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[ RP Ouvert ] Exaucez-moi...

Anaon
    Rires.

    Les murs sont assaillis par ces éclats qui se brisent sur sa pierre sale. Les poutres du colombage ont été noircie par endroit de la suie d'année de chauffage et à quelques traces contre les murs, on devine encore le cheminement de la fumée des amateurs de pipes qui ont, jour à après jour, occupés la même et unique table. La terre battue n'est plus plane d'avoir trop été foulée. La paille s'est gorgée de l'alcool échoué des verres renversés. Ça sent le bois qui brule pour éloigner la pluie. Ça sent la joie des hommes marqués par l'incurie. Çà sent l'ivresse.

    Rires.

    Il ne faut rien de plus pour contenter les âmes en manque de vin. Quatre murs mal lavés suffisent à devenir le réceptacle princier de leur déboire. La taverne en elle-même n'est pas insalubre ni mal-famée. Elle est simplement à l'image de sa clientèle, marquée par le temps et la besogne, mais imbibée jusqu'à la moelle d'une joie de vivre au goût d'alcool. Témoin de ses vies qui s'oublient et se livrent dans ses fûts et dans ses chopes. Ça la rend affable et authentique. Comme sa troupe de joyeux drilles. A l'heure où les gorges s'éclatent de rires, la nuit est bien entamée, les tonneaux et les cerveaux aussi. On fête le labeur achevé, le jour du seigneur pour le lendemain. Elle, elle lève son verre à ses nuits sans sommeil.

    Le visage fissuré a trouvé son assise sur des jambes masculines. Elle s'est parée d'un bras d'homme en guise de ceinture et a laissé la pogne trouver l'ancrage là où la dague battait sa chair. C'est la tablée la plus garnie de la gargote, celle où on y boit le plus et où l'on rit le plus fort. Et la femme n'est pas en reste. Sa dextre serrée sur une chope se redresse en défit au luron qui lui fait face. Les coudes se lèvent, le silence se fait brutalement sur la tablée alors que toutes les paires d'yeux sont rivées sur les gorges qui s'enquillent d'un cul-sec leurs pintes de bière. Suspens. Elle frappe subitement le cul de sa chope sur la table dans un fracas triomphale, déclenchant l'inévitable éclat d'applaudissement et de clameur admiratrice. S'en joint un fou rire à la vue du perdant médusé qui tente de courir pour aller bénir le pavé de la rue de ses expressions stomacales. Exutoire frivole. Oui. Ce soir, elle a l'alcool joyeux.

    Les chopes se replissent encore à raz le bord. On se passe des bouts de pain ou de fromage de doigts à lèvres. La balafrée a troqué ses journées noyées en solitaire contre une soirée de délire partagé. Celle qui a abhorré le contact le cherche et l'accepte sans rechigner. Morphée à déserté sa couche. Il faut meubler ses nuits. Et cette nuit, elle pave ses insomnies de rire. Colmater les ruines brisées dans le mortier de l'ivresse. Celle qui a toujours eu l'alcool virulent à aujourd'hui l'hilarité aussi leste que ces compagnons de beuverie. Et la brèche sur ses joues, qui d'ordinaire dramatise et ironise son masque de gravité, prolonge ce soir la ligne des sourires naturels. L'Anaon rit. L'Anaon craque. Expression de nerf en souffrance.

    Les iris d'un bleu sombre parcourent calmement l'assemblée. Les poisons de la boisson ne l'ont pas encore atteins. L'alcool n'est encore pour l'heure qu'un fin brouillard qui lui enveloppe doucement l'esprit, comme une plate langueur. Diable, elle envie la cuite et la gueule de bois de tous ces badauds. Elle lance les dés pour faire plaisir aux hommes, puis se détourne, l'œil guètant discrètement les prémices d'une escarmouche qui pourrait éclater. Une vague de désir l'emplie quand elle repense à l'ire qui lui a fait vibrer l'échine, ce jour où elle a goûté à l'hémoglobine d'un colosse à Paris. On la provoque encore à boire. Elle sourit et s'exécute. Elle est l'animation à elle-même. On attend avec avidité que l'avinée s'écroule... en vain. Couchez-vous, pochard. Ce soir ma soif est plus forte que la vôtre. Ivrognes ! Je serai seule debout. Amusez-vous de me voir tenir. Amusez-moi... Oui...

    Exaucez-moi.

    Exaucez-moi ! Bordez-moi de votre ivresse. Ce soir je me livre. Pour vous je me délivre. Faites-moi l'amour, d'un mot d'un geste. Faites-moi la guerre dans une caresse. Soyez ma dope, mon alcool. Empereurs de mes délires. Vous me ferez tourner la tête. La bière m'est fade, le pain est morne. Nourrissez-moi d'un goût de chair et rincez-moi par le vermeil ! Je veux l'hémoglobine ou les soupirs, pour vous le temps d'une danse, je suis soumise. Exaucez-moi ! Je veux jouer la mort, la petite ou la grande. Mon âme et mes lames sont les vôtres, ce soir. Crevez mon ennui. Bienvenu dans ma nuit.

    Les rire claquent de concert avec les verres qui trinquent. Les coudes se lèvent, les lèvres s'inondent. Un pauvre aviné qui tombe de sa chaise provoque l'hilarité générale. A nouveau les lippes de l'Anaon se baignent dans leurs exultation.

    Exaucez-moi.

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Images originales: Charlie Bowater, Eve Ventrue - Proverbe Breton - Anaon dit Anaonne[Clik]
Alphonse_tabouret
Au théâtre.
C’est ce qu’il répondrait si jamais on lui demandait où il avait été durant toute la nuit. Il avait été au théâtre et le premier rôle, c’était lui, impeccable sous les épaisses couches de faux semblants dont il s’était minutieusement paré, brillant de mille feux dans l’atmosphère surchargée de la taverne.
Le rôle avait été créé pour lui : l’ivresse savamment contrôlée pour rester insouciant, les gestes vifs et exagérés pour ne pas hésiter à déclencher l’hilarité, les bonnes manières gommées au profit d’autres, plus populaires, de celles où l’on ne craint plus les coulures de vin à la commissure des lèvres, de celles où l’on explose d’un rire sonore à coups de claques sur l’épaule du voisin, de celle où l’on ignore si cela finira en serment d’ivrognes ou en rixe bouillonnante… C’était un rôle parfait, du sur mesure pour cette coquille vide dont les éclats de rire pourtant si rares depuis toujours, résonnaient sans demi-mesure à toutes les scénettes que lui proposaient les figurants depuis que l’ébriété avait gagné la tablée.
Rien ne comptait que cet insignifiant présent, que ce moment là où personne ne savait, ou nul ne pouvait contempler d’un œil inquiet les plaies infectées de son âme. Ici il n’était rien, ni le Comptable de l’Aphrodite, ni l’endeuillé, ni le bourreau personnel de l’herboriste, ni même le fils de son père… Les consignes du metteur en scène avaient été claires : Alphonse Tabouret n’existait pas ce soir : seul le prénom subsisterait.

Il avait quitté l’Aphrodite en début de soirée, à l’ouverture des portes, hanté mais déterminé choisissant la préméditation à la haine qui s’acharnait à lui piquer les chairs. La charge de travail suffisait tout juste à l’accabler assez pour qu’il vive parmi les autres, pantin gracile et creux, usant de l’art du paraitre acquis tout au long de son éducation pour masquer le vide béant qui le morcelait un peu plus chaque jour. Parfois, il avait assez de force pour croire que la chair ferait office de palliatif, même bref, même nauséeux, mais ressortait frustré de chacune de ces étreintes, placébo vain à son agonie. Et quand venait l’instant où la tête devait se poser sur l’oreiller, c’était le froid qui venait transpercer ses os et se refermer sur lui, le tenant éveillé longtemps, le sommeil ne venant plus qu’avec l’épuisement.
En rentrant dans cette auberge, il avait été accueilli, comme les autres clients constaterait-il par la suite, par une nuée joyeuse de cris déjà doucement alcoolisés, et sans plus réfléchir, avec cette sensation étrange d’avoir été attendu, que ce décors-là était planté pour lui, s’était assis en ravitaillant la table de plusieurs pichets, déclenchant l’approbation bruyante de l’assemblée déjà présente, s’assurant la plus franche camaraderie des convives dès qu’il fut assis.

