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[RP] Puisqu'il nous faut nous séparer d'ensemble

Ingeburge
[Une auberge de Béziers, dimanche au soir]


C'était une scène habituelle, qui se répétait avec une fréquence encore plus routinière depuis qu'elle avait rejoint le convoi du vicomte du Tournel pour participer au Tour du Languedoc organisé par celui-ci. A échéance régulière puisque toutes les étapes en ville duraient le même nombre de jours, la veille de chaque départ, ses gens s'affairaient avec méthode à plier bagages, remplir les malles, emballer les objets, démonter les meubles, charger les chariots. Ce dimanche soir n'échappait à la règle, un nouveau voyage, vers une nouvelle étape, se profilait. Tout était donc pareil que d'ordinaire, avec la seule camérière restée en Languedoc aux côtés d'Ingeburge qui s'occupait présentement des effets princiers et dans les autres pièces le reste des domestiques se chargeant de leurs propres affaires et de tout ce qui n'avait pas sa place dans la chambre de leur maîtresse. Il devait en aller de même chez Aelith et chez Håkon qui voyageraient avec elle, jusqu'au bout. Quant à elle, elle restait étrangère à toute cette effervescence, ne prêtant jamais la main à ce genre d'activité et ayant déjà rangé le peu qu'elle faisait elle-même, le coffret à bijoux s'étant vu refermé et verrouillé, tout comme sa chapelle de voyage. Attablée dans un coin de la pièce, elle laissait donc la bonne s'activer, sans exercer la moindre surveillance, la femme rompue à la tâche et aux exigences de celle qu'elle servait. Si les domestiques rangeaient, elle écrivait, profitant toujours de ces instants pour envoyer plis, billets, courriers qui partiraient avec la précieuse indication vers où lui écrire inscrite en bonne place.

Mais si d'habitude elle se consacrait à son courrier sans effort, ce soir, elle ne le pouvait. Elle était bien parvenue à en expédier quelques-uns comme en témoignait la nette et petite pile qui s'élevait devant elle mais le dernier, l'ultime... elle n'y arrivait pas. Et à regarder de plus près, elle n'était pas la seule à arborer une mine incertaine, la chambrière aussi semblait alarmée, ses gestes précis se faisant pressés. C'était donc comme d'ordinaire, mais avec le sentiment d'urgence en plus, la dynamique de la monotonie abrutissante se voyant soudainement rompue. Ainsi, depuis une bonne dizaine de minutes, alors que la servante pliait avec soin tuniques et surcots, elle restait là, plume levée et vélin vierge, les yeux dans le vague, ne sachant qu'écrire. Que dire? Que communiquer? Et comment? Elle pouvait, solution de facilité, se montrer directe et franche. Elle pouvait même, pour appuyer les quelques mots qu'elle jetterait, adjoindre une copie des lettres qui expliquaient le changement perceptible d'atmosphère et qui justifiaient ce qu'elle était sur le point de faire. Elle pouvait, oui. Mais ce serait occulter une part de la vérité, ce serait mentir par omission, ce serait faire fi de ce qu'elle ressentait. Puis, il méritait mieux, beaucoup mieux, même s'il comprendrait. Et elle voulait plus, beaucoup plus qu'une séparation annoncée par voie épistolaire, même si elle devait en souffrir mille morts.


— Je sors.
L'affirmation sonna comme une évidence au milieu du silence légèrement perturbé par le bruissement des étoffes que l'on rangeait. La camérière cessa sa besogne et posa des yeux interrogateurs sur sa maîtresse lâchant plume, repoussant siège et se levant, décidée. Ingeburge répéta et compléta :
— Je sors, mon manteau.
Puis, se mordant les lèvres, elle ajouta précipitamment alors que la domestique se montrait de plus en plus étonnée :
— Et le reste.
Car le fait était que seule une chemise moulante de couleur safranée la vêtait. La servante s'approcha, après avoir choisi de quoi habiller décemment une jeune femme qui se montrait étrangement fantasque et des chausses retenues par une jarretière, une cotte longue aux manches collantes, une houppelande de velours aux manches à déchiquetures, une ceinture nouée sous la poitrine et des souliers de cuir – le tout du noir le plus profond – ainsi que sa longue chevelure ramassée en une natte lâche plus tard, elle avait achevé de harnacher la Prinzessin. Celle-ci, songeuse, enfilait les bagues ôtées plus tôt, un bijou ornant chacun de ses doigts, parfois deux et elle dit encore, lointaine :
— Vous pouvez continuer, nous partons toujours demain. Ne m'attendez pas.
Gants à la main, manteau sur le dos, elle sortit.

Dans le corridor plongé dans la pénombre, les cinq Lombards veillaient. A l'apparition de celle qu'ils gardaient depuis quelques années maintenant, ils se redressèrent puis formèrent leur usuelle barrière de protection. Sans un mot, elle prit la direction de l'escalier, ainsi entourée et traversa la salle commune. Là, elle interpela un homme, celui qui portait ses messages au vicomte du Tournel, le lien entre les deux Pairs et lui indiqua de la mener à l'Euphor qui logeait dans un autre établissement, sis quelques rues plus loin. Le petit groupe ainsi constitué finit par quitter l'auberge et le messager prit la tête de la formation qui s'élança dans les étroites rues biterroises. La nuit était claire et agréable, les quelques filaments nuageux obstruant le ciel ne parvenant pas à en éteindre les étoiles et la dizaine de minutes que dura le trajet, les inquiétudes d'Ingeburge se turent. Les Lombards avançaient d'un bon pas, un devant elle aux côtés de leur guide, deux autres l'encadrant et deux encore derrière et elle évoluait, ainsi protégée, sans crainte aucune, insoucieuse de ce qui se passait autour, profitant simplement du répit qui lui était accordé. Ils parvinrent à destination, entrèrent dans l'auberge et le messager, familier des lieux, les conduisit à l'étage. Après une lente progression dans le couloir, il s'arrêta devant une porte. D'un geste de sa main gantée, la duchesse lui donna congé, non sans lui avoir glissé quelques écus. L'homme disparut et Andrea, sur un autre geste, gratta à l'huis. Ingeburge, deux pas en retrait, fit glisser la capuche de son manteau sur ses épaules.

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Actarius
La plume griffait le parchemin avec une forme d'acharnement confinant à de la rage. Il en allait ainsi presque chaque soir depuis le début du mandat. Une fois les premières ombres du soir déployées, le Mendois noircissait d'encre nombre de parchemins. A voir ces brousailleux sourcils froncés, cette mine fermée, on aurait pu croire que la tâche harassait le Porte-Parole, l'agaçait, l'énervait même. Mais il était simplement plongé dans une componction profonde et intense, une concentration telle qu'elle masquait le plaisir qui était le sien de renouer avec des tâches en "son" Languedoc, loin de Paris, loin de sa Cour peuplée d'hypocrites ou de lorgneurs de titre en tout genre. Chez lui, sur ses terres, il retrouvait cet enthousiasme qui l'avait quitté au fil des mois dans la jungle de la capitale, près de ces grands du Royaume.

A cela s'ajoutait la bienheureuse présence de la femme qu'il aimait. La plus parfaite, la plus pure qu'il connaissait, la plus impitoyable, la plus incompréhensible également. La savoir non loin lui donnait cette force, cette envie de recommencer de rien, de repartir de nulle part pour épouser à nouveau les contours non plus d'un conseiller du Roi à peine écouté par ses pairs, mais d'un homme de valeur apprécié et entendu grâce à son dévouement ainsi que son travail. De temps à autre, il déposait la plume, croisait les bras. Sa tête basculait alors vers l'arrière et devant ses yeux clos se dévoilait un avenir heureux, un avenir avec elle. Son faciès s'apaisait, ses traits se détendaient cependant que son coeur bourdonnait de cette chimère de plus en plus insistante. Las, de sombres nuages s'amoncelaient irrémédiablement, ceux de ses doutes, ceux de sa capacité chronique à la décevoir, à l'éloigner de lui. Sa main se raidissait face à cette ténébreuse fatalité et reprenait la plume, guidée par la volonté de chasser ce malheur par l'ouvrage.

Ce fut au sortir d'une de ces rêveries que le bois du couloir craqua et que la porte vibra. Une visite... Joan revenait-il déjà ? La voix grave et douce résonna en Oc, ce dialecte si cher à son coeur qu'il pratiquait avec son homme de confiance.
Dintra !* La rédaction se poursuivit cependant. S'il avait su ce qui se dissimulait derrière le chêne du battant, nul doute qu'il aurait tout abandonné. Mais il n'attendait personne hormis son fidèle intendant Tournelois. Ainsi ne prit-il pas même la peine de lever la tête pour un accueil inane, préférant coucher les ultimes phrases d'une missive avant de reporter son attention.



*Entre !

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Ingeburge
Le cœur battant, l'oreille aux aguets, ses yeux vert opaline grand ouverts, elle attendit la réaction à cette entrée en matière, se forçant à respirer lentement et calmement. Si sa résolution demeurait ferme, si elle était toujours convaincue qu'elle devait lui faire savoir sa décision de vive-voix, si s'être déplacée, malgré ses principes, lui paraissait audacieux mais incontournable, elle finirait par perdre ses moyens s'il ne venait pas immédiatement. Pourquoi tant de temps? Pourquoi ce silence? Pourquoi cette absence de réplique? Cela ne faisait en fait qu'une seconde qu'Andrea s'était manifesté mais elle avait l'impression de guetter un signe depuis des heures. Elle eut envie de presser le Lombard de réitérer son geste, elle était prête à lui demander de se montrer plus vigoureux, elle voulut même frapper à son tour à la porte car patienter lui devenait insupportable. Une seconde, peut-être un peu plus, et c'était déjà trop. Il n'y avait pas de temps à perdre, elle n'en avait pas, plus, chaque instant compterait et attendre entamait ce capital si précieux et hélas, si réduit.

— Dintra!

Le Lombard échappa à une admonestation en règle quand la réponse fusa, depuis l'autre côté du battant boisé; la riposte en oc la coupa dans son élan au point qu'elle s'en pétrifia. C'était cette voix connue, chaude et spontanée, sa voix, celle qui faisait naître un frisson dans le bas de sa nuque, onde agréable et désarmante qui parcourait ensuite son échine pour mourir dans le creux de ses reins. Andrea, désormais, avait la tête tournée vers elle, quêtant une directive de sa part et figée par cette invitation à entrer qu'elle avait désirée à s'en agacer là où il était curieux de s'impatienter, dans un murmure, elle articula à grand peine à l'homme d'ouvrir la porte. Celui-ci s'exécuta sans dire un mot, poussant le vantail de bois avant de s'effacer et ainsi de la laisser passer. Rassemblant dans sa main droite ses jupes, elle avança lentement, la poitrine haletante et pénétra finalement dans la pièce. Ses gardes resteraient à l'extérieur de la chambre, ils le comprirent alors qu'elle progressait sans un regard pour eux et instantanément, quand elle eut quitté le corridor pour l'antre du Phœnix, ils formèrent un cordon devant l'accès à celui-ci.

De sa main libre, elle referma la porte et prit quelques secondes tant pour se ressaisir que pour profiter du spectacle qui lui était offert. Son cœur eut un raté alors qu'elle le contemplait comme si elle le découvrait pour la première fois. Il était à sa table et travaillait, concentré, appliqué et tout en lui transsudait de sa force, de son implacabilité mais étrangement aussi, de sa bonté et de sa générosité. A Vincennes, quelques semaines plus tôt, elle l'avait déjà surpris dans la tente où il s'était retranché mais il s'était avancé à sa rencontre. Là, il en allait autrement, il n'attendait manifestement pas de visite, pas d'intrusion autre que celle de ses gens et elle goûta ces quelques instants volés à son intimité. Elle savait si peu de lui après tous ces mois, il ne s'était que peu confié si elle faisait la somme de leurs rares entretiens en privé alors qu'elle avait étrangement parlé d'abondance et c'était un sentiment dérangeant que d'avancer ainsi en terrain inconnu, là où d'ordinaire elle était celle qui écoutait et les autres étaient ceux qui s'épanchaient. Les jambes flageolantes mais l'air impavide, elle finit par reculer de quelques pas et s'arrêta quand elle sentit l'obstacle du panneau de bois derrière elle. Ainsi adossée contre la porte qui la soutiendrait si elle devait défaillir, elle souffla de sa voix légèrement rauque :

— Je suis entrée.

Trois mots pour d'autres et trois mots qui formaient une phrase en rappelant étrangement une autre. « Je suis venue », au Louvre, quasi un an plus tôt, là où elle avait appris de sa bouche que le vicomte du Tournel ne nourrissait pas seulement du respect et de la considération à son endroit. Et si on lui avait dit qu'après ce « je suis venue », elle arborerait au vu de tous cet « aultre n'auray » – trois mots, encore – dont lui seul connaissait désormais la signification, elle en aurait conçu la plus glaciale roguerie.
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Actarius
Trois mots d'éternité couchés, abandonnés sur une plage désertée, baignée de cet horizon d'inconnu. Trois mots comme la souvenance d'une promesse, comme le rappel incessant d'un serment échangé. Trois mots étalés sur un seuil donnant sur une mystérieuse porte. De celles qu'on ne voulait pousser, mais qu'on finissait toujours par ouvrir emporté par un sophisme pour les plus malheureux, les plus aveugles, par une vérité absolue pour les plus chanceux: l'amour. "Je suis entrée" comme "je suis venue" autrefois, comme je te disais "aultre n'auray". Toujours trois mots fixés entre eux comme un inéluctable augure. La plume fut lâchée, le corps saisit du choc de cette voix rêvée se redressa, un regard pyromaque d'ocre brûlé se posa sur la nuiteuse Prinzessin.

