassée. Il avait compris. L'Autre n'était qu'une créature de malheur, de mal-être, de haine et de colère. Il se nourrissait de tout cela. C'était l'Outre-Mangeur. Le Monstre affamé qui parcourt les terres, à la recherche de nourriture, qui n'a pas de nom et ravage tout sur son passage... Mais, comment est terrassé l'Outre-Mangeur, à la fin de l'Histoire?

René se souvenait de ce petit conte que l'on racontait aux enfants, voilà bien longtemps. Il tenait lieu de croque-mitaine, pour les aider à dormir. Quelle était la solution pour détruire l'Outre-Mangeur?

René, quoi qu'il en soit, n'avait plus de colère ou de haine contre cette bête qui se trouvait face à lui. Il avait étouffé sa haine et sa colère, et les avaient transformées en une arme beaucoup plus efficace: la pitié. Enguerrand de Lazare, Nadji, lui faisait pitié. Il avait de la pitié pour cet homme, qui avait accepté l'un des pires compromis de toute la création, qui avait accepté cette horreur en lui, car... Car il était trop malheureux pour continuer seul à vivre. Le Néphillim avait joué ce rôle. Il l'avait maintenu à la vie. Il l'avait cramponné. Puisque tout amour était mort en lui, le Néphillim avait puisé dans la haine, dans la souffrance, dans la colère. Sentiments très productifs énergétiquement. Mais tellement auto-destructeurs...
Et René se souvenait. Il se souvenait de l'Histoire de l'Outre-Mangeur qui dévalait des montagnes aux plaines, dévorait Gilles l'Arbalétrier, Gaspard le Meunier, Robert le Bibliothécaire, avant de s'en aller, jamais repu. Il se laissait aller, dévorant au passage les gens. Et une seule personne avait su empêcher l'Outre-Mangeur de continuer.
Car le Monstre sans nom, un jour, tomba sur le paladin qui le défit. Et quel paladin, mes amis, que...

Cette petite fille.

Une petite fille, blonde aux nattes en pâte à crêpe, semblables à l'or des blés de l'été. Une petite fille coquette et gentille, qui jouait à la poupée. Face à l'Outre-Mangeur, elle s'était levée, l'avait regardé. Et celui-ci n'avait pas su la dévorer. Car... Elle n'avait pas de colère. De haine. De souffrance. Elle n'avait que de la curiosité. Elle l'avait regardé, lui avait demandé "Quel est ton nom?". L'Outre-Mangeur n'avait su que répondre, et se dandinait, d'un pied sur l'autre. Alors la petite fille s'était émue, car toutes les créatures créées par Dieu avaient un nom. Et dans le paisible petit village, face à l'Eglise du Seigneur, cette petite parvint à détruire l'Outre-Mangeur. Elle s'avança vers lui, lentement. Et fit ce que personne ne ferait avec un monstre ; Elle le prit dans ses bras. Elle le serra contre elle, grande masse difforme et monstrueuse, et, montrant qu'elle n'avait pas peur de lui, elle lui dit bientôt: "Je t'en donnerais un. Tout le monde doit avoir un nom".
Et l'Outre-Mangeur avait été si ébranlé par cette petite fille, qu'il ne parvenait pas à manger, qu'il s'aperçut bientôt qu'il n'avait plus faim. La soif de haine et de colère qui l'avait empli s'était tue. Par l'Amour, et par le simple fait de ne pas avoir peur, et de lui avoir donné un nom, cette petite paladine avait finalement détruit le Monstre en lui. Pour le faire redevenir tel qu'il était, au commencement : une simple pousse de vent, porté par les vents chauds.

Elle avait vaincu un Monstre. Sans armes. Sans efforts inutiles. Par la seule force de sa Bonté.

Et René se souvenait de cette histoire : il la voyait, en face de lui. Il s'avança, et prit au fond du sac la bouteille d'eau de vie. Il s'avança, pesamment, jusqu'à Enguerrand. Tentant de l'attraper, le Cavalier se débattit violemment, et René, sans poser la bouteille, ne pouvait pas s'approcher. Finalement, par effort de douceur et de patience, il parvint à son but, immobilisant un bras et forçant la tête à s'incliner en avant, après avoir posé la bouteille sur la paille crasseuse. Il se releva, et reprit la bouteille. Mettant sa main en cuillère, il ouvrit la bouteille d'alcool, et en versa un fond dans sa main. Il débarbouilla Enguerrand. Il lui enleva la crasse accumulée des derniers jours, et lui rendit visage humain. Il ne parlait pas. Il agissait. Il n'avait pas visage haineux. Seulement attitude neutre, attitude de bonté. Une fois le fait accompli, René lança vivement la bouteille qui atterrit maladroitement cahin-caha sur le sac.