Alors il s’esclaffait, loin de l’ombre du Lion, il s’abandonnait pour un temps qu’il savait infime, la douleur sous l’engourdissement joyeux de l’humeur ambiante. A côté de lui, Anaon avait élue domicile sur les genoux de son voisin, sirène fêlée qui régalait l’assistance d’une cascade de rires pour auréoler ses victoires éthérées. Elle laissait planer sur la table, incontestablement, une pincée de charme, distillait les sourires comme autant de calices d’ambroisie et régalait les yeux du spectacle de cette gorge qui palpitait à chaque fois que l’amusement la secouait. Duelliste, elle poussait l’ivrognerie des uns aux confins de leur raison, et laissait aux autres le soin d’exulter au nez de la victime qui finissait par rendre et le contenu de son ventre, et sa dignité, mais il ne s’y joignait que les rires joyeux de ce spectacle peu ragoutant et chaque mot lancé visait à faire s’esclaffer jusqu’au malheureux perdant.
Occupé à parier avec son voisin d’en face sur la prochaine proie que l’Anaon mettrait à sac, il avisa son verre vide, se découvrant un soif plus absolue qu’il ne le pensait, fit signe à la tavernière que la table manquait de liquidités, et lorsqu’elle fut à proximité, reprenant les brocs vides pour les troquer contre des pleins, glissa sur son plateau les écus nécessaires à sa peine avant d’annoncer à la tablée dans un air faussement grave de celui qui part et qu’on ne reverra plus, déclenchant quelques rires pour ce jeu de comédien:

-Ce sera moi le prochain. Sombrer. Sombrer au plus profond. L’alcool était joyeux ce soir, au diable le risque qu’il le prenne en traitre et ne l’accable en mettant à nu le vide dont il était rempli… Ici il n’était rien, pas même l’amant du Lion. Et si jamais l’humeur devenait mauvaise au point de réveiller sa faim de souffrances, il y aurait toujours l’herboriste pour payer les pots cassés. Pour l’heure, il avait trouvé un substitut à tout ça et s’y engouffrait avec avidité. D’un geste parfait, répondant aux taquineries des autres qui ne manquèrent pas de pleuvoir sur son prochain état second par un rire amusé, les habitudes arrivant à trouver leur chemin malgré la douce mélodie de l’alcool, il servi les verres, trahissant à un œil encore capable d’observation, les manières d’un jeune homme bien éduqué. Celui-ci est entre nous, fit-il à la brune en lui tendant son verre pour trinquer, un sourire dessiné à ses lèvres. Essayez de garder le meilleur de moi à l’esprit si d'aventure je devais vous vomir sur les genoux…
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Valtriquet
Ivre avant même d'avoir bu.
Cette pensée s'accrocha un instant à l'univers vaporeux de son cerveau mis à mal par une raclée un peu plus poussée que d'habitude. Il aurait pu ouvrir la bouche et faire entendre le son de sa voix, ce qui aurait mis fin aux allusions et autres quolibets avant que les choses n'aillent trop loin, avant que les coups ne pleuvent. Pourquoi s'en priver?
Val esquissa un sourire qui se mua en grimace quand sa lèvre fendue s'ouvrit un peu plus. Une larme de sang perla, s'écoula sur son menton et resta en suspend avant de s'écraser sur le haut de sa chemise écrue qui n'avait plus rien d'immaculée, rejoignant ses soeurs esseulées aussi asséchées que sa gorge en feu.
L'avantage d'avoir une gueule d'ange, une allure d'éphèbe, c'est d'induire de fausses illusions quand à la nature de son sexe. Val aimait en jouer. Tout n'était prétexte qu'à jeu, du moment qu'il pouvait oublier.

Cette fois ci ils étaient trois l'ayant pris pour une donzelle à chahuter, intrigués par sa tenue masculine et son côté androgyne.
Jamais bon les chiffres impaires. Il aurait dû se douter que ça tournerait au vinaigre.
Arrêter le jeu , c'était si facile dés les premiers mots lancés, les premières allusions.

Valtriquet, dit le criquet, poussa la porte de la première taverne venue. Les rires et les voix le happèrent , autant que la chaleur des corps et des odeurs réunis en un endroit clos. La nausée le prit aussitôt, vrillant un peu plus dans ses tympans la pulsation de son sang au rythme de son coeur qu'il avait soudain au bord des lèvres.
Ce vertige il le connaissait pour l'avoir maintes fois vécu. Un repas, même succinct ferait l'affaire. Les doigts fins tirèrent sur le plastron de cuir qui gainait son buste , comme pour se donner une contenance et une assurance que sa démarche un peu gauche n'avait pas.
Un bref regard de deux émeraudes au travers de l'écran de ses cheveux ondulés s'attarda sur une grande tablée dont les éclats de rire l'avaient détournés de la ligne droite vers le comptoir.
Comptoir ou il s'affala plus qu'il ne s'accouda, commandant une bière et un plat..

... Chaud... si possible. Des faillots? Oui.. parfait.

La voix était tenue, mais grave, contrastant avec la jeunesse de son visage.
Tournant pour l'instant le dos à la salle, ses bruits quelque peu assourdis à ses tympans douloureux, le jeune Val mâcha la nourriture qu'il ingérait par petites bouchées, reprenant peu à peu les forces qui lui manquaient.
Un jour c'est sûr qu'il y passerait.
Il passa nerveusement dans sa chevelure une main tuméfiée, accrochant derrière l'oreille une mèche de cheveux qui lui mangeait le visage.
A jouer avec le feu...
Anaon
    Point de musique pour percer l'air. Ni le pinçant de la lyre, ni la gravité d'une vielle qui aurait émaillé d'un goût de fête l'ambiance pourtant déjà gaillarde de la taverne. Il suffirait de quelques notes pour suspendre les rires, donner à cette assemblée bariolée une allure de Fest noz. Pour peu, l'Anaon aurait dansé. Pantin fissuré qui se défait de ses fils le temps d'une gigue éthylique. Mais point de mandoline ou même de chalemie. Elle se contentera de faire valser son cœur aux sons des fûts de chêne qui pleurent leurs larmes de bière. Les lèvres ont quitté les rebords de son verre et comme pour contrarier la déception de sa constatation, des voix de ténor s'élèvent, claquant dans des accents imbibés des accords paillards, et se mêlent au fourmillement de rire dans une cacophonie presque élégante. Ceux qui connaissent entonnent à leurs tours, les autres écoutent, le reste se marre. Amusées, les lippes de l'ébréchée se courbent. Les azurites se détournent un instant du spectacle pour accrocher l'arrivée d'un nouveau soiffard. Impavide, elle accompagne sa démarche d'un regard nonchalant. Adonis aux penchants d'Aphrodite, ou l'inverse, elle ne saurait le dire. Elle s'apprête à revenir à sa tablée quand une vision carmine aiguillonne subitement sa curiosité.

    Les narines frémissent. Les prunelles s'acèrent. Ce charnu fendu qui a laissé l'empreinte de sa souillure... Une rigole sanguine sur le virginal d'une peau de lys. Vision hypnotique. Elle baisse le regard. L'immaculé s'est aussi emperlé de carmin, comme un chapelet sanglant gravé à sa chemise. Petits grains de folie qui lui ont fait cracher un credo bien violent. A quel dieu t'es-tu voué cette nuit, Adonis?

    Ce sera moi le prochain.

    Brisure. La réflexion se rompt, la mercenaire s'arrache à sa contemplation pour poser son regard sur le visage qui de biais l'interpelle. Instant de latence durant lequel elle essaie de lui coller un nom. Il faut dire que la balafrée n'a pas vraiment pris soin de prêter attention à son assemblée. Elle se fout de leur nom, de leur vie, leur soucis. Elle ne peut empêcher son œil inquisiteur de deviner quelques professions...d'ailleurs, l'homme qui s'est posé sous son séant à une bonne tête équarrisseur, mais ce qui happe son intérêt, c'est leur ivresse présente. Leurs rires exutoires. Nous sommes au théâtre il a dit, et de ce théâtre, elle ne retient que les masques.

    Elle observe ses gestes qui la servent de mains qui ne semblent pas être de celles qui travaillent la terre. La chope est posée sous son nez. Elle esquisse un sourire... Avec ironie. Elle aime la bière, oui... Ou du moins, non... Elle ne l'aime pas. Elle s'en contente. Elle la méprise. La bière, çà remplit plus le bide et fait pisser que çà n'enivre. Pour elle, ce n'est qu'un amuse-bouche incapable de lui coller la gueule de bois. A trop avoir embrassé l'extrême, on ne s'exauce que dans l'excès. Putain d'accoutumance. Moteur de son autodestruction. Et pourtant, dipsomane qui se renie, elle ne saurait refuser le moindre alcool qui lui serait proposé.

    Cette nuit, je joue, mais je triche aussi.

    Aux mots du jeune, l'ainée relève les yeux pour trouver les siens. Et de se fendre d'un rire franc en se carrant et en remontant les manches noires de sa chemise comme s'apprêtant pour un bras de fer.

    _ Sachez, voisin, que si vous avez l'imprudence de me bénir les genoux je me ferais une mission de vous vider entièrement de vos tripes... mais je tâcherais de garder en mémoire votre minois encore souriant de vie.

    Un sourire, un clin d'œil et la dextre attrape la chope qu'elle lève en l'air.

    _ Amis ! Si celui là viens à sombrer, faudra pas le laisser filer ! Comme c'est lui qui rince mieux vaut l'avoir sous bonne garde!

    A la tablée d'acquiescer bruyamment. Elle tend la main pour faire claquer les chopes. Elle attend qu'il mène la danse.

    Donne-moi l'illusion de pouvoir tomber avant toi.

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Images originales: Charlie Bowater, Eve Ventrue - Proverbe Breton - Anaon dit Anaonne[Clik]
Alphonse_tabouret
Au duel, répond le rire, les manches retroussées, la bonne humeur que l’on appose à toute bonne comédie. Il faudrait songer à les remercier, ces seconds rôles, merveilleux, au fait de l’intrigue, parfaits dans leurs textes, dans leurs attitudes. C’était eux la substance, l’énergie, le fil logique de ce sourire qui animait son visage, factice mais tellement exercé qu’il avait des allures de vrai. C’est que le maquillage a son importance au théâtre.

