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[RP] Il n'y a rien de plus triste qu'une vie sans hasard (*)

Anaon

    Les azurites accordent à leur tour la pleine attention au geste du comptable. Le verre qui se porte aux lèvres, l'eau-de-vie qui disparaît en une seule traite. Forcément que la chose rappelle la soirée qui les a vus se rencontrer, et l'un comme l'autre reste attentif à l'écho de cette nuit qui résonne dans le simple fait de boire. Ils sont amusants à observer, dans leur envie de se faire léger sans pour autant réussir à ce départir pleinement de ce naturel qui les rend inquisiteurs. Le désir irrésistible de vouloir comprendre sans oser demander. Sur fond d'amusement, des attentions bien plus profondes : découvrir sans froisser, investir en discrétion... Saurais-je dire qui tu es ? J'ai connu les Hommes, les femmes, les enfants, les amants, les cadavres. Les aimants, les menteurs, les utopistes et les tueurs. J'ai passé des ans à traquer les délinquants, rentrer dans leur tête, comprendre et débusquer. J'ai délié dans leurs paroles le bon grain de l'ivraie. Déjoué leurs masques quand j'affirmais le mien. Peut-être... Peut-être que si je le voulais je pourrais te dire qui tu es. Mettre le doigt sur tes sutures, montrer les limites de ton imposture. Peut-être, qu'avec patience, avec douceur ou bien obstination, je te mettrais à nu. Mystère nébuleux, dont je ne veux pourtant encore percer toutes les arcanes, car je sais une chose de toi... Tu voudras faire pareil avec moi...

    Et une vie qui s'avoue, c'est bien plus intime qu'un vêtement qui tombe.

    "Je vous promets de n’en user qu’avec parcimonie" a-t-il dit. Le sourire se fait à nouveau esquisse, alors que les paupières plissées ne voilent pas leur amusement.

    _ Je devrais alors y survivre...

    Se faisant ensuite sage mais intriguée, l'Anaon observe le jeune homme flâner dans ses papiers. Un seul trouve grâce à ses yeux, et à la lecture de ce dernier, les prunelles de la sicaire se parent d'un éclat soudain. Le menton se redresse légèrement et la mercenaire s'accroche au visage d'Alphonse. Sans doute que si le comptable avait des aspirations plus nuisibles, s'il était comme elle, il serait redoutable. Peut-être l'est-il déjà... Elle ne le connait pas.

    _ Je vois que Monsieur relève le moindre détail...

    La femme se penche. Elle attrape calmement le vélin entre majeur et index, pour le porter devant ses yeux. Oui, en effet, elle avait bien écrit cela. Elle n'en doutait pourtant pas.

    _ Ah...

    Un soupir surjoué. Le mot tourne entre ses doigts. Un recto. Un Verso. Et le regard qui revient sur son vis-à-vis.

    _ Moi qui avais espéré que vous auriez retrouvé ma pantoufle de vair... Minuit avait pourtant sonné.

    Et il aurait pu. Elle aurait pu perdre un bout d'elle-même. De ce qu'elle a été cette nuit-là. Un ruban, une rose, un voile. Une nuit de bal où le Diable l'avait emportée bien vite, quand le beffroi avait résonné de son dernier coup des Matines. Comme craignant les légendes de ce fameux son de cloche qui dissipe les illusions et fait tomber les impostures. Eux avaient voulu défaire les leurs à l'abri de tous ces autres. Et en y repensant, elle se désole un peu de ne pas avoir eu le temps de laisser un lampion s'envoler dans la nuit.

    La mercenaire enchaîne pourtant, ne voulant pas laisser à Alphonse trop de temps pour réfléchir, se préservant encore un frêle anonymat. Qu'il prenne la phrase pour une simple boutade qu'un réel indice. Qui sait ce que le comptable pourrait imaginer entre elle et le Diable, s'il la savait Pantin.

    _ Ne vous en déplaise, mais je n'ai pas spécialement d'attrait pour les... plaisirs de la chair. Je n'ai pas pour habitude de m'attarder dans de pareils endroits... Du moins... D'habitude.

