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[RP] Un monde flottant (récit d'un vagabond)

Marumaru
Sa vue regagnait peu à peu en clarté. Echoué sur le sol frais comme il l'était, l’homme perçut une bise glacée qui, dans sa course au ras du sol, en lui caressant les joues et en ébouriffant ses cheveux sales, lui ramenait les souvenirs d’un monde par bribes.

Non point le monde flottant dans lequel il s'éveillait mais celui d'un songe, plus vraisemblablement réel, qui l'avait transporté peu auparavant :
Lui, enfant, se faisant conter par une figure préceptrice cette ère obscure de guerre perpétuelle qui finalement, de guerre lasse, éructerait au sommet d’un charnier séculaire un meneur. Un despote éclairé qui instaurerait, par une dynastie unificatrice, cette hypocrisie que l’on nomme paix et qui se maintiendrait d’apparat jusqu’à ce que la trahison et les attentats suivants réclameraient leur pesant du en chair humaine. Et puis, cette épopée historique balayée, fut alors qu’il vit le perpetuum, cet infâme serpent se mordant la queue, renoncer à sa parfaite circularité pour devenir une ligne finie, onduler, vivre, croître pour recouvrir de son vol le champ entier de son rêve, se muant ainsi en un dragon céleste, terrible, qui de son immense gueule engloutit toute lumière. Les vents de la Destinée avaient tourné aux battements de ses ailes écaillées.

Les images, comme prémonitoires, lui étaient revenues avec une étonnante acuité, si bien qu’elles ramenèrent avec elles des traits cinglants de douleur que lui causait sa chair meurtrie. Sa condition présente était pitoyable. Il se souvint confusément avoir été la victime d’une attaque de brigands. En relevant difficilement sa tête engourdie, nouée à une nuque bastonnée et douloureuse, elle-même alitée sur un parterre de neige, il se découvrit dépossédé depuis le moindre artéfact pouvant l’aiguiller sur ses attributs passés, jusqu’au plus simple vêtement, tant l’acharnement des fourbes avait été zélé. Et pourtant, malgré l’amnésie, cette vie antérieure et révolue lui parut comme une nébuleuse tant son réveil agissait comme sa dissipation.

Tremblant de tout ses membres, il se mit douloureusement sur pied. Après avoir épousseté de son bras le plus valide les résidus de boues gelée et la neige fine qui recouvrait son corps , il prit une profonde inspiration d’air pur et glacial comme si l’ozone pouvait droguer sa masse endolorie, les yeux perdus dans l’azur hivernal, il se résigna enfin à faire se traîner un pied devant l’autre, sur un chemin rocailleux vers la plus proche, mais incertaine, agglomération humaine.
Marumaru
A peine avait-il marché une lieue qu’il ressentait déjà les engelures sur ses membres transis, tandis qu’il abritait du mieux qu’il le pouvait son corps vulnérable du vent glacial, entre deux spasmes incontrôlés. L’homme, anxieux, commençait à entrevoir le risque de flancher avant même d’atteindre le prochain village. Comme il cheminait péniblement, une forme échouée sur le bas-côté s’offrit à sa vue.

Arrivé à son abord, il découvrit, avec toute la crudité d’une mort violente, la carcasse éventrée d’un bœuf de labeur et les restes de son propriétaire. Face à pareil saccage, l’inconnu se dit avec indifférence que le sort lui avait été doux contrairement à ce malheureux dont le corps bleui gisait égorgé sur une litière de neige maculée de sang. Outre mesure, la vue du cadavre ne provoqua en lui aucune émotion vive. En ces temps troubles, le crime était légion là où les autorités affaiblies avaient lâchement abandonné leurs fiefs. Intégralement dépouillée de tout bien monnayable, l’épave côtoyait cependant trois sacs de farine vides, de grande contenance, abandonnés entre deux troncs d’arbre à l’entrée du bois.