_ Sachez, voisin, que si vous avez l'imprudence de me bénir les genoux je me ferais une mission de vous vider entièrement de vos tripes... mais je tâcherais de garder en mémoire votre minois encore souriant de vie. Amis ! Si celui-là viens à sombrer, faudra pas le laisser filer ! Comme c'est lui qui rince mieux vaut l'avoir sous bonne garde!

La commissure des lèvres s’étira dans un coin de son visage, reléguant le vrai au fin fond de la brume qui le sollicitait sans qu’il y soit aussi profondément enfoui qu’il ne le souhaitait , pas assez du moins pour oublier qu’il n’était pas mort, qu’il avait mal au fond, qu’il n’était que de la charpie… il n’avait pas eu le courage de ne plus vivre, il avait laissé passer sa chance en s’attachant à d’autres qu’au Lion et l’avait délaissé en respirant, en se réveillant, même mauvais, même fatigué, chaque matin… Oh oui, le maquillage a son importance. Le costume était comme une seconde peau dans la famille Tabouret et celui-là lui allait si bien : insouciant comme avant, libre comme avant, léger comme avant.
Comme avant.
Et si ce duel d’ivrognes qui s’annonçait, pouvait le ramener à cette conscience primaire où seul l’instinct et l’oubli s’accordent assez pour que la soirée paraisse neuve et belle, alors il le jouerait jusqu’à la lie… quelques heures, juste quelques heures sans plus penser, même pas rien… ne plus penser tout court. Les mots d’Anaon soulevèrent les rires de l’assemblée séduite et il se laissa bercer par le flot du son à la fois rauque et éraillé des comédiens.


-Me vider de mes tripes ? Au risque de vous éclabousser les chausses ? Je suis trop bien élevé pour ça…
glissa-t-il d’un ton faussement offusqué mais souriant tandis qu’elle levait son verre et qu’il venait faire tinter sa chope contre la sienne.

Le bruit de leur rencontre sonna brièvement, éclatant comme une bulle d’envies, comme le début d’une messe sinistre aux allures d’enfants de chœurs dépravés. Jouant de ce rôle de composition salvateur jusqu’au bout, il se leva, la chope toujours dans une main et salua sous les rires, l’ensemble de la taverne, ceux qu’ils nourrissaient du spectacle malgré eux, l’aubergiste et sa serveuse dont la recette serait belle ce soir, l’air digne du condamné peint jusqu’à l’air grave qu’il abordait par complicité avec son assemblée.
Si les prunelles noires s’accrochèrent fugitivement, sur la silhouette malmenée de l’androgyne pour s’y attarder un bref instant, éternel amateur de belles choses, qui plus est quand elles flirtent si insolemment entre l’homme et la femme, elles se reportèrent finalement dans celles de la duelliste, trop las pour y lire clairement l’invitation, trop assoiffé d’un salut potentiel dans l’alcool pour ne pas essayer de l’exaucer.
Aurait-il assez d’endurance pour emmener l’Anaon dans les limbes avant lui ? Il y avait peu de chances. Et puis, égoïste, ignorant, ce n’était pas elle qu’il voulait voir tomber, mais lui, juste lui, rien que lui, pour dormir du sommeil de ces enfants gâtés qui n’ont conscience de rien. Tenaillé par les obligations qui le pressaient à garder la tête froide depuis trop longtemps, il avait délaissé l’excès et ses folies, et s’était entêté dans cette sobriété pâteuse, sans le moindre désir de s’en extirper, mais dès lors qu’il porta sa chope à ses lèvres pour en vider le contenu, il comprit avec amertume que ce ne serait pas ce verre-là qui l’emporterait, qu’il en faudrait plus, que le coton de ses pensées devrait dégouliner pour finir de l’envelopper.
Les gorgées suivirent, claires, rapides, sous les cris d’encouragement de la bruyante tablée qui avait des allures presqu’enfantines dans leur hilarité. Les paumes déployées pour propager le plus de bruit possible, frappaient le bois en cadence, faisant vibrer les chopes posées dessus, accompagnant les buveurs dont les coudes se levaient à grands renforts de litanie extatiques. Sans s’interrompre, et parce que l’enjeu était celui-là, il poursuivit, la tête basculant pour accueillir le houblon dans sa gorge offerte, sentant un filet glisser à sa commissure et couler jusqu’à son menton pour y perler et goutter sur son pantalon.
La chope, éclusée, fut rabattue sur la table avec fracas.
Après le flot, le vide.
Et cette soif, toujours présente, ancrée, maitre et insatisfaite l’aiguillonna assez pour lui redonner le sourire qu’il devait au public en délaissant son verre, relevant ses onyx étrangement impavides malgré un visage souriant sur la comédienne qu’il avait momentanément délaissé.


-Je crains qu’il ne me faille quelque chose de plus fort pour vous laisser mon sourire en guise de souvenir…
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Valtriquet


Quand l'ivresse sonne le glas, l'âme se rend sans fracas.

Peu à peu s'apaisaient en lui les variances de sa fausse indolence, en même temps que la légèreté de son humeur du moment. Jeu de dupes dont il se satisfaisait pleinement.
En apparences il devait avoir dans les quinze ou seize ans, affichant l'innocence de la jeunesse. Dans sa tête, Valtriquet était aussi vieux que le monde depuis sa création, désabusé par l'être humain qui au fil des siècles ne changeait que très peu tant sa cruauté et sa perversion avait alimenté l'histoire sans en garder la morale, n'en laissant que la trace de ses abjections.
Du moins c'était la vision du passé que Val en avait. Son présent n'étant guère plus enchanteur car il croyait autant à la vie qu'à la mort, à la douleur autant qu'à l'éphémère bonheur qui ne durait que le temps d'un claquement de doigt dans lequel il se glissait parfois.... que très rarement.

Le criquet avala la dernière gorgée de cette bière qu'il trouvait infâme et trop chaude, et qui pourtant le désaltéra. Il se retourna. Accoudé au comptoir poisseux, son regard d'éphèbe glissa une dernière fois sur le tableau habituel d'une taverne bondée de soûlards en se demandant qui il trouverait dans son lit au petit matin, homme? Femme?' Et s'il se souviendrait de sa nuit après la bouteille qu'il comptait prendre, sans compter le reste.
Néanmoins dans ce tableau somme toute commun, sa curiosité fut aiguillonnée par un détail. Quelque chose clochait. Comme dans une fresque où chaque élément aurait sa place, sauf une qui bouleverserait l'ensemble sous l'oeil aguerri de l'observateur. Deux détails même. Un couple. Ils lui paraissaient différents, pas à leur place. Val s'attacha sur la finesse du profil de la femme, très belle.
Quand elle se tourna vers l'homme à ses côtés pour lui parler, le criquet se redressa sous le frémissement que la vue d'une cicatrice sur son visage avait provoqué.
Bien plus que l'enlaidir, le sourire agrandi sur les lèvres carmins la sublimait. Les mots prononcés ne lui parvenaient pas. Seul le mouvement des lèvres, subtiles vagues, l'hypnotisait.

L'homme, quand à lui, possédait le charme indéniable de la beauté sauvage, nuancé par un regard léger autant que provocateur et un sourire charmeur qui amena l'esquisse d'un sourire connaisseur sur les lèvres de l'adonis.
Finalement il allait peut-être rester un peu et s'inviter à la tablée. Une tournée de bières fut commandée , aussitôt déposée sur la table par le taulier et accueilli par une vague enthousiaste dont le jeune homme répondit par un hochement de tête.
Val prit trois verre en même temps que la bouteille d'alcool de prune. Son buste mince occulta un instant la vue du couple quand il se pencha pour déposer les verres sur la table, entre eux deux, coupant brusquement le fil de leur conversation aussi sûrement que s'il avait sabré une branche naissante.


Vous devriez goûter à ça.
Dit-il d'un ton bas, le regard plongé dans les deux azurites de la femme après l'avoir servi .
Si vous le permettez...
Ajouta t'il à l'encontre de l'homme en penchant la tête légèrement vers lui, retenant un instant sa main alors qu'il allait le servir... quelque chose dans le regard sombre l'arrêta. Il chassa vite l'idée, l'impression ressentie et remplit le verre.
L'ivrogne à côté était si affalé qu'au moindre geste il pouvait s'écrouler.
Du pied Val l'y aida, sans qu'il ne se réveilla en tombant lourdement sur le sol terreux, accompagné d'un éclat de rire de la tablée qui ne fit même pas sourciller Valtriquet, toute son attention portée vers l'homme et la femme.
Après s'être assis à la place du soûlard, criquet leva légèrement son verre.


A l'ivresse des sens... de tous les sens.`

[ Edit pour remise d'avatar effacé par étourderie ]
Madeline


"A dix-huit ans, cette fille a déjà connu la plus haute opulence, la plus basse misère, les hommes à tous les étages." [Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes]

Fatiguée de sa journée, la brune aux yeux de miel était entrée dans une taverne se laissant porter par ce que certains appellent le destin. Elle avait déambulé dans bien des rues, sur bien des chemins. Mais aujourd'hui n'était pas un jour faste et perdue dans ses pensées elle avait vu ses potentiels clients défiler sans s'arrêter à sa hauteur.