Il était désormais très proche d'Enguerrand. Logeant son gigantesque corps au plus près du cavalier, il lui bloqua les bras de son torse énorme, et avança son visage vers le sien. Puis, alors que le cavalier continuait à se débattre, lentement, il ouvrit la voix.


- " Tu as peut être pris le dessus, mais Enguerrand existe toujours. Tu ne peux l'empêcher d'avoir accès à tout. Tu ne peux pas, parce que tu sais comme moi qu'il ne le veut pas. Tu n'es pas là par hasard, tu es là parce qu'il l'a voulu.

Tu m'entends, Enguerrand? Personne ne l'A créé. Ni Cerridween. Ni moi. Ni toi. Il n'est qu'une création de Dieu, ou du Sans-Nom, qui va, et vient, à la recherche d'un corps qui l'accueille. Pourquoi tu l'as accueilli, je ne sais. Mais tu l'as fais. Et il est là. Désormais que le mal est fait, il n'est plus temps de le changer. Tu as eu besoin de lui, un jour. Mais il pourrait causer ta perte.

...

Regarde-moi. REGARDE-MOI! "


Le cavalier se débattait. Il tentait de s'échapper de la poigne du géant, qui le forçait à tenir le visage immobile. Le géant mit ses yeux en face de ceux de la bête, en face de lui. Ils étaient à une poignée de pouces. Kékidi lui prit la tête des mains, pour qu'il cesse de bouger. Il le força à le regarder. Lentement, avec application. Enguerrand vint bientôt à cesser de regarder alentour, et de regarder ces grands yeux, qu'il avait face à lui. René avait les pupilles dilatées à l'extrême. Il ouvrait ses yeux en grand. Et lentement, très lentement, Enguerrand, lui aussi, ouvrit les yeux. Une connexion se fit. Si tu, toi qui me lis, ne crois guère à quelque magie existant dans le monde, entre les hommes ou les êtres, alors... Eloigne toi vite de ceci. Car c'est bien Magie qui, alors, joua son oeuvre. Pour René et Enguerrand, en tout cas. Car les yeux, fondus les uns dans les autres, créèrent... Connexion. Quelque chose se fit. Un pont s'établit. Une porte s'ouvrit à la volée, loin, quelque part.

René perforait les défenses de l'Autre. Il s'insinuait. Il avançait. Il avait peu conscience de son corps. Et pour la Rousse, ils ne devaient être que deux silhouettes quasiment immobiles, seulement vivantes par le souffle lent et profond qui sortaient des gorges. René, soudain, trouva Enguerrand. Il ne le sut pas, évidemment. Y'a pas marqué "La Poste", non plus. Mais il sentit que quelque chose changeait. Parla-t-il? Ou le dialogue fut-il confiné entre eux? Même la Rousse, assurément, aurait du mal à le savoir. Murmuraient-ils? Ou bien une communication plus directe se fit-elle? Quoi qu'il en soit, quelque chose passa...

" Enguerrand.

Tu sais que tu ne peux sortir d'ici sans avoir repris les commandes.
Tu sais que tu ne peux plus vivre comme ça.
Tu sais les conséquences, si l'on se rendait compte de qui tu as en toi.
Tu sais qu'Elle t'aime.
Tu sais que tu as des amis, là-haut, qui tiennent à toi.
Tu sais que tu ne peux te complaire dans la lamentation perpétuelle sur le passé.
Tu sais que tu ne dois pas le laisser prendre les rênes.

TU décides. TU fixes les règles. C'est ton corps, pas le sien. TU as le pouvoir de le lier. Ou, à tout le moins, de cohabiter. Je sais que tu es là. Que tu écoutes. Accordes-toi avec lui. Parvenez à compromis. Car sinon, tu sais déjà que tu ne sortiras pas. Tu n'as aucune chance. Vis, Enguerrand. Pour Elle. Je te l'ordonne. Elle mérite d'être heureuse. Elle mérite de vivre. Avec toi. Par toi. Elle te mérite, aussi. Ne te complais pas dans la fange, quand tu peux être heureux.

Cohabites avec lui. Soyez heureux. Et ainsi, alors, tu sortiras d'ici.