    Mensonge. Si l'aînée était effectivement très peu portée sur la luxure quand elle ne venait pas de son amant, les rares fois où elle avait posé les pieds dans un lupanar, elle était restée bien plus longtemps qu'escompté. Et ça n'avait jamais pris la tournure prévue à la base. Parfois pour son plus grand plaisir...Avouons-le.

    Senestre pose le vélin dérobé sur le bureau, et de le faire glisser lentement vers son destinataire, les rétines guettant la moindre réaction dudit nommé. Si l'on en croit l'expérience, cette entrevue ne se finira donc pas comme imaginée. Clôturée par une dégustation de "massala" peut-être...

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    | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Alphonse_tabouret
_ Je vois que Monsieur relève le moindre détail...

La sentence lui arracha un sourire tout autant qu’un regard sur son hôte, mêlant dans le dessein de ses lèvres l’étonnante satisfaction du travail bien fait, animal élevé à soulever les voiles selon ses propres critères sans pour autant jamais altérer la construction paternelle, et l’excuse de la précision, espérant qu’il ne l’avait point acculée jusqu’à débusquer un malaise possible. Il accompagna des onyx les gestes lents d’Anaon, espérant trouver dans l’air étiré les fragrances qui l’accompagnaient, aimant à compléter les portraits de ceux qu’ils croisaient par chaque palette de sens offerte à sa portée et se trouva distrait par le numéro empreint d’une agréable nonchalance, césure de dentelle entre l’amusement sur lequel ils jonglaient depuis le début de leur entrevue et la réalité, manquant le clin d’œil pourtant à portée de recoupements.
Aurait-il pu seulement associer l’Arachnide Judas et l’Enéide Anaon, nouveau-né dans la ronde sauvage que ces deux-là avaient entamé et pourtant chat dans un jeu de quilles subtil dont il ignorait la toile ? Savait-il que les vibrations avaient commencé à remonter l’onde, imperceptibles, légères, à ce point délicates que nul antagoniste n’en mesurait l'ampleur possible et pourtant, ici même à cette place Von Frayner s’était tenu, et pourtant, ici même, le pantin et le Diable avait virevolté… Bientôt, peut être ici même remonterait-il les fils jusqu’à les tisser, pour découvrir, stupéfait, que les notes étaient à ce point traitres que les danseurs parfois, arrivaient à la collision sans même s’en apercevoir, mais pour l’heure, les réflexes étaient autres, divertis au point d’être engourdis, à la joie et l’appréhension de ne pas altérer l’idée gardée d’un parfum fleuri.

_ Moi qui avais espéré que vous auriez retrouvé ma pantoufle de vair... Minuit avait pourtant sonné.


Diable, c’est donc par ma faute que nous ne vivrons ni heureux, ni sans avoir beaucoup d’enfants ?, s’interrogea-t-il dans une moue de dépit exagéré, proposant la féerie sinople à portée de flacon en guise de pardon.

_ Ne vous en déplaise, mais je n'ai pas spécialement d'attrait pour les... plaisirs de la chair. Je n'ai pas pour habitude de m'attarder dans de pareils endroits... Du moins... D'habitude.


J’aime à croire que l’Aphrodite a de quoi distraire tous les appétits, répondit-il, un soupçon de rêverie égarée aux rives de sa phrase… parfois même les plus exigeants ou les plus étourdis, allez savoir… Je n’ai jamais su les différencier tant l’insouciance peut demander de rigueur…
Le sourire s’effila doucement, sur la courbe trompeuse d’une vérité jouée comme une plaisanterie, premier concerné depuis qu’il avait choisi ce chemin-là, veillant, méthodiquement des années durant à ce que rien ne prenne d’importance, à rejeter systématiquement les lianes de l’affection à l’abris de la seule ombre qu’il supportait en son royaume pour devenir méfiant de tout quand rien n’aurait dû l’atteindre, et échouant finalement, solitaire, orphelin, veuf, victime de sa propre insolence à braver la tempête, aux bras dodus d’un rêve hérité, à la rondeur florale d’un coquelicot, et désormais, troublé à la quintessence béate d’un soleil griffé.
Son index récupéra l’angle du vélin pour le ramener jusqu’à lui, s’attardant sur les courbes de l’écriture qui avait désormais un nom, une histoire, une silhouette aussi familière que lointaine, résultat sans doute tronqué par le biais des souvenirs et de l’occasion.