Le loqueteux s’empara avidement de ce tissu improvisé et se confectionna à coup de dents et de déchirures mesurées un manteau de fortune. Faiblement emmitouflé dans sa cape de jute, il reprit sa route.
Marumaru
Plus tôt, il avait vu une ville dans le vallon en contrebas de la route escarpée. A présent, la fine neige flottait silencieusement entre les arbres, tombant en rideaux continuels, pour venir mourir délicatement sur le sol rude.
Maintenant que les faibles lueurs de l'agglomération n'étaient plus qu'à une demi-heure de marche, le voyageur perçut au loin dans le crépuscule, entre les troncs obscurcis de la forêt, le halo dansant d’une lanterne faisant apparaître l’entrée d’une vaste bâtisse. Une sente qui déviait de la route blanchie rejoignait cet îlot de lumière par le sous-bois.
Pendant un long moment, l’homme se tint indécis quant au choix qui s’offrait à lui, la buée de son haleine tiède accompagnait ses cogitations. Ce serait la sente, se décida t-il, à la destination la plus proche et au diable si c’était un guet-apens, il n’avait plus que sa vie à perdre.
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"Sources chaude de Gero, Bains publiques – site protégé par notre Sô " lisait-on, à la lumière vacillante d’une lanterne doucement bercée par la bise, sur le panneau de bois posté au devant de la palissade de bambou.

Les yeux du loqueteux s'écarquillèrent. Lui, dont le froid et l'usure avait engourdi cette petite parcelle d’âme qui remuait toute émotion, se sentit aussitôt animé d’une détresse, semblable à l’entremêlement d'espoir et de désespoir, duquel le nécessiteux est esclave.
Il perçut le doux clapotis d'un courant d'eau bruissant quelque part derrière cette façade. Le loqueteux recula promptement devant la palissade, dans l’espoir qu’une vue d’ensemble lui révèlerait une ouverture. Vers la gauche, vers la droite : rien. D’un pas déterminé et claudiquant, le vagabond se mit alors à longer le mur, passant sa main sur les rangées de bambou, dans le but de percer à jour une discontinuité, grognant malgré lui, désemparé. Acharné même, le pauvre était drogué d’espoir à l’idée qu’un imminent réchauffement était à la portée de ses doigts. Enfin, sa main déboucha sur du vide !

Dans la pénombre, on pouvait distinguer un pan de mur non encore bâti, et, à en juger par l’éparpillement de faisceaux et de cordages ainsi que la fine pellicule de neige le recouvrant, un chantier qu’un ouvrier avait abandonné pour la nuit. Il s’engouffra par là, rencontrant sous ses pieds bleuis un méli-mélo de cailloux plats, tiédis, et contre lui une vapeur stagnante. Il trébucha, contraint de dévaler la pente avec le ravinement de caillasses et se heurter, épaule et coude, aux grosses roches polies du chaos granitique, pour découvrir en bout de course, cul à terre, face à lui, un tableau suspendu, comme irréel :
Un bassin naturel, creusant le lit de ce cratère de galets, comme un lagon de turquoise, enveloppé d’une brume opalescente qui s’élevait par fumerolles depuis la surface de l’eau. Des bâtons étaient plantés au sol sur les versants tout autour et sur celles-ci étaient suspendues des lanternes en papier dont la douce lumière ambiante préservait en ces lieux une quiétude et un souhait de bienvenue.

D’un geste maladroit, l’homme, ivre d’entrain, grognant comme un damné, se débarrassa de son manteau de jute et plongea tout entier dans la source fumante. Dans sa précipitation, il en avait oublié les multiples bleus et contusions dont il était intérieurement et extérieurement criblé, si bien que ses membres, lentement ravivés par la chaleur du bain, électrisa son corps enfiévré de cinglantes douleurs. Il ne put réprimer un cri déchirant, qui résonna dans l’enceinte protégée.
Les minutes passèrent, la fièvre tomba, les douleurs s’atténuèrent, ses meurtrissures sombraient dans une douce torpeur. Abruti par le bien-être de ce bain de providence, son regard naviguait avec tranquillité sur le décor enchanteur qui l’entourait. Des moments de vie passée où il se souvenait avoir été un homme dans l’ombre de la cours impérial, côtoyant jalousement le luxe et le raffinement, ressurgissaient comme les bulles à la surface de l’eau. Mais il avait beau passer en revue toutes ces images, contenant toutes ces personnes, d’aucuns trahissaient sur leur visage les marques d’une félicité semblable à l’instant qu’il vivait à présent.