Dépêches-toi... "


Les yeux se ferment. L'étreinte se desserre. René s'écarte. Il tremble. Il titube, quelques pas, jusqu'à un mur. Des larmes coulent, sur ses joues, silencieusement. Il l'a fait. Il s'est détaché. Il a renoncé à tout possible avec Cerridween de Vergy. Et ce n'est que cela, en vérité, qui le fait pleurer, lecteur. Et non un quelconque sentiment de service rendu. Car la suite, vous le savez, ne dépend que d'un seul homme.

Les yeux sont les porteurs de nous-même. Ils sont des portes, avec notre esprit. Et ce n'est pas pour rien que les nouveaux-nés ont les yeux les plus ouverts, et qu'ils cherchent toujours le fond de vos yeux. Car, pour découvrir les hommes, quoi de mieux que de les regarder au fond d'eux-même?

Cette nuit, un bouton éclôt. Et un lotus, lent, vacillant, s'élève lentement au-dessus d'une mare de boue. Tiendra-t-il sur la longueur? Cela, lecteur, ne dépend que de la suite. Et de votre attention...

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"Un tavernier sachant tavernir doit savoir tavernir sans sa serveuse, nan?"

René Dangieu, à vot' service. Mais on m'appelle "Kékidi" aussi. 'Jamais compris pourquoi, d'ailleurs...Hein? Kékidi?
Enguerrand_de_lazare
Choc sourd du poing de la rousse se fracassant contre le ventre du licorneux. Râle de souffrance par sa bouche échappé, tandis que sous la force du coup, il se pliait en deux, reculant de quelques pas.
Elan de douleur traversant son corps, brulant chaque parcelle de cet être possédé. Goût du sang inondant sa bouche. Ce sang. Son propre sang. Cette saveur métallique, douce et âcre à la fois, écœurante par instant, l’avait toujours galvanisée, lui insufflant la puissance nécessaire lorsque la fureur des combats faisait rage. Il devenait bête fauve, enivrée par ce parfum de mort, cherchant à faire couler à son tour cette humeur de vie qui bouillonnait en tout être. Se ruer au combat, tranchant et taillant. Oublier la douleur, oublier la fatigue, ne s’arrêter que blessé à mort ou sans plus aucun ennemi à assaillir. Oublier ensuite ce que l’on avait été, faire refluer l’animal, tapis à nouveau au plus profond de son être, prêt à bondir à nouveau. Au prochain signal. A la prochaine bouffée de violence.
Pour l’heure, l’animal avait pris contrôle de l’être humain, dictant pensées et conduite. Et l’animal avait faim. Faim de mort. Faim de vengeance. Faim de souffrance.
Le sang coulant lentement de sa bouche en un filet rougeoyant, pareil à rivière de montagne basculant en cascade ininterrompue, accentuait encore ce désir profond, ce manque incontrôlable.
La vision s’était faite troublée, emplie soudain d’un voile de rage.

Frappe-moi encore, petite idiote. Frappe-moi. Laisse se déverser sur moi ta colère. Laisse-toi me rejoindre. Laisse-moi redevenir plus fort encore. Frappe !

La sourde injonction était répétée en son esprit telle litanie maladive. Il priait, cet Autre là. Il priait la bête à corne pour qu’un instant elle pose son regard sur les lieux. Pour que son maléfique pouvoir vienne peser d’une infime poussée sur la balance pour les faire chuter tous trois.
Il ne la voyait plus désormais que comme une silhouette ondulante. Fière et droite, poings serrés, debout devant lui. Il ne voyait que ces yeux, ce sinople revenu.
Quelque chose n’allait pas. Les poings restaient immobiles. La tension, il le sentait, avait baissé. Elle ne frapperait pas à nouveau. Retenant cri de rage et de désespoir, il s’était lentement relevé, espérant par ce mouvement de provocation, déclencher nouvelle flambée de violence.


Je ne suis pas comme toi... je ne le serai jamais... jamais tant que je saurai qu'il est là quelque part...

Déjà elle se retournait, ultime geste de dédain de sa part. Il restait là, debout, immobile, en proie au désespoir et à la colère.

Maudite ! Reviens ! Catin! Trainée! Frappe-moi encore. Frappe-moi et venge toi ! Venge toi de ce misérable chevalier que tu as perdu !