Interdit, muet face au reflet de sa méprise, le Mendois se serait maintes fois excusé en d'autres occurrences, mais cette improbable apparition le tétanisa littéralement. Ainsi pris au dépourvu, il se perdrait à n'entendre que son coeur emporté, il plierait, cèderait sous le poids des convenances qu'il s'efforçait de respect et se relèverait soufflé à la renaissance par la chaleur de son instinct. En le surprenant ainsi, elle se risquait en une pente glissante d'où elle dévisserait et lui avec. Il se leva, déploya sa stature d'Ajax. Il contourna sa table de travail qui faisait face au battant d'un pas lent, le regard incrédule, toujours plongé dans ses opales. Mais là où le héros aurait chargé sauvagement, il recula, appuya ses cuisses sur le rebord du meuble qui lui servait d'écritoire et croisa les bras avec un naturel et une forme de familiarité étrange. A cet instinct, ses lèvres s'élargirent en un sourire aussi désarmé qu'il serait peut-être désarmant.


Altesse, glissa-t-il amicalement. Que me vaut ce bonheur ? Il ne s'agissait pas là d'un simple plaisir, le sentiment qui le parcourait n'avait rien de ces jouissances passagères que l'on éprouvait devant un paysage splendide, à l'annonce d'un heureux événement. Non, il était plus puissant, plus essentiel au point qu'il sentait sourdre de son âme comblée l'intemporalité de ce nectar d'éternité. L'homme accompli qu'il paraissait avait connu bien des joies avant de croiser la route de la Bourguignonne. Aucune cependant avec une telle intensité. Lorsqu'il la voyait, le reste s'estompait, les raisonnements vacillaient au point qu'il devait se faire violence pour ne point approcher et la prendre dans ses bras, l'effleurer d'une caresse réconfortante. A fuir ces impulsions protectrices, à nier le jeu d'une séduction programmée et sans doute attendue, le Mendois paraissait sous son jour le plus avantageux, celui de la franchise. Chacun de ses gestes, chacune de ses postures ou paroles en trahissaient la prédominance. Il ne jouait pas, ne s'amusait pas, il était simplement lui, sincère et naïf, chaleureux et positif. Le concept même de mal ne le touchait plus. En cela résidait l'éternité de ce moment éphémère. Car le doute reviendrait, des maladresses seraient commises et le rappelleraient à la réalité d'une relation chancelante, qui ne progressait qu'avec peine et dans une telle nébuleuse qu'il demeurait impossible d'en deviner la destination. Bien entendu, il se laissait aller à des rêveries, des projets, mais rien ne serait jamais acquis. Il le savait, son inconscient devait en être à ce point avisé qu'il le propulsait avec encore plus d'ardeur vers le bonheur aussi absolu que passager de ces instants précieux où la présence de son "Aultre" suffisait à ce sentiment de plénitude infinie.
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Ingeburge
L'appréhension dominait en cet instant, que ferait-il, que dirait-il? Suspendue à ses gestes qu'elle savait imprévisibles, à ses lèvres qui laisseraient tomber une sentence qu'elle redoutait hypnotique, elle attendait. C'était différent cette fois de la scène du corridor, où, rendue aveugle par la porte qui les séparait, elle ignorait tout de son comportement et même, de sa présence. Là, elle le voyait, elle ne voyait que lui, les murs, les meubles, la salle n'avaient aucune réalité, il était le centre de son univers, il était le centre de l'Univers et elle ne distinguait pas encore, mue par une spontanéité masochiste, ce qu'il y avait d'indécent sans que personne hors les tombes lombardes ne sût rien de cette rencontre improvisée à être en pleine soirée seule en cette pièce avec lui, en cette chambre pleine de lui, de ses objets, de son empreinte, de son parfum; personne ne pourrait la sauver si elle venait à s'en damner davantage. Sa respiration s'accéléra alors qu'il finissait par bouger, par réagir et elle intégra enfin son monde quand il posa ses yeux fous sur elle. Pour autant, la crainte ne s'en alla pas, elle en prit même plus d'ampleur, rendue dangereusement délicieuse maintenant qu'il avait compris qu'elle était bien là et elle, ne pouvait détacher ses prunelles des siennes alors qu'il se levait enfin et s'approchait. Encore. Viens, avance. Mais il n'en fit rien, se contentant de s'appuyer sur la table qu'il venait de quitter. Une vague de frustration menaça de la submerger quand elle le vit prendre cette pose qui lui en rappelait une autre; depuis cette dernière et chaste étreinte dans un petit salon de l'Hôtel de Clisson, il ne venait plus la serrer dans ses bras.

Et comme il prit appui sur sa table, elle s'adossa davantage à la porte, à s'en faire mal, à s'y incruster pour ne pas s'effondrer car il n'avait en fait pas besoin d'avancer vers elle, il n'était pas nécessaire qu'il s'approche pour qu'elle ressente son pouvoir et sa cruelle attraction, elle se consumait déjà par la brûlure de ce regard qui la hantait tant le jour que la nuit. Elle eut alors envie de lui hurler, quitte à se sentir orpheline s'il accédait à sa requête, de ne pas la regarder ainsi, qu'il ne pouvait pas se permettre de la contempler de cette manière. Mais l'égoïsme prit le dessus et elle se mordit doucement la lèvre inférieure pour se rappeler à l'ordre. Il ne fallait surtout pas briser ce moment de grâce, il se romprait bien assez tôt portés qu'ils étaient tous les deux à se déchirer, à se blesser car il leur était impossible, trop fiers et ayant trop vécu, de laisser l'autre emporter la victoire. La préservation de ce moment privilégié à laquelle Actarius concourait en restant au loin, cependant, n'expliquait pas l'absence de riposte d'Ingeburge, il y avait aussi la conscience de cette séparation que lui ignorait et qu'elle ne savait comment annoncer. Elle ne répliqua donc rien, se contentant de l'observer avec une acuité particulière, pressée par le besoin urgent d'enregistrer dans les moindres détails, dans les moindres subtilités, les traits burinés de son visage, la coruscation de ses yeux à l'ambre rougeoyant, le flamboiement de son sourire, les lignes de son corps; il lui fallait tout retenir pour quand esseulée, elle aurait besoin de son souvenir à défaut de pouvoir bénéficier de sa présence.

Il parla, enfin, et son ouïe se comporta comme sa vue, elle se fit précise, attentive, pour ne rien oublier des inflexions de la voix de son tourmenteur. Le portrait, en son esprit, se forgeait, par ce qu'elle voyait, par ce qu'elle entendait et par ce qu'elle avait humé, grisée, à peine le seuil de la chambre franchi. Il fallait se contenter de ces trois sens-là puisqu'il ne venait pas à elle pour la bercer de ses bras puissants et ses mains gantées allèrent, comme le reste de son corps, s'appuyer contre la porte, pour les empêcher d'aller se poser ailleurs. C'est à ce moment précis que la rupture prévisible vint, quand il lâcha ce mot incongru. Bonheur. Il l'avait déjà lancé et elle s'était risquée, une fois, à le prononcer, ce qui n'empêcha pas de prendre ce mot déplacé comme une provocation. Un peu moins envoûtée, elle répéta, froidement interrogative :

— Le bonheur?
La question s'envola et elle glissa ensuite, comme une supplication, plus attristée que défiée :
— Ne parlez pas de bonheur.
Touchée, elle détourna les yeux tandis qu'un sourire désabusé étirait ses lèvres incarnadines. Ils ne seraient jamais d'accord; il voyait le bon, elle voyait le mal; il se réjouissait de ces secondes qu'ils volaient au monde, elle en dépérissait... ce soir, plus que jamais, d'autant plus qu'elle le précipiterait avec elle dans ce puits de souffrance.

C'était à elle maintenant, il fallait qu'elle explique cette énième saillie qui finirait par déplaire si elle n'était pas étayée. Dans un soupir, elle vrilla ses yeux dans les siens et traduisit sa pensée :

— J'y ai cru. Comme j'ai cru qu'après Béziers, il y aurait Narbonne, puis Carcassonne. Je me suis même laissée porter à croire qu'au terme de cet improbable périple, nous ferions le chemin du retour ensemble et qu'après Montpellier où j'aurais récupéré certains affaires que j'y avais laissées, nous nous en retournerions tous les deux en Gévaudan jusqu'au Tournel, même si je suis restée en Languedoc au-delà de ce que la raison commande. C'est tellement stupide que je me demande pourquoi mes pensées sont allées vagabonder au-delà de ce qui était convenable, ou plutôt, je me demande pourquoi je n'agis pas pour contrer ces chimères. Tout ceci est de votre faute.
Elle secoua la tête lentement et ajouta :
— Si je devais retenir un point – et hélas, ce n'est pas le seul – sur lequel vous avez changé mon existence, ce serait celui-là. Je ne forme pas de projet, je ne trace pas de plan pour l'avenir, j'avance simplement au jour le jour et il a fallu qu'avec vous, mon refus de voir plus loin que le lendemain s'effondre. Alors, bien sûr, je puis projeter telle avancée pour la Hérauderie, ou je puis décider de travaux sur mes domaines, mais pour moi, je n'escompte et n'espère rien. Mes attentes sont mortes quand mon époux a ruiné notre engagement spirituel, moral et familial et d'autres... désagréments m'ont confortée dans mon choix de ne rien imaginer, de ne rien attendre ni de la vie, ni des autres. Vous avez tout bouleversé avec cette inclination malheureuse, avec ce qui n'aurait dû être qu'une toquade, une bagatelle.

L'emprise de l'Euphor sur ses sens, sur son corps, sur son cœur s'estompait à mesure qu'elle assénait chacune de ses phrases, jovienne. Elle ne savait pas faire autrement, elle ne pourrait jamais tout à fait s'amadouer malgré tout ce qu'elle éprouvait pour lui, abominable d'un orgueil inné nourri par son éducation et parée de cette aura de dignité offensée puisqu'elle considèrerait toujours que c'était lui qui avait forcé un destin qu'elle avait rejeté quand elle avait perdu ses illusions. D'autres sentences, tout aussi olympiennes, tombèrent :
— Ne me parlez donc pas de bonheur car rien de ceci ne peut me rendre heureuse. J'ai fondé l'espoir que nous nous retrouverions enfin seuls alors que je suis venue pour vous dans ce pays insupportable, où je me sens totalement étrangère alors que j'ai grandi dans une région voisine et cousine; j'ai osé imaginer que nous pourrions n'être que tous les deux alors que je suis contrainte de vous partager avec tout le Languedoc depuis des semaines. Cela ne sera pas et je m'étonne d'avoir repoussé cette perspective si évidente. Comment ai-je pu croire que ce que j'imaginais prendrait corps? Je ne le sais que trop, vous avez endormi ma prudence et je me suis pris à espérer qu'il était possible de construire au-delà du lendemain.

Ses épaules se haussèrent, dédaigneuses et elle esquissa, un pas, puis un autre. Puis, se dégantant avec lenteur, elle dit encore, le regardant toujours :
— Le conseil ducal bourguignon va être renversé ou l'est déjà au moment où je vous parle.
Même si elle avait, comme à son habitude, usé de chemins détournés pour parvenir à ce qu'elle voulait dire, il n'était nul besoin d'en dire davantage, le vicomte du Tournel savait déjà ce que cela signifiait.
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Actarius
La si précieuse trêve venait de voler en éclat. Un laïus digne d'un sorgueur avait suffi à briser cette tranquille paix. Pourtant, le sourire s'épanouissait un peu plus. Pourtant, la posture ne changeait pas. Le Phénix semblait un roc au sommet d'une montagne et subissait les assauts méphitiques d'un vent funeste sans broncher. Il la regardait toujours avec plus d'intensité encore ce succube qui entonnait son sempiternel refrain, sa ballade de damné où il lui offrait le charmant rôle d'incarnation du mal. La mélodie résonnait semblable à un énième mouvement d'une symphonie qu'au final il n'avait jamais cessé de lui jouer. Une musique d'écorchée vive qui vibra jusqu'aux tréfonds de l'âme euphorique. Elle ne se contenta pas de la vriller, elle la réveilla, elle fit jaillir l'orgueil endormi, celui d'un homme refusant d'endosser éternellement le même costume. Elle sonna la révolte qui se matérialisa en un soulèvement du corps. La Bourguignonne approchait tout en clamant sa sentence finale, celle du départ. Elle l'avait enjolivée, elle l'avait justifiée et honteusement elle en arrivait à la vérité qu'en sa conclusion. La Ténébreuse ne partait pas à cause de lui, mais à cause de la situation en Bourgogne. Le reste ne relevait que du drame dans lequel elle s'enfonçait toujours plus irrémédiablement. Un instant de bonheur accordé se payait au centuple de torture morale. En quelques phrases, elle lui en avait donné la preuve. Elle avait déjà agi de la sorte à Clisson, à Saint-Dionisy et plusieurs fois encore. Au moment où ils tendaient l'un vers l'autre, elle sortait ses instruments de reproche, ses reliques du passé, se répétait. La forme variait, pas le fond.