Bien sûr, on la dévisageait. Elle avait cette ombre sur le visage que seuls les mélancoliques savent prendre, cette ombre de philosophe déchu, de poète maudit. Cette ombre qu'elle peinait à vaincre, tentant à chaque fois de la chasser pour qu'elle revienne ensuite un peu plus vite, un peu plus dure, un peu plus noire. L'ombre de l'expérience.

Madeline s'était longtemps demandé comment elle en était arrivée là. Car à la base, ce n'était pas à la prostitution qu'elle se destinait, bien au contraire. Elle voulait devenir bourgeoise, avait entreprit de travailler comme couturière dans son lointain village de Méditerranée. Mais cela n'avait pas fonctionné. Depuis toute jeune déjà, les regards lubriques d'hommes bien plus âgés qu'elle s'étaient attardés sur ses courbes naissantes et elle avait été le fantasme de plus d'un. "Tu as un visage doux qui crie à la salissure" lui avait-on dit un jour.

Son innocence lui fut arrachée à treize ans par un groupe de jeunes garçons débauchés et ivres. Elle en avait un peu pleuré, puis s'était reprise en main et peu après était partie, car déjà sa réputation la poursuivait. Et partout où elle allait il semblait qu'on s'était déjà passé le mot. "C'est une fille de joie", "c'est une catin". On lui avait craché à la figure. On avait abusé d'elle sans la payer. Mais elle avait aussi eu à ses pieds quelques jeunes romantiques perdus dans leurs idées noires qui lui trouvaient un charme de muse - on lui avait écrit des poèmes.

Et ce soir, ses pas et ses pensées l'avaient menée à une taverne, où elle pourrait boire un peu pour oublier. Et pourquoi pas, rencontrer du monde qui l'aide à chasser cette ombre planant sur son âme. Sa robe sombre balayait le sol, abîmée par la poussière et les cailloux de la route. Sa chevelure brune ondulait sur ses épaules dénudées et elle avait dans les cheveux quelques fleurs ramassées tôt dans la matinée et qui étaient déjà fanées. Un vieil ivrogne s'approcha d'elle en titubant, lui souffla son haleine alcoolisée dans le nez, agrippa ses hanches de ses grosses mains collantes et s'effondra lorsqu'il fut bousculé par un groupe de jeunes personnes qui ne firent pas attention à lui.

Madeline enjamba le vieux puant qui ronflait déjà et en se dirigeant vers le comptoir, une pièce à la main. Elle commanda une chope de bière, la moins chère, et porta à ses lèvres le mousseux breuvage dès qu'il lui fut tendu. Elle balaya la pièce du regard et trouva dans un coin une tablée bruyante, riante, pleine de chopes encore remplies et aux convives à l'allure... disons remarquable.

Trois individus surtout semblaient détonner sur l'ambiance générale du lieu. Lui avait ce côté bestial qu'ont les hommes qui vivent leur condition comme une fierté tandis qu'elle avait le visage largement balafré, ce qui, étonnamment, n'enlevait rien à sa beauté. Au milieu d'eux, un jeune garçon très efféminé, cheveux longs, visage doux levait son verre. Par terre, un ivrogne roupillait. Madeline s'approcha.

"A l'ivresse des sens... de tous les sens."


"Permettez que je vous dérange, j'ai fait longue route et il n'y a ailleurs pas de place."

Elle leur adressa un sourire doux, le regard brillant comme elle savait le rendre lorsqu'il s'agissait pour elle d'arracher à un vieux radin quelques écus de plus pour sa prestation sexuelle.
Anaon
    Il a l'art et la manière de plaire à l'assemblée. Il joue un rôle qui fait même sourire l'Anaon et elle se demande un instant si l'homme est toujours ainsi ou si c'est la promiscuité des soûlards qui exacerbe sa sympathie. Les chopes claquent, il se lève, suivi par le regard amusé de la mercenaire. Si elle n'est généralement pas du genre à s'attacher à ceux qu'elle rencontre, elle se jure néanmoins de tâcher de ne pas oublier ce personnage qui promet d'être un formidable compagnon de beuverie. Il la...divertie. Et de ce fait, il attise en elle un soupçon d'intérêt qui lui colle au visage ce sourire indéfectible. Enfin, il lance la danse des gorges qui se déploient. Un regard dans son verre. Encore un. A ce rythme-là, elle finira bien par rendre aux pavés un simple trop plein.

    La balafrée n'attend pas plus longtemps. Le coude se lève, la tête se renverse, engloutissant le flot d'alcool qui se répand dans sa gorge. Avide. La descente est rapide. Elle s'arque davantage, se moule contre le corps de l'homme, s'appuie sur l'épaule qui fait son assise. Avide. Le corps pareil à un puit desséché. Une terre vorace qui absorbe la moindre goutte avant même d'avoir été mouillée. Insatiable. La traite est parfaite, machine bien huilée par une tragique habitude. Et au fond de la choppe vide de résonner contre la table.

    Les acclamations qui suivent lui éclatent les tympans et les poings continuent de marteler le bois en guise d'applaudissements. Diable, que le monde paraît fou quand il est ivre. Les prunelles cobaltes cherchent leurs vis-à-vis et au vide qu'elles y rencontrent, elle devine la réponse à sa première question. Qu'importe ce que tu as à noyer, ce soir, tu as trouvé une partenaire à ton naufrage.

    _ Vous m'empoignez par les sentiments et je ne saurais m'en défaire, prenons donc plus fort, si vous ne craignez pas d'y laisser bien plus que votre sou...

    La voix s'était faite doucereuse à la réponse de cette tentante proposition, mais la voilà ravalée par l'arrivée inopinée de l'adonis oublié. Elle se fige de surprise et à peine l'attention accrochée à ce nouveau participant, qu'elle se détourne pour plonger le regard dans le verre qui lui est servi. A nouveau, elle ne bouge plus. De la prune. Elle l'a reconnue. Cette robe légèrement ambrée et l'odeur particulière qui cherche déjà à lui effleurer le nez. Elle ne peut s'y tromper. Voilà que l'inopportun est entrée dans sa nuit d'une manière peu anodine.

    Elle se coupe un instant du monde. Le visage a perdu son sourire pour afficher l'expression grave de ceux qui se souviennent. Nostalgie. Les doigts se referment sur la liqueur. Elle la porte à son visage. Sentir la caresse d'une simple odeur... Le subtil reste d'un fruit dénaturé qui perce à travers les fragrances corrosives communes à toutes les liqueurs. Les yeux se ferment. Un simple petit verre... Ce n'est qu'un simple petit verre qui brasse vicieusement une boue qu'elle aimerait tenir tranquille. De la prune. La pulpe des doigts glissent vaguement sur la table. Elle croirait sentir se redessiner sous sa paume le bois lustré de son bureau... et ses vélins qui se froissent. Nouvelle inspiration. Elle flirte, durant un instant frustrant, avec la sensation d'insouciance qui l'habitait à cette époque. Une sensation... de bonheur. Combien de bouteilles de prune débouchées, entre deux ragots, entres quelques amis... Combien de siècle, depuis le dernier jour où elle a goûté à sa saveur?

    Un pouce glisse dans son dos, la tirant de ses réminiscences dans un frisson abominable. Les vieilles manies sont revenues, les souvenirs poussiéreux et les répugnances oubliées. Pourtant, elle ne repousse pas la main qui effleure le sensible de sa peau à travers le rempart de sa chemise, mais le visage se redresse pour sonder d'un regard appuyé l'adonis qui s'est immiscer dans leur jeu. Il a les traits juvéniles en plus d'être androgyne, et de part l'âge qu'il trahit, il pourrait bien être son fils. Elle le décortique encore sans pudeur pour s'assurer de son sexe. Ironie. En guise d'exutoire, il lui sert des souvenirs qui galvanisent d'avantage son désir d'ivresse. Insolent que tu es... Moi qui voulais oublier pourquoi je bois...

    Lentement, le regard se détache de l'éphèbe pour revenir au verre qui trône dans sa main.

    _Vous n'auriez pu trouver... Mieux.

    Elle lève son breuvage, saluant les futures gorgées de ses deux acolytes de la soirée et la prune est portée à ses lèvres. Elle aurait pu la boire d'une traite, comme elle le fait toujours pour précipiter la langueur, mais cette fois non. Elle savoure la première gorgée comme autant de saveurs oubliées. Mais c'est avec surprise que le goût lui amène d'autres sensations qu'elle avait délibérément occultées. Douleur. C'est le premier mot qui lui vient. Deux mois de sa vie, que son cerveau avait pris soin de cadenasser dans les tréfonds de son âme, lui reviennent comme un coup de masse. Temps d'une convalescence de deux joues éventrées, à l'agonie soignées à grand coup d'alcool. Surprenament, elle avait "oublié" ce passage-là. L'organisme est décidément plein de ressource quand il s'agit de préserver sa raison. Quand il le veut, il est bien capable d'oublier.

    Et le reste est bu, avec un peu moins de mesure. Il lui faut quelques secondes pour accuser la nappe brulante qui lui tapisse la gorge, et pourtant, malgré tout, elle se délecte de cette brulure comme elle ne le ferait pour aucune autre... Aucune, outre sa pernicieuse Fée Verte. Un soupire d'aise s'échappe de sa gorge, presque un remerciement pour celui qui vient de troubler sa nuit... mais il semblerait qu'elle ne finisse pas de la surprendre. Voilà qu'une femme s'approche pour prendre place à leur table. Déjà on s'affaire à se resserrer.