Les images disparaissaient comme éclatent les bulles.
Il avait été lavé de cette vie là.
Il pouvait ne plus être personne, à présent.
« Ca doit être ça, la mort… »
Une vive émotion le prit à la gorge et son visage se chiffonna en contenant tant bien que mal la profonde tristesse et la joie immense qui le prirent simultanément aux tripes. Une larme s’échappa pourtant, courant le long de sa joue avant de venir se diluer dans les eaux de l’oubli. Il était de nouveau indolent.

Son esprit dérivait. Peut-être s’établirait-il quelques temps dans les alentours le temps de se refaire. Peut être pousserait-il jusqu’à la côte. Qui sait…
Marumaru
« Oh mais tu ne sais pas qui se présente aux élections ? »

La villageoise maniérée dissimulait une bouche en cul de poule de sa main droite, singeant l’intrigante. Son interlocutrice, parfaitement éberluée, arborait une expression de carpe.

- L’ami de l’autre escroc de haut-vol, là !
- Oh ?
- Mais siiii ! Tu sais... çui qu’y parle pas not’ langue
- Aaah !
- Eh oui, ma vieille! Mais c’est que ça ne saurait même pas te lire un discours de campagne, ces gens-là ! Mon mari, y’m’ disait pas plus tard qu’hier…


Le vagabond au derrière posé sur une roue de charrette orpheline ne prêtait qu’une attention vague au débat des deux villageoises, entre deux aspirations bruyantes d’udon. Par moment, il expirait la vapeur chaude du bouillon en un soupir satisfait, reprenant haleine.

Voilà déjà cinq jours depuis son arrivée au village. Il s’était débrouillé en travaillant ça et là, au sanctuaire ou à la mine, pour sa maigre pitance et avait réussi à louer une chambre miteuse dans la seule auberge ouvrière du coin.

Apparemment la controverse liée à l’élection du prochain sômin de la ville portait sur des histoires de pillage de trésorerie par l’ancien administrateur, doublées de tensions ethniques entre deux communautés aux dialectes opposés. Où que l’on aille, le peuple et ses dirigeants semblaient déterminés à mener une guerre à échelle de sa position sociale, fut-elle administrative ou régie par un codex strict d’honneur. Guerre de paperasse ou agitations de sabre. Au fond, tant que l’on trouverait deux partis à monter l’un contre l’autre au nom de quelque justice, de soi-disant idéaux ou de dignités ampoulées, les guerres n’auraient de cesse de fleurir à travers nos contrées.
L’homme, visiblement repu, émit un rot sonore et se tapota la bedaine, seule protubérance visible de son corps maigri et anguleux.

Ce soir, il irait boire, et il ne manquerait pas de lever son verre à la chute du pays.
Marumaru
Quelque part dans le passé…
Les silhouettes de deux hommes se faisant face, agenouillées dans l’ombre, à huis-clos dans une chambre annexe du palais.

- Mais, ne peut-on pas demander un recours auprès de… énonça difficilement le premier homme.

- Non, Koufuji. Notre sensei n’émeut plus la cour, c’est un fait.
Enfin, tu le vois bien que nous donnons de moins en moins de représentations ! Ce petit différent avec Yoshinori-dono l’a définitivement discrédité. On ne le voit plus que comme un vieux singe savant…


Le deuxième homme, jeune, considérait avec gravité son collègue qui réagit immédiatement à la disgrâce de son mentor.

- Zenchiku-san !

Sa bouche se tut. Le bannissement de l’illustre acteur Kanze Zeami de la cours des Ashikaga avait été prononcé, et, ni son jeune successeur, Zenchiku Komparu, ni le coryphée de sa troupe de musiciens, Koufuji, ne pourraient en fléchir le décret. Ils n’étaient rien d’autre que des amuseurs vivant dépendamment de la cour.

Au dehors, un enfant observait de ses yeux ronds et d’un air interrogateur ce vieil homme, familier, qui se tenait tristement là. L’acteur était perdu dans une contemplation absente du jardin de sable gris devant lequel il s’était tant de fois arrêté. Le rythme régulier des sillons parfaitement creusés semblait émaner de ces deux rochers, comme mystérieusement échoués du ciel sur l’étendue grise. L’esprit entaché de mélancolie, il ne parvenait pas, aujourd’hui encore, à percer la vérité derrière cette énigmatique composition.