Pour toutes ses raisons qui se mêlèrent dans ce coeur blessé, il avança contre le vent et progressa sans un mot jusqu'à lui faire face. La riposte arriva.
Je crois parfois que vous espérez me mettre à terre pour mieux me convaincre que c'est mal de vous aimer, que c'est mal de vous inspirer ce que votre coeur avait oublié. Vous avez peur et vous êtes tellement fière qu'il vous est préférable de voir en moi un ennemi, un coupable à chaque fois que vous perdez pied et êtes emportée par vos sentiments...

Toujours posé en obstacle impressionnant devant elle, toujours accroché dans les opales tant aimées, il se mura en un instant de silence posé comme un lapsus dans le raisonnement qu'il étalait. Il aurait dû lui en vouloir, la chasser séance tenante et l'oublier définitivement pour se préserver, il aurait pu faiblir, plier face à cette complexion malheureuse, baisser ses iris enflammées et s'abandonner à la désespérance qu'elle voulait lui imposer. Ses bras se murent cependant, ses mains s'accrochèrent à celles de son bourreau. Il ne parvenait pas à lui en vouloir. Plus doux, moins farouche, presque enivré par ce contact audacieux, il reprit. Altesse, je ne veux pas d'une guerre avec vous, je ne suis pas un ennemi. Je désire simplement être avec vous. J'ai pris des engagements et je suis homme de parole, mais au terme de ceux-ci alors je vous rejoindrai là où vous serez. Vous êtes ma force, votre seule présence me rend capable de soulever des montagnes. M'investir autant n'a pas de sens si c'est pour vous perdre...

Toute ma vie
, poursuivit-il avec plus d'émotion encore, je me suis donné corps et âme à mes fonctions. J'ai sacrifié ma famille sur l'autel du dévouement, tous mes enfants sont morts, mon épouse n'est plus. Il ne me restait rien. Aucun espoir, aucune envie avant vous. Aujourd'hui, je revis grâce à vous... il hésita alors... la vérité... ses yeux se fermèrent un instant, il inspira profondément... la vérité, c'est que je veux que vous soyez fière de moi. Je désire plus que tout être à la hauteur d'une femme telle que vous... nouveau silence, nouvelle pause dans le vacarme assourdissant des battements de son coeur... car je ne vois pas d'avenir sans vous, loin de vous. Je vous en prie, ne gâchons pas ce moment en nous déchirant. Puisque nous serons éloignés l'un de l'autre pendant plusieurs semaines, faisons en sorte de faire de cette soirée un souvenir heureux, une source à laquelle nous abreuver face aux épreuves qui nous attendent. Laissez-moi vous serrer contre moi, laissez-moi vous donnez un peu de mes espoirs et de mes rêves et oublions pour un temps que nous allons nous séparer. Ses mains relâchèrent leur emprise, ses bras s'ouvrirent à elle. Il ne forçait pas, il offrait une reconduction de trêve, il s'offrait à elle.
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Ingeburge
Prudente alors que quelques minutes plus tôt elle aurait tout donné pour qu'il s'approchât d'elle et l'étreignît avec force, elle avait esquissé deux pas en avant, peut-être trois, et après avoir fourré ses gants dans une des poches de son manteau, s'était immobilisée, prête à supporter la réplique. Elle se rendait compte, avec plus de recul et plus de perceptibilité maintenant, que certaines des tournures dont elle avait usées étaient malheureuses. Elle n'avait rien calculé néanmoins, n'avait rien préalablement imaginé, elle s'était rendue chez lui mue par la conviction que c'était ce qui se révélait approprié et elle s'était livrée à lui comme elle se livrait toujours désormais, parlant d'abondance là où elle répugnait ordinairement à s'exprimer. En outre, relativement mise en confiance car elle savait qu'il n'irait pas ébruiter à des tiers ses confidences, elle s'abandonnait avec une belle franchise, quitte à se montrer cassante. Mais il saurait débarrasser ses propos du superfétatoire pour n'en conserver que la substance, il saurait ôter de ses paroles tout ce qu'il y avait du superflu pour en garder l'essentiel; il saurait.

Il ne sut pas malgré cette mine souriante et confiante, elle s'en aperçut quand il vint enfin à elle, implacable, et son constat se confirma quand il ouvrit de la bouche. Rien, il n'avait rien compris et s'ingénia à fouler aux pieds tout ce qu'elle avait pu lui confier. Son espoir de pouvoir continuer le tour du comté avec lui, il s'en moqua. Son aveu de vouloir retourner au Tournel avec lui, il le minimisa. Sa reconnaissance que ce n'était plus sa charge héraldique qui motivait la prolongation de son séjour languedocien, il l'ignora. Le bouleversement qu'il avait provoqué, il l'écarta. Sa capacité à voir plus loin, pour eux, il n'en fit pas cas. Son envie d'être seule avec lui, il la nia. La révélation de sa jalousie, il la dédaigna. Non, il retint simplement les accusations branlantes et il se convainquit qu'elle voulait rallumer un conflit qu'ils avaient tous les deux mis de côté. Tout se révoltait en elle face à cette injustice, il fallait toujours qu'il renversât la charge et lui fît supporter la totalité des causes de la tension régnant entre eux. Il était raisonnable, avait sa conscience pour lui, ne blessait personne et certainement pas elle alors qu'elle était insane, se laissait guider par son démon d'orgueil et ne vivait que pour le broyer. Lointaine, elle l'écouta et ne cilla pas alors qu'il se tenait si proche, si attirant; elle ne l'interrompit pas davantage pour affirmer que si, c'était mal et que si, il en était responsable pour avoir osé lever les yeux sur elle alors qu'il n'en avait pas le droit. Il ne l'admettrait jamais, ne reconnaîtrait pas sa faute comme il n'avait jamais répondu à ce « pourquoi moi? » qu'elle lui avait jeté, outragée, quand il avait tenté de la plier à sa folle volonté.

Ses mains prenant les siennes ne la firent pas réagir, ne cassèrent pas la fixité de son être et de son regard même si tout en elle, dedans, bouillait sous ce contact ardent. Son esprit luttait contre ce corps qui pourrait la trahir et elle se répétait, comme un leitmotiv protecteur, qu'il refusait de voir les efforts qu'elle faisait et qu'il n'avait pas l'air d'envisager qu'elle eût pu se contenter d'une simple lettre pour lui annoncer son départ. Les aveux ne comptaient pas, il était tout aussi égoïste qu'elle, si ce n'est davantage car c'était par lui que leur relation avait pris ce tour irraisonnable. Et il y avait toutes ces certitudes qui la faisaient enrager. Que savait-il de son cœur? C'était la preuve là encore qu'il faisait fi de ses récits, jamais elle n'avait indiqué avoir par le passé connu cette passion qu'il lui prêtait et qu'il croyait rejetée par elle. Et que savait-il de son état? Il n'y a que lui qui la voyait vaciller; si elle était troublée, elle n'en était pas pour autant perdue. Elle le laissa donc parler, ne se donnant même pas la peine de contrer ce qui sortait de sa bouche; elle ne l'écoutait plus, les mots qu'il prononçait venant se briser contre elle tel le ressac; et au milieu de tout ce qu'il dévida, il n'y eut en fait qu'un point qui éveilla son intérêt pour tout ce qu'il soulevait d'incompréhension.

Le silence revint quand il se tut car elle, ne desserra pas les lèvres. Il n'y eut qu'une petite expiration plus marquée quand il lâcha ses mains, son corps réclamait encore de ce contact dont il ne serait jamais rassasié. Mais au moins, Ingeburge y voyait plus clair car si elle n'avait guère prêté attention aux propos de son adversaire, elle avait gardé la conscience de sa chaleureuse séquestration, se laissant gagner par un engourdissement propre à endormir sa vigilance. C'est pour conserver cette clairvoyance qu'elle se contraignit à demeurer immobile quand il ouvrit les bras, contrant par son absence de réponse cette tendre offensive de nature à saper sa pugnacité. Elle jeta un coup d’œil derrière elle. Si elle décidait de battre en retraite, elle se retrouverait contre la porte car elle n'avait au final pas tant avancé que cela dans la pièce et à reculer pour se protéger, elle serait prise au piège, elle n'aurait même pas la place d'ouvrir le vantail. Elle n'avait de toute façon aucune intention de sortir, l'idée s'évapora à peine formée, elle voulait être avec lui, c'était certain et ce d'autant plus qu'elle voulait saisir le sens de ce curieux souhait qu'il avait formulé. Non, elle ne voulait pas partir, elle était bien décidée à rester et alors, en toute logique, elle porta ses mains dénudées et libérées au fermail qui retenait les deux pans de son manteau au niveau du cou, le dégrafa, se débarrassa du vêtement et le confia tout naturellement à Actarius. Elle dit, second temps de sa parade :

— Je ne vous demande rien, je suis venue vous informer.
Avant d'esquisser un pas en arrière et plusieurs sur le côté, afin de le quasi contourner.

Libérée de son orbite, elle soupira, tant après lui de l'avoir tentée qu'après elle de l'avoir repoussé et entreprit d'arranger les manches évasées et déchiquetées de sa houppelande pour se donner, par ces gestes futiles, une contenance. C'est là-dessus, une fois satisfaite de son apparence, qu'elle demanda :

— Que signifie cette phrase selon laquelle vous voulez que je sois fière de vous? Je ne parviens pas à saisir. Quant à être à la hauteur de la personne que je suis... Cela n'a aucun sens, quinze années nous séparent, vous avez beaucoup plus vécu que moi tant en qualité qu'en quantité et vous étiez déjà à la position enviable qui est la vôtre aujourd'hui quand vous vous êtes avisé de jeter votre dévolu sur moi. Vous avez été Pair de France avant moi, officier royal et Grand Officier également.
Fronçant les sourcils, elle le pressa :
— Et ne vous dérobez pas, vous ne l'avez que trop fait en refusant de m'expliquer ce qui vous est passé par l'esprit pour vous intéresser à une femme qui n'en était pas une, à une femme qui était liée par un serment qui aurait dû vous consumer de honte, à une femme qui n'a jamais rien fait pour provoquer votre inclination et alimenter vos transports. Vous me deviez explication car à la fin, je ne suis pas...
Des abominations lui venaient aux lèvres pour illustrer pour quoi elle avait eu l'impression d'être prise, et elle cracha, froidement, refusant d'employer des termes orduriers :
— ... Phryné! Vous me répondrez donc et là-dessus et sur ce que vous voulez que je pense de vous. C'est là la seule chose que vous me devez puisque vous vous sentez redevable.

Au moins ainsi, le vicomte du Tournel serait servi en souvenirs, peut-être pas heureux, mais il serait servi, oui, et plus que son content.
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Actarius
Désemparé... il fut proprement, littéralement désemparé sans toutefois dévoiler cette impression. Il lui parlait d'avenir, lui parlait de ses drames, lui proposait la paix, une fin heureuse. Elle dédaignait le tout, refusait de comprendre s'enfermant dans son infernale logique, dans ses questions dépourvues de sens. Les bras du Vicomte se refermèrent sur le manteau qu'il hésita à jeter au sol cependant qu'un soupir s'échappait de ses lèvres. Elle niait toute simplicité, lui infligeait une nouvelle fois ses attitudes mortifiantes, dépourvues de spontanéité. La raison, la raison, toujours cette foutue raison. Il se tourna lentement vers elle et rétorqua d'une voix douce, d'un ton persistant dans la bienveillance. Je vous aime, c'est ainsi. Il n'y a pas d'explication, de réponse à cela. Il n'y a pas de philtre, de volonté de vous nuire, il y a mon coeur et ce sentiment qui ne me quitte plus, voilà tout. Je vous respectais, je voyais en vous une femme en tout point admirable tant par son dévouement que par son travail, avec laquelle il était agréable d'oeuvrer. Puis, j'ai senti au plus profond de moi que mon existence ne serait plus rien sans vous. Je vous respecte encore plus, je vous admire encore plus et je ne me sens vraiment heureux qu'en votre présence.

