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[RP] De fil en aiguille, une affaire cousue de fil blanc

Gnia
[L'Alabrena - un matin ordinaire ?]


Dans une brume épaisse de vapeur parfumée d'ambre et de jasmin, une matrone rougeaude essuyait d'un linge fin mais avec vigueur la peau laiteuse de la naïade qui venait de sortir de son bain. Bon, évidemment, si l'on prêtait attention aux grognements et protestations agrémentées de jurons qu'émettait la dite naïade, autant dire qu'elle perdait assez vite le statut de charmante et divine. De toutes façons, cela aurait été faire une description mensongère de la Saint Just. Après tout on ne pouvait pas être à la fois Dicé, étrangleuse de l'Injustice, et une Nymphe tout ce qu'il y a de plus mignonne. Concrètement, la dame ne soutenait pas la comparaison.

Une fois étrillée avec moins de délicatesse que pour un cheval, la comtesse fut ointe et parfumée avant de passer à la phase deux de l'instant Narcisse de la journée. Camériste au garde à vous trônant au milieu de coffres béants et dégueulant quantités de tissus, Agnès passa dans la pièce dévolue à l'habillement. D'ordinaire peu difficile, réservant les atours les plus riches pour les occasions et le protocole, elle se contentait de vesture simple et pratique. Sauf que ses derniers temps, cette étape qui d'ordinaire se résolvait rapidement devenait un véritable tout de force.

Agnès avait toujours été particulièrement dodue. La cuisse ferme, les hanches larges, la fesse généreuse, les bras potelés et la poitrine gironde.
Puis, il y avait eu le deuil, la convalescence nécessaire à la longue estafilade qui lui marquait le bas du visage, le cou et le torse, la nourriture frugale du campement militaire, l'inquiétude des mandats et avec eux, le choix de la thériaque et du vin plutôt que de la nourriture. Puis, il y a avait eu l'Angoumois et trois mois encore de convalescence passée à tenter de parvenir à respirer. Autant dire que la dernière année avait fait fondre lentement mais surement les rondeurs de l'enfance et de la grossesse au point que l'on pouvait parfois deviner le dessin des côtes sur ses flancs.

Aussi, l'état récent de la Saint Just transformait donc l'exercice de l'habillage en un véritable tour de force. A mesure que les jours passaient, les chainses devenait trop étroites quand bien même la poitrine était fermement bandée, les robes laissaient deviner un ventre qui s'arrondissait insidieusement quand bien même l'on trichait en serrant la taille très haut d'un banolier.

Et ce matin-là, exaspérée, Agnès décréta que c'en était trop et donna l'ordre qu'on lui ramène sur le champ quelqu'un capable de manier l'aiguille avec dextérité.

C'est ainsi qu'une gaminette aux cheveux filasse et maigre comme un clou traversa le Vieux Pont qui reliait le quartier d'Oane Vira à la ville pour s'en aller quérir la tisserande qui avait son atelier sur les docks.

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Matalena
Lorsqu'aux premières lueurs de l'aube on vous tire d'un bienheureux repos noyé de vapeurs alcooliques pour vous sommer de vous saisir de vos instruments et vous rendre sur l'heure à une destination inconnue servir les desseins d'un maître inconnu, on peut sans trop de doute présager que la journée s'annonce merdique à souhait. Encore heureux que notre bourreau de travail, j'ai nommé la magnifique Matalena Ladivèze, passa le plus clair de ses nuits endormie sur son atelier plutôt que de rejoindre sa demeure, autrement nul doute que la gaminette aurait récolté des taloches au cul à être rentrée bredouille de sa chasse à l'aiguille dans la botte de foin.
Bien que destinée comme chacun sait à devenir la meilleur tisserande de France et de Navarre, la demoiselle ne put que s'étonner de cette étrange requête sans nom ni instructions, n'étant pas comme les chirurgiens coutumière des déplacements à domicile pour situation d'urgence. Cependant, la révérence teintée de crainte avec laquelle l'enfant prononçait le mot de "Maîtresse" annonçait un certain lignage, et du lourd : le champ des possibles s'en voyait donc restreint. Après avoir passé ses effets, trop simples pour pouvoir prétendre à un défilé de féminité mais suffisamment propres pour être jugés regardables par des yeux bien titrés, la jeune femme emplit sa trousse du minimum vital pour des premiers secours : aiguilles de longueur et de chas variés, fils de la meilleur qualité et des coloris les plus rares qu'elle posséda, ciseaux, mètre ruban, dés, épingles, et un petit crochet métallique d'une grande finesse qu'elle utilisait comme découd-vite. En espérant qu'il ne s'agisse pas de monter une robe de bal en quatrième vitesse pour répondre aux lubies d'une sottarde friquée, auquel cas ces simples appareils s'avèreraient très insuffisants.

Après un court trajet à pied qui permit aux marques de bois profondément incrustées dans ses joues par six heures de sommeil de s'estomper, se dessina la façade, rébarbative et glacée, d'une demeure qui jusque là lui était totalement inconnue. Comme quoi, on en découvre toujours de nouvelles à Montauban. Pas dit que la dirigeante d'un édifice aussi fonctionnel et froid soit très portée sur les jupons de satin... Pour sur tout ceci ressemblait bien d'avantage à une forteresse qu'une résidence secondaire pour inviter les copines à une tea party. Le début de sourire sarcastique qui se dessinait sur les lèvres de la brune, alors qu'elle se lassait aller à toutes sortes de suppositions déplacées sur les raisons de sa venue, fondit comme neige au soleil lorsqu'elle fut reçu par le laquais de la dame. Tout juste invisible à l'œil nu, le balais qui sans nul doute se trouvait enfoncé jusqu'à la garde dans le fondement de celui-ci la fit se tenir coite jusqu'à ce qu'on l'introduise dans les appartements princiers. Sur ses gardes et maintenant tout à fait aux aguets, elle pénétra dans la pièce. Identifier un visage connu en celui de sa commanditaire ne l'aida pas à se détendre, et c'est avec une respectueuse raideur qu'elle s'inclina bien bas pour la saluer.