« Papy Zeami ? Pourquoi tu pars… ? » s’enquit innocemment l’enfant.

Au son de la voix juvénile, l’aîné pris le temps de faire face à cette présence nouvelle. Il le considéra, enfin, avec une mansuétude amère.


- Otokichi, mon garçon, je pars, oui… Je dois te dire quelque chose : quand il n’y a plus que du silence à l’intérieur de soi, cela veut dire qu’il faut partir. C’est pour cela que je m’en vais.

- Mais qu’est ce qu’il y avait, avant le silence, papy Zeami ? renchérit le garçon.

Le vieil homme baissa la tête, la mine hantée de souvenirs funestes.


- Le cri des fantômes, mon enfant.
Marumaru
Oye.. oui, ça résonnait là dedans. Son jugement était frit et ses pensées se débattaient dans un bain de tourbe visqueuse … mais la lucidité lui revint aussi rapidement que le dégoût de se découvrir la tête plongée dans son propre vomi. Pire, se retrouver affalé, son postérieur s’élevant plus haut que sa dignité. Il fallait se remettre sur pied. Ce faisant, un éternuement eut soin de le débarbouiller pour moitié de cette mixture rance. L’autre moitié alla sécher contre le revers de sa manche.

Il était debout, vacillant, et l’aube était fraîche. Un soleil brumeux poignait à l’horizon hivernal. D’un pas très titubant, avec la détermination d’un ivrogne voulant s’assommer sur une couche plus décente qu’un vomitoire de petit matin, le vagabond cheminait, le crâne vide mais gourd, comme gondolant.

Tiens oui, Otokichi, je me souviens avoir été appelé comme ça.

Un vague petit quelque chose lui était revenu, comme une bulle qui pète …
L’effort de sa concentration destructurée se portait désormais sur la singulière causalité par laquelle aboutissait cette fumeuse gueule de bois. Elle débutait par une image forte.

Trois individus avaient surgi de la quiétude des rues de Gero. Son esprit trouble reconstituait le tableau avec une lenteur extrême, si bien que ces figures, hors du temps, semblaient entraîner une éternité avec elles. Ouvrant la marche, un jeune homme aux cheveux longs et vigoureux, au regard fou, décrivant de ses yeux une surveillance circonspecte de leur périmètre d’escorte. Avec cette allure de démon… A sa suite, une jeune femme au visage calme, imperturbable, et dont l’esquisse fine égalait de beauté ce que sa marche inexorable représentait de danger. A ses côtés, enfin, un colosse, dont chaque pas retentissait lourdement dans les tréfonds de sa cavité crânienne . Nul n’aurait pu soutenir, même en souvenir, l’expression meurtrière de la plus froide essence, qui se révélait progressivement à lui. Un regard mauvais que portait un visage buriné, aux traits minéraux, recouverte d’une chevelure sauvage et libre autour d’une immense chape de muscles.

Et puis, tout semblait s’accélérer. Des scènes se succédèrent où il se vit, pêle-mêle :

• Saluer, en entrant dans cette gargote, celle qui lui était apparue plus tôt dans la soirée.
(On l’aurait prise pour une femme-renard avec ses joues rosies et son air narquois tant son expression contrastait avec le visage calme d’avant).
D’une vois lascive et profondément ivre :
« Salut mon mignon. Alors c’est toi qui rapporte le saké ? »

• S’enivrer maladroitement à même la tonnelle avec sa nouvelle comparse, tout en prenant un soin indélicat à s’approprier et remplir les flasques vides qui jonchaient le tatami.
(Le tenancier gisait, lui, ivre mort. Un filet de contentement lui dégoulinait des lèvres)

- On s’casse Maru !
- Hu ?


• Découvrir, dans la gargote suivante, l’impressionnante montagne humaine vue plus tôt qui toisait allègrement la bonne compagnie d’un œil profondément torve.
« Hé Akiré, zj’te prézzente… »
Quelques verres plus tard, l’éclat de rire gras, sonore et postillonnant du rustaud.