C’est une étrange sensation que de vous trouver là, reprit il d'un ton plus doux, après un instant de silence, portant les yeux sur elle et les gardant fixes, ancrés au ciel qu’ils déployaient, poursuivant, attentif aux éclats qu'il y trouvait… On a pour habitude lors de cénacles même impromptus, de demander aux autres ce qu’ils sont devenus, ce qu’ils ont fait, ou des nouvelles de connaissances communes… mais Anaon, que demande-t-on à quelqu’un que l’on retrouve et dont on ne sait rien ?
La prunelle frémit d'une interrogation réelle, et pourtant déjà apprivoisé, d'une question qui existait au delà du jeu induit entre eux.
Avez-vous traversé d’autres tablées d’ivrognes depuis la dernière fois ? Avez-vous brillé par quelques vers dont vous vous souviendriez assez bien pour me les citer ? Vous êtes-vous endormie sans penser à chasser d’un baiser vos convives du soir ?

Il grimaça brièvement en finissant l’étalage de questions incongrues, arrondissant l’angle de ses sourcils pour accuser une expression décontenancée avant de reprendre en secouant doucement la tête.
Non, vraiment, je crains ma chère, qu’il ne faille repartir à zéro. Gardons le plus élémentaire… Le geste fut lent mais fluide, déplaçant dans une élégance naturelle la bouteille d’absinthe devant l’ainée pour l’abandonner à portée de ses envies, ou de ses vices, siamois sensitifs dont les crocs nervuraient chaque âme à sa façon, prenant d’une main la bouteille de whisky. Qui aurait cru que ce serait finalement peut être Anaon qui jetterait la dernière clef léonine aux préciosités d’un passé dont les symboles s’amenuisaient de mois en mois, tenus désormais au fil de la réalité par la petite médaille au cou comptable ? Nous avons fait original la dernière fois, soyons prévisibles aujourd’hui, offrit il en délaissant la ligne de son bureau pour rejoindre le fauteuil jumeau à celui d’Anaon, ne cherchant pas à éloigner les accoudoirs pourtant proches, remplissant son verre avant de poursuivre sans s’enfoncer au dossier : Alphonse Tabouret, vingt-quatre ans, apatride, bientôt père sans encore avoir choisi de prénom, mais si c’est une fille… Son regard glissa en coin sur sa voisine, portant le verre à ses lèvres pour en boire une gorgée vivifiant sa gorge d’un moelleux brulant avant de lui confier, avec une certaine espièglerie semée le long d’une expression qui se voulait faussement austère : Si c’est une fille, ce sera Marie Thérèse. Cela aura peut-être le mérite d’éloigner les plus futiles d’entre eux quand elle sera en age de plaire… Qu’en pensez-vous ?
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Anaon

    Les doigts se retirent du vélin pour retourner s'enrouler autour de son verre et les lèvres se plissent en un demi-sourire. Et oui Alphonse, nous ne vivrons ni vieux ni heureux ensemble. Tout çà pour une histoire de pantoufle... Triste vie. Muette et à nouveau contemplative des gestes du comptable, l'Anaon vient appuyer le rebord de son verre tout contre sa bouche. Simplement pour ressentir le contact froid et lisse du réceptacle, et cette odeur si caractéristique qui s'exhale de ses entrailles de verre. La mercenaire est une femme qui aime prendre le temps de savourer toutes les douceurs et toutes les douleurs.

    _ C’est une étrange sensation que de vous trouver là...