Votre Grandeur...
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« N'oubliez pas que, si longue vous apparaisse votre existence, votre mort, elle, est éternelle.»
Robert Merle

Gnia
C'est que la présence d'une urgentiste ès travaux d'aiguille commençait à devenir... ben... urgente. L'ambulance en arrivant auprès de son patient sur les lieux de l'accident ne put tout d'abord que constater les dégâts.
La Saint Just pataugeait dans une mer pourtant basse mais démontée de soieries, lins, toiles, mousselines, draps de laine, draps flamand, velours, satins, damasquins, futaines. Telle une noyée à qui l'on lance une bouée, elle avait passé la tête dans l'encolure d'une énième chemise, était parvenue à passer un bras dans l'une des manches tandis que son autre bras formait un angle étrange en tentant d'investir l'autre manche. Se déplaçant en crabe tout autour d'elle, une camériste affolée hésitait encore à forcer l'habit à passer l'obstacle des seins ou à tenter d'abandonner la partie et à aider à dessaper sa maîtresse.


Putain d'bordel de merde !
Bon.
Profonde inspiration tandis que valse au loin la chainse trop étroite.
Pernette !? On attaque la malle où l'on serrait les habits de deuil. J'vais ressembler à une moniale mais pas grave. Ca f'ra couleur locale, austère comme une huguenote... Rire nerveux qui sent fort le relent de crise de nerf tandis que Pernette à la recherche de la malle sus-mentionnée entamait une série de tours sur elle-même digne des plus grands derviches tourneurs.

Tournant le dos à la porte, Agnès n'avait pas entendu arriver son chirurgien de la fringue, son orfèvre de la fripe, son horloger de l'habillement, son génie du costume, en bref, son messie de la toilette, en toute simplicité.
Et concrètement, c'est totalement à poil et un poil furieuse qu'elle se retourna vers l'intruse. Ses sourcils se froncèrent, le temps qu'elle remette la femme qui venait de la saluer. Lorsqu'elle réalisa que, d'une elle la connaissait - ce qui ne faisait pas du tout son affaire - et que de deux, elle devait être l'artisan qu'elle avait fait quérir - ce qui faisait par contre son affaire - elle finit par adoucir un peu l'expression de son visage, passant donc de furax à dure. Autrement dit, à la normale.


Ah... C'est vous...


Quel accueil enthousiaste, n'est-ce pas ? Ben ouais mais bon. Concrètement, la perspective de se faire agrandir ses fringues façon cache misère par l'une des âmes damnées de l'Amiral n'était guère enchanteresse. Encore une qu'il allait falloir payer grassement pour qu'elle se la ferme sans garantie aucune qu'elle le fasse. Et toujours ça de plus à faire entrer dans la longue colonne pertes et profits de la trésorerie comtale qui comptait évidemment plus de pertes que de profit.

Bon ben vu que vous êtes là, j'vous laisse mesurer toute l'étendue du problème.

Et de désigner d'un large geste panoramique les décombres qu'avait laissé la bombe Saint Just avant d'écarter les bras du corps et d'attendre patiemment que la brune vienne l'examiner sous toutes les coutures.
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Matalena
"Si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes..." Non rien, oubliez...
Le fervent chapelet que laissa échapper la madone aux fesses nues en s'ébattant dans ses fripes comme un dindonneau dans son filet de cuisson offrait à la scène un caractère surréaliste. Sapant à la racine par ses jurons de vendeuse de poisson l'œil porté sur l'esthétisme que l'artiste es aiguilla posait sur le corps d'une généreuse harmonie entouré de soieries comme l'écrin d'une perle, la noble ramena aussi sec sa nouvelle employée à la dure réalité des choses : on était pas là pour se rincer la lorgnette !
Ayant à sa disposition toute la matière première à laquelle elle allait devoir consacrer ses soins, la demoiselle ne manqua certes pas de constater la fameuse rondeur abdominale qui mettait en déroute la garde robe de sa cliente. Si elle s'en fit une remarque, l'impassibilité de son visage n'en laissa rien transpirer. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que la dame n'attendait très certainement pas de sa part qu'elle aille jouer du clairon en place publique pour annoncer à tout un chacun la confection d'un probable bâtard, comme l'étoile du berger pointant du doigt l'enfant Christos. Aussi, dans son innocente candeur, la damoiselle porta-t-elle cette froideur d'accueil sur le compte du caractère de la titrée, ses humeurs de grossesse, son pied gauche qui avait touché le sol en premier au saut du lit... Sans songer un instant à son estimé patron.
Sans gêne face à ce corps exposé dans son plus simple appareil, elle entama la danse du mètre ruban autour des bras, de la poitrine, du ventre de la statue, statique et frissonnante, en veillant bien à ne pas lui imposer le contact de ses doigts glacés par l'air du matin. Puis, ayant noté mentalement ses premières observations, elle se saisit au hasard d'une houppelande qui trainait à ses pieds pour en comparer les dimensions.


Bien.

Approuva-t-elle, visiblement satisfaite du résultat de ses investigations.

Des reprises suffiront. Vos vêtements sont de très bonne facture, aussi ont-ils une valeur de couture suffisante pour qu'on puisse se permettre de simplement défaire les points et repiquer plus juste. Pour le bas, on va remonter vos ceintures et défroncer les jupes. Ce sera un peu moins joli, mais le drapé sera plus lâche et gagnera en ampleur à la taille.
Cependant, ça ne suffira qu'un temps.


Un zeste de malice brilla comme un éclair dans l'opaque noirceur de ses yeux, tempéré pour qui n'y prenait garde par la diplomatique habileté de son langage. En désignant de la main le maelström vestimentaire qui les cernait de toute part, elle s'enquit de sa tâche à venir.

Par quoi souhaitez-vous que je commence ?

Car à moins de vouloir faire admirer à toute la communauté sa tenue d'Ève, il allait bien falloir concocter à la dame un apparat de tous les jours aussi dissimulateur que possible.
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« N'oubliez pas que, si longue vous apparaisse votre existence, votre mort, elle, est éternelle.»
Robert Merle

Gnia
Une fois que la tisserande eut terminé ses investigations, Agnès passa une tunique de toile grossière et écrue que la camériste lui avait retrouvé. Manches longues et fermés, l'habit descendait à peine au genou et était normalement destiné à être porté sur des braies. Heureusement que la Saint Just aimait à monter à cheval, aller à la chasse ou s'entraîner à la quintaine et autres activités qui nécessitaient tenue masculine. Ce matin-là, cela lui éviterai surtout d'attraper la malemort et permettait de cacher les vilaines cicatrices qui marquaient sa peau satinée.
Au diagnostique de Matelana, elle prêta attention. Voilà une jeune femme fort pragmatique, ce qui ne manqua pas de plaire à Agnès.