Mais rien n’y faisait. Elle était partie, réfugiée dans l’ombre de la cellule, abandonnant les lieux de l’affrontement, laissant à nouveau le duo initial reprendre affrontement. Le cercle s’était reformé. La parenthèse venait de se refermer.
Perdu, désemparé, épuisé, a peu qu’il ne se soit effondré inanimé sur le sol. Tous ces efforts pour rien. Tous ces espoirs évanouis d’un simple regard à lui jeté. Toute cette haine perdue, envolée par l’éloignement de celle qui aurait pu, il le savait, venir à lui, les liant tous deux pour l’éternité. Il s’était vu tous deux, cavaliers de l’apocalypse chevauchant de concert, répandant mort et souffrance sous les sabots de leurs montures. Il avait songé avec délectation au couple mortel qu’ils auraient pu former. Mais la rousse avait su résister. Elle avait su puiser les ultimes forces qu’il lui restait pour ne point céder. Il l’avait lu dans son regard. Il avait senti qu’elle avait perçu, au plus profond de son être, le résidu de ce qu’il avait été, cet Enguerrand qu’elle semblait aimer tant qu’elle en avait mis sa vie en péril. Il en aurait hurlé à se faire éclater les poumons. Il en aurait vomi toute la bile de son corps. Il s’en serait arraché le cœur et la peau du visage s’il ne lui était resté un espoir.

Ce géant. Ce tavernier. Cette brute. Lui ne saurait résister. Lui laisserait sa force bestiale le dépasser. Elle l’avait trahi, lui le sauverait.
Voilà maintenant que celui là s’avançait. Espoir ultime le galvanisant à nouveau. La rousse lui avait laissé le champ libre. Serrant poings et mâchoires, l’Autre attendait, prêt à subir le courroux et la violence de Kekidi. Déjà, il savourait la souffrance qu’il ressentirait. Plus celle-ci serait forte et profonde, plus lui-même deviendrait puissant, assurant plus encore sa main mise sur cet être affaibli, rejetant à jamais le cavalier dans le désert de son esprit prisonnier.
Premier contact. Lutte. Inégale. Rapidement, le corps du licorneux le trahit, le géant l’emprisonnant de sa forte poigne. Se débattant, tentant de se dégager, il ne faisait que s’enferrer plus encore dans le piège de ses bras puissants.
Pourquoi donc ne cognait il pas. Pourquoi ne lui assénait il pas un de ces coups de poings qu’il attendait de tout son être. Frappe, imbécile! Frappe !
Et soudain, l’Autre compris. Il ne ressentait plus de haine en face de lui. Plus de colère à peine contenue. Plus de violence ne cherchant qu’à se libérer.
Il sentait compassion, pitié, miséricorde. Le géant avait changé, il s’était soudain transformé. Il avait compris. Compris de quoi lui se nourrissait. Compris que l’affrontement ne pourrait que tous trois les mener à leur perte. Comment avait il pu. Comment avait il su trouver force et sagesse assez pour résister à ce qui lui avait été offert.
Il sentait maintenant la brulure le pénétrer, gestes d’apaisement souillant sa chair, mains calleuses du tavernier nettoyant sa peau souillée, comme pour le purifier, tenter de le faire renaitre à la vie.

Contact verbal.
Contact visuel.
Contact plus profond encore, comme seuls deux êtres en communication totale peuvent le ressentir. Deux êtres unis pour un instant, une éternité, liant comme jamais leurs pensées, sans plus aucune barrière physique brouillant les relations entre les êtres humains.

Les paroles maintenant s’insinuaient en son esprit, cherchant à percer les défenses que l’Autre avait érigées pour garder le contrôle de son être. Il se débattait, cet esprit de violence. Il tempêtait, hurlait, gémissait parfois. Il luttait de toutes ses forces car il savait le moment venu, celui de l’ultime combat, celui qui déciderait du sort futur de ce corps qu’il habitait.