    Les azurites se laissent platement envahir par le sombre des pupilles voisines... Comme on autoriserait quelqu'un à entrer chez soi, pour le laisser découvrir et voir ce qu'il veut y voir.

    _ ...On a pour habitude lors de cénacles même impromptus, de demander aux autres ce qu’ils sont devenus...

    Lentement le verre bascule et la douceur corrosive de l'absinthe se répand dans sa bouche. Une fois encore, elle garde la présence liquide sur la langue jusqu'à l'insupportable. D'une poussée, la bouteille est rapprochée de ses instincts éthyliques, figeant ses pensées, tandis que les bas-fonds de ses vices frémissent de désir. Ah, Alphonse... Je ne t'aurais pas cru aussi nocif pour ma santé... Le nez commence à se crisper sous la brûlure alcoolisée. Le tendre des joues se fait moins tolérants. La gorgée est avalée à l'instant où le comptable quitte l'appui de son bureau. Intriguées à nouveau, les rétines suivent la marche du jeune homme et c'est avec une étrange surprise qu'elles le voient s'asseoir tout près d'elle. La sicaire ne prend pas ombrage de cette soudaine proximité, mais malgré elle, la répulsion viscéral pointe comme une écharpe sous le clair de sa peau. Si Alphonse est un chat nonchalant que l'on imagine aussi bien ronronner que sortir les griffes, l'Anaon fait partie de ces bêtes farouches et parfaitement inconstantes qu'il vaut mieux laisser approcher que de tenter d'apprivoiser. La voix qui bruisse à ses côtés creuse comme une onde à la surface de sa susceptibilité. Durant un court moment, la balafrée bataille avec ses instincts pour qu'ils réfrènent leur mauvaise ardeur. Elle a été bien plus proche du comptable durant cette nuit de février. Dans un état d'esprit certes relativement différent.

    D'une oreille, elle écoute Alphonse qui se dévoile, jusqu'à un point qu'elle n'imaginait pas. Le mot "père" cause un nouveau blocus dans son âme, mais Tabouret trouve une fois encore à sa manière une façon de désamorcer ses petites tortures encéphaliques. La mercenaire lâche à nouveau un rire bref qui tient plus de l'exclamation, avant d'avaler une nouvelle lampée d'absinthe sans ménagement.

    _ C'est cruel de l'être avec un enfant avant même sa naissance !

    Et l'iris de cobalt se plonge dans le verdâtre de sa coupe, évitant soigneusement le regard de ce futur père apparemment. Elle laisse couler le silence, sachant pertinemment qu'Alphonse attend le ricochet. Qu'elle concède à en dire un peu plus. Mais l'Anaon déteste parler d'elle aussi directement, même sur des choses à ce point anodines. Elle en a une sainte horreur. Et à la franchise pure et dure, elle préfère largement se dévoiler à mot couvert et dans le sibyllin. Le jeu est souvent bien moins gênant que le sérieux. Reléguant quelques pensées noires dans un recoin de pensée, l'Anaon prend une inspiration plus profonde que les autres.

    _ Anaon... Née en Royaume de France, mercenaire balafrée, sans aucune perspective de nom à donner à une descendance...

    Et de ne rien révéler de plus que l'on ne pourrait savoir.

    _ Trente-six ans...

    Mais d'avouer tout de même une vérité bien peu concédée. Il faut dire aussi que peu sont ceux qui se sont intéressés à son âge.

    _ Et d'aussi loin que je ne m'en souvienne... Je n'ai pas déclamer de vers depuis près d'un an. Je n'ai pas embrasser plus de personne en guise de salut... Et en plus de cela... Je ne suis même pas morte à la fin de cette fameuse soirée. Bien qu'on aurait pu le croire.... Vous avez l'occasion de vous rattraper ce soir.

    Et de concéder un nouveau sourire, avant de remplir à nouveau son verre de sa boisson adulée.