Commencez par trois ou quatre chainses simples et un surcot ou deux de drap de laine. Cela fera l'affaire pour l'habillement de tous les jours. De toutes façons, cela n'est destiné qu'à durer un temps.


Une lueur à la détermination féroce ombra un instant le regard avant qu'elle ne reprenne après une infime hésitation.


Et Pernette vous montrera une chemise de soie et un bliaud d'apparat que je préfère savoir à ma taille au cas où une occasion de les porter se présenterai.

La Pernette suait à grosse gouttes en ramassant les atours de Sa Dame et en les serrant à nouveau un à un dans les coffres ouvragés qui encombraient la pièce. Agnès lui désignait les pièces de vêtement qu'elle souhaitait voir retravaillée. Si le choix fut aisé pour les tenues de tous les jours qui tenaient plus lieu de la vesture de notable que de comtesse, le choix des atours plus riches qu'il faudrait abandonner à l'aiguille était plus délicat.
Après une coupe de vin clairet pour s'éclaircir les idées et en guise de petit-déjeuner, Agnès opta pour la tenue qu'elle avait porté pour sa première cérémonie d'allégeance en tant que Coms du Béarn. Une lourde robe de drap flamand teinté de rouge sang, à l'encolure et aux emmanchures de brocart broché d'or. Dessous se portait un blanchet de soie légèrement teinté au safran et rebrodé de rouge. L'habit était l'un des plus onéreux qu'elle possède mais il lui rappelait tant de mauvais souvenirs qu'elle n'avait pas hésité longtemps à le livrer à la torture de l'aiguille.

S'approchant de l'occitane qui avait maintenant une jolie pile de fringues soigneusement pliées à ses pieds, elle plongea son regard dans les billes d'onyx de la jeune femme

Il va sans dire que vous travaillerez ici. Vous disposerez de tout ce qui pourrait vous aider à la réalisation rapide et efficace de votre tâche. S'il devait vous manquer quoique ce soit pour votre ouvrage, vous en exprimerez le besoin, et il sera contenté.

Sa camériste lui tendait une paire de braies et une autre de bas, aussi la Comtesse cessa son bavardage le temps d'enfiler le tout. Elle finit de boucler le lien à sa taille puis rabattit la tunique dessus en la lissant avant d'ajouter.

Tant votre célérité et la qualité de votre travail que votre discrétion seront payés à leur juste valeur. Cela vous convient-il ?


La question était de pure forme. Il était évident que l'artisane n'allait pas cracher sur au moins deux jours complets de travail qui lui permettraient probablement de ne plus avoir à bouger le petit doigt pour au moins un mois.
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Matalena
La tisserande baissa les yeux sur ses bottes qui, à ce stade de la discussion, dépassaient tout juste du monceau de textile qu'on avait amassé dessus. Gage que ce serait la première et la dernière fois qu'une telle fortune s'entasserait sur ses orteils. Elle se baissa pour ramasser la tenue de gala avec le respect du professionnel admiratif du labeur d'un de ses confrères, et la plia avec grand soin sur son avant bras... Quelque peu agacée par cette nonchalance manifeste vis-à-vis de pièces de tissus qui eussent pu nourrir une famille de quatre personnes pendant des semaines, mais se gardant bien de le manifester autrement que par ce geste, éloquent en lui-même.
En réponse aux instructions de la dame, la brunette hocha la tête en signe d'assentiment, acceptant tacitement ces conditions de travail sur lesquelles, assurément, elle n'avait point son mot à dire. Car si les deux femmes usaient entre elles de peu de mots, nul doute que les messages n'en circulaient pas moins sans difficulté et que les visées de l'une n'échappaient point à l'autre. Le regard sans détour de la Saint Just était sur ce point d'une clarté limpide : en plus de ses services, elle payait aussi son silence, et s'en assurait le temps de l'ouvrage en lui offrant le gite d'une prison dorée.
La jeune femme n'en demeura cependant pas moins tranquille, fixant les prunelles lapis-lazuli avec une assurance teintée de curiosité. Comme si cette situation, d'une nouveauté rafraichissante, l'amusait.


Il en sera fait selon vos désirs.

Et, après s'être de nouveau inclinée pour saluer sa patronne du jour, elle suivit les pas furtifs de la femme de chambre qui la conduisait à son atelier improvisé.
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Gnia
[Un escalier de fer, un couloir étroit et obscur, au fond de ce couloir une porte entrouverte d'où nous parviennent les accords d'une musique qui en ce lieu parait irréelle... IAM, Le côté obscur de la force]


Devant la flambée qui réchauffait les froides et épaisses pierres des murs de sa chambre, Agnès s'était vautrée dans un confortable fauteuil couvert de fourrures, les jambes allongées devant le feu, les bottes de cuir touchant presque les premières flammes. Puisqu'elle était cantonnée aux habits d'homme, sa journée avait été passée au domaine à vaquer aux occupations dont le seigneur - s'il y en avait eu un - se chargeait habituellement.

Le matin avait été occupé à faire l'inventaire des écuries, les chevaux disponibles, ceux dont il fallait changer les fers, à faire préparer les stalles pour les nouveaux arrivants qu'elle avait commandé à son ébouriffé d'écuyer.
Après le dîner, l'après midi avait été consacrée à veiller à l'installation, dans un chenil fraichement construit à l'écart du corps d'habitation, de la meute de Bapaume que l'on avait fait venir depuis l'Artois. Sur la quinzaine de chiens féroces qui avaient survécus au voyage, certains avaient besoin de soins et l'ensemble devait s'acclimater à son nouvel environnement.
Le tout avait été entrecoupé de visites ponctuelles à la tisserande installée pour plus de commodité dans l'une des chambres prévues pour la domesticité dans les appartements de la comtesse.

Aussi après le souper, le soir venu, la Saint Just s'était étalée, harassée, devant l'âtre sans même avoir le courage de passer une vesture d'intérieur. Elle restait là, hypnotisée par le feu, à se demander à quoi elle allait occuper les heures de la nuit où elle ne trouverait certainement pas le sommeil lorsqu'elle entendit une curieuse mélodie qui semblait sortir de nulle part. Elle tendit l'oreille un instant, reconnaissant les sonorités d'une flûte à double bec. La curiosité lui faisant oublier sa fatigue, elle se leva, s'enquilla son gobelet de vin et se mit en tête de découvrir l'origine de la mélopée.