*
Il était seul. Il avait froid. Il avait peur.
Partout autour de lui ce n’était que désert blanc et aride. A perte de vue, étendue plane et régulière sans vie aucune que la sienne, sans présence que celle de son esprit.
Il marchait depuis des années, des siècles. Une seconde ? Il marchait sans plus espoir aucun, chacun de ses pas assourdis par l’immensité endormie. Au commencement, il avait aperçu au loin lumière irisée, comme porte de sortie de cette prison éternelle. Il avait alors marché en sa direction, sans réussir à diminuer la distance qui l’en séparait. Maintenant, la lumière avait disparue, mais il continuait à se diriger vers l’endroit où elle s’était tenue, espérant miracle salvateur. Une fois, il l’avait vue poindre à nouveau, une brève fraction de seconde, entourée d’un halo sinople.
Avait-il faim ? Avait-il soif ? Il ne le pensait pas. Il ne ressentait plus souffrance ni fatigue.
Juste ce froid et cette angoisse terrifiante de se savoir prisonnier à jamais.
Les premiers temps, il avait hurlé, appelé à l’aide, crié de toute la force de ses poumons. Puis, peu à peu, le désespoir s’était fait. Les cris étaient devenus plus faibles, plus espacés, pour lentement se transformer en sanglots à peine retenus.
Les premiers temps, il avait espéré, une échappatoire, une sortie, une délivrance. Ensuite, il s’était résigné, persuadé qu’il était désormais de marcher à jamais sans espoir, sans but aucun que celui de ne pas sombrer dans folie destructrice et définitive.
Les premiers temps, il s’était remémoré les visages de ceux qu’il aimait, leur voix, leurs éclats de rire. Tout son être occupé à ces souvenirs bienheureux, tentant par là de chasser le vide qui l’entourait. Depuis longtemps maintenant, il ne se souvenait plus. Les visages s’étaient faits flous, les voix s’étaient assourdies, les rires s’étaient éteints pour céder la place au silence et à ce blanc immaculé l’entourant telle univers monochrome dans lequel il s’était retrouvé piégé.
L’espoir, tel sablier rythmant la vie de l’univers, s’en était allé, s’échappant grain à grain de son âme perdue. Sous peu, il se laisserait choir au sol, laissant son corps s’abandonner et son esprit sombrer. Combien de temps devra t’il encore attendre avant qu’enfin il ne soit libéré, qu’enfin son âme ne s’envole pour rejoindre le Grand Tout. A moins qu’à jamais, comme l’Autre le lui avait promis, il ne reste ici, attendant une délivrance et une mort qui ne viendraient pas…

Une voix.

Il venait d’entendre le son d’une voix. Douce. Amicale. Emplie de volonté et de puissance.
On l’appelait. On lui parlait.
Les mots s’étaient formés et, comme provenant de l’autre bout de l’univers, ils lui parvenaient, par à coups, certains déformés, d’autres inaudibles. On lui parlait d’espoir. On lui parlait d’amour. On lui parlait d’avenir.
Soudain, la lumière à nouveau s’était fait jour. Large brèche ouverte dans le ciel gris et bas pesant sur ses épaules telle chape de plomb. Lentement mais inexorablement, la faille s’était ouverte, déchirant les cieux, l’appelant de cette voix qui continuait sa litanie.
Il s’était mis à courir, luttant contre les forces l’empêchant de toucher le halo iridescent. Mains et bras tendus, le corps plié vers l’avant, il haletait, courant à en perdre vie. Chaque pas semblait durer un siècle. Chaque foulée ne parcourir que quelques pouces.
Et soudain, il la toucha du bout de l’index. La chaleur alors l’empli à nouveau, longeant son bras pour envahir son corps tout entier. Elle l’entourait d’une douceur ouatée, cocon protecteur le délivrant du froid alentour. Il se sentit soulevé dans les airs et soudain aspiré par la brèche, pénétrant dans celle-ci, aveuglé par la lumière alentour.

Il se vit noyé remontant à la surface entouré d’animaux marins fabuleux.
Il se vit brulé sa peau soudain réparée tandis que les flammes peu à peu disparaissaient autour de lui.
Il se vit enterré, fendant la terre et le roc, à travers les strates des entrailles terrestres.
Il se vit chutant dans une immensité sans fond, soudain porté par une force le ramenant vers le haut.
Il se vit revivant les moments les plus merveilleux de sa vie passée, croisant visages souriant et aimant de ses proches, goutant mets délicats et plaisirs charnels, savourant conversations intimes et rires complices.

Il se vit dans une cellule sombre et humide, ses yeux plongés dans ceux d’un géant à la peau noire, lié à lui par une force indicible.
Il avait été son sauveur.
Il était revenu.

Mais un combat encore restait à mener. On lui avait donné les armes nécessaires, on lui avait insufflé force assez, mais il lui restait maintenant à affronter cet Autre qui encore détenait son esprit.
Sourde, rauque, presque imperceptible, la voix du licorneux se fit à nouveau entendre.


Je...suis là...Laissez moi maintenant, vous...en avez assez fait...Je suis revenu de...la...mort et je dois...l'affronter...seul!

Ces simples mots l'avaient épuisé. Qu'importe toutefois, le combat à venir ne serait pas physique, mais intérieur. La lutte serait terrible et destructrice, mais il sentait au fond de lui que cette fois ci il pourrait peut être vaincre. Kekidi lui avait donné la solution. Vérité simple et pourtant si difficile à détenir.
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