Il inspira profondément. L'assurance ne l'avait pas vraiment quitté malgré la violence de l'assaut adverse, son sourire réapparut même au souvenir de ces moments délicieux où l'on se découvrait amoureux sans savoir pourquoi, ni comment. Plus discret néanmoins, car le présent n'avait rien de réjouissant. Il savait pertinemment que malgré toute sa franchise, elle n'entendrait peut-être rien à ses réponses ou trop peu pour se décider à le comprendre enfin. Elle était ainsi et il l'aimait ainsi. Quand bien même tout aurait pu être différent, quand bien il aurait été tellement plus simple de ne pas l'aimer. Il expira et poursuivit toujours avec cette même sincérité. Vous me parliez d'avenir, de la suite de notre voyage en Languedoc, ne percevez-vous pas que c'est précisément pour cet avenir que je veux me montrer digne de vous ? Votre Altesse, je vous aime et je ne peux concevoir un futur sans vous. Oh oui ! J'aimerais tant que vous soyez fière de moi, de ce que je suis... Sa gorge se noua alors. Le silence revint pesant, tandis qu'il tournait autour du pot effrayé à l'idée d'une réaction virulente. Ne comprenez-vous pas ce que j'entends lorsque je vous annonce que je vous rejoindrai dès que j'aurai répondu à mes engagements ? Il n'y a que vous, il n'y aura plus que vous, j'irai même jusqu'à abandonner le Languedoc pour vivre avec vous en Bourgogne ou ailleurs car l'idée d'une trop longue séparation m'est devenue intolérable. Oh, certes... vous ne m'avez pas dit que vous m'aimiez. Mais vous me l'avez avoué à demi-mot. J'aspire à vous rendre fière de moi pour que vos sentiments ne soient plus un fardeau, pour que nous puissions envisager ensemble un avenir commun... précisément parce que je ne vous prends pas pour ce que vous croyez.

C'était dit, de manière à peine voilée, ainsi qu'elle s'était engagée sur la voie d’une promesse non loin de la capitale, lors de joutes qui avaient échappé à toute logique. Le pire, et il s'en rendait compte après que ses lèvres s'étaient refermées, allait arriver. Il deviendrait un séducteur, un tentateur ancré dans une volonté de conquête, alors qu'il agissait à l'inverse, à l'instinct, sans rien prévoir, sans rien vouloir d'autre qu'un regard moins sévère. Et croyez bien que je ne le fais sans aucune mauvaise intention. Vous me connaissez suffisamment, vous avez suffisamment éprouvé mes maladresses pour savoir que je ne suis pas calculateur. J'agis simplement selon mon coeur et il n'aspire qu'à ce que vous soyez heureuse. Il fit un pas de côté. Il ne désarmerait pas, il ne plierait pas, il assumerait jusqu'au bout le penchant de son coeur. Il serait celui qu'il avait toujours été. Et pas plus qu'il n'allait se dérober, elle ne fuirait. Face-à-face, ils resteraient.
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Ingeburge
L'agacement poignit dès qu'il prononça ces trois mots malheureux dont il la poursuivait depuis des mois et elle tourna une mine orageuse vers lui. Comme si l'amour était une excuse à son attitude, comme si l'amour était une autorisation à mal se comporter. Et après, que donnerait cet amour dont il se disait investi, environné, cerclé, victime? Quelle idée, quelle démarche provoquerait-il? Car Actarius ne s'arrêterait pas, il ne cesserait pas de le lui opposer comme pour justifier tout ce qu'il disait, tout ce qu'il faisait et tout ce qu'il voulait; dès le début il s'était laissé porter par ses élans et voguait, sûr de lui, tracté par cette passion meurtrière. C'était lui, tout à fait lui, à suivre cette spontanéité qui avait causé des dégâts dès ce compliment malheureux lâché à Vincennes. Non, rien ne l'empêcherait de continuer, il n'était pas homme à renoncer, surtout quand il était persuadé d'avoir raison et de détenir la vérité. Et l'agacement menaça de jaillir quand après l'aveu réitéré de cet amour, il ponctua sa déclaration d'une insolente évidence. Les yeux d'Ingeburge s'étrécirent, dédaigneux, et elle prit sur elle de ne pas interrompre l'Euphor, voyant ses soupçons confirmés. Il s'était laissé emporté et n'avait pas vu le mal. Le respect et l'admiration s'étaient mués en sentiments coupables? C'était ainsi, il y avait eu changement, oui, qu'y pouvait-il? Frémissante, elle se crispa. Que croyait-il, franchement? Qu'elle goberait l'explication d'une simple mutation? Espérait-il vraiment qu'elle se satisferait d'un tel éclairage?

Mutique toujours, elle l'observa de ses yeux plissés, pleine d'hostilité à peine contenue, et ce fut le constat de ce qu'il consentait enfin à parler qui la convainquit de ne pas couper son laïus qui virait, par endroits, à la diatribe. Toujours cette rengaine, toujours ce refrain; tout ne dépendait que d'elle. Ironique conclusion quand l'on savait qu'elle n'avait rien demandé, qu'elle n'avait rien provoqué. Il avait beau jeu de lui mettre le marché entre les mains. Elle eut un geste vague de la main, comme pour balayer des reproches déjà entendus, elle devait se saisir de l'opportunité, il n'entendait pas que c'était la compromission qu'il exigeait d'elle. A quoi bon, finalement? Pourquoi cette discussion qui ne déboucherait sur rien si ce n'est une détérioration de leur relation et de nouvelles blessures? Il valait mieux, sûrement, rompre, briser le lien de souffrance qui existait entre eux. Puisqu'elle était venue lui faire ses adieux, elle était en position de rendre ceux-ci définitifs. Ensuite, elle mettrait tout en œuvre pour couper les attaches, pour limiter les risques d'interaction, elle se débarrasserait de la tutelle languedocienne, elle quitterait la Pairie et s'il y avait un risque de le voir à Paris, elle quitterait même la Curia Regis pour se terrer à Auxerre. Non, Berg, voilà, Berg, aucun risque de le rencontrer en Rhénanie. Mais, foutaises. Elle le sentit quand encombré du manteau, il se rapprocha d'elle. Jamais elle ne pourrait se détacher de lui, cette raison qu'il semblait lui reprocher dès lors qu'il s'agissait de lui commençait d'être conquise. Son cœur l'était, depuis des semaines, des mois et tout ce qui faisait d'elle un être pondéré, réservé, raisonnable était en train de céder.

Mais elle ne se donnerait pas sans lutter et il devrait perdre aussi s'il voulait l'emporter. Sifflante, elle alla à sa rencontre et elle fulmina, laissant libre cours à une irritation teintée de moquerie :

— Ainsi donc, un jour, tout a changé. Vous n'avez plus vu une collaboratrice qui se trouvait être ordonnée, prélat, cardinal. Et qu'avez-vous fait contre cela, dites-le moi? Qu'avez-vous entrepris pour annihiler ce sentiment contre-nature? Cet amour terrestre dans lequel vous vous drapez est réservé à ceux qui sont en droit de l'éprouver et d'en être l'objet. Je m'étais déjà donnée à Celui Auquel nous devons tout, vous le saviez, je n'en ai jamais fait mystère. Mais nous savons déjà que cela ne vous a pas arrêté : malgré mes refus, malgré les rebuffades, vous avez suivi ce chemin, entêté. Vous devez me dire que vous avez combattu cette passion, vous le... devez.

Sa voix s'était cassée sur la fin, expulsant pour de bon la colère. La douleur, celle qu'elle traînait derrière elle depuis des mois occupait désormais l'espace laissé vacant. Respirant avec plus de peine, elle souffla :
— Qu'avez-vous fait? Qu'avez-vous tenté? Il me le faut savoir, je ne connais plus le repos et il n'y a que vous qui êtes en mesure d'apaiser mes interrogations; alors de grâce, répondez.
Il le fallait, elle se débattait prise au piège par tout ce qu'elle ne comprenait pas. Derechef, elle insista :
— Vous dites que vous me respectiez et que vous m'admiriez, mais je ne suis pas la seule femme, si tant est que vos affirmations renferment la vérité, à être respectable et admirable. Il y en a d'autres et vous en avez fréquentées. Et je les ai vues – et je les vois encore non sans que cela m'irrite – pleines de ravissement parce que vous faisiez cas d'elles; qu'elles viennent du ruisseau ou de la plus honorable des familles, elle sont toutes sous le charme. Vous n'aviez qu'à désigner celle que vous estimeriez digne d'être aimée de vous, vous n'avez, toujours, qu'à le faire et celle qui serait distinguée s'avancerait vers vous, consentante. Alors, pourquoi pas les autres? Vous ne pouviez pas vouloir que cela soit moi, vous ne le deviez pas. Rien ne vous a donc arrêté? Et aucune des autres n'aurait-elle pu... Oh, pourquoi, ne voulez-vous pas comprendre? Pourquoi ne voulez-vous pas m'aider?

Et pour prévenir toute avancée et toute protestation, elle lança :
— Non, ne venez pas et ne me dites pas qu'il suffit que je vous accepte. Ce n'est pas de cette manière que mon tourment s'apaisera. Vous estimez que les choses sont « ainsi », je ne le puis.
Elle reprit sa litanie, contrainte de savoir :
— Les autres femmes, et il y en a tant, si accomplies, tellement meilleures que je ne le suis. C'est vers elles que vous deviez vous tourner, pas vers moi. Qu'ai-je fait, Dieu du Ciel? Qu'ai-je fait? Aurais-je encouragé vos sentiments naissants? Vous aurais-je donné des raisons d'espérer? Cela n'a peut-être pas d'importance pour vous car je suis désormais déliée de mon serment mais cela en a pour moi. Avant la rupture de mes vœux, que s'est-il passé? Quand ai-je fauté? Comment? Aurais-je prêté, sans le savoir, le flanc à des critiques sur ma conduite?
Désespérée, elle répéta, portant ses mains à son visage où les larmes menaçaient maintenant de couler :
— Je dois être éclairée, j'en ai besoin. Je ne saurais jamais pourquoi moi et pas une autre, vous refusez d'expliquer en avançant que cela ne se peut traduire. Mais je dois tout autant savoir si j'ai contribué au raffermissement de votre engouement. Aurais-je nourri d'une quelconque manière vos sentiments? Est-ce cela? Je sais que vous m'avez reproché de vous avoir laissé tenir mes mains à quelques reprises ou d'avoir consenti une ou deux fois à être serrée dans vos bras. Mais ce ne peut-être ces abandons coupables qui ont renforcé vos sentiments... c'est... cela n'aurait aucun sens. Et j'ai toujours dit non. J'ai toujours dit non.

Elle baissa la tête, tâchant de se remémorer son comportement. Dire que ce n'était que le début... maintenant qu'elle le tenait à sa merci, elle le lâcherait rien, elle le contraindrait à s'exprimer dût-elle en périr. Lasse, elle l'était déjà, elle ne capitulerait néanmoins pas, l'instant – elle le pressentait – était décisif. Opiniâtre, elle dit encore, posant ses yeux humides sur lui :
— Vous devez me répondre, vous devez être franc. Vous avez gardé vos lèvres closes à Paris, chez vous, vous avez éludé mes demandes. C'est terminé, je ne veux plus assister à cette fuite perpétuelle, je ne l'admets plus. Vous répondrez, à tout, et mes interrogations ne font que commencer. Si vous voulez vraiment mon bonheur, vous accéderez à ma demande car je suis plongée dans l'affliction.
Oui, il répondrait à tout :
— Alors. Vous me respectez? Soit. Je ne puis être aussi indulgente avec moi-même, j'en suis venue à ne plus me supporter, à exécrer ce que je puis renvoyer aux autres et qui chez vous a fait naître puis croître votre amour, car encore et toujours, je me demande où, quand, comment ai-je péché. Vous connaissez mon engagement envers le Très-Haut, il n'a pas varié malgré mes choix. Si j'ai mal agi, si tout en moi, si mes actes font de moi une pécheresse, il me le faut savoir. Où, quand, comment ai-je péché?

Sur chacune de ses joues, une larme maintenant s'écoulait.
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Actarius
Il assista à la scène comme s'il n'y était plus. Son corps demeurait, mais son esprit lui survolait les éléments, témoin impuissant de ce déversement inattendu. Une femme éperdue, tourmentée au dernier point, une madone aux larmes animales égarée sur le tableau d'un sentiment qu'elle ne comprenait pas, qu'elle ne maîtrisait pas. Elle était plus belle encore qu'elle ne l'avait jamais été à la fois pitoyable et magnifique de cette tristesse profonde et ensanglantée. Et lui, spectateur imbécile de mois de souffrance n'avait jamais vu, la seule chose qu'il y avait à percevoir: elle ignorait tout de l'amour. Il s'était fourvoyé et cette aura imperceptible, détachée de sa chair en fut profondément meurtrie au point qu'elle gicla dans l'enveloppe provoquant un soubresaut de cette statue marmoréenne. Le Phénix s'ébranla. Il recula, se détourna, rejoignit la table où il déposa soigneusement le manteau. Puis, d'une main ferme accrochée au dossier du siège, le tira vers lui. Venez vous asseoir votre Altesse, lâcha-t-il d'une voix qui se voulait rassurante. Il quitta rapidement cette posture incitatrice et se dirigea vers un coffre sur lequel trônait une cruche et quelques godets. Il en saisit et le remplit d'un peu d'eau. Revenu sur ses pas, il le posa sur la table qu'il contourna pour prendre place. Alors, ses yeux se levèrent à nouveau sur elle. Il n'y brillait plus de flamme, tout juste scintillait-il une lueur de désolation.