    Diable, la table va finir par être étroite.

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Images originales: Charlie Bowater, Eve Ventrue - Proverbe Breton - Anaon dit Anaonne[Clik]
Alphonse_tabouret
L’espace fugace d’un instant il se sentit nu, démasqué, avec cette brève répugnance qu’au fond de ses yeux, l’Anaon avait vu le vide, le rien, l’absence de toutes envies distinctes, juste le désespoir le plus assourdissant, qui ne trouvait son exultation que dans l’apogée de sa mauvaise humeur, de sa colère sanglante, de ses doigts qui se resserraient aussi souvent que nécessaire sur la gorge de l’herboriste. Mais cela ne dura pas, parce que la voix de la balafrée le retint, funambule déséquilibré par sa prise de conscience sur le fil de son masque, et si elle n’eut pas le temps de finir de lui tendre la main malgré elle, les cris jaillissant des gorges damnées s’en chargèrent en l’arrachant ses pensées en flottaison.
Quelqu’un avait fourni la tablée et il n’eut pas le temps de se joindre au chœur des soiffards que la silhouette longiligne effleura sa vue de ses courbes, détournant son intérêt des cris paillards à pousser avec la meute. Les mains de l’éphèbe posèrent trois verres sur la table, les remplissant tour à tour d’un liquide carmin, épais, dont la flagrance sucrée et têtue lui sauta au nez, sans pour autant qu’il parvint à détacher ses prunelles de la main tuméfiée qui servait d’abord la duelliste pour ensuite venir à lui. Quand son regard remonta enfin, il buta involontairement sur la lèvre fendue de ce nouveau bienfaiteur, dont la couleur indiquait encore toute la fraicheur et s’extasia, esthète, de cette bouche au velours écorché, le gout ferreux du sang lui venant instinctivement au bout de la langue.
Sur le col de sa chemise, les taches éparses formaient un dessin abstrait, une série de gouttes plus ou moins rondes presque rassemblées au même endroit, juste sous le menton.
Une beauté, toute morbide, qu’il découvrait en remontant le fil du nez, des pommettes pour venir cueillir les yeux de cette tête doucement penchée vers lui et qui l’interpelait étrangement, autant par ses traits délicats dont la bouche s’estompait bien malgré elle, victime de quelques coups, que par le timbre de la voix suave, complice de cette déchéance tant espérée, faisant du Criquet une sorte d’ange attendu amenant avec lui les moyens et la fin. L’espace d’un instant, Alphonse se demanda si le scripte ne comportait pas une erreur, si le vaudeville ne tournerait pas au drame car l’éphèbe était beau comme un homme, beau comme une femme et la table, elle, remplie d’ivrognes joyeux en quête de rires toujours plus acharnés au fur et à mesure que les verres se vidaient.
L’inquiétude fut balayée d’elle-même, lorsque pour s’assoir, le jeune homme fit chuter de sa chaise leur plus proche voisin, déclenchant une tempête de rires à laquelle Alphonse se raccrocha pour émerger, agile, vaguement fâché de s’être laissé décontenancer, lui, le premier rôle, mais ravi que la pièce reprenne, que déjà on enchaîne, laissant un sourire effilé se peindre le long de sa bouche amusée en accueillant l’intitulé du toast, se saisissant du verre pour le lever, glissant involontairement le regard sur la balafrée dont le visage avait un instant perdu de sa superbe pour prendre un accent grave, la laissant splendide tout simplement, sans le masque des rires, mais terrifiante, béante, fracassée et non plus ébréchée.

_Vous n'auriez pu trouver... Mieux.

La sentence était donnée, et déjà les godets filaient vers les lippes assoiffées.
Une fois la première gorgée avalée, une fois l’odeur du fruit répandue au palais, faisant frémir le fauve amaigri dans son ventre, le flamand fut pris d’un bien être nouveau, entrapercevant peut être enfin le fil conducteur de son abandon lorsqu’une nouvelle interruption suspendit momentanément l’attention, leur laissant juste le temps de finir ce premier verre au gout de retrouvailles.
Un coup d’œil aurait pu suffire, ou presque, pour qu’Alphonse sache l’essentiel de la jeune femme qui leur opposait un sourire enjôleur, presqu’enfantin : Catin, jusqu’au bout des ongles.
Il vivait au beau milieu d’un bordel depuis des semaines maintenant et avait l’impression de pouvoir reconnaitre au premier abord dans les prunelles, cette même flamme joliment vacillante, ou la fierté se disputait la honte, où la pudeur défiait le quotidien, où la vie et le destin avaient choisi de se liguer pour proposer l’enfer aux pieds les plus menus. Ravissante, indubitablement, la brune déclencha une nuée bruyante de propos fleuris des coqs encore assez vivaces pour faire gonfler leurs jabots autant pour se faire remarquer que pour déclencher les approbations esclaffées du voisinage, mais à bien y regarder, les fleurs à la crinière agonisaient en cette heure tardive, la robe était doucement fanée et ses yeux semblaient dire « j’ai mille ans ».


-Vous tombez à point, fit Alphonse dans un sourire fiché à ses lèvres revenu comme une seconde peau, avant de se saisir de la bouteille, remplissant à nouveau les trois godets, vidant un quatrième délaissé par un vaincu trainant au sol pour le remplir également. A vue de nez vous n’avez qu’un ou deux verres devant vous pour trouver la prochaine thématique de notre concours. D’un geste involontairement élégant il fit tinter son verre d’abord contre celui de la nouvelle venue : A l’ivresse des sens… Contre celui de la duelliste … de tous les sens… Contre celui de l'adonis… essentiellement du bon sens… Il profita de l’attention momentanée captée de la table pour observer un temps de silence dans une grimace avant de protester pour tous : Et bien quoi ? Ai-je prétendu être doué pour la poésie ? Puis levant son verre pour enchainer dans les sourires qui remontaient déjà le long des bobines de la faune nocturne, le flamand acheva de donner un nouveau signal déclenchant une salve d’acquiescements. Buvons !

L’étrange quatuor de fortune fut immédiatement noyé dans un brouhaha bruyant, laissant étrangement autour d’eux une poche de blanc, comme un silence maculé de non-dits que l’on souhaite oublier, misérable mais fier.


(Edit pour un contresens d’étourderie)
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Valtriquet




Est-ce qu'un rayon de soleil pouvait traverser les persiennes aussi furtivement que ce sourire pénétrant l'antre sombre de la taverne ? Val baissa son regard sur le mouvement de la robe dont le bas était auréolé de poussière. La jeune fille ne devait pas être beaucoup plus vieille que lui. Elle ressemblait à une poupée, une jolie gamine endossant un déguisement trop grand pour elle.
L'éphèbe percevait la perle d'eau tombant lentement, créant un cercle qui déformait le premier à peine né, formant à son tour un second cercle. De trois ils passaient à quatre. Le trio fusionnait en quatuor. Une note de plus pour former un accord. Consonance ou dissonance ? Une petite comptine, remonté de son enfance, vrilla sa mémoire en tourbillon comme une éponge que l'on tord pour en extraire les dernières traces d'humidité.

La belle que voilà la laiss'rons nous danser
Entrez dans la danse, voyez comme on danse,
Sautez, dansez...

Valtriquet repoussa son siège vers Alphonse, son voisin le plus proche, afin de faire de la place à la nouvelle venue. Ses doigts caressèrent lentement le rebord du verre avant de se refermer autour pour le porter à ses lèvres. Le subtile arôme du liquoreux vint réveiller son odorat quand il huma l'odeur sucrée de la prune, mêlée à celui de l'alcool.
L'effet de brûlure immédiat sur sa lèvre blessée lui rappela qu'elle avait été malmenée, froissant les traits de son visage lisse et froid. Il happa brusquement un filet d'air en retenant un gémissement, vite étouffé par la deuxième gorgée qu'il mit à profit pour vider son godet et le reposer sur le bois de la table.
Son regard se perdit un bref instant dans celui rêveur, ailleurs, de la jolie balafrée, croisant le mouvement du bras d'Alphonse qui empoignant avec agilité la bouteille, les resservait. Le tintement des verres entrechoqués le tira de sa brève observation.


A l’ivresse des sens… de tous les sens… essentiellement du bon sens…
Essentiellement du bon sens.... cela le fit légèrement sourire.
Et bien quoi ? Ai-je prétendu être doué pour la poésie ?

De la poésie? Tiens c'est une idée. Pourquoi pas après tout. Les phrases ne naissent-elles pas d'un mot? Le feu d'un fagot? Les idées... d'un sens inné ?
De sa voix basse et suave le criquet rebondit sur les mots du jeune homme à ses côtés .

Peu importe les mots, seul leur tournure a de l’importance...

Rattrapant sur la pulpe de son doigt une goutte d'alcool qui s'étirait lentement sur la surface du godet, le criquet la porta à sa bouche pour la goûter machinalement.
Quoiqu’on en dise, quoiqu’on y fasse, si ce n’est de vers en faire la prose, c’est l’enfer quand les verres eux se rempliront ... puis se videront. Une danse qui ne peut qu’augmenter en cadence.