Elle n'eut pas à aller bien loin. Arrivée devant la porte entre-ouverte de la pièce où l'on avait installé Matalena et son atelier, l'air se faisait étonnamment précis. La Saint Just poussa lentement l'huis et s'appuya au chambranle, en espérant que cela ne troublerait pas l'occitane.
Raté. La jeune femme cessa son activité aussitôt. Agnès soupira profondément avant de parler.


Cela fait une éternité que je n'ai pris le temps d'écouter de la musique ou de jouer d'un instrument...
Si vous savez aussi jouer aux dames, que vous aimez le bon vin et qu'il vous prenait l'envie de m'accompagner de votre flûte au psaltérion, j'vous invite à passer la soirée avec la comtesse désoeuvrée que je suis.

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Matalena
La journée s'écoula, longue et morne, dans un silence que ne venaient briser que les bruits lointains qui montaient de la cours, étouffés par l'épaisseur des murs qui la cernait. Les doigts crispés à force de serrer la mince tige de métal qui lui servait d'outil, la tisserande sentait sa nuque se raidir, et ses muscles s'ankyloser. Elle était pourtant satisfaite de l'ouvrage abattu. Lorsque le soir commença à tomber, plongeant sa cellule dans un pénombre trop marquée pour continuer les travaux de précision, la soubrette vint lui apporter le luxe d'une chandelle. Ne pouvant piocher dans sa réserve personnelle, éloignée et donc inaccessible, la jeune femme avait envoyé la servante qui lui servait de lien avec le monde extérieur quérir certains effets personnels, et une bouteille de rouge... Instruments devenus indispensables à meubler ses soirées en tête à tête avec elle-même, et adoucissant sa hantise d'un sommeil agité dans des méandres accueillantes et indistinctes.
Le verre posé contre ses lèvres carmines, reflet du liquide sombre qui l'habitait, elle songeait en silence à sa situation, à ce qu'elle avait pu observer ces jours ci. Tant d'obscurité, de non dits la cernaient... Et le masque rigide du jour se fendillait la nuit sur celui, guère plus avenant, d'une lassitude solitaire. La grâce des Vestales, comme disait la rousse.

Elle avait dîné de viande séchée, mâchonnant sans y songer la pitance hargneuse, puis avait délacé son bustier, quitté ses bottes et défait la tresse de ses cheveux. Dans l'abandon tranquille de cette chambrette, elle avait attendu le départ de la mesnie Saint Just et que s'éteignent les rumeurs avant de s'intéresser au contenu de son sac. Maintenant qu'elle gagnait suffisamment bien sa vie par sa fabrique de vêtements, les travaux des champs c'étaient espacés, et ses mains avaient retrouvé une certaine finesse. Aussi, lorsque ses doigts se posèrent sur les touches creusées dans le bois de son instrument, chaque extrémité s'adapta sans mal à leur diamètre. Les yeux mi-clos, la damoiselle laissa voler quelques notes désordonnées, portée par le simple plaisir de laisser courir sans se soucier de l'harmonie qui en ressortait. Puis, au fil des secondes, une mélodie se dessina, puis une seconde, qui se mêlèrent et virevoltèrent ensembles avant de se trouver, se fondre en une symbiose permise par l'agilité de son ambidextrie cachée. Transportée dans un monde imaginaire qui n'appartenait qu'à elle, la demoiselle n'entendit pas immédiatement la noble dame s'approcher. Lorsque la porte s'entrouvrit d'avantage, elle eut un sursaut, rouvrit toutes grandes ses billes noires, et abandonna aussitôt son instrument.

Une invitation ? Voilà qui était de nature à surprendre. Son sourire se dessina, malicieux comme à l'ordinaire, et elle pencha légèrement la tête sur le côté.


Je jouerai pour vous avec plaisir, et partagerai votre compagnie dans les mêmes dispositions.

Sans se faire prier d'avantage, elle quitta son siège inconfortable, la froideur glacée de la pièce, et suivit la grande dame dans ses appartements... Curieuse de découvrir cette antre cachée tout autant qu'un instrument dont le nom seul lui était connu.
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Robert Merle

Gnia
Agnès ne s'était jamais douté des sentiments que pouvait susciter la découverte de son intérieur, de son intimité, de son antre. Comme si, soudain, entrer dans sa chambre ouvrait des portes hermétiquement closes auparavant, comme si un trésor s'y cachait, comme si soudain Agnès de Saint Just était révélée aux yeux des profanes. Et pourtant, cela devait bien être ce qui se passait, sans qu'elle en ait conscience.
Car pour sûr, l'Infâme, dans son intérieur qu'elle maîtrisait parfaitement et dans lequel il était permis d'être soi, se déparait de l'armure de froideur et de mépris qui la protégeait du monde extérieur et laissait entrevoir d'autres facettes insoupçonnées de sa personne.

Elle fit donc entrer Matalena dans une vaste pièce aux proportions harmonieuses où une vaste cheminée entretenait un feu ronflant capable de chasser les premiers frimas des nuits automnales. Aux murs, de lourdes tapisseries égayaient les murs froids. Chacune des alcôves formées par les trois fenêtres à meneaux qui éclairaient de jour la chambrée étaient garnies de coussins et fourrures propices à accueillir lectures, travaux d'aiguilles ou d'écritures. Devant l'âtre, posé sur un épais tapis d'Orient, un guéridon entouré de confortables fauteuils, chargés, en ce début de mauvaise saison, de fourrures. Près de l'une des fenêtres, un large écritoire, chargé de parchemins, manuscrits et du nécessaire à écrire. A l'opposé de la cheminée, le lit, massif, aux montants de bois sculptés s'élevant pour former un baldaquin d'où tombaient d'épais rideaux ouvragés. Quelques coffres de bois peint ou incrustés de nacre comme on en fabriquait en Terre Sainte complétaient le mobilier du cocon saint-justinien et sur le plancher, crissait sous les pieds la jonchée de roseaux frais.
Une pièce chaleureuse dédiée à recevoir les intimes.