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Les prunelles couraient avec une lenteur patiente sur le profil voisin, attentif aux frémissements qui s’y lovaient et dont la distante fréquence soulevait, imperceptible l’intérêt inscrit à la chair féline par l’égide paternelle. L’animal ne s’était jamais senti prédateur, tout au plus peut être cruel dans ses jeux les plus élémentaires de la chair où l’instinct prédominait les politesses élémentaires mais le gout du sang avait si peu empli sa bouche qu’il en découvrait encore le parfum brut lorsqu’il était dénué des plaisirs des sens.
L’art de la conversation n’était pas son terrain de prédilection, taiseux de nature pour qui les mots avaient un poids et ceux qu’il égrenait étaient souvent pesés, calibrés à l’exception des palabres que l’ébriété pouvait emporter, et si Anaon était une rencontre trop fraiche encore pour qu’il juge convenablement du poids du partage, il sentait, tapi sous les muscles déliés de la mercenaire une méthodologie inexplicablement similaire à ses propres acquis, écornant brièvement la sensation gaie qui engourdissait ses tempes d’envies illicites à ses mœurs. Le divertissement n’était pas dans ses reflexes premiers.
Le nom et le prénom étaient déjà connus, ou le seraient facilement.
L’âge importait peu ; s’il était esthète, le chat n’était pas coquet.
La paternité le remplissait d’un orgueil doux et moelleux, légèreté imbécile dont il ne cherchait pas à s’extirper et ne prévoyait pas de cacher la naissance proche de l’enfant à un monde dont les crocs empoignait systématiquement les ombres les plus retranchées, agitant le poids des secrets au dessus des têtes coupables dans la palpitation ténue du temps. Il naitrait bâtard, le resterait, sans que rien ne pèse jamais à son front innocent, ni les affres de l’héritage, ni la férule des responsabilités, libre d’une vie qui n’appartiendrait qu’à lui, revanche tardive d’un père en devenir à celui qu’il avait subi.

Alphonse ne se livrait qu’au prix des banalités qu’il n’avait pas à cacher, animal qui n’oubliait que jamais qu’elle était parfois ce qu’il y avait de plus impossible à préserver de soi et du monde, l’oreille dressée à l’énumération que lui refléta Anaon dont les lèvres avaient quitté le réceptacle et délaissé l’aromate des plantes.


_ Anaon...
Nul patronyme à fournir, nul lien à rattacher, un simple prénom laissant supposer ou le choix délibéré du silence sur ses origines ou simplement l’ignorance orpheline de ses racines, tissant dans les pensées comptables les chemins divergents des enfants abandonnés. Il ne s’était jamais pris, plus jeune, à s’inventer sans famille, saltimbanque ou chasseur, enfant dont la révolte avait été étouffée si jeune qu’elle n’avait germé que tardivement, dans le débordement malsain de mœurs d’une rancune noire, et se trouvait finalement, incapable de s’imaginer insoumis aux mains épaisses de son père, bourreau dont l’intelligence et la brillante perversion n’avaient jamais cessé d’exercer chez lui, une morbide fascination.
Née en Royaume de France, mercenaire balafrée, sans aucune perspective de nom à donner à une descendance...
Trente-six ans...

L’âge le surprit sans qu’il n’en montre rien, rompu à ne point s’émouvoir des dizaines de certaines gracieuses mais inclina la tête pour détailler plus précisément son visage falsifié, s’étonnant imperceptiblement de n’avoir point su lire cette ride pourtant marquée, léonine, à la peau veloutée.
_ Et d'aussi loin que je ne m'en souvienne... Je n'ai pas déclamer de vers depuis près d'un an. Je n'ai pas embrasser plus de personne en guise de salut... Et en plus de cela... Je ne suis même pas morte à la fin de cette fameuse soirée. Bien qu'on aurait pu le croire.... Vous avez l'occasion de vous rattraper ce soir.

