Un grognement ... Il sentait ... une chaleur inattendue lui titiller les sens. Ses membres engourdis se déraidissaient seconde après seconde. Il parvint à faire bouger ses doigts. Il essaya de se détendre, mais la douleur se réveillait en même temps qu'il reprenait possession de son corps. Lyantskorov serra les dents. Ça allait passer. Ça devait passer. Il tourna lentement la tête. Et grimaça. Quelque chose avait touché son torse meurtri. Associé à un poids familier et rassurant. Il déplaça le bras jusqu'à la chose en question. Sa main se referma sur l'objet de pierre. Même simplement par ce contact, il reconnut son pendentif, revenu à la place qu'il n'aurait jamais dû quitter. Il se décrispa un peu, et laissa retomber son bras.
Enfin, il se décida à ouvrir les yeux, qu'il cligna plusieurs fois pour s'habituer à la lueur émise par les flammèches. Il regarda autour de lui, essayant de reconnaître les lieux. En vain; c'était la première fois qu'il venait ici. C'était ... une sorte de grotte. Proche de lui se trouvait un feu qui crépitait faiblement. Sur le sol était posée une épée dans son fourreau. Et il y avait ... quelque chose de posé sur ses genoux. Ou plutôt quelqu'un. Il baissa le regard. Même tâchée de sang séché, la chevelure rousse ne lui laissa pas de doute. Il tendit ses bras pour lui écarter une mèche de cheveux. Même à la lueur du feu, elle paraissait terriblement pâle. Il ignorait cependant si elle était en vie ou non. Une chose était sûre; si c'était le cas, ils ne tiendraient pas longtemps s'ils restaient là.
Il souleva précautionneusement la tête. Le contact avec la peau était froid, mais pas autant que l'aurait été celle d'un trépassé. Néanmoins, il préférait en avoir la confirmation. Il déposa doucement la tête sur le sol, et posa ses doigts sur le côté du cou. Il sentit un infime battement. Dans un souffle, il murmura quelques mots. Elle était en vie. Avec apathie, en maugréant, il retira sa chemise, laquelle était à présent souillée de sang et de boue, et en lambeaux par endroit, puis s'en servit pour faire un coussin grossier à Thes. Il se redressa ensuite douloureusement, et prit le temps de raviver le feu.
Soudain, il tressaillit. Il y eut un brusque éclair de lumière. Il fit un rictus plein d'autodérision en comprenant, et attendit quelques secondes. Un bruit sourd se fit entendre. Un orage ... pas de quoi s'inquiéter. Il se passa un doigt dans la barbe; celle-ci était poisseuse. Il reporta son attention sur le feu, qui prenait tranquillement. Lorsqu'il fût sûr qu'il tenait bien, il se rapprocha de la rousse. Il vit alors ses armes à la ceinture de la jeune femme. Il récupéra d'abord son poignard, qu'il rangea, puis prit sa dague afin de découper certaines parties de sa chemise, prenant soin de ne pas toucher la tête de Thes de sa lame. Il en fit alors quelques bandes.
Un filet d'eau claire s'écoulait non loin; une aubaine. Il alla nettoyer les morceaux de tissu, ainsi que ses mains qui avaient pris une teinte marronâtre à cause de la terre séchée et de l'hémoglobine. Il en profita pour s'abreuver un peu. Avaler le faisait grimacer, mais il s'y efforça néanmoins. Cela ne lui ferait pas de mal. Il retourna ensuite auprès de Thes, et utilisa les lambeaux de sa chemise pour lui faire des garrots de fortune. Le sang avait certes cessé de jaillir; mais, elle n'était pas à l'abri que cela reparte. Il les attacha solidement, évitant cependant de trop serrer celui qu'il plaçait à son cou. Son bras gauche le tiraillait, mais il commençait à être ... moins attentif à la douleur, sinon accoutumé à celle-ci. La demoiselle aux cheveux rougeoyants était salement touchée au ventre ... tout près de ... l'hématome qu'il lui avait infligé lui-même. Mais, nulle place pour le regret. On lui avait appris qu'il était inutile de ressasser ce qui avait été fait.