Consciente que la jeune tisserande serait probablement intimidée par le faste discret mais bien visible pour quelqu'un de sa condition de la chambre, Agnès lui servit du vin dans un gobelet d'étain qu'elle lui mis d'autorité dans la main. Puis elle l'entraîna vers l'une des alcôves où trônait ce qui semblait être un meuble que l'on avait recouvert d'un épais tissu. Soulevant l'étoffe avec les yeux pétillants d'une excitation qu'elle peinait à masquer, elle découvrit alors une sorte de large cithare tendue d'une multitude de cordes posée sur table.


Ce n'est pas à proprement parler un psaltérion. C'est un instrument de chez moi, que l'on retrouve en Bretagne et au Nord, héritage des celtes et des barbares nordiques. La doulcemelle... Le nom est aussi suave que les sons qu'on lui en tire.

Elle caressa les cordes d'une main étonnamment douce et tendre, les yeux perdus dans le vague et emprunts d'une vague mélancolie. Elle esquissa un sourire discret et revint vers son invitée improvisée.

Je n'en ai plus joué depuis des années. Il faudra malheureusement attendre que j'ai bu un peu plus de vin pour que je consente à m'y remettre...

Un petit rire accompagna ses paroles et elle se servit à son tour tout en invitant la brune occitane à la rejoindre près du feu.

Mais si l'envie vous vient de jouer de votre flûte, ne vous dérangez pas pour moi, bien au contraire.
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Matalena
Et impressionnée, la jeune femme l'était très certainement. En témoignaient ses yeux écarquillés comme des soucoupes qu'elle ne cherchait même pas à dissimuler, toute absorbée dans sa contemplation des merveilles qui se découvraient au regard. Car si l'ostentation d'or et de soieries n'était pas de mise, l'artisan qu'elle était savait reconnaitre un bel objet. Aussi, comme une enfant dans un magasin de jouets, se permit-elle sans y songer la liberté de voleter dans la pièce, détaillant les coffres, les tapisseries aux motifs tout à fait nouveaux pour elle, les rideaux ouvragés, et l'on aurait presque pu lire dans son regard aux aguets les idées qui déjà s'y acheminaient quant à de possibles adaptations à la mode Montalbanaise. C'est qu'en toute situation, une Languedocienne, ça ne perd pas le Nord.
A travers ces choix délicats, cet agencement d'un goût harmonieux et aisé sans être tape-à-l'œil, cachés dans une forteresse austère et inhospitalière, l'on pouvait voir l'image de la femme qui les avaient crées... Ou tout du moins la deviner, comme on recherche des indices éparts et insubstanciels pour élucider le mystère. A cette gymnastique sa franche invitée ne semblait point rompue, aussi se contenta-t-elle de la complimenter par un sourire approbateur. Si leurs mondes étaient différents et qu'en cela résidait une barrière à jamais infranchissable, cette soirée n'avait pas pour but de les souligner, mais divertir deux femmes esseulées ayant en commun l'amour de la musique et de l'ivresse. Sommes toutes, ce n'était déjà pas si mal, et notre quotidien nous contraint bien souvent à côtoyer autrui sous de moins bons prétextes.

Lorsque la noble dame découvrit son instrument avec un regard énamouré, la brune laissa échapper un léger sifflement admiratif entre ses lèvres. La mécanique, aussi complexe que le principe était simple, était forgée avec une grande finesse dans un métal luisant, la caisse de bois ouvragée en son milieu sans excès, le tout supportant des cordes si rectilignes qu'elles en étaient presque invisibles. Ce n'est que lorsque la demoiselle approcha la main à son tour, manipulant l'instrument avec un geste emplit d'une respectueuse délicatesse, qu'elle pu s'apercevoir du nombre très conséquent de ces tiges souples.


C'est très beau.

Quant à savoir à quoi exactement elle faisait référence... A l'exemple de son hôtesse, elle se laissa happer par le confort moelleux des fauteuils. A coup sur, ces heures impensables la voyait confrontée à l'opposition catégorique de son mode de vie, et la brunette songea non sans quelques hontes à la disposition de sa propre chambrée : des planches, une couverture de laine, et un coffre de risibles dimensions pour ranger ses effets. Constat d'autant plus ridicule qu'elle aurait dors et déjà eut les moyens de s'offrir mieux, mais on ne perd pas si vite les habitudes de toute une vie.
Obligeamment, elle déposa son verre sur le large accoudoir et porta son instrument à ses lèvres. Méditative, le regard lointain, la gracieuse gardienne des lieux jouait du bout des doigts avec l'une de ses mèches noire de jais. Matalena choisit un rythme lent sur une gamme haute, des sons qui sonnaient élevés et frais, bien plus nordiques que ses propres origines, appelant au voyage de l'esprit sur une trame légère. On aurait pu croire à une dame de compagnie jouant pour sa maitresse, et rien dans sa démarche n'en détruisait l'hypothèse... Quand le morceau prit fin, elle saluât son unique public comme en sortie de scène d'un geste à la dérision théâtrale.


J'ose espérer ne pas vous avoir agressé les esgourdes, pour tout vous avouer je n'ai pas non plus du joué devant quelqu'un depuis... Des années. Comme le temps passe vite !

Ses prunelles insondables que n'éclaircissaient pas les flammes de l'âtre vagabondèrent jusqu'aux abords de l'écritoire tout proche où elles se figèrent un instant, scrutateurs, avant de s'épanouir sur un regard brillant. Prenant une gorgée de vin, elle désigna le meuble d'un geste de la tête, non sans un sourire en coin.

Je constate que nos livres de chevet ne sont point si dissemblables. Connaissant certaines de vos compagnies, cela ne devrait point me surprendre je suppose.

Et pourtant, surprise, elle avait bien l'air de l'être.


Pour la musique, un bel exemple de flute double : http://www.youtube.com/watch?v=94wSLVxusss interprété par Pierre Hamon sur une composition de Guillaume de Machaut.