Le jeune gars, toujours le verre à la main, se leva, reboutonnant de sa main tuméfiée le col de son plastron , reprenant ainsi un peu de contenance en arrangeant sa tenue de petit soldat, droit et presque au garde-à-vous.
Alors pourquoi ne pas entremêler la prose à l'ivresse, donnant un sens ... différent à cet état. Du moins... tant que nous tiendrons encore debout.

D'un regard amusé, teinté d'une pointe de défi, le criquet passa de l'un à l'autre de ses trois acolytes, puis réfléchit un court instant, le verre toujours en suspend.
Mmmmh... voilà quelques mots pour une entrée en matière qui devrait satisfaire toute l'assemblée.

A la santé de tous les soulards que la terre ait porté
Sûrement moins gaillards que les ivrognes de cette tablée
Que Bacchus prenne garde à l’endroit où ses fesses sont posées
Il se pourrait bien que d’ici peu... il en soit détrôné

A peine ses mots lancés d'une voix qui portait, Valtriquet vida cul sec son verre et le reposa bruyamment à l'envers sur la table. De ses yeux un peu plus animés, il regarda la petite brune.

Le gant a été jeté. A vous de relever le défi jeune damoiselle si vous le désirez, et faire passer ensuite à nos deux compères qui suivront, je l'espère.

Allez-vous jouer avec moi? Entrez dans la danse... buvez.. contez...

[Edit pour remise d'avatar effacé par étourderie]
Madeline


"A l'ivresse des sens... de tous les sens... essentiellement du bon sens."

On venait de lui servir un autre verre et elle le fixait d'un oeil perdu. Sourire figé, commissures relevées sans pour autant qu'on y découvre les dents, ses sens s'étaient l'espace de quelques secondes comme engourdis. L'ouïe ne distinguait plus qu'un vague brouhaha fait de rires, de cris et de pleurs ; les bruits des chopes qui s'entrechoquent, des poings qui s'abattent sur les tables, des verres et bouteilles qu'on renverse n'étaient plus que des bruits assourdis comme si soudainement la neige avait envahi la pièce et tout enveloppé de ses cristaux cotonneux. Elle regardait son verre mais ne le voyait pas, les quelques vaguelettes rouges lui faisant penser à une immense marée sanguine.

"Buvons !" s'exclamait-on.

Elle se sortit de sa torpeur et d'un sourire plus franc leva son verre avec les autres, le porta à ses lèvres et goûta l'épais breuvage.

"Peu importe les mots, seul leur tournure a de l’importance... Quoiqu’on en dise, quoiqu’on y fasse, si ce n’est de vers en faire la prose, c’est l’enfer quand les verres eux se rempliront ... puis se videront. Une danse qui ne peut qu’augmenter en cadence."

C'était l'éphèbe qui avait parlé. L'éphèbe à la lèvre fendue et au col tacheté. Il s'était relevé, avait remis en place son col et s'était redressé, regardant amusé la petite assemblée, les uns après les autres. Verre en main, main suspendue, il semblait réunir ses pensées. Il avait le front intelligent et provocateur à la fois. On sentait l'impertinence dans ses yeux qui avait sans doute été la cause des quelques gouttes de sang qui s'étaient écoulées de sa lèvre.

"A la santé de tous les soulards que la terre ait porté
Sûrement moins gaillards que les ivrognes de cette tablée
Que Bacchus prenne garde à l’endroit où ses fesses sont posées
Il se pourrait bien que d’ici peu... il en soit détrôné"


Madeline sourit à ces vers, amusée. Elle avait donc bien fait le bon choix en entrant dans cette taverne ; ces trois personnages sauraient la divertir, lui faire oublier le temps d'une soirée les soucis de son quotidien, la misère de sa situation et l'absurdité de son existence. Ayant vidé son verre d'un seul trait et l'ayant reposé bruyamment sur la table, le jeune garçon regardait la jeune fille avec insistance.

"Le gant a été jeté. A vous de relever le défi jeune damoiselle si vous le désirez, et faire passer ensuite à nos deux compères qui suivront, je l'espère."

Elle baissa la tête et étouffa un rire. Les yeux pétillants de nouveau -et cette fois d'un éclat véritable- elle fit tomber ses cheveux sur ses épaules, redressant la tête, coudes sur la table.


"Vous m'en demandez beaucoup ! Je ne sais si je parviendrai à égaler votre talent lyrique. Mais laissez-moi réfléchir..."

Elle leva les yeux vers le plafond, se mordit la lèvre inférieure pensivement. D'un geste ample et souple elle faisait tourner dans son verre le breuvage alcoolisé. Des vers, des vers... Il lui fallait trouver des vers. Enfin, son visage s'illumina, elle se redressa sur le banc et s'exprima d'une voix douce et légèrement teintée d'ironie, regardant le garçon dans les yeux.

"Car ce soir, tous nos soucis nous oublierons,
Dégustant plutôt le doux breuvage au houx blond.
Pour que vous, jeunes gens, soumis à l'ivresse
Marquiez le siècle de ces instants de liesse !"


Puis elle leva son verre et imitant l'intriguant personnage à la lèvre fendue, le vida d'un seul trait, le renversant ensuite sur la table avec fracas, cachant non sans peine qu'elle avait manqué de s'étouffer à la dernière gorgée.

"Les femmes d'abord" dit-elle, contemplant la cicatrice de l'autre femme de la tablée et ne pouvant s'empêcher de jeter un coup d'oeil curieux à l'éphèbe à côté.

(Edit pour rajouter l'image que j'avais oubliée.)
Anaon

    Elle s'est posée, comme un pion sur le grand échiquier de leur tablée, pour un jeu où tous cherchent l'échec plutôt que la victoire. Fleur du soir que la balafrée découvre et dont les deux prunelles azurées ne manquent pas de classer dans une catégorie de préjugés. Le mépris devrait pointer, mais il n'en fait rien. Ce soir, il n'y a que ses égaux, des oublieux du petit jour. Des êtres fanés qui s'accrochent à leurs rires comme les pétales fatigués à la chevelure ondoyante.

    C'est avec un brin de surprise qu'elle voit déjà leurs godets se re-remplir. Un sourcil se rehausse. La jeunesse semble pressée... saura-t-elle seulement capable de supporter ses excès ? Enchaîner les verres et l'ivresse arrivera comme un coup d'enclume. Faut-il encore réussir à en encaisser le choc. Un frêle sourire frémit sur ses lèvres. Au final, cette nuit sera peut-être à l'image de toutes les autres... pavées d'avinés écroulés avant même d'avoir savouré l'allégresse. Le regard se relève vers ses trois compagnons principaux de bombance. Enrayons les jugements hâtifs, il est encore temps de se laisser surprendre.

    Nouvelle salve de rire à l'encontre de son voisin. La courbe sur ses lèvres s'élargie alors qu'elle trouve le brun de plus en plus plaisant. Parfait dans son rôle d'amuseur. Allons bon... Puisque tel est le jeu. Alors buv...Non. L'Adonis attire l'attention, se lève. Il propose de faire des... vers.

    La main s'est posée sur son verre et n'esquisse plus aucun geste. De la poésie. L'ébrèchée darde le gamin d'un oeil aiguë. D'un gout de prune, il a ouvert la porte des souvenirs. De quelques mots il permet la déferlante qui s'abat dans son crâne. Prune et poésie. Comme le début d'une mauvaise blague. On aurait rêvé cocktail plus explosif. Elle ne peut réprimer la soudaine piqure de hargne qui lui fouette les sangs. Un instant, elle s'imagine, dans un éclat de violence, rajouter quelques perles supplémentaires à la trainée carmine qui entache sa chemise. La narine tressaute d'un tic nerveux. Prune et poésie. Là-bas, au loin, dans les recoins de sa mémoire, elle se souvient, on en avait fait une spécialité. Une aiguille de plus qui lui est un douloureux rappel. On peut dire que le freluquet a réalisé le parfait combo. De quel comté vient-il pour avoir... si bon goût ?

    L'envolée lyrique se fait féminine. Les azurites se tournent vers la brune aux cascades de boucles. L'oreille est attentive. Amusée, elle sourit en coin quand elle avise la difficulté masquée de la donzelle à sa dernière gorgée. Puis c'est à elle qu'elle tend la perche. Elle fixe la jeune femme un instant. Puis l'adonis... L'amuseur... Quelqu'autres pochetrons. La balafrée soupire, sourit, puis écarte les paumes en signe de soumission. Bien. J'en suis. Puisque j'ai dit que l'alcool serait joyeux ce soir. Alors soit.

    L'aînée se lève lentement des genoux de son inconnu, serrant le godet plein entre ses doigts.

    _Puisque que vous donnez le ton, ainsi je vous suis,
    Espérant que les ans n'ont pas rouillé ma langue...


    Une botte brune se pose sur le banc, les prunelles accrochent l'adonis.

    _...Qui tentera d'illustrer en voulant vous ravir,
    Cette ivresse et l'excès qui nous laisseront exsangue !


    Et d'une faible courbette, se tourne et salue la jeune brune. Mais là, elle ne s'arrête pas. Le pied au sol s'élève pour rejoindre son confrère qui déjà abandonne le banc pour gagner les hauteurs de la table où elle se fait sa place.