• Tourner la tête, de concert, à l’arrivée du jeune homme à la crinière folle, mais à l’air passablement goguenard. Puis boire. Puis exaspérer de ses inepties balbutiantes quelque jeune et jolie donzelle attablée et provoquer, par la même, l’agacement du type louche assis en sa compagnie (qui arborait, par ailleurs, un masque ridicule). Puis reboire. Puis pisser, puis reboire encore…en chantant.

« Hain ! M-m-mieko ! t’veux pô m’f-filer a’ne….b’teille… » Tenter d’articuler des phrases courtes avec une bouche cotonneuse, desséchée, grande ouverte, langue pendouillant sur le côté pour recueillir les dernières gouttes d’une bouteille déjà vide en la secouant de moult gestes désarticulés.
(La Mieko, elle, était occupée à balader ses mains sur une innocente femme-enfant en fleur, tout en lui murmurant à l’oreille, d’une haleine séductrice, des paillardises capiteuses).

• Pressentir, de sa vigilance altérée, que sur sa gauche le Rustre avait trouvé un nouveau jeu (qui visiblement l’amusait beaucoup).

« Allez, saut’ plus haut l’nobliaud ! Saute, si tu tiens à tes promenades ! »
(La brute raclait de son immense gourdin le plancher sous les pieds d’un pauvre notable, à la barbe chinoise et au visage écrevisse, forcé de sautiller lamentablement pour esquiver la charge des balayages hargneux qui se succédaient et dont un seul aurait suffit à lui briser définitivement les deux genoux).

• Se retrouver dehors, on ne sait comment, froc baissé, surpris par la diabolique engeance qui, déjà, s’éloignait, avec pour unique salut ce bras lancé avec désinvolture, toujours de dos, à son endroit.


« A Kiyosu, l’ami… », furent les dernières paroles claires qu’il remettait.

Pour ce qui était du reste…
Marumaru
Quelque chose se tramait…

En quittant la ville dans la matinée, il avait vu une garnison armée, déjeunant bruyamment dans la grande cantine des faubourgs. Ces hommes étaient de bons vivants, balourds et grossiers, comme tout bon soldat qui se respecte...
Seulement, voilà, si leur équipement leur conférait toute la vraisemblance d’une garnison officielle, aucun étendard, aucun insigne ne laissait paraître une obédience gouvernementale.

« Une armée démobilisée ? »

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Après un détour par les mystérieux bains de Gero, où il s’était procuré un robuste bâton de marche parmi les tiges de bambou destinées à la palissade, le voilà reparti.
Le jour se diffusait dans le voile laiteux d’un ciel de janvier. Il irait vers la côte.

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Deux chemins bordaient une vaste rizière, à quelque lieues de la ville. D’un côté, la route solitaire du vagabond. De l’autre, un sentier de terre parmi les plantations, sur lequel allait se jouer un destin funeste.

Une jeune femme et un garçon, frère et sœur, étaient tenus en respect par une escouade armée. L’engeance de ce matin...

Le plus fier des gaillards, leur général, s’était avancé face à la jeune paysanne qu’il toisait avec mépris. Et puis, distinguant la chair fraîche et les pourtours féminins qui se dessinaient sous ses fripes grossières, son regard se chargea de concupiscence. Les deux silhouettes s’échangèrent quelques paroles, que nous ne pouvions entendre à cette distance. L’homme, fruste, se saisit du menton de la fille, la jaugeant comme si elle fut une jument. Elle, digne, soutenait le regard de l’enflure, qui lui murmurait du bout des lèvres des mots doucereux.
En guise d’unique réponse, la jeune femme lui cracha son dégoût au visage.
L’homme s’empourpra, la relâcha violemment, recula, et fit jaillir la lame de son long fourreau.
Les prunelles de la belle virent, pour la dernière fois, briller l’éclat froid d’un acier meurtrier.
De loin, notre vagabond vit jaillir, du corps frêle de la fille, une tête au visage sans regrets.

Le destin s’accélérait.
Le frère, pris de panique, courut au devant d’une fin certaine, en appelant les restes de sa sœur par leur prénom. Le bras tendu, comme pour retenir une vie, le garçon se mit à la merci du mercenaire encore excité par l’éclaboussure chaude du sang versé. Le général réarmait sa garde pour frapper de nouveau. Le coup emporta cette fois, par une section diagonale, la moitié supérieure du bras de l’infortuné ainsi qu’une large portion de sa joue et une partie de son œil gauche.