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« N'oubliez pas que, si longue vous apparaisse votre existence, votre mort, elle, est éternelle.»
Robert Merle

Gnia
Les yeux clos, le visage soudain emprunt d'une lueur quasi extatique, Agnès écoutait l'harmonie parfaite de ses deux mélodies qui à première vue, ou écoute plutôt, semblaient discordantes pour finalement se rejoindre et former un ensemble aussi léger et doux que la soie. Son esprit vagabondait vers des lieux connus d'elle seule, un temps si loin des épreuves qu'elle avait subies, des horreurs qu'elle avait vues ou vécues, des lieux qui appelaient à une vie paisible pleine d'innocence.
Le port de Calais, un soir d'été au bras d'un homme qui n'était plus qu'une vague silhouette sans visage dans l'esprit de la Saint Just, mais il lui semblait revivre cet instant, entendre sa voix et il restait alors le plus doux des hommes dans son souvenir. Amiens, un jour de neige, où tels des enfants, ils s'étaient ébattus et battus Niria, Carib, Mandray et elle. Tant de rires qui avaient disparus à jamais, happés par la guerre. Cambrai la libertine et ses tavernes sulfureuses, la joie simple de vivre de ses habitants avant qu'ils ne prennent le visage de ceux qui apporteraient la ruine de l'Artois. Arras enfin, sa ville, sa vie, son enfance, son innocence, là où tout avait commencé et là où tout finirai.

Lorsque le morceau s'acheva, il lui fallut un temps pour revenir au temps présent et esquisser un sourire lointain au salut burlesque de la musicienne.


Je... C'était... Vous m'avez transporté vers un ailleurs alors que même le vin peine à m'en faire frôler les rivages...

C'était à la fois plaisant de le réaliser et totalement incongru de l'avoir avoué, là maintenant, à une inconnue. Pour faire passer l'aveu, elle tenta de diluer la boule qu'elle avait dans la gorge d'une grande lampée de vin. Et heureusement, l'attention de Matalena avait été détournée vers les saines lectures de la Saint Just et sa réflexion lui arracha un sourire cynique.

Méfiez vous... Ce que l'on voit n'est pas forcément ce qui est.
La première fois qu'il m'a été donné de lire les 52, j'étais comtesse et j'avais dans les geôles du château de quoi monter une belle équipe de soule de réformés, si l'on exclu leur état physique plus ou moins pitoyable, évidemment...
Connais ton ennemi.


Elle lâcha un petit ricanement, qui reflétait tout autant une profonde amertume que l'idée d'un mauvais tour que l'on a joué. Quelque chose d'à la fois désabusé et moqueur.


Cela dit, la lecture de La Conduite est édifiante... Quoique je doute adhérer un jour aux avertissements que l'on peut y lire.

Et de ponctuer son assertion d'un nouvelle rasade de vin.
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Matalena
Que lui avait-on dit déjà sur les sujets de conversation à éviter en bonne compagnie ? Ah oui : la politique, la religion. Bon... Une autre fois peut-être. La Conduite et les 52. Était-il un bon croyant qui ne c'était point interrogé sur certains des préceptes, pouvant parfois même sembler absurdes, qui s'y voyaient dictés ? Pour sa part, et bien que s'eût pu être considéré par certains comme un grave manquement, exercer sa raison sur les textes de foi n'était en rien une remise en cause de leur nécessité mais un cheminement personnel vers leur compréhension. Choisir sa voie, connaître ses faiblesses et accepter sans fatalisme son état de pêcheur était une étape indispensable de l'élévation de soi, car qui ne se connait pas ne peut se bonifier.

A croire que vous avez dû cheminer depuis ce temps, pour en arriver à vous terrer dans un de leur fief.

Et à en juger par le rire sardonique de la noble, allez savoir si cette décision n'était pas aujourd'hui sujette à quelques regrets. Mais enfin, ne s'attardant guère sur cet aspect du problème qui ne concernait ni elle ni cette soirée, la damoiselle pencha plus avant dans le sens de la conversation autour de règles obscures.

Si vous faites référence aux règles dictées par Averroës et la conduite... N'oubliez pas que la réforme reconnait plusieurs prophètes comme porteurs de vérité, et qu'il n'est qu'un parmi les autres. Il est vrai que je me suis déjà interrogée sur certains passages... Pour ne pas les citer : quelle perversité y a-t-il à se cuisiner un bon civet de lapin plutôt qu'un bœuf aux légumes ? Par ailleurs, techniquement parlant, on abuse du vin lorsqu'on est ivre, et cela, je ne le suis jamais. Alors ce serait une règle draconienne uniquement pour ceux qui ne tiennent pas l'alcool, ce qui paraitrait bizarre vous ne trouvez pas ?

Son regard pétillant indiquait de source sure que, si elle se permettait de traiter avec une certaine légèreté des principes qui pourtant dictaient le déroulement de son quotidien, sans doute faisait-elle confiance à l'intelligence de son interlocutrice pour percer la nuance entre son ironie et ses croyances véritables.

Si l'Unique nous avait voulu parfaits, je gage qu'il nous aurait crées de sorte à ce que jamais nous ne soyons sujets à l'erreur et à la tentation. Nous seront d'accord pour constater que tel n'est point le cas.

Elle bu une gorgée de vin, la savoura un instant en la gardant en bouche, et sourit avec plaisir, ravie de la qualité de goût de ce qui lui était offert.

Le péché de chair par exemple, un de mes grands favoris. Sachant que "les plaisirs de l'amour font oublier l'amour du plaisir", on devrait en tout état de cause lui préférer la fameuse "amitié" aristotélicienne. Dans la dure réalité, j'éprouve quelques difficultés à concevoir comment une amitié pourrait d'une quelconque manière compenser la solitude sexuelle. Si l'on part dans l'extrême, servir au mieux Deos se serait se condamner au célibat ? Ça ne parait pas très cohérent avec le fait qu'il nous ai dotés d'attributs pour nous reproduire.

Aaaah, on commençait déjà à s'engager sur une voix plus intéressante : causer cul entre une vierge vestale et une noble engrossée par Deos sait qui. De quoi entrevoir des perspectives de fin de soirée des plus improbables.

Je n'engage que moi dans cette pensée, mais il me semble que les règles sont là pour nous donner une ligne de conduite, et que chacun trouve grâce à faire de son mieux sans forcément pouvoir toutes les respecter. S'imposer milles et une contritions et épreuves pour prouver à qui de droit que l'on est meilleur qu'un autre, c'est faire acte d'orgueil. L'important est d'être un cœur franc face au jugement du Très Haut, se montrer bon et juste autant qu'on le peut.
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« N'oubliez pas que, si longue vous apparaisse votre existence, votre mort, elle, est éternelle.»
Robert Merle

Gnia
Tiens tiens, la conversation prenait un tour intéressant. Agnès trouvait enfin quelqu'un avec qui converser de ses lectures autre que le gouverneur et le point de vue de l'occitane n'était pas pour lui déplaire. Mieux même, il apportait une certaine eau à son moulin. Elle l'écouta, buvant son godet à petites gorgées, hochant la tête parfois pour acquiescer à l'une ou l'autre de ses remarques.
Puis prenant son courage à deux mains, elle se décida à son tour à donner son avis. Pourquoi du courage vous demanderez-vous ? Et bien parce que toute Infâme qu'elle était, la môme Saint Just avait découvert qu'elle était d'une ignorance crasse sur tout ce qui touchait à la religion. Religion aristotélicienne et romaine comprise. Et pourtant, elle avait été réputée fervente croyante, avait écouté les prêche de son curé bien-aimé à Arras, prié Saint Michel et Sainte Boulasse beaucoup, Aristote et le Très Hauct un peu moins.
Bref. Elle ne s'était jamais vraiment posée de questions sur sa foi jusqu'à il y a peu et encore moins sur la connaissance des textes, des fondements, du dogme.