    _Allons donc, mes amis, exhalez votre ardeur !
    Ce soir l'ivresse est Reyne, elle hurle à la prière !
    Dévots et extatiques, enivrez-vous sans peur,
    Et le rouge de vos veines sera d'or comme la bière !


    Presque insolente, elle écarte du pied victuailles et pichets vides qui encombrent ses pas, puis soudainement se campe en levant haut la dextre et elle vide d'une seule traite sa prune incendiaire. Puis d'un geste solennel, elle répand devant elle les dernières gouttes du verre en une ligne ambrée.

    _La libation pour ceux qui ont trouvé le havre,
    Le pavé pour berceau, savourant la joie, seuls,
    Mais s'il faut que ce soir je rejoigne leur cadavres,
    Je vous confie la tâche de broder mon linceul ;

    Au fil de vos délires, à l'aiguille de vos rires...
    Je voue mon épitaphe, à cette nuit et l'Oubli.


    Et le regard se tourne vers son premier comparse de la nuit, l'incitant à prendre la suite de ce naufrage en poésie.

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Images originales: Charlie Bowater, Eve Ventrue - Proverbe Breton - Anaon dit Anaonne[Clik]
Alphonse_tabouret
De la poésie…L’idée lui arracha un sourire troublé, car si altéré qu’il soit par les masques successifs qu’il endossait, il n’avait pas menti en se pointant d’un doigt coupable sous le regard des Muses. Les mots étaient autant de balles de jongle aux rythmes obscurs auxquelles les divines sœurs l’avaient vu s’échiner sous l’œil aguerri d’un professeur sans jamais y exceller, élève moyen, ni intéressé, ni motivé. L’éphèbe avait choisi un terrain bien délicat auquel chacun se ployait avec facilité, et tandis que tour à tour, les mots éclaboussaient les spectateurs, gratifiant d’une oreille curieuse et vite subjuguée chacun d’eux, souriant, pouffant rauquement, et enfin de riant en s’essayant sans succès à la discrétion lorsque la duelliste qui se hissait sur la piste, rejoignant le vin et les victuailles, écarta , royale, le chemin boueux de ses pieds qui semblaient à cet instant ci, bénis par le Très haut lui-même.
Le regard d’Alphonse glissa une seconde sur les convives, témoin discret des spectateurs, comédien s’offrant le luxe de jeter un coup d’œil à la mise en scène et de jauger l’effet des improvisations proposées à l’auditoire. Qu’ils étaient beaux, ces hommes ravagés d’alcool quand ils regardaient l’Anaon, qu’ils avaient l’air d’enfants qui découvrent la grâce pour la première fois… Bouffis par la vie, écorchés par les coups du sort, écornant la délicatesse des bourgeois et de la noblesse, ils savaient pourtant distiller avec une facilité déconcertante l’illusion de la chaleur à n’importe quel inconnu et il les aima avec sincérité l’espace d’une seconde.
Les vers rebondissaient encore, vers lui, aiguisant leurs crocs tandis que la balafrée prenait le temps de vider son verre sous les applaudissements éparpillés de ceux qui n’avaient pas complétement succombé au chant de cette sirène fêlée, accentuant dans son ventre, l’abime des rimes qui le tenaillait avec une brusque hésitation.
Mort, mords, mors, more (*)
Les mots venaient, lourds, gluants, pâteux à sa langue , et le flamand fut brièvement agacé par cet art qu’il concédait volontiers aux femmes, le trouvant obscur, vivant jusqu’à la pulpe des doigts, soluble dans leur sensibilité, nerveux même dans ses virgules, jusqu’à ce que le regard de l’Anaon se fiche dans le sien, lui rappelant son rôle qu’il endossa dans l’instant même.
Tout lui coulerait dessus ce soir, ne l’avait-il pas décidé ? Et que diable si la morsure vrillait les chairs, cette nuit, il s’offrait en pâture avec reconnaissance à ses hôtes câlins qui le gardaient en vie. Le sourire répondit dans la seconde suivante à la jeune femme et tandis qu’il prenait la parole, sa main s’appuya doucement sur l’épaule de l’éphèbe pour l’aider à se redresser, l’autre tenant son verre.



-Un toast, mes amis, pour la tendre Calliope,
Qui remplit ce soir et les cœurs et les chopes.


Son sourire s’effila, conscient de la pauvreté de sa rime , servant aux convives déjà alléchés par les appâts lancés auparavant, le loisir de glousser en voyant l’expression de son visage.

Un toast, mes amis, pour célébrer ce soir,
L’ivresse qui habille ce savoureux foutoir…


. Il finit de se relever, sa main quittant avec lenteur l’épaule de l'androgyne, ses doigts discrets trainants quelques instants de trop sur la courbe menant au dos, le long de la chemise, absents et pourtant bien présents, diffusant sur quelques centimètres une caresse presque fantomatique, pour désigner le joyeux désastre sur la table.

Un toast, mes amis, pour le gout de l’alcool
Qui dissout jusqu’à vos saintes auréoles…


Un regard volontairement ironique se porta sur l’assemblée qui lui répondit de pouffements attentifs. Il quitta la chaleur de ses voisins de table, s’extirpant du banc pour longer la table d’un pas tranquille, frôlant la brune fleurie, félin qui paressait savamment sous l’œil de son public, nonchalant.

Un toast, mes amis, pour chacun de nos hôtes,
Aux oreilles de qui, Erato même chuchote…


Il s’arrêta en bout de table, à la place du patriarche, à hauteur de l’Anaon, et, sans se départir de son air flegmatique, coinça son pied dans les barreaux du tabouret de l’ivrogne y trônant et l’inclina d’un coup sec pour l’en faire choir d’un coup, laissant pleinement apparaitre l’objet de son attention, juchée sur les hauteurs, déclenchant les rires nécessaires à son final tandis qu’il haussait le ton :

-Un toast, ai-je dit !
Nous honorons ce soir et la soif et la lie !


Le verre fut levé pour être vidé d’une rasade brulant sa gorge, apaisant ses nerfs écorchés par l’épreuve, avant d’être jeté derrière l’épaule, et sans qu’il se soucie le moins du monde d’où il pouvait bien atterrir, ramenant le siège à son angle initial, tendant la main vers la duelliste tandis que le bruit de verre disparaissaient dans les esclaffements.

-Si vous me permettez, lui fit-il dans la position d’un damoiseau à la demoiselle, attitude parfaitement décalée dans ce cercle d’ivrognes aux effluves fortes, à la crasse affichée sur leurs mains calleuses, la sienne, propre, douce, jamais écorchée tendue vers elle. C’est un coup à nous faire garder le nez en l’air toute la soirée d’y rester ainsi perchée… Avouez que ce n’est pas bien pratique pour la prochaine tournée… Son sourire s’aiguisa, lançant à Valtriquet, le cueillant d’un regard amusé: Le gant a fait le tour… Souhaitiez-vous que nous passions aux moufles ?


(*plus)
Edit pour faute

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Valtriquet





La belle égarée suivit dans une envolée légère, rafraîchissante, avec cette pointe d'humour qui amusa le jeune Val. Dans un souffle, sur sa crinière parsemée de fleurs fanées, il lui murmura:Du houx ? Je vous parais donc déjà si...piquant?
Il n'attendit pas de réponse. Une strophe en appelant une autre, comme un refrain inachevé, c'était au tour de l'estafilée de se lever pour relever le gant, ouvrant ses mains dans un geste d'acceptation.
Il semblerait que tous se plient de bonne grâce à ce nouveau verre à remplir de vers chimériques. Ce qui ne déplaît pas au criquet qui s'attendait à essuyer quelques rebuffades . Mais non, rien de tout ça. L'asticot était dans la pomme. La pomme sur la table. Belle, ronde et verte comme un fruit en apparence sain. Ce n'était que le début, la forme initiale, la forme originale.
L'adonis cueillit les prunelles qui le dardaient quand la voix de l'Anaon s'éleva, imposant des murmures à leurs bruyants compagnons. Comme tous, son regard ne pouvait se détacher du spectacle de sa montée gracieuse des marches vers la scène, et savourer l'ardeur et la vie de chaque rime, sentant monter en lui ce même entrain qui frappe les troupes à l'appel d'un prochain assaut.

Je pourrais presque t'applaudir, muse incendiaire...tant j'admire la façon dont tu t'empares de la scène...faisant de toi son indéniable Reine.

Mais le roi n'avait pas dit son premier mot, ni même le dernier. La douce pression que sa main exerça sur son épaule amena Val à reporter son intérêt sur l’homme brun charismatique, sans faire aucun mouvement, de crainte de voir disparaître cette sensation grisante, si chaude au travers de ses vêtements. Il jouait avec son verre avec une certaine nonchalance, un faux semblant qui le rendait encore plus attentif à la voix grave, si masculine.
Quel orateur. Quel comédien dont le talent arrivait si vite à capter l’attention.Val n'esquiva pas le moindre geste quand les doigts d'Alphonse l'effleurèrent, s'attardant quelque peu sans que ça puisse paraître voulu. L'était-ce?... et quand bien même. Qu'il le fusse ou non, l'effet fut le même, provoquant le début d’une cascade frissonnante qui se prolongea le long de sa colonne et que l'adonis tenta de réprimer par des pensées laconiques.
Imprudent... impudent...ne réveille pas en moi l’amant...