D’autres circonstances auraient peut être poussé l’animal à suivre ses acquis et ramasser ces miettes abandonnées à son intention pour en redessiner les contours, mais fut ce le sourire, ou la fragrance ronde d’une nuit d’ivresse, il s’arrêta au pli des lèvres, étrangement satisfait de cet aparté auquel il se pliait si rarement, lui qui réservait habituellement les taquineries du dialogue à la gitane.
Il fit mine de s’éclaircir la gorge dans la bouffée d’une badinerie qu’il marqua d’un sourire doucement insolent, tonalité qu’il lui était venu le jour où le chat avait perçu la balancelle sur laquelle osciller les concernés, instant où la bête commune à tous apparaissait au détour d’une moue avant de se fondre aux traits ou a l’oubli, Eros Thanatos perpétuel de chacun des pantins dont l’ombre fluctuait aux marées ascendantes.


Dois-je comprendre que je vais vous border ce soir ?
Non pas que l’idée me déplaise…
Elle ne l’avait pas encore effleuré et il s’en rendit compte à l’instant quand le corps étoffé avait pourtant dévoilé la finesse de ses angles en déambulant sur une table pleine, s’ourlant du luxe de l’esprit bien fait, et se demanda si la désaffection avait été créée ce soir là par la présence mâle à ses cotés de l’éphèbe qui les avait accompagnés… mais que se passera-t-il si je chute avant vous ? L’ambre du whisky s’éclaircit d’un reflet de bougie tandis qu’il portait le verre aux lippes pour le finir d’une rasade irradiant sa gorge, divine brulure qui distillait la chaleur quand il se demandait parfois si c’était le sang ou le gel qui serpentait à ses veines.
Un enjeu, réclama-t-il en tendant le bras vers la bouteille qui lui faisait face pour en détacher le bouchon entre ses doigts longilignes. Sombrez la première et vous me devrez une danse. Emportez-moi et je n’appellerai pas ma fille Marie Thérèse, promit-il d’un air où le poids joué du pacte s’afficha dans une moue guindée, le sourcil noblement relevé et le regard, espiègle, cherchant l’aube de l’azur.
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Anaon

    "Dois-je comprendre que je vais vous border ce soir ?
    Non pas que l’idée me déplaise…"


    Le geste se suspend en l'air, stoppant net le filet de l'absinthe. Les yeux se détournent un bref moment du flacon pour dévier sur le vide. L'éventuel double-sens frôle un instant son esprit... Un instant seulement. La main verse à nouveau. L'Anaon ne porte pas plus d'importance à ces sous-entendus, tout simplement parce qu'elle n'a pas pour habitude d'avoir à jouer avec. L'Anaon n'est pas une femme que l'on désire. Encore moins que l'on courtise. Ce n'est pas une chair que l'on cherche à mettre dans son lit. Si elle fascine, on se contente de la contempler de loin. Même du temps de sa jeunesse, quand les cicatrices n'existaient pas et que le regard était plus doux, on se contentait de dire qu'elle était "jolie", et on ne cherchait jamais à aller plus avant. Comme si elle dégageait en tout temps un respect qui imposait la distance et que l'on imaginât rien d'elle qui puisse être indécent. Bien peu se sont échinés à l'obtenir. Encore bien moins y sont parvenus. C'est sans doute pour cela que l'Anaon ne craint pas les hommes. D'un côté l'assurance de pouvoir se défendre. De l'autre, la conviction que de toute manière, rare sont ceux tenterons de mettre à l'œuvre de bien lubriques pensées.
    La mercenaire ne se permettrait pas de croire qu'Alphonse pourrait imaginer quoi que ce soit. Mais si l'idée lui venait, il lui faudrait une sacrée bonne dose de sous-entendu avant d'espérer seulement la titiller.

    "… mais que se passera-t-il si je chute avant vous ? "


    Le réceptacle est reposé sur le bureau quand le comptable se saisit du sien. Les azurites se tournent se lover dans leur vis-à-vis félin. Il veut parier ? Le menton se redresse, défiance instinctive. Les prunelles pétillent sous l'essence impulsive. Les lèvres se tirent... s'étirent... Et les lippes s'entre-ouvrent sur un sourire des plus amusé. Alphonse... Mon cher Alphonse ! Parier sur mon ivresse, même les badauds ont compris que cela ne servait à rien ! Ne m'as-tu donc pas vu, ce fameux soir où je me suis oubliée. Ce n'est pas l'alcool qui a fauché ma raison...Veux-tu à ce point savourer une défaite ?