Je vous rejoints vraiment sur le chapitre des règles. J'vois pas pourquoi faudrait faire l'impasse sur le délicieux cou de cygne farci ou sur une tourte au canard. Quant au vin et autres produits fermentés, ben... Voilà, ça marche pour les ivrognes, mais pour de braves buveurs comme nous autres, que les vapeurs d'alcool n'embrument que rarement l'esprit, et bien je ne vois pas trop...

Mauvaise foi ? Si peu. Certes l'artésienne tenait plutôt bien la distance niveau boisson, mais l'état d'ivresse, elle le rencontrait quand même plus ou moins souvent au détour de ses pérégrinations alcoolisées. Il était temps de passer à la règle suivante si l'on ne voulait pas finir de se fâcher irrémédiablement avec l'Unique.


Et puis, il est difficile de donner du poids à tous ces préceptes de vie lorsque ceux qui sont sensés les suivre semblent ne pas avoir de remord à les outrepasser. Le jeu par exemple. Le seul bouge à ramponneau de la ville est tenu par des réformés, avouez que c'est cocasse non ?
Alors oui, je pense qu'il s'agit effectivement de guides, de principes de vie auxquels il faut tendre sans se sentir contraint de parvenir à tous les honorer. L'homme est faible par essence. Et s'il en l'était pas, il n'aurait point besoin de guide tel que La Conduite.


Nouvelle lampée de vin et... Ô misère, un godet déjà fini. Qu'à cela ne tienne, le vide est rapidement comblé et la carafe tendue à sa compagne de beuverie improvisée.

Et le plaisir.. Ma foi. J'ai une petite histoire personnelle avec le verset 14... La modération... Celui là me donne du fil à retordre, vraiment.
Et pour le plaisir charnel je ne crois pas que le verset sur ce sujet oppose la chair à l'amitié. Il préconise simplement, à mon humble avis, de ne pas rechercher uniquement la concupiscence mais le partage avec l'autre dans son entier. En gros, préférer une bonne union saine et porteuse d'avenir que le bordel et les étreintes fugaces sans lendemain uniquement dédiée à la fornication. Et le verset qui en parle fait probablement écho à celui qui dit..
.

La Saint Just fixe le feu un instant en tentant de se remémorer ce qu'elle a lu, avant d'asséner

"Car il est vrai que le plus délicat des plaisirs est de faire celui d'autrui."

Un petit rire ponctua la fin de sa critique du texte d'Averroès et comme si elle avait besoin de se dégourdir les jambes, elle se leva lentement et fit quelques pas devant l'âtre. Puis, l'oreille toujours attentive à ce que pourrait ajouter Matalena, elle se dirigea vers l'imposant instrument de musique dévoilé plus tôt qui lui faisait de l'oeil non loin. Elle laissa à nouveau glisser une main sur les cordes tendues avant de se saisir de l'un des maillets et d'extirper une note claire à la doulcemelle, comme pour vérifier qu'elle était toujours capable de lui parler.
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Matalena
Mmm... Ce qui est plaisant avec les versets, c'est que l'on peut aisément soutenir une théorie et son inverse en fonction de ceux que l'on choisit de citer. Pour vous contrer, je n'ai que l'embarras du choix, et pourrait vous opposer "Et toi fidèle qui aime un autre fidèle de passion charnelle. N'oublie pas ceci : les plaisirs de l'amour font oublier l'amour du plaisir." par exemple. Il me semble que le concept de modération obéit à une logique philosophique très Epicurienne, en ce sens que si l'on s'adonne à un plaisir quel qu'il soit de manière trop importante, on en oubli le reste, on en oubli autrui, et l'on ne se préoccupe plus, qui de manger, qui de boire, qui de forniquer, ou autres. La modération permet au contraire de jouir des plaisir que Deos a cru bon d'accorder à nos existences misérables sans en omettre les notions de partage, et surtout sans oublier le plaisir qui les supplante tous : l'amour de Deos pour nous.

Car, il est n'est jamais assez important de le souligner, contrairement à l'étiquette qui lui fut collée par la suite, Épicure ne prônait guère autre chose que la fameuse modération dans les plaisirs. Où la gueuse avait-elle bien pu en avoir connaissance, en revanche, était une question bien plus intrigante.
La vilaine semblait prendre de plus en plus de plaisir, tout justement, à cette conversation, et la petite gymnastique mentale de versets que lui imposait la noble entrainait son esprit vif dans des déductions qu'elle n'avait jamais eu l'opportunité de formuler à haute voix. Ne point se sentir jugée sur ses croyances autrement que d'un point de vue intellectuel désintéressé représentait une opportunité rare dont-elle se saisissait sans méfiance, et ce peut-être à tord. La liqueur qu'elle sirotait en ronronnant comme un chat dans son profond fauteuil, la chaleur rassurante du feu de cheminé dont-elle n'avait plus goûté la présence depuis des lustres, tout ce confort inhabituel participaient de son sentiment de langueur et de sécurité.


Pour ce qui est de l'exemple... Je dirais qu'il n'y a d'autre exemple à rechercher que celui définit par les buts que nous nous fixons. C'est théorie papiste que de considérer certains comme supérieurs à d'autres, et donc à imiter. Nous ne sommes tous que faibles et faillibles. Je prendrai pour appuyer cela un passage du Liber Leonis qui dit :
Le jour où les hypocrites, hommes et femmes, diront à ceux qui croient : «Attendez que nous empruntions de votre lumière», il sera dit : «Revenez en arrière, et cherchez de la lumière».
Pour moi, cela illustre le fait que nul ne détient d'absolue vérité, et celui qui prétendrait être le digne représentant de sa foi serait un présomptueux pervertit : la lumière se cherche, et il n'est en cela que des conseils, et point de guide, ce qui rend la quête aussi longue que difficile, mais ô combien plus belle.