Il se fit à lui-même un bandage improvisé pour son torse, repris un peu d'eau, humecta également les lèvres de la blessée, puis poussa un soupir. Il s'accorda encore un peu de temps pour méditer sur ce qui avait dû se passer. Il avait sombré dans l'inconscience ... il détailla un instant le visage de la rousse. Elle était épuisée, c'était flagrant. Comme si elle avait fait des efforts démesurés ... comme si ... elle l'avait amené jusqu'ici elle-même. Bien sûr; qui, sinon ? Ce devait donc également être elle qui lui avait remis son collier. Il ressentit un élan de gratitude pour cet acte. Il aurait sûrement eu du mal à le retrouver lui-même dans le sol fangeux. Il songea, narquois, qu'ils devaient donner un spectacle presque burlesque, à se relayer ainsi dans l'inconscience. Le barbu jeta un bref coup dil à l'extérieur. La pluie s'était tue. Il était temps. Ses yeux parcoururent le sol nu. Pas trace des affaires de Thes; si affaires il y avait eu. Il fit la moue. Il attendrait pour se caler l'estomac. Il n'avait pas grande faim, de toutes les façons.
Il lorgna un instant le fourreau de l'arme de feu Eframm. Un petit sourire de satisfaction vint fugitivement flotter à ses lèvres. Depuis le temps qu'il cherchait une vraie arme ... il la ceignit à son ceinturon. Il lui faudrait un peu de temps pour s'habituer à l'avoir au côté, mais ... cela en vaudrait sûrement la peine. Il sortit de la grotte quelques instants. Au moins, les progrès qu'il avait entamés pour se remettre à marcher normalement n'avait pas été gâchés par le combat. Néanmoins, il se trouva un bâton de bonne taille, assez solide, qui lui servirait de canne; ce ne serait pas un luxe. Il observa les alentours. Il était revenu à la clairière; enfin, autant dire qu'il n'était pas allé très loin. Pris d'une morbide impulsion, il chercha la silhouette du défunt du regard. Il l'aperçut rapidement. Il faillit s'en approcher ... mais, finalement, haussa les épaules. Tant pis si quelqu'un le trouvait. Il n'était qu'un faible infirme, après tout; qui irait le soupçonner ? Non, il jugeait qu'il était très bien, là, à pourrir dans sa flaque visqueuse ... il réfléchit encore quelques instants pour se rappeler par où il était passé, ainsi que où où était sa destination. Il hocha lentement la tête pour lui-même, puis retourna dans la cavité. Il était temps de se mettre en route; il revêtit sa chemise, du moins le tas de haillons difforme qu'il en restait, et fit passer le bras de Thes par-dessus sa propre épaule, la maintenant de son propre bras, et, il faut bien le dire, la traînant un peu pour avancer. Il marmonna une nouvelle prière, les yeux fermés, et enfin, s'enfonça dans les bois.
Thes n'était pas bien lourde; et heureusement ! L'effort que ce procédé lui demandait était, sur la durée, colossal. A plusieurs reprises, il la déposa, non seulement pour vérifier qu'elle avait toujours un pouls, mais également pour reprendre son souffle. Cependant, il écourtait toujours ces arrêts; il préférait arriver à destination avant la fin de la nuit. Ses yeux étaient continuellement en mouvement; non seulement, il essayait d'apercevoir quelque potentiel danger, si danger il y avait, mais il voulait également essayer d'éviter de marcher, d'appuyer son bâton et de traîner la jeune femme là où la terre était boueuse. Ce fut une longue et pénible avancée, mais, finalement, il poussa un tas de fourrés qui avait finir par lui devenir communs. Ils étaient arrivés dans son campement, l'endroit isolé qui était devenu son havre au cours des dernières semaines. Laborieusement, il déposa Thes, ainsi que l'épée d'Eframm, dans sa tente, s'épongea le front, et mit de l'eau à chauffer. Pendant ce temps, il avala rapidement un quignon de pain, sans grande véritable envie de manger. Il avait surtout la gorge sèche.