Mélancoliquement, il sourit et s'employa à venir en aide à cette malheureuse femme.
L'amour ne s'explique pas votre Altesse, il ne se choisit pas, il ne se contrôle pas. Ce n'est pas un objet que l'on manie selon son bon vouloir, que l'on fait disparaître ou apparaître à l'envi. Ce n'est pas une passion irraisonnée qui se dissipe au gré du vent. C'est une force, une force qui nous échappe. Elle est omnisciente nous prend aux tripes au point de les faire papillonner en présence de l'être aimé, elle se glisse dans chaque parcelle de notre être, de notre âme, elle nous accompagne partout sans que l'on puisse s'en défaire. Elle nous tiraille, nous torture même, elle nous change et nous bouleverse, nous donne parfois un sentiment d'impuissance. Elle nous enveloppe aussi, nous soulève, nous emporte, nous rend heureux, plus même qu'on aurait pu imaginer l'être un jour. Elle nous place face à une réalité qui échappe parfois à toute logique, à tous les codes: la nécessité d'être près de l'être aimé. Ses bras se croisèrent encore pour mieux dissimuler l'extrême raideur de ses doigts. En cet instant précis, il savait que le risque de la perdre à jamais devenait plus insistant, partout autour de lui, il sentait les menaces d'une désespérance absolue. Il fallait qu'il continuât pourtant, pour elle, pour l'aider, parce qu'il l'aimait.

Oh oui, j'ai essayé de faire taire cet amour, que je considérais coupable lorsque vous étiez dévouée à Lui. Si vous saviez comme je me suis détesté quand mon esprit s'est tourné vers vous alors que les funérailles de mon épouse étaient célébrées... Je me suis haï au point de souhaiter que celle qui a été mon confesseur me dise que la mort serait la seule issue pour être pardonné. Je ne savais pas vers qui me tourner, j'étais seul, perdu, profondément malheureux. Je suis allé au front, espérant même y perdre la vie pour être libéré tant je souffrais, tant j'abhorrais l'idée que mes sentiments à votre égard puissent vous rendre malheureuse. J'étais dévasté à l'idée de m'être laissé emporter au Louvre, dévasté de vous avoir offensé. Car vous êtes bien la seule femme dont le bonheur m'importe.

Il soupira profondément de cet aveu. Puisqu'il lui fallait un coupable, il s'offrait vaillamment en sacrifice pour qu'elle pût en être apaisée. Vous n'avez rien fait de mal. Oh si, elle l'avait fait en revenant vers lui, tandis qu'il luttait pour renoncer aux joies de la vie, pour la détacher de lui après Saint-Dionisy. Mais tant pis, il s'agissait de la soulager, pas de l'accabler. J'ai été maladroit pour ma part, sans pour autant être coupable d'un crime. Car aimer n'en est pas un, cela n'en a jamais été un et ne le sera jamais. La révolte grondait et s'imprimait dans des inflexions de plus en plus appuyées. C'était trop simple qu'il assumât tout, trop facile qu'il acceptât encore d'endosser ce rôle de démon. Non, je n'ai commis aucun crime. Je n'ai rien demandé en retour, je ne vous ai forcé à rien, je me suis plié à vos exigences, à vos conditions, j'étais même prêt à ne plus vous voir, à en souffrir mille morts s'il le fallait pour peu que cela vous épargne des tourments. Je n'ai rien dit quand vous avez remis en doute mes sentiments alors qu'à chaque fois cela me bouleversait, je ne réagis lorsque vous remettez en doute mon respect à votre égard. Aujourd'hui encore, alors que vous exigez des choses de moi, je consens à vous répondre. Ouvrez les yeux votre Altesse, écoutez votre coeur et non votre raison. C'est lui qui détient les réponses, les vérités en amour, pas cette volonté de tout contrôler, de tout savoir, de tout expliquer. Pas plus que moi, vous ne savez pourquoi vous aimez. Mais puisque nous n’avons aucune prise sur cette force qui est en vous, vous la détester. Vous la considérez comme un mal parce que vous ne la comprenez pas. Direct et franc, le Magnifique revenait, il reprenait vie et quittait cette posture de martyre serviable. Il se révoltait contre cet état de passivité auquel il ne s'était que trop souvent abandonné.

Autant vous le dire, vous ne le comprendrez pas et vous ne le contrôlerez pas. Il n'y a pas de coupable, car il n'y a pas de crime. Nous essayons simplement d'avancer avec ce sentiment qui nous échappe, nous le faisons parfois avec maladresse, nous nous égarons sans doute. Mais nous sommes là, l'un avec l'autre à tenter d'apaiser nos âmes, de trouver des réponses à nos attentes, à nos questions. Pourquoi vous ? Je ne le sais pas. Mais aujourd'hui je sais que cela ne pouvait être que vous. Cela sonne comme une évidence en moi. Toutes ces femmes dont vous me parlez, elles me laissent froid. Elles ne font pas battre mon coeur. Alors qu'avec vous, j'existe. Ma poitrine résonne à s'en déchirer. Lorsque je vous vois ainsi en larmes, j'ai envie de vous serrer dans mes bras, de vous rassurer, de vous protéger de tous vos tourments. Si je le pouvais, je vous les volerais même pour que vous en soyez libérée. Si j'avais des réponses, je vous les donnerai parce que vous souffrez de ne pas en avoir. Je vous en prie, croyez-moi, je n'en ai pas. Il se tut, le regard toujours fixé sur elle. Le Sienne n'avait plus rien de fou. Il luisait d'une digne assurance. Non, il n'était plus question de fuir. Le Phénix ne se réduirait pas en cendre, il affronterait, il survolerait quoiqu'il advint par la suite et il assumerait.

Je crois pouvoir vous aider à affronter cela. Si vous le voulez, je vous rejoindrais dès que mes engagements seront finis. Vous ne voulez plus me partager ? Je serai tout à vous. Je serai à vos côtés pour affronter les épreuves, je serai là pour vous uniquement. Comme je vous ai répondu à Vincennes, je vous affirme aujourd'hui: il n'y en aura pas d'autres que vous. Le temps était venu de présenter la seconde option, la plus tragique, la plus douloureuse. L'irrémédiable solution. Si vous ne parvenez à me croire, à vous fier à ce que je vous dis en toute franchise, si m'aimer ne vous est qu'une source de souffrance, ne vous semble qu'un crime et un péché, alors, partez et ne vous retournez plus jamais. Ne m'écrivez plus, ne venez plus me voir. C'est le seul espoir de m'oublier peut-être un jour. Je quitterai mon manteau de Pair et nous ne nous verrons plus.

Un ange passa. Le Vicomte demeurait assis, appuyé sur le dossier du siège, les bras croisés. Son visage ne trahissait rien de ce qu'il éprouvait et sur quoi il aurait été incapable de mettre des mots. Sa vie, son avenir, son bonheur ne tenait qu'à un fil, un fil que la Prinzessin s'était toujours refusé à suivre dans le labyrinthe de ses tourments. Si lui avançait à l'instinct, elle tissait sa voie de fierté, celle qui l'empêchait de concevoir quoique ce fut de bon dans un sentiment qui échappait à son contrôle. Non, rien n'augurait d'une fin heureuse. Le drame se profilait, il suintait de toutes les parois de la pièce, il transpirait des draps. L'odeur en devenait insupportable, il ne pouvait plus, il ne pouvait plus... Je ne veux pas vous perdre, mais... Le Pair s'interrompit soudainement. Ses mains se crispèrent, ses traits se figèrent. Cette odeur... ce drame s'incarnait en une douleur à peine soutenable qui lui vrillait les entrailles. Il se leva avec peine, approcha du coffre, s'empara de la cruche et en déversa le contenu dans un godet qu'il but d'une traite, tout en s'efforçant de quitter cette angoisse. En vain. Il dut composer avec, se retourner vers la divine Bourguignonne en la dissimulant et poursuivre. Veuillez m'excuser, reprit-il. Se justifier, trouver une explication pour cette brutale interruption ? Non, elle se devait de paraître anodine, elle ne devait pas peser dans la balance. Le Mendois était bien trop fier pour s'appuyer sur un élément extérieur. J'allais dire que je respecterai votre choix.

Jamais encore lui le bavard n'avait autant parlé face à elle. Il s'était libéré d'un poids, avait répondu en long et en large avec sincérité. Pourtant, il pressentait que cela ne suffirait pas. Que ce qu'elle considérait comme un mal s'achèverait en une tragédie. Celle de la séparation définitive. Le temps oblivieux, selon l'adage, n'y changerait rien. Il l'aimerait toujours, survivrait sans plaisir, paraîtrait sans envie. Son optimisme s'était évaporé et avec lui ses espoirs, ses rêves d'union et de bonheur. Il perdait pied au point d'en souffrir physiquement et se confondait en son orgueil qui lui interdisait de le montrer, d'affirmer que sans elle, il dépérirait.
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Ingeburge
Lèvres résolument serrées, elle ne bougea pas tout de suite quand son hôte l'invita à s'asseoir. Les larmes dévalaient toujours le vallon de ses joues et c'était le seul signe de vie chez elle, avec ses yeux qui suivaient les gestes d'Actarius. Elle le vit ainsi s'éloigner, poser le manteau dont elle l'avait chargé, tirer un siège, aller à un coffre, servir un verre d'eau, déposer celui-ci à la place qu'il lui avait offerte. Alors que lui-même s'installait, elle remua enfin et s'avança, docile, jusqu'à aller au fauteuil sur le rebord duquel elle se percha. Puis, sortant un petit carré d'étoffe immaculée de l'une des manches collantes dans laquelle il avait été glissé, elle le déplia et tamponna doucement ses yeux avant d'essuyer ses pommettes inondées. Ensuite, elle se saisit de godet et en but le contenu à petites lampées. Ces petites actions anodines, sur lesquelles elle se concentra bien fort, l'aidèrent à se reprendre et déjà, ses idées s'éclaircissaient. Depuis quand n'avait-elle pas sangloté? Tout en buvant, elle tâchait de se souvenir. Il y avait longtemps, bien longtemps, car elle ne parvenait à se remémorer une scène qui l'aurait vue verser des larmes... encore une manifestation tangible de l'ascendant qu'il avait pris sur elle. Un petit soupir vint ponctuer cette conclusion formée in petto, les pleurs menacèrent bientôt de jaillir à nouveau et elle se contraignit à prendre sur elle, à ne pas faire plus longuement étalage de sa peine. Elle ne devait pas être faible, elle ne devait pas sombrer, elle avait besoin de réponses et pour cela, devait résister jusqu'au bout. Déglutissant avec effort, elle le regarda quand il commença à faire retour à ses demandes.

Et sagement, elle l'écouta... lui faire la leçon et ce ne fut pas le sourire qui illuminait son visage aimé qui atténua la vexation qui sourdait. Encore un aspect de leur tortueuse relation, il la prenait pour une sale gosse et une oie blanche et c'était à se demander ce qu'il appréciait en elle quand il se permettait de se montrer... paternaliste. L'idée la fit grimacer, c'est en ces instants qu'elle mesurait tout ce qui les séparait, et ces quinze ans notamment. Elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que ses aînés, mais elle n'était pas sa fille et malgré tout, elle avait vécu elle aussi. Pas autant que lui, pas avec la même intensité et toujours à l'écart du monde, autant que faire se pouvait, mais tout de même. Elle se contint, ce n'était pas le moment : pour une fois qu'il se montrait disert, il ne fallait surtout pas endiguer le flot de ses propos, aussi exaspérants soient-ils. Tels ceux l'exhortant à écouter son cœur ou ceux indiquant qu'elle n'aurait prise sur rien. Mais rien ne fut plus horripilant que ce chantage auquel il se livra. Elle devait faire son choix, et sur-le-champ de surcroît, c'était à elle de décider, elle tenait leurs destins mêlés entre ses mains et il ne tenait qu'à elle qu'ils restent imbriqués ou au contraire qu'ils se dénouent. Ainsi donc, elle ne pouvait rien contrôler, ne rien mettre sous son joug, se laisser porter, ne pas résister mais pour lui, c'était tout ou rien. Elle ne devait pas chercher à dominer, ne devait pas s'attendre à exercer un contrôle total mais lui avait le droit d'être rigide et rester droit sans ses bottes. Eh bien, ils risquaient d'aller loin s'ils continuaient à être aussi entêtés et orgueilleux l'un que l'autre. Surtout quand elle arborait cette mine-là... oui, juste celle-là.

Ne cachant plus rien de son exaspération, elle répondit :

— J'ai conçu de tendres et affectueux sentiments pour mon époux, suffisamment pour ployer sous le poids de la trahison quand il a rompu son engagement. Il n'y avait pas de passion, non, il n'y avait rien d'incontrôlable mais mon cœur avait été touché et je ne le nierai pas même si c'est certainement ma dignité et ma fierté qui ont le plus souffert. Et j'ai reçu suffisamment de personnes en confession, et de toutes sortes, pour ne pas être aussi ignorante des choses de la vie que vous semblez l'accroire. Vous me direz qu'entre savoir et le vivre, il y a une nette différence et je vous l'accorde bien volontiers mais ne mettez pas mes refus sur le compte d'une peur qui m'aurait prise car je ne saurais pas ce qui m'arrive. Je ne le sais que trop. C'est comme lorsque vous me dites que mes sentiments me sont un fardeau. Qu'en savez-vous? Et ne suis-je pas là, à la fin? Ne suis-je pas venue? Ne reviens-je pas toujours?