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Courez, justiciers solitaires, punir ces truands au péril de votre vie ou au prix d’une mutilation valeureuse.
Mais pour ces gueux, point d’honneur à bafouer, ni de vengeance à assouvir.
Dans un monde de négoce et de bataille, les petites gens doivent savoir mourir, pour que vivent tous vos rejetons, gosses fortunés qui naissent dans leurs couches de soie et qui grandiront dans la poésie, l’honneur et la moralité.
Nous, nous resterons de la chair de découpe pour n’importe quel renégat cupide.
Portez secours à la veuve, à l’orphelin et même au cadavre, si vous le souhaitez....
Nous, nous n’en ferons rien…

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Une chevelure tournoyait au vent.

« Par pitié, qu’on achève au moins ce misérable…»

Le jeune garçon hurlait à la mort, pressant de sa main unique sa joue arrachée et par laquelle s’écoulait, en effluves sales, son sang poisseux mêlé aux larmes chaudes. Le général releva très lentement sa lame dégoulinante. Un sourire dément et ensanglantée était figé sur son visage.

Et puis la pitié, la répulsion, s’évanouirent tout deux. Un glissement imperceptible vers un néant glacial se produisit à l’intérieur de notre silencieux spectateur. Une cruauté sans nom…


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On vit une époque où nos propres soldats nous violent et nous massacrent.
Où nos propres politiques nous truandent et enrichissent leur caste.
Dans notre dénuement, il ne nous reste plus que la Folie,
Pure et froide,
Pure et Libre…
Dans ce monde c’est tuer ou être tué,
Voler ou se faire voler.
Le reste n’était que du théâtre.

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Deux vies fauchées retombèrent au sol. Une lame, tant de fois impunie, regagna son fourreau.

Et au loin, le solitaire se demandait :
« Quelle est la couleur de ton sang, à toi, le bien-pensant ? »
Marumaru
La nuit.
Deux jours de marche.
Une lune rouge, géante, auréolant l’obscurité.
La brume laiteuse, à même le sol.
Les épis fantomatiques des champs de blé, ondoyant au gré du vent.
N’a t-il pas déjà croisé cette cabane de bois, là bas...?
La faim qui lui tenaille l’estomac, à lui faire vomir ses tripes.
La route à n’en plus finir.
Le sifflement de la bise, comme la plainte aigüe d’un son de flûte.

---

Le moine aveugle, précepteur du jeune Otokichi, marchant à ses côtés dans cette équipée nocturne, plissa le nez. Soudainement, sorti de nulle part, se dressait sur la route au devant une silhouette colossale vêtue d’une cuirasse sombre. Comme le spectre d’un guerrier fantastique, revenu d’entre les morts pour habiter cette armure sans chair, ce casque sans visage. Le colosse, qui s’était mis en branle et avançait lourdement mais inexorablement dans leur direction, n’avait plus rien d’humain. L’adolescent avait tenté de rebrousser chemin et de fuir avec son maître. Mais ce dernier était vieux, essoufflé et, qui plus est, semblait à présent comme paralysé.
Ses sens, clairvoyants au delà du visible, avaient perçu l’aura d’une force surgie des enfers.

---

La route pour Kiyosu.
La nuit, toujours plus noire.
Une lune de sang et des rubans sombres de nuages.
La chevelure blanche et soyeuse des champs de blé, à perte de vue.
La fatigue, sur ce visage terreux.
Mais... Il aperçoit cette cabane pour la troisième fois...
Il quitte la route, s’avance à travers champs vers la bâtisse délabrée, avec les caresses inquiétantes du blé pâle. Un baraquement de bois, noirci de suie, semblable aux derniers vestiges d’un champ de bataille.
Son pied heurte une masse inerte. A ses pieds gît une carcasse d’homme, amputée d’une tête, et dont la carnation délavée trahit une possible putréfaction intérieure. Des moucherons, presque transparents, tournoient silencieusement autour du gisant.
Le dégoût vient au vagabond comme une surprise. Il trébuche sur la poignée d’un sabre et tombe au sol. Au niveau de ses yeux, la terre froide à quelques pas du cadavre et le reflet argenté de la lune sur l’acier trempé. Un détail éveille sa crainte : des gouttelettes rouges, fraîches, dans les rainures de la lame usée. Se saisissant de l’arme, il se lève d’un bond, alerté par un danger imminent.
Autour de lui, le vent hulule...