Sortant un pot de sauge séchée, il bourra sa pipe, qu'il posa sur le côté, et prit son matériel pour la soigner plus efficacement. Lorsque l'eau fût chaude, il humidifia des linges. Il retira les grossiers garrots sur le corps de la rousse, et nettoya la peau boursouflée. Sans trop s'attarder, il passa de l'onguent; et enfin, plus proprement, il refit ses bandages. Il ne s'occupa cependant que des blessures de Thes. Comme à son habitude, il fit brûler des encens, en nombre certes plus important que d'ordinaire, en marmonnant, passant de temps à autre une main à son collier. Lorsque tout cela fut fait, pipe entre les dents, il alla chercher un briquet à silex et une allumette de soufre. Il manipula le premier pour obtenir une étincelle afin d'enflammer la seconde, qu'il plaça au-dessus du fourneau de sa pipe. Le nuage de fumée qu'il recracha lui procura un certain plaisir; c'était son premier vrai moment de quiétude depuis le moment où il avait quitté la taverne à la recherche de la jeune femme. Il l'examina attentivement. Elle semblait plus ... détendue, plus sereine. Elle reprenait timidement quelques couleurs, et à présent, son ventre qui se gonflait péniblement à intervalles réguliers apportait un certain réconfort au Slave. Il savoura quelques bouffées tout en la regardant; mais il n'avait mis que bien peu de sauge, car sa tâche n'était pas encore terminée. Il fouilla dans la sacoche qu'il avait laissée au camp tout ce temps, et en sortit une petite fiole, vide aux deux tiers. Sans hésiter, il but d'une traite ce qui restait, et esquissa une petite grimace, avant de ranger le flacon.
Il reprit la demoiselle à la crinière flamboyante sur son épaule, et poursuivit son chemin. Le soleil, à présent, perçait parfois çà et là la voûte épaisse des nuages; mais, pour l'essentiel du temps, il restait voilé. Même si le matin allait bientôt se lever, au moins ferait-il toujours sombre. Cela pouvait sembler étrange qu'il s'attarde sur ce genre de détails, mais ... il n'avait pas grand désir de croiser quelqu'un. L'allure de son pas s'était accélérée, et, malgré sa chemise déchiquetée qui laissait passer le froid hivernal sur sa peau nue, il ne semblait pas en souffrir plus que cela. En effet, la boisson qu'il avait bue, un puissant stimulant, avait fait disparaître la fatigue et partiellement la douleur, sans lui embrumer l'esprit. Il voyait bien que ses mains étaient craquelées par le froid; toutefois, il n'y prêtait pas grande attention. Il allait terminer ce qu'il avait commencé, et ce serait la fin de toute cette histoire. Il se fit vigilant, mais cette fois, pas pour repérer des menaces cachées dans la forêt, non ... ils approchaient de la civilisation, et il voulait être sûr qu'ils ne croiseraient personne.
Il fut chanceux; il ne vit, au loin, qu'une silhouette d'ivrogne qui tituba avant de s'effondrer dans une ruelle. Mais pour l'essentiel, Saint-Aignan était encore endormie. Car, pour sûr, sinon, on les aurait remarqués : une sorte de rustre efflanqué qui portait comme parure un tas de chiffons crasseux qui rendaient visible une partie de son buste entaillé, en train de porter une charmante donzelle aux cheveux roux, blessée et inconsciente ... cela ne passait pas inaperçu. Il fit de petits détours par d'étroites allées; et, à son grand soulagement, ils ne rencontrèrent pas âme qui vive. Enfin, sa destination; une porte miteuse, au-dessus de laquelle apparaissait une enseigne : "Au trou de Souris". Il savait qu'ici, il trouverait de l'aide pour elle; Thes était une femme que les gens avaient l'habitude d'apprécier, et elle avait plusieurs amis, ici, qui s'occuperaient d'elle aussi vite qu'ils la verraient. Elle serait dans de bien meilleures conditions pour guérir, dans un vrai lit, entourée des siens, que dans son campement rugueux. Il la déposa contre le mur de la bâtisse.