Haussant gracieusement les épaules, elle se tut. Il restait toujours à dire, il restait d'autres points à relever et elle avait soif. Son verre était vide, il lui fallait se lever et donc rompre le duel ou alors lui demander de la resservir et cela, il n'en était absolument pas question... histoire de contrôle, encore.
— Mais cela n'a manifestement pas d'importance et vous êtes là à affirmer que nous ne sommes coupables de rien alors que nous le sommes, pleinement. Aimer n'est pas un crime mais dans notre cas vivre ce qui nous unit l'est car vos sentiments ont vu le jour alors que je n'étais pas libre. Je le suis désormais, oui – et pas à cause de cela, je comptais rompre mes vœux avant votre déclaration – mais rien ne changera le fait que l'origine n'est pas honorable. Enfin, laissons cela de côté, vous ne reconnaîtrez pas que ce que notre relation a d'infâme. Et puis, il est plaisant de constater que vous condescendez enfin à parler après tout ce temps, toutes ces questions. Il n'y a que lorsque vous estimez avoir ma gorge sous votre talon que vous vous abaissez à m'éclairer. Me répéter sur tous les tons que vous m'aimez, vous savez faire et je vous indique que j'ai fini par l'entendre et même à l'accepter. Faire des promesses également et de grâce, ne jurez rien que vous ne pourrez tenir. Par contre, le reste... Vous dites vouloir m'aider, que ne l'avez-vous fait auparavant. Le fait est que ce n'est pas la première fois que je vous interroge et il faut que je vous supplie pour que vous m'accordiez un tant soit peu de vos paroles. Et quelles paroles. Je ne minimise pas votre peine, vos propres doutes mais n'amoindrissez pas ma connaissance de la vie et ne rejetez pas la faute de l'état déplorable de notre situation sur ma seule personne.

Il n'aimerait pas, oh, non, il n'aimerait mais cette soirée semblant hors du temps était l'occasion de régler les comptes, de solder le contentieux et quand tout aurait été purgé, alors, ils pourraient tous les deux faire un choix, ou à tout le moins, emprunter la bonne direction. Pas avant, et pas seulement elle. Elle reprit, bien décidée à aller au terme de la confrontation :
— Comme vous l'avez compris, certaines choses ne me plaisent guère mais je vous remercie pour votre franchise et comme vous êtes enfin en veine d'honnêteté totale, je ne compte pas m'arrêter. En même temps, vous osez me charger de la responsabilité de ce qu'il adviendra de nous. C'est odieux, abominable, vous rendez-vous seulement compte du poids dont vous me lestez? Vous me faites le seul décideur de notre avenir et donc endosser les conséquences de ma volonté, quelle qu'elle sera. Et ce n'est pas suffisant, non, vous vous montrez de surcroît catégorique, vous êtes prêt à me chasser de votre vie si je me détourne ou si je ne veux pas me précipiter et concomitamment vous allez jusqu'à me dire que vous quitteriez le Languedoc pour moi. C'est peut-être vrai mais vous ne savez pas de quoi vous parlez. Je suis une déracinée et j'aurais voulu savoir d'où je viens. Vous avez cette chance et vous êtes prêt à la remettre en cause pour moi qui vous exaspère tout autant que je vous émeus. Et vous me faites mal ainsi car vous élaborez des promesses qui si elles sont touchantes et généreuses n'en sont pas moins contraignantes. Vous me laissez le choix mais le fait est qu'en imposant que je sois la seule à me prononcer et à me faire miroiter un bel avenir, vous pipez les dés. Vous êtes sûr de vous? A la bonne heure. Mais s'il s'agit d'être tous les deux, ensemble, pourquoi ne pas nous accorder tous les deux, ensemble et pourquoi ne pas avancer à un rythme commun, tous les deux, ensemble? Vous dites que j'exige beaucoup, vous exigez tout autant. Vous me reprochez mon égoïsme, j'ai la même à votre service. Vous me pressez, me bousculez. Je comprends votre besoin de savoir mais j'ai moi aussi attendu et ce n'est qu'aujourd'hui que vous vous livrez vraiment.

Puis, après une courte pause, elle articula, faisant basculer la querelle sur un autre plan :
— Guillaume de Jeneffe. Que sait-il? Il se répand en allusions assez déconcertantes que je ne puis que rattacher à vous et à cette lettre qui a transité entre ses mains. Pourquoi lui avoir confié ce courrier? Vous vous êtes toujours tu à ce sujet. Et qui d'autre pourrait savoir?
Encore quelque chose qu'il n'apprécierait pas, mais peu importe. Elle se justifia néanmoins :
— Ma réputation et ma vertu sont les seuls biens auxquels je tiens. Je ne vous demande pas de le comprendre.
Enfin, presque.
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Actarius
Elle le perdait définitivement. Il ne comprenait pas, il ne comprenait plus. Il pensait avoir saisi. A l'évidence, il s'était une nouvelle fourvoyé. Et autant qu'il s'était égaré, elle se perdait à son tour en ignorant, en balayant de sa froideur exaspérante ces témoignages qui auraient renversé toute autre femme tant ils saignaient de son âme avec sincérité. Et cette douleur qui n'en finissait de croître, qu'il dissimulait avec de plus en plus de difficulté. Pourquoi ? Pourquoi prolongeait-elle cette séance de torture pour finalement l'abandonner à son sort avec dédain ? Il ne savait plus et machinalement se servit encore d'un peu d'eau qu'il but avec avidité avant de reprendre place sans un regard pour elle. Elle avait achevé son nouvel acte d'accusation comme un procureur furieux, un procureur qui deviendrait naturellement juge une fois qu'il se serait exprimé. Cela n'avait plus de sens, cette scène n'avait plus de sens, il fallait en finir. Lui donner ce qu'elle voulait et la laisser le condamner puisqu'elle n'attendait que cela. Sa dextre s'aplatit tranquillement sur la table tandis que son poing gauche se serrait avec une violence muette dans le dessein de mieux oublié la noirceur qui lui tordait les boyaux. Ses yeux rendus farouches par les hurlements de son corps, l'incompréhension, la colère même, se reposèrent sur elle.

Le Jeneffe ne sait rien ! Je lui ai confié cette missive pour qu'il vous la transmette, parce que je savais qu'il le ferait sans la lire, ce dont il m'a assuré. Vous voudriez peut-être entendre que je l'ai fait pour vous porter préjudice, mais ce n'est pas le cas. En tant que Grand Ecuyer, il siégerait assurément, c'était le participant que je connaissais le mieux, c'est donc par lui que je suis passé. Il y a une seule personne à qui j'ai eu la faiblesse d'avouer mes sentiments hormis vous, le Carmin. Il la devança, car il avait pleinement conscience qu'elle rebondirait avec ces questions futiles. Pourquoi ? Je ne sais pas, j'en avais sans doute besoin sur le moment. C'était une erreur, une maladresse ? Oui. Vous pouvez m'en blâmer. Je ne l'ai dit à personne d'autre et j'ai fait de mon mieux pour dissimuler mes sentiments.

Il reprit non sans amertume, car il ne voyait pas à quoi cela rimait hormis le mettre face à des maladresses pour lesquelles, il avait déjà maintes fois présenté ses excuses, qu'il avait reconnues, admettant par la même avoir des torts... Mais évidemment il n'agissait et ne parlait que pour lui faire porter le chapeau. La rage devint oppressante. A mon tour ! Vous avez parlé de vos abandons, de ces moments de tendresse que vous m'avez accordés. Pourquoi l'avez-vous fait, puisque à chaque fois j'ai dû en payer le prix ? Votre attitude odieuse à la Pairie. Votre méchanceté gratuite, votre froideur, vous saviez pertinemment que cela me ferait souffrir. Vous vous y êtes adonné pourtant et au moment même où tous les autres Pairs s'acharnaient sur moi. Pourquoi ? Et il continua pris par le besoin urgent de tout déverser. Pourquoi avant les dernières joutes, je n'ai jamais eu le droit à un mot de soutien, une parole douce et gentille, pourquoi tous ces reproches ? Grogne bleu ! Je n'ai pas votre éducation. J'ai la franchise que mes parents m'ont transmise, je ne sais pas mentir, je ne sais pas cacher et pourtant je m'y emploie parce que je sais cela important pour vous. Où sont vos marques d'indulgence, de compréhension à mon égard ? Dites-le moi. Pourquoi vous comportez-vous ainsi avec moi ? Hormis à Vincennes, j'ai l'impression d'être constamment dans mon tort, j'ai la sensation que vous ne voyez même pas mes efforts, qu'ils n'ont pas l'ombre d'une importance pour vous. Vous êtes là, ça devrait être une réponse, mais ça ne l'est pas, car à chaque fois que vous avez consenti à faire des entorses aux convenances pour moi, vous me l'avez fait payer. Aujourd'hui, je paie peut-être la promesse des joutes... et demain, qu'aurais-je à payer ? Un cadeau qui prendra la route de la Bourgogne ? Un cadeau qui vous attendra sur vos terres et pour le transport duquel je prendrai mille précautions ?

La poigne du Vicomte se compressa encore au point que son avant-bras commençait de fourmiller. Tenace, la douleur ne quittait pas son ventre pour autant. A chaque mot qu'il prononçait, à chaque mot qu'il entendait, elle giclait avec une telle virulence qu'il aurait pu en regretter la caresse d'une lame. Furieuses, ses iris de Sienne demeuraient immergées dans les opales qui leur faisaient face. Aidez-moi votre Altesse ! Je n'ai pas votre culture, je n'ai pas votre logique, votre éducation, votre raison, je n'ai que ce sentiment en moi puissant que je tais, que je cache... Même à vous j'ai l'impression de ne pouvoir en parler tant cela paraît vous exaspérer. Ses yeux se baissèrent, son poing se relâcha. J'ai commis bien des erreurs, je n'en doute pas, mais voyez-vous, cette force que vous m'avez offerte à Vincennes, cette promesse qui a fait renaître ma vigueur, mes espoirs. Je crois, hésita-t-il. Je crois que vous allez me les reprendre aujourd'hui. Vous êtes là... peut-être est-ce parce que vous comprenez à quel point j'ai besoin de vous à mes côtés. Dites-le moi, dites-moi pourquoi vous êtes restée en Languedoc, pourquoi vous êtes venue me voir ici... dites-moi que vous voyez autre chose en moi que ce que je crois... Une profonde respiration vint marquer cet instant où se mêlait à la fois force et faiblesse. La force d'un homme qui taisait sa douleur physique, dont le regard brûlait intensément et la faiblesse d'un être qui avait besoin d'entendre et de savoir. Cela, ils le partageaient tous les deux. C'était leur lien. Dites-le moi sans détour, sans explication, dites-le moi simplement, rassurez-moi. Ses lèvres s'unirent. L'écho de ses questions, de sa voix se dissipa sur cet ultime aveu: la nécessité d'être soutenu, de connaître un peu de douceur au milieu de ce combat, d'oublier ensemble le sang et les larmes, le cliquetis des armes, comme il le faisait sur le front en pensant à elle. Cette déesse si froide, si distante, si intransigeante. Il la voulait pour un instant, un instant seulement, tendre et compréhensive, quitte à en devoir encore en payer le prix.
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Ingeburge
— Contrairement à vous, je ne me défilerai pas, je ne ne me suis d'ailleurs jamais réfugiée derrière je ne sais quel raisonnement spécieux, derrière je ne sais quel prétexte fallacieux. Voici donc pour vous. Je vous ai laissé vous saisir de mes mains, je vous ai autorisé à me prendre dans vos bras parce qu'au final, vous m'avez contrainte et que je ne savais que faire pour vous en empêcher là où mes non semblaient insuffisants. En ce qui concerne la Pairie, c'était par pure vengeance : vous m'aviez outragée, humiliée, vous deviez le payer et le seul moyen de rabaisser un homme comme vous, c'est de le faire devant des tiers. Si vous n'avez jamais eu de paroles tendres et douces de ma part avant le mois dernier, c'est que je n'ai pas pour habitude de mentir. Mais j'ai appris, par la force des choses, puisque rien chez moi ne vous convainquait en fait. Mes reproches sont le reflet de ma pensée, mais n'ayez crainte, j'ai bien compris que je devais travestir la vérité avec vous. Vous comprenez, dès lors, que je ne pouvais me montrer indulgente et compréhensive envers vous et que vous paierez pour tout, absolument tout. Je suis sinon venue en Languedoc pour remplir la mission héraldique que je m'étais assignée et et j'étais prête à rester aussi longtemps que nécessaire pour parvenir au but que je m'étais fixé. Enfin, je suis venue pour vous faire connaître mon départ prochain et rompre toute relation avec vous.