Ce qu'Alphonse offrit ensuite à l'assemblée des soudards, déjà d'humeur goguenarde après l’échappée épique de la jolie balafrée, ce fut une prestation digne d'être jouée sur les planches d'un théâtre, une rhétorique qui ne souffrait aucun refus, art dans lequel le brun devait exceller.
Amusé, le criquet suivait des yeux la progression du comédien, excellant en verve autant qu'en gestuelle et qui plaçait avec une habilité déconcertante chaque mot et chaque geste. Et pour couronner le tout, il se permettait même le luxe de jouer les dandys courtois et de lui jeter un regard amusé.


- Le gant a fait le tour… Souhaitiez-vous que nous passions aux moufles ?

La bouche de Valtriquet s'étira d'un sourire qui finit dans un bref éclat de rire. Les doigts fins, repliés, frottèrent vivement sa joue juvénile. Puis les yeux pétillants il se leva.
- Des moufles dites-vous? Lui répondit-il en déboutonnant son plastron tranquillement sans le quitter des yeux, son visage affichant un petit sourire ironique.
Tu me cherches toi avec ton petit aiguillon?

Le vêtement glissa des manches et valsa en l'air aussi librement que le brun avait jeté son verre. Débarrassé de son carcan, chemise bouffante vrillée dans ses braies de cuir noire, Val prenait ses aises.
Si tu veux du spectacle.. tu vas en avoir
Prenant lui aussi l'assemblée à témoin, spectateurs de la pièce sur laquelle le rideau ne s'était pas encore refermé, le freluquet haussa d'un ton sa voix en déployant son bras de façon théâtrale.

Serait-ce votre grand âge
Qui vous fatiguerait tant
Au point de paraître sage
En changeant de gant ?
Ou...


Saisissant la bouteille il servit la jeune damoiselle, remplissant de prune le verre de la brune avec courtoisie,
sans déborder, ajoutant un petit coup de poignet pour libérer la dernière goutte prisonnière, et reprit sa tirade.


... peut-être que dans votre manche se trouve un atout
Et comme sur les planches nous mettrez à genoux
Devant tant de talent je ne puis que m'incliner
Même si vous vous en sortez.... avec un pied de nez


Quelques pas de plus et la main enleva le godet de la balafrée, vidé de la moindre goutte , pour le remplir à nouveau et le lui rendre avec plus de délicatesse,
accompagnant son geste d'un regard profond où miroitaient ses émeraudes virant à l'onyx.

Un toast de plus quand Calliope s'efface, cède sa voix à la sublime Érato
Muse qui la surpasse, en tout point et sur bien des maux


Rêveur il ne pouvait que dans ses yeux se mirer et savourer de pouvoir ainsi l’approcher. Le jeune poing s’abattit ensuite brusquement sur la table à plusieurs reprises,
fit s’entrechoquer les verres, sursauter les marauds affalés qui reprirent en cadence le rythme galérien.


Tavernier, tu rêves?!
Depuis quand avons nous signé une trêve?
Sers donc la tablée de toutes ces gorges assoiffées!
Levez vos verres mes compagnons. Buvons... jusqu’à la lie buvons!


Coude haut porté, tête renversée, la prune coula à flot entre les lèvres de l’adonis qui se redressa ensuite lentement, laissant la trace d’une fine rigole de sang mêlé d’alcool glisser sur son menton. La bouteille fut tendue, placée dans la main d’Alphonse, tandis que ses doigts effleurèrent les siens dans une discrète et éphémère caresse... s’y attardant plus que de raison. Et sa voix reprit, adoucie, murmurant d’un ton bas, le regard plongé dans celui qui lui faisait face.

J'ai plus de mille ans
J’ai traversé les déserts, les océans
J’ai rampé dans la poussière, les genoux en sang
La gorge privée de toute félicité
le coeur aride, desséché
juste...pour arriver à cet instant
Gloire à tous les combattants des causes perdues
Buvons aux âmes égarées, aux corps...rompus

Puis d'un ton plus haut.
Alors, mon ami
est-ce que ces moufles ont un goût de paradis?
Anaon

    Perchée sur ses hauteurs, elle contemple. Le silence n'a pas le temps de prendre, il est bien vite comblé par quelques vers bien inspirés. Elle sourit. Encore. C'est amusant oui, de voir quelques soulards se livrer à la poésie, jouer les érudits parmi les rires gras ou nasillards, entre quatre murs élevés de poutres crasseuses, sur un sol salopé de bière qui colle aux godasses. Comme des seigneurs qui visitent la fange, ou plutôt des pions qui se prennent pour des rois. Ça jure dans le décor... et ça lui rajoute pourtant du charme.

    Campée sur ses hanches, elle ne bouge pas, seul le regard suit avec attention la progression du brun qui s'ébranle le long de la table comme un rôdeur autour de sa proie. Il la divertit oui, jouant d'une désinvolture qui pourrait être la sienne et à le voir elle croirait à un miroir, un autre funambule sur le même fil, handicapé par les mêmes déséquilibres et costumé d'identiques faux-semblants. Ça la titille et attise en elle un rare intérêt. L'envie malsaine de mettre à nu l'égal, comprendre ce qui se cache sous sa croute de nonchalance. Réussir à mettre le doigt là où ça fait mal. Contempler les plaies des autres, éphémère divertissement qui nous fait oublier le sang qui coule sur nos chaussures.

    Elle reste de marbre quand la foule s'étouffe d'un rire. L'homme est homme de scène qui aime le spectacle, n'en déplaise au pauvre hère qui se retrouve maintenant à terre. Les prunelles bifurquent. Elle espère un instant que le dépossédé aura l'esprit encore assez clair et les jambes assez solides pour se rebiffer un peu, que la soirée se pimente d'une petite escarmouche. Mais la cour est luronne ce soir... Elle a trop bouffé la guerre pour avoir encore envie de serrer les poings. Elle préfère rire de ses malheurs et de la malchance des autres. Tu as trouvé un bon public ce soir, comédien, j'en connais d'autre qui auraient bien moins appréciés ta pièce.

    L'immobilité se brise, la mercenaire s'approche de la main galamment tendue. Pourtant, elle ne s'en saisit pas. Arrivée en bordure de la table, elle s'accroupit, lentement, les azurites scellées au regard qui lui fait face. Et alors que les lèvres allaient éclore, une autre voix lui coupe la chique. La nuque vrille pour apercevoir l'adonis qui... Un sourcil se rehausse. La jeunesse se met à son aise. Avec son lot de mots hérissés de subtils piquants. Sans rien changer à sa position, une main sur une cuisse, l'avant-bras sur l'autre, elle se redresse un peu pour suivre l'avancée du gamin, curieuse quant à la tournure que pourrait prendre la scène. Le godet lui est ôté, à nouveau rempli, et durant l'échange, elle ne quitte pas les prunelles qui l'accrochent. Imperceptiblement, le menton se redresse comme le chien relève toujours la tête quand on le fixe. Il a les yeux des vipères.

    Le gamin charme avec ses mots de miel, mais aucune réaction ne se trahit sur le visage ébréché. Voilà un pochard plein d'initiative... Le bois tremble sous ses pieds. La prune ne va pas manquer de se tirer de son godet à ce rythme-là. Et quand le regard quitte ses bottes pour revenir à ses comparses, elle se retrouve témoin d'un instant bien étrange. Un murmure doucereux. Les prunelles passent à l'un, les prunelles passent à l'autre. Elle reste un moment immobile avant de se mouvoir. Cet acte n'est plus le sien, retrouvons les tribunes.

    Elle se relève, trop vite. Un vertige soudain la cueille, elle s'étire d'un sourire. Ah... Le premier contre-coup. Elle sent la prune qui commence son ascension. C'est langoureux, pernicieux. Une main vaporeuse qui lui empoigne calmement la tête. Lentement, l'alcool forgera un étau cotonneux autour de son cerveau. L'ivresse grimpera dans ses veines comme une caresse. Dans quelques verres encore, son regard se fera moins fidèle, son champ de vision se resserrera. Les parois de son crâne se feront de plomb. Mais malgré le monde qui tangue et le sol qui se dérobe, elle restera fatalement consciente de ses gestes. Irrémédiablement responsable du moindre de ses actes. Le corps cèdera... la raison, non.

    Pour l'heure, elle savoure sa lente défaite sur l'alcool en conquête. Elle a sauté de la table pour rejoindre son banc, délaissant les deux hommes, et s'installe à une place libre juste à côté de la fleur fanée. Elle l'observe discrètement, tentant de deviner si la liqueur lui est déjà montée à la tête ou non. Elle lui envie cette facilitée à s'enivrer qu'elle pense être sienne. Elle a l'allure des putain. Les catins ne boivent pas. C'est les autres qui s'enivrent d'elle.

    _ Il faudra être raisonnable si vous comptez garder votre dignité ce soir...

    Elle désigne leurs verres à nouveau pleins. On peu difficilement garder son intégrité quand on se retrouve à cuver dans le caniveau.

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Images originales: Charlie Bowater, Eve Ventrue - Proverbe Breton - Anaon dit Anaonne[Clik]
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