A croire que sous des dehors avenants comme une pierre tombale se cachait une âme avide de partager ses réflexions, muries pour l'essentiel dans la solitude de son logis. C'est que si on laissait aller la noblesse à ses hautes réflexions religieuses, elle allait bientôt en conclure que Deos encourageaient les pipes... Avouez tout de même que ça ferait désordre.
Cependant, la source de paroles qui semblait devenue intarissable au fur et à mesure de la descente tranquille de la bouteille se réduisit tranquillement, comme une rivière de montagne en été, lorsque raisonna la première note de l'instrument.
La main appuyée sur le côté de sa tête, sa longue chevelure brune légèrement ondulée déployée sur les coussins, elle regardait la dame hésiter sur ses cordes, une à une, comme se laissant le temps d'apprivoiser la bête. En d'autres circonstances, la tenue légère et débraillée de la tisserande aurait représenté pour elle une gêne terrible et certaine. Mais, peut être par le jeu de lumière qui s'échappait des flammes, le visage de la Saint Just avait perdu de sa sévérité morbide, et ses traits détendus et calmes reflétaient enfin la jeunesse qui était la sienne. Bercée mais attentive, elle lui adressa un léger signe de tête, l'encourageant sans mot dire à s'enhardir à jouer.

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« N'oubliez pas que, si longue vous apparaisse votre existence, votre mort, elle, est éternelle.»
Robert Merle

Gnia
Et comme l'on chuchote à un enfant pour le réveiller sans qu'il s'effraye, Agnès effleurait d'un unique maillet, une corde ici, une autre là, s'émerveillant de chaque son léger qu'elle soutirait à l'instrument. Non qu'elle n'écoutât plus les arguments de Matalena, bien au contraire. Le feu ronflant, le bon vin, l'atmosphère intimiste, la joute verbale et la musique avaient su ôter le masque froid de la Saint Just et lui faire apprécier cet instant simple.

Levant le maillet de bois qu'elle tenait dans la main pour ponctuer ses propos, elle sourit à la brune lascivement vautré sur l'un des moelleux sièges devant l'âtre.


Mais justement quand je parlais du verset faisant référence à la passion charnelle, je pensais justement à celui que vous avez cité. "Les plaisirs de l'amour font oublier l'amour du plaisir". N'est-ce pas là une invitation à partager et à jouir de plus qu'un simple désir charnel ?


De reposer son maillet et de retourner au guéridon s'abreuver d'une lampée de vin, la curiosité attisée par la mention d'un texte qu'elle ne connaissait pas.

Je ne connais point le Liber Leonis que vous citez, mais l'on retrouve la même idée encore dans La Conduite. Le chapitre concernant Le Destin m'a fait grande impression. Ce qui y est dit semble si limpide et aisé alors que nous autres, orgueilleux et faibles, peinons à n'en respecter ne serait ce qu'une infime portion.


Et d'ouvrir avec précaution le manuscrit qui reposait sur son écritoire pour en déchiffrer à la lumière du calel les versets qu'elle souhaitait citer. Elle récita alors à haute voix, visiblement affectée par le sens des mots qui s'égrenaient dans l'air.


Verset 5 : Les égarés disent : Tout ce que je fais, je le fais par la Volonté de l'Unique. En vérité, ils mentent et ils calomnient leur seigneur. Il leur a confié le choix et la liberté, ainsi que la volonté et la puissance, mais il ne cautionne pas leurs actions. Honte à eux ! Ils ne rendent pas grâce à l'Unique pour les bienfaits dont il les a comblés.
Verset 6 : Et les ignorants disent : "Quiconque accomplit le Mal va contre la Volonté du Très Haut". Ceux la, un voile s'est déposé sur leurs yeux et leurs oreilles sont scellées. Sourds et aveugles, ils errent dans l'obscurité. Egarement des égarements.
Verset 7 : En vérité rien ne peut aller contre la volonté du Tout-Puissant. Il n'est de mal en ce monde que dans les actions des Hommes, lorsqu'ils désobéissent à la volonté de leur seigneur. Mais il ne lui nuisent en rien et ne nuisent qu'à eux même.
Verset 8 : L'Unique a tracé pour chacun des Hommes des routes différentes. Celui qui prend la bonne route, ne le fait que pour lui-même. Et, il en sera récompensé. Celui qui s'égare ne perd pas les autres. Mais, il en sera damné.


Refermant l'ouvrage dont elle caressa un instant le cuir vieilli de la couverture, elle posa un regard trouble sur l'occitane

Ainsi donc, nous serions nos seuls et uniques guides. Nous avons en main ce qui nous est nécessaire pour trouver la Lumière, il n'appartient qu'à nous de faire du matériau brut le plus beau des ouvrages. Pour nous et pour honorer le libre choix dont l'Unique a voulu nous doter.


Esquissant un fin sourire, elle reposa le gobelet d'étain désormais vide et retourna à la doulcemelle. Elle prit une profonde inspiration avant de saisir cette fois des deux maillets. Elle jeta un coup d'oeil hésitant à la jeune femme comme pour guetter une forme d'approbation avant de clore les paupière et de frapper enfin sans timidité aucune de l'un des maillets l'une des cordes. Une note claire, aigüe s'éleva et la première entrainant les autres, l'instrument chanta une rengaine à la fois triste et entrainante, conta une histoire que chacun pouvait interpréter à sa façon. Agnès retrouvait les gestes, le plaisir d'ouïr la mélodie qu'elle fabriquait de ses mains. Le visage emprunt d'une sérénité que personne n'avait dû lire sur les traits fins et sévères depuis bien des années, elle jouait. Plaisir simple qu'elle avait dédaigné depuis si longtemps.

Lorsque la dernière corde acheva de vibrer, elle ouvrit les yeux comme si elle sortait d'un songe. Le souffle court, les joues rosies par l'effort et la concentration, l'un de ses vagues sourires lointains que seuls les amants attentifs et prévenants étaient capables de vous arracher flottait sur son visage.



[ HRP : Inspiré par toute la beauté de ce superbe morceau de doulcemelle ou hammered dulcimer.]
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