Machinalement, les sentences seraient ainsi tombées de sa bouche incarnadine si elle avait fait l'effort de les prononcer. C'est ce qu'elle aurait pu dire si elle était aussi raisonnable qu'il le lui reprochait et c'est qu'elle aurait dû dire si cette raison qu'il blâmait tant n'était pas sur le point de céder. De cette manière, tout aurait été fini, achevé, comme tout aurait dû l'être réglé l'hiver dernier quand elle avait trouvé la force de le repousser, de le contraindre à respecter son choix. Il y aurait eu de la souffrance, bien sûr, mais seulement celle causée par ce qui ne serait jamais et ne serait pas au lieu d'une douleur provoquée par ce qui aurait pu être en lieu et place de tous ces déchirements. L'hiver n'était en quelque sorte pas achevé malgré ce qu'elle lui avait avoué à sa façon à Vincennes, il la serrait toujours son cœur dans cette gangue de glace qui craquelait de part en part sans pour autant s'effondrer et l'hiver planait sur leur histoire, à la faire douter que l'amour entre eux était bel et bien vivant. Elle avait néanmoins envie d'y croire malgré les apparences et sa présence en cette chambre, au mépris de ses principes, en était la preuve. En outre, elle voulait tout mettre à plat et cela signifiait qu'il lui fallait à elle aussi parler.

La gorge sèche, elle prit donc la parole à son tour puisqu'à nouveau il la pressait d'interrogations et sa voix à la légère raucité s'éleva, rendue plus éraillée par sa soif et la tension :

— J'ai déjà tellement parlé, à Clisson notamment, me confiant à vous comme jamais je ne l'avais fait auparavant; ni auprès de vous, ni auprès de quiconque. Vous savez pourtant que je ne suis pas loquace et pourtant jamais je n'ai aussi été prolixe qu'avec vous. Clisson donc où vous m'avez ignorée et Vincennes aussi. A quoi donc cela servira-t-il que je m'exprime puisque vous remettez toujours tout en cause? Et à nouveau, ne suis-je pas là? Ne suis-je pas venue? Ne reviens-je pas toujours? Il vous en faut à chaque fois plus et vous avez aussi que vous m'avez tout pris, jusqu'à la dernière parcelle. Vous avez pris, tellement pris, tout pris. Regardez-moi, je vous en conjure, regardez-moi vraiment et pensez à décembre. Ne voyez-vous donc pas la différence?
Elle porta le bout de ses doigts à ses joues rendues hâves par le tourment, stigmates de la souffrance physique qui était la sienne et qui avait marqué l'ensemble de son corps pudiquement et décemment recouvert. Et ses doigts eux-mêmes s'étaient affinés, faisant tourner les bagues rendues trop larges. Elle n'en était pas à présenter une mine chétive et maladive mais elle avait perdu de ses formes depuis le début de l'année et cet hiver interminable. Ses mains glissèrent lentement, jusqu'à se poser, à plat, sur la table, tandis qu'un long soupir s'échappait de ses lèvres mi-closes.

Durant un instant, elle contempla les bijoux qui jetaient leurs feux, flattés par l'éclat des chandelles. Elle n'avait pas encore choisi ce qui viendrait parer son annulaire droit dépouillé de l'anneau cardinalice, comme elle n'avait pas encore ôté son alliance qu'elle portait invariablement à celui de l'autre main, dissimulé par une bague au chaton imposant. Deux engagements, deux échecs. Et maintenant, lui, voulait qu'elle en prenne un nouveau. Mais ne l'avait-elle pas déjà fait, à Vincennes, en l'assurant de sa fidélité éternelle? Il avait alors voulu se saisir de sa main, n'étant pas rassasié par cette promesse, en désirant davantage, encore, toujours. Comme maintenant. Alors, elle donna, à nouveau; tant pour elle que pour lui, il fallait en finir :

— Je serai honnête, comme je me suis toujours efforcée de l'être, malgré toutes les menteries que vous me prêtez. Vous m'avez accusé d'avoir dissimulé la vérité à Saint-Dionisy, je le réfute. Même si je savais que j'allais être libérée de mes vœux, je considérais alors Lui être liée et à perpétuité, les papiers, registres, en l'espèce ne sauraient compter. Enfin...
Si le haussement d'épaules avait été hautain quelques minutes plus tôt, il se fit là désabusé :
— Je parlerai donc. Encore. Si je vous ai laissé prendre mes mains dans les vôtres, si j'ai toléré vos étreintes, c'est que vos gestes, vous, m'apaisiez... et je voulais comprendre aussi. J'ai été d'abord choquée de constater que vous pouviez vous approcher et même m'effleurer sans que j'en conçusse de dégoût. C'était inédit pour moi, bouleversant et totalement fascinant. Il fallait que je comprisse et le fait est que je ne comprends pas, même à présent. Je vous ai laissé faire parce que je le voulais bien. Pour notre querelle en chambre des pairs, vous devez faire allusion à la discussion relative à la Bretagne. Permettez-moi sur ce point de ne pas vous suivre. Il n'y avait rien contre vous, absolument rien, vous qui ne vous étiez pourtant pas privé de brocarder les Grands Officiers tous plus inutiles et incompétents les uns que les autres. Je me suis contenue alors que je n'ai pas pour habitude de battre en retraite mais il est venu un temps où je ne pouvais laisser passer. J'estime en sus avoir le droit de ne pas avoir la même position que vous, vous qui ne vous êtes pas privé de me taxer de rigidité. Vos accusations de méchanceté, je les conteste et je vous soupçonne, en la matière, d'injustice flagrante. Et il en va de même pour le fait que j'ai essayé de vous retenir alors que vexé, vous aviez décidé de vous retirer et planter là la discussion. Voyez où vos sentiments et votre jugement vous jettent. Vous êtes tellement persuadé que je ne fais que chercher les hostilités que vous prenez pour vous une position que j'ai défendue nonobstant ce qui existe entre nous.

Sourcils froncés, elle le fixait franchement, il était hors de question qu'il continue à l'accuser de cruauté là où il s'agissait de travail. Sans plus de répit que cette brève interruption, elle continua :
— En ce qui concerne mes paroles et mon attitude, ma foi, je ne suis pas comme vous. La tendresse n'est pas mon fort et ne l'a jamais été. Mon époux me reprochait ma froideur et mon peu d'empressement, j'ai éloigné ma fille et mon neveu pourrait vous indiquer que nous ne sommes pas portés, dans la famille, sur les effusions. N'attendez pas d'une personne qui a banni la proximité par nature, par goût et par choix qu'elle se montre soudain proche, n'attendez pas d'une personne que l'on a élevée à l'écart des autres qu'elle se mette à rechercher la compagnie de ses congénères. Vous me rétorquerez qu'il s'agit de vous, pas de n'importe qui mais il s'agit avant tout de moi, je suis ainsi faite et je serais une autre si je me conduisais comme vous l'attendez. Une autre... en voudriez-vous de cette étrangère?
Cette fois, elle marqua une plus longue pause, venait le nœud du problème, celui qu'il refusait de prendre en compte, celui pour lequel il montrait, oui, du dédain :
— Quant à mon défaut d'indulgence et de compréhension... Oh, Dieu du Ciel, vous êtes celui par lequel le Mal est venu, vous incarnez la tentation, vous êtes l'obstacle entre le Très-Haut et moi. C'est ainsi que je vous ai vu, c'est ainsi que je vous vois. La créature sans nom n'aurait pu présenter de traits plus parfaits, plus attirants. Vous êtes pour moi la manifestation de mes faiblesses, le symbole de ma chute. Il me coûtait déjà de briser mes vœux et cette rupture m'affecte toujours. Comprenez alors que la sensation que j'avais de me détourner de Lui ne pouvait que gagner en consistance, en certitude quand je découvris que vos aveux, vos sentiments trouvaient écho en moi. Et j'étais faible, je suis si faible que l'épreuve que vous personnifiez en fait, j'y ai échoué. J'aurais dû résister, c'était mon serment qui était éprouvé et j'ai failli. Alors oui, je suis déliée de ce serment, oui, et je l'aurais été que vous fussiez entré dans ma vie ou non. Mais comment pouvez-vous imaginer qu'un sacerdoce qui a été mien durant des années, un sacerdoce qui m'a été un secours quand tout ce qui faisait ma vie s'écroulait, pourrait être écarté d'une chiquenaude? Mon passé clérical a construit une part de mon identité, a fait de moi ce que je suis... celle que vous aimez. C'est une part de moi-même à laquelle j'ai renoncée, cela ne s'oublie pas en peu de temps. Et, à la fin, vous accepter, c'est aller contre un vœu que j'ai toujours respecté et qui, s'il n'est plus en vigueur, m'a façonnée. Je ne pouvais aimer un autre être humain, j'en avais l'interdiction, comme il m'était prohibé de vivre cet amour, dans toutes ses acceptions. Comment vous comporteriez-vous si demain, tout ce que vous avez connu, tout ce qui a contribué à faire de vous la personne que vous êtes vous était ôté? J'ai choisi, oui, mais cela n'en est pas plus facile, bien au contraire car cela revient à se parjurer. Oublier tout pour vous, ne pas en tenir compte, c'est encore pour moi me parjurer.

Etrangement, alors que c'était certainement ce qu'elle avait eu de plus dur à avouer, elle avait tout déroulé d'une voix détachée, impersonnelle, fidèle à elle-même et peut-être plus encore que de coutume. Pour prévenir toute réaction qui ne pourrait que la faire s'affaler, elle enchaîna, allant au bout des réponses attendues, méthodique :
— Ma venue en Languedoc était motivée par la conviction, pour moi, que je ne pourrais jamais mieux régler les problèmes héraldiques et gérer la marche qu'en étant sur place. Mais je ne serais pas sincère en ne révélant pas que vous étiez aussi un motif puissant, surtout que j'appris, en chemin, que vous aviez disparu et que nul ne savait où vous vous trouviez. J'en ai conçu une grande inquiétude et ne savais que faire. Et si je suis encore là, c'est uniquement pour vous. Vous connaissez mon peu d'intérêt pour votre comté, en hors des questions nobiliaires et vous savez mon attachement à Auxerre et à Donzy. Mais je m'en vais, oui et je suis venue en personne prendre congé de vous car j'estime que nous le méritons tous deux. J'aurais pu écrire, me montrer pleine de cette méchanceté que vous me prêtez mais ce n'était pas juste, je vous devais mieux et pour ma part, j'ai le besoin physique et moral de vous voir, de vous entendre, de vous sentir, de vous toucher et la seule idée de me séparer de vous m'est insupportable.
Ses joues s'empourprèrent, et c'était encore un phénomène dont il pouvait se vanter d'être le seul en mesure de le déclencher. Cette emprise qu'il avait sur elle se manifestait ainsi de manière visible et s'il restait sourd à ses explications, ses yeux pourraient voir ce qu'il refuserait d'entendre.

Spontanément, comme pour illustrer ce besoin qu'elle avait de lui, son bras droit se tendit et elle posa timidement sa main sur celle que lui, plus tôt, avait serrée à s'en blanchir les jointures. Le visage toujours enflammé, elle murmura :

— J'ai répondu à tout, selon ce que je suis. Vous ne serez peut-être pas satisfait mais je ne puis vous offrir plus que la vérité. Celle-ci est composée de ce que je viens de dire et de ce que je vous ai avoué en votre hôtel parisien et à Vincennes.
Oui, elle avait répondu à ses interrogations, en étant allée puiser au plus profond d'elle-même. Ce qu'elle tut en revanche, car il n'avait nulle raison de le soupçonner, c'était le rêve où elle s'était vue, au Tournel, dans ses bras. C'était une matinée vernale, agréable, ils venaient tous les deux de se lever et s'étaient retrouvés juste après leur éveil respectif, heureux de se revoir après avoir été séparés par la nuit. Avec son départ pour la Bourgogne, elle savait que ce rêve-là ne resterait qu'une chimère et cette discussion pouvait même conduire à ce qu'il ne s'incarne jamais.
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Actarius
Elle parlait, fidèle à elle-même déroulant le fil de ses pensées avec une froideur extrême. Jamais encore, elle n'avait été si dure, si abrupte. Il incarnait donc le Mal. Cela pourrait-il seulement changer un jour ? Rien, rien n'augurait d'un possible avenir commun... rien ou tout. En voyant au-delà, en ouvrant les yeux sur sa vérité à elle. Elle n'offrait plus seulement ses opales, elle lui offrait son âme. Une âme de damnée, une âme pour laquelle il serait damné. Si belle, si fragile, si pure. Elle semblait presque s'essouffler tandis que ses lèvres incarnadines la laissaient se répandre jusqu'à lui. Plus de barrière, plus d'obstacle, la communion devenait parfaite. Quelques instants auparavant, il se serait arrêté à certains passages, aurait nié, refusé avec ardeur ce costume de tentateur, aurait rebondi sur ses propos concernant les heurts à la Pairie, il se serait abandonné à la rage. Mais désormais tout cela n'avait plus d'importance, il ne subsistait dans son cosmos qu'elle et lui, leurs deux âmes réunies. Au-delà des mots, il entendit l'espoir, celui qu'elle déposait avec une pudeur touchante devant lui. Au-delà des mots, il vit le sang. Non plus celui des blessures et des querelles, mais celui de la vie dont une simple goutte aurait suffi à réanimer un tas de cendres, à provoquer la sublime résurrection de l'immortel Phénix. Au-delà des mots, il sentit le futur, le bonheur simple de deux vies unies par la destinée, malgré les épreuves du passé. Au-delà des mots, il goûta enfin à la paix du corps survenue au lendemain d'une douleur à l'agonie. Au-delà des mots, il toucha d'un doigt ses rêves les plus fous. Au-delà des sens, il accueillit humblement et solennellement sa confession.