---

Et puis l’armure caverneuse était là, surgie de l’ombre. Otokichi trébucha dans la précipitation de son mouvement de recul. Le vieux moine était livide quand le gantelet démesuré le saisit au cou. Otokichi se surprit à crier, terrorisé, alors que le corps fatigué de son précepteur fut soulevé du sol par le monstre. Des veines saillaient du cou frêle du vieil homme, ses yeux s’injectaient de sang, ses dents crissaient. L’armure géante du guerrier tressautait aux faibles débattements du moine, ou étaient-ce les soubresauts musculaires de l’étau inhumain qui enserrait ce dernier. L’adolescent, blanchi et désemparé par la peur, rampait à reculons par instinct. L’autre gantelet de la créature, comme animée d’une volonté indépendante, se posa sur le visage rougi de sa victime, un doigt contre chaque globe oculaire.
L’on ne sut lequel des deux hurlements, du vieillard ou du jeune homme, fut le plus déchirant lorsque fut projeté dans les airs une giclure de pus et de sang chaud.

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Avancer sur la route sombre, à travers la nuit sans fin.
Les étendues de blé, de part et d’autre, d’une blancheur mortuaire.
Le halo carmin d’une lune malveillante dans un champs de vision trouble.
Haletant de fatigue, tenaillé par la faim, le vagabond chemine.
Depuis quand marchait-il ?
Une lame inutile traînant au sol, creusant un léger sillon.
Et voilà, une silhouette sombre qui se découpe sur la lune à l’horizon.
Une silhouette irréelle, un géant dans une armure d’ombre se dresse face à lui.
L’impression que son sang quitte ses veines…
Le guerrier à l’armure noire charge. Il fuit par la tangente, à travers champs.
Encore cette cabane de bois...
Le vagabond se retourne d’un bloc. L’armure sans vie vient de dégainer avec un crissement métallique, à plusieurs pas de lui.
Le géant avance vers l’homme, lentement, comme dans un cauchemar.
Le vent hurle le chant de milles âmes en peine.
Et la lame s’abat sur lui.
Le corps de l’errant, drainé par l’adrénaline et la peur, réagit par automatisme.
Parer à l’horizontal. Avancer dans l’angle mort et laisser sa lame glisser.
Saisir d’un bras sa garde, vriller le poignet en faisant levier sur le pommeau.
Craquement du tendon, il perd son sabre, bien. Ramener ma lame contre son cou.
Une voix caverneuse résonne brusquement dans sa tête.

« Amusant... »

Les muscles du vagabond réagissent d’une traite, crispés d’horreur à l’insinuation de cette voix d’outre tombe, et emportent, d’une coupe nette à la gorge, le casque sans visage de ce guerrier sans nom. La tête fauchée retombe avec un bruit sourd dans la moisson argentée.
Un chœur de cris déchus s’amplifie dans le hurlement du vent.
Une terreur indescriptible s’empare de lui à la vue du corps qui vient de tomber à ses pieds.
Nulle trace d’armure, seulement ce cadavre en décomposition, presque nu, aperçu peu de temps auparavant. Ses doigts laissent malgré eux glisser l’arme souillée à l’emplacement exact où il s’en était saisie, parachevant ainsi le tableau macabre.

« N’aie crainte !»

Il se retourne à l’appel de cette voix blanche. Dans une lueur spectrale, un visage sans corps, semblable à un masque de démon, flotte à quelque centimètres du sien.
Comme s’il pouvait le dévorer.

« Je suis la vérité révélée par le sang. La vérité du Néant... »

Il recule, blême et fou. L’apparition possède son esprit et tout devient obscurité.

« ...et dans l’abîme du Néant, l’essence de toute création, de toute signification.
Marche avec moi.
Je te montrerai,
Les rouages de ce monde,
La raison finale de la noirceur de l’Homme. »


Sa raison, à lui, il vient de la perdre.
Les blés ne se moissonnent pas en hiver.

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