Lui ... c'était une autre paire de manches. Il n'était pas réputé pour être très apprécié des gens qui le connaissaient. Et puis, il rentrait avec Thes meurtrie; on pouvait le croire responsable. Mais surtout, il n'aimait pas l'idée de se remettre entre d'autres mains, de dépendre d'eux, de ... leur devoir quelque chose, de vivre enfermé entre ces murs ... et puis, les gens faisaient toujours preuve d'une curiosité maladive qui le répugnait ... il entendait déjà les questions ... tellement de questions ... il les imaginait déjà piailler, caqueter, jacasser ... il en soupira d'ennui. Non, décidément, il n'avait surtout pas envie de se retrouver confiné avec ces gens-là; son état s'aggraverait probablement. La rousse avait le potentiel pour supporter cela. Pas lui. Non, il se remettrait bien mieux, à l'écart du monde qui se disait civilisé. Il avait de quoi se nourrir plusieurs jours, de quoi se soigner ... il n'avait pas besoin d'aller se perdre à Saint-Aignan. Il la regarda encore brièvement. Il aurait mieux valu qu'elle ne se fasse pas trimballer de la sorte, mais ... elle s'en sortirait. Il le savait. Il le sentait. Il aurait pu lui écrire quelque chose pour expliquer ce qu'il avait fait, mais ... il jugeait les mots inutiles. Tout ce qui comptait, c'était qu'Eframm soit mort, et qu'eux soient en vie. Du reste ... pourquoi chercher plus loin ? Il donna quelques coups sourds à la porte de l'auberge, puis s'éloigna sans attendre son reste, disparaissant dans une ruelle avant que le battant ne s'ouvrît.
Et c'est ainsi que, seul, il reprit le chemin de son campement dans la forêt. Il savait qu'ici l'attendait enfin la quiétude. Il allait soigner ses blessures. Reprendre l'entraînement. Puis, lorsqu'il serait remis ... il serait grand temps de retourner sur les chemins. De renouer avec son ancienne vie. Cela faisait plusieurs mois qu'il attendait cela, déjà. Il arriva à la minuscule clairière surélevée dans laquelle il avait posé sa tente. Les effets de son breuvage commençaient à diminuer, et la lassitude et la douleur reprenaient le dessus. Il raviva le feu, fit à nouveau chauffer de l'eau, se prépara une infusion, et enfila un autre habit, en meilleur état. Il s'attaqua ensuite à ses propres soins, en grimaçant, s'arrêtant de temps à autre pour boire sa boisson aux plantes. Lorsqu'il eût fini, il alla s'allonger avec reconnaissance sur sa paillasse. Malgré les souffrances et les peines endurées ce soir-là ... il avait l'impression ... d'avoir accompli quelque chose d'important. Mais ce fut tout pour ces belles pensées, car ... lui qui d'ordinaire avait souvent du mal à trouver le sommeil était si hagard et abruti d'épuisement, que l'instant d'après, il plongea dans un profond sommeil, son plus long depuis de nombreuses années.
Pour les protagonistes (enfin, pour la plupart), certes, la vie continuait. Mais c'était pourtant bien une page, une page sanglante qui venait d'être tournée. Et c'est ainsi que cette histoire qui s'était jouée dans la tristesse et dans la violence du commencement au dénouement connut une fin somme toute ... souriante. Impossible de savoir ce que la suite leur réservait; mais la menace du nom d'Eframm avait été définitivement écartée.