Libéré de sa souffrance, libéré de sa fierté malmenée, il lui sourit comme trop rarement auparavant. Rien dans ce rictus n'évoquait de la bonne humeur, de l'enjouement naturel qui était sien, de la mélancolie ou de la lassitude. Son visage n'était pas seulement éclairé, il rayonnait, brûlait de cette révélation brutale. Sa main se contracta, parut même vouloir se dérober sous l'effet de la surprise, mais elle s'abandonna absolument à ce geste qui changea tout. Elle serait là pour lui aussi, malgré ses doutes, malgré ce qu'elle voyait en lui. Elle y croyait. Imprégné de cette animale foi, de cet essentiel besoin qu'elle venait de lui témoigner avec grâce, il retint des mots le beau, "celle que vous aimez", le commun, "Comment vous comporteriez-vous si demain, tout ce que vous avez connu, tout ce qui a contribué à faire de vous la personne que vous êtes vous était ôté?" et parla.


C'était il y a presque une année. Nous avions déjà quitté le Languedoc depuis des mois pour rejoindre la croisade en pays genevois. Les Pairs venaient de m'avoir accepté dans leur rang et nous prenions le chemin de la Normandie en évitant le Berry où les troubles étaient déjà présents. Nous avions laissé derrière Nevers dans l'espoir de rejoindre Bourbon. Mon épouse n'y arriva jamais. Il poursuivit toujours illuminé malgré la gravité du drame qu'il évoquait. C'était il y a quelques années. Nous revenions de la campagne de Provence. Je ne sais plus pourquoi, j'ai retardé mon retour à Mende. Pendant que je me rendais utile pour le comté, ma fille aînée se mourrait sans que je n'en sache rien. Lorsque j'arrivai, il était trop tard. Je fis mes adieux à son cadavre. Croyez-moi votre Altesse, aucune peine ne m'a été épargnée. On m'a tout ôté, on a pris ce qui comptait le plus pour moi, on a pris mes rêves, mes espoirs, on a pris mon bonheur, on a pris des années de ma vie et on m'a laissé sans rien. Bien sûr, il y a eu des témoignages de sympathie, des connaissances, des amis pour m'apporter quelques mots de réconfort. Tout cela n'était rien. Ce fut seul que j'ai dû affronter ces épreuves, ce fut seul qu'il m'a fallu me relever et retrouver un sens à mon existence. Le devoir... comme toujours le devoir, l'investissement, le dévouement. Vous étiez déjà là sans vraiment l'être, car ce ne fut que plus tard que vous m'apparûtes tel que je vous vois encore aujourd'hui. Malgré vous, malgré moi, vous avez été celle qui m'a fait renaître à la vie.

Sa main "prisonnière" se retourna, ses doigts cherchèrent à se mêler aux siens par-delà les méandres de ses bagues. Et ce sourire intense encore et toujours accroché sur son faciès désormais détendu, et cette vigueur renaissante, et ses iris bienveillants. Vous êtes ma force et avec le temps je deviendrais la vôtre. Nous avancerons ensemble petit à petit, lorsque j'en demanderai trop, vous me le direz. Car ma nature est ainsi faite, mon éducation telle, que je suis spontané et emporté. J'ai bien plus de peine que vous à m'abstenir de gestes tendres, de marque d'affection. Et si par moi le Mal est venu, nous ferons en sorte que par moi le Bien revienne. Il nous faudra du temps, mais nous y arriverons ensemble. Puisque nous nous aimons, nous y arriverons ensemble , insista-t-il encore. Il y avait de la détermination dans ces mots-là, l'orgueil n'y avait aucune prise. De l'espoir, de la force aussi et une conviction presque affolante que l'inextricable situation pouvait finalement avoir une fin heureuse. Votre Altesse... La chaste étreinte s'affermit. Merci.
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Ingeburge
Eblouie par le sourire qui le transfigura, elle baissa les yeux. Il lui faisait si peur quand il la regardait ainsi, si peur qu'elle ne pouvait l'affronter. Elle ne voulait pas prendre de plein fouet ses espoirs, son désir, ses attentes et même s'il avait beau dire qu'il ne la contraindrait en rien, quand il présentait ce visage ardent, de fait, il exerçait sur elle une insoutenable pression. Serait-elle un jour capable d'y faire face? Sur l'instant, elle aurait répondu par la négative, doutant même d'y parvenir un jour. La fuite était préférable, elle ne serait pas assez forte pour résister et elle n'en était pas encore à admettre qu'accepter ses hommages ne relevait pas du maléfice. Alors elle regarda sa main posée sur la sienne, celle qu'il avait paru vouloir reprendre et qu'il lui avait finalement abandonnée. La chaleur qui émanait de lui se communiqua à son corps tendu et sur la défensive et imperceptiblement, elle commença de lâcher prise, fascinée encore par son absence de répugnance quand il la touchait. A ce phénomène-là aussi elle aurait du mal à s'accoutumer, surtout qu'il avait du mal à contenir ses gestes tendres, comme il l'avouerait quelques minutes plus tard; l'avenir s'annonçait tout aussi envoûtant que déstabilisant.

Pour l'heure, il s'attelait à se confier davantage, répondant en fait à l'une des interrogations qu'elle avait soulevée pour lui faire comprendre pourquoi elle se comportait ainsi. Il évoqua avec plus de précisions les drames familiaux qui l'avaient touché. Elle avait eu vent du décès de son épouse mais tardivement, l'apprenant par hasard et pas par lui. Il n'y avait à vrai dire aucune raison qu'il le fît, s'il avait été son subordonné aux Cérémonies de France, ils n'étaient pas amis. Ils avaient certes collaboré ensemble durant des mois, s'entendant correctement mais n'avaient pas développé de relation en dehors des murs du palais des offices de la Curia malgré leur complicité. La seule et unique fois où elle avait pu le rencontrer hors du travail, c'était à Reims, où elle l'avait accueilli avec sa famille dans l'hôtel d'Aaron de Nagan et encore, c'était dans la perspective du sacre de la Reine Béatrice. Son épouse était présente, un de ses fils également et elle avait salué les deux de loin, comme elle le faisait toujours avec les étrangers. Rien de plus. Et elle n'avait appris le trépas de Nanelle qu'après la nomination du vicomte du Tournel à la tête de la Maison Royale. Alors qu'il parlait de sa femme, Ingeburge ne put se retenir de froncer les sourcils : une autre scène s'imposait à son esprit, celle qui avait suivi l'annonce de sa démission. Elle revoyait Actarius, auréolé de sa dignité de Grand Chambellan de France, se lancer à sa poursuite; ils s'étaient querellés comme jamais, posant là tout en l'ignorant les fondations de leur tumultueuse union. Insolemment, car persuadée de la justesse de son affirmation, elle avait lancé que nul n'était indispensable et irremplaçable sur terre et il avait eu cette réplique sibylline pour elle : « Et quoique vous puissiez croire, il est effectivement des êtres qui ne sont pas remplaçables ». Comme elle s'en était voulu quand elle avait su et comme elle s'en voulait encore. Cette femme-là, il l'avait aimée et aujourd'hui encore Ingeburge se blâmait d'avoir blessé Actarius car si elle n'avait pas eu le même attachement pour son propre époux, elle avait souffert du décès de ce dernier; elle pouvait donc, dans une certaine mesure, comprendre. Alors, elle l'écouta, subissant davantage et se morigénant tout autant quand elle comprit qu'il n'avait pas seulement perdu sa compagne mais aussi ses enfants. Ses enfants? Elle se souvenait maintenant de quelque chose qu'il avait dit plus tôt. « Tous mes enfants sont morts, mon épouse n'est plus. » Sur le moment, elle n'avait pas réagi, trop enferrée dans son ire grandissante mais maintenant, en recoupant l'ensemble, elle comprenait autre chose, qu'il n'y en avait plus aucun là où elle avait cru qu'un avait tout de même survécu. Relevant les yeux, elle l'observa, attendant qu'il s'explique mais il n'en fit rien, s'attardant sur ce qui avait suivi cette suite ininterrompue de décès et le rôle qu'elle-même avait, sans le savoir, joué.

La main du Languedocien remua sous la sienne, à s'en retourner et il chercha à raffermir sa préhension. Sans hésiter, elle lui offrit ses doigts, les mêlant aux siens et bercée par les certitudes dont il l'abreuvait maintenant, elle contempla cette union symbole de ce qu'ils étaient et qu'ils tâchaient, avec leurs défauts, leur passé, leur expérience, leurs atouts, de construire. Sa main à lui était grande, brune, chaude; la sienne était délicate, blanche, froide – elles étaient à leur image et elles étaient ensemble, comme il voulait qu'ils soient. Si elle avait été lui, elle aurait souri, voilà que maintenant, il décidait lui-même pour eux, après l'avoir forcée à choisir elle, ce qu'elle voulait pour tous deux. De cela, elle n'avait rien dit, ou si peu, mais il avait compris, étrangement, là où il se plaignait d'ordinaire de son mutisme. Mais elle n'était pas lui et si elle savait sourire, elle ne pouvait se montrer confiante; se laisser guider par lui était pour le moment, le mieux qu'elle puisse faire. Et puis, il y avait toujours cette culpabilité qui ne la quittait pas, celle de l'avoir heurté.

C'est ce qu'elle exprima quand elle prit la parole après lui :

— Je suis désolée. Je... Je n'aimais peut-être pas mon mari comme vous aimiez votre femme, cela est certain...
Elle s'interrompit, troublée. Comme cela lui était déjà arrivé, elle se voyait ébranlée par le passé d'Actarius, un passé où elle n'avait aucune part et l'évoquer la rendait mal à l'aise. Ce n'était pas de la jalousie même si avec lui elle avait découvert ce sentiment. Non, point de jalousie, elle ne pouvait qu'apprécier l'épouse du vicomte, car celle-ci avait contribué à faire de lui l'homme qu'il était et qu'elle aimait. C'était simplement qu'elle ne pouvait plus concevoir son existence sans lui et qu'elle en était à se demander comment elle avait pu survivre jusqu'à ce qu'elle le rencontrât. Secouant la tête pour chasser son trouble, elle continua :
— Mais je partage votre peine, au moins en grande part et je partage votre peine pour tous les autres décès qui vous ont affecté. De ma famille, il ne reste qu'une sœur que je n'ai pas revue depuis vingt ans, un neveu récemment retrouvé et ma fille que je ne connais pas. Tous les autres, dont ma seconde sœur dont j'étais très proche, m'ont été enlevés et j'en ai perdu d'autres qui m'étaient presque aussi précieux, comme mes deux mentors. Je suis désolée.
Pour cela, et bien plus encore.

Ses yeux toujours posés sur leurs mains entrelacées, elle pensa à nouveau à leur dissimilitude. Cela tenait à leur tempérament, bien sûr, il était solaire, elle était lunaire. Cela tenait tout autant à leur comportement, il était spontané, enthousiaste, bouillonnant, elle se montrait compassée, olympienne, placide. Cela tenait aussi à leurs origines, il était un enfant d'Occitanie, elle était, malgré son enfance et son adolescence en Provence, une fille du Nord. Cela tenait évidemment à leur éducation, il lui avait confié venir d'une famille paysanne, elle lui avait dépeint ses premières années de fille de bonne famille. Et cela tenait même à leur vêture; tout en couleurs et chatoiement pour lui, tout en obscurité et ombres pour elle. Si dissemblables... Là aussi résidait son effroi, pourtant, elle voulait y croire. Doucement, délaissant ces trépas qui planaient sur leurs têtes, elle se recentra sur l'essentiel, sur eux :

— Et je ne vous demande pas de changer. Je sais que je refuse que vous fassiez montre de vos sentiments pour moi en public, que je crains que vous vous trahissiez mais pour autant, je ne vous demande pas de changer. Je ne sais comment nous pourrons faire, nous sommes si différents et penser à tout ce qui nous sépare me donne le vertige mais je... Restez tel que vous êtes, ne vous sentez pas condamné de contenir ou même de travestir votre nature pour m'obliger. Je ne bénéficie pas de la confiance qui est la vôtre mais peut-être que...
Impuissante, elle haussa les épaules :
— Je n'en sais rien. Vous savez que j'ai le souci de ma réputation et être ici avec vous commence à me paraître totalement insensé et inconvenant; et cela l'est. Mais je ne veux pas me retirer, je ne veux pas vous laisser, d'autant plus que demain, il me faudra partir pour la Bourgogne.

Puis, répétant une phrase qu'elle avait déjà lâchée :
— Tout ceci est de votre faute.
Sa mine était à l'avenant, adamantine et impassible, mais le ton employé s'était fait plus tendre. Et finalement, la Prinzessin sourit. Bon, légèrement et fugacement, mais c'était assez rare un sourire affectueux dans les aventures de la dame; il ne le savait que trop.
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