    _ Vous êtes d'une galanterie sans égale de vouloir à nouveau jouer sur mon terrain.

    Elle se carre dans son fauteuil, coupe à nouveau pleine.

    _ Il est aussi fort aimable d'épargner à votre éventuelle fille, un prénom aussi disgracieux.

    Sourire badin. Le dos quitte le dossier pour se pencher un peu plus près du comptable. Les traits de l'aînée prennent un aspect plus sérieux, sans pour autant quitter son aura amusé. Et de décortiquer le théâtre faciale du jeune homme qui la divertit toujours autant.

    _ Si vous "partez" avant moi... Vous m'offrirez pour ce soir une certaine "gratuité" sur les plaisirs de l'Aphrodite, qui ne sont ni de chair ni d'alcool, et que vous gardez, je gage, cachés bien secrètement quelque part... En plus de ne pas appeler votre fille Marie-Thérèse, cela va sans dire...

    Oui... Je ne suis pas friande de bordel, mais je connais la face cachée des grandes richesses. Et autant lier le but premier de ma visite à l'agréable.
    D'un air anodin, les épaules se rehaussent avant que la main armée du verre ne se tende, invitant d'un tintement l'accord de son jumeau.

    _ Quitte à jouer, jouons bien plus que cela. Et je vous promet que je mènerai dignement votre corps enivré jusqu'à votre lit. J'embrasserai même votre front...

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_ Si vous "partez" avant moi... Vous m'offrirez pour ce soir une certaine "gratuité" sur les plaisirs de l'Aphrodite, qui ne sont ni de chair ni d'alcool, et que vous gardez, je gage, cachés bien secrètement quelque part...
Les ramifications frémirent à ses tempes et firent enfin le lien pourtant évident entre les deux printemps partagés, s’étonnant de ne pas avoir compris malgré l’attardement volontaire qu’il s’était octroyé dès le début de ces retrouvailles, le motif premier d’une visite à la maison basse. Les oreilles les plus aguerries de Paris savaient qu’il n’y avait pas que les soupirs à vendre entre ces murs, et que l’on ne gardait pas quelques putains, même les plus belles, même les plus chères, avec autant de monde dans les fondations d'un bordel.
En plus de ne pas appeler votre fille Marie-Thérèse, cela va sans dire...
Une moue théâtreuse s’autorisa un détour sur son visage, agacé par cette concession mais l’autorisant, l’accord donné d’un geste des doigts, virevoltant d’un acquiescement entendu assurant à Anaon que ses exigences seraient respectées.
_ Quitte à jouer, jouons bien plus que cela. Et je vous promets que je mènerai dignement votre corps enivré jusqu'à votre lit.

Les prunelles sombres s’arrondirent d’une lueur marquant autant l’amusement que la saveur impromptue de l’enjeu, enfant n’ayant jamais gouté le baiser d’une mère au front, bordé au plus près par une domestique dont le travail n’emportait pas les yeux ensommeillés vers les rives chaleureuses de l’affection.
Il se plut à imaginer la scène, la fine tresse d’Anaon vacillant dans le mouvement, quittant l’arrondi de l’oreille jusqu’à effleurer une joue juvénile, le parfum venant bercer les sens engourdis par l’édredon quand le coude s’appuyait non loin de l’oreiller et que les hanches se lovaient au corps fluet engoncé dans ses couvertures. La présence envahissant l’espace tout entier encore si fragile, cocon de chaleur que seule les mères savaient distiller, jusqu’à ce sourire suturé creusant les fossettes d’une sagesse heureuse qui faisait perler d’incompréhensibles syllabes aux rives ensablées alourdissant les yeux et la fraicheur soyeuse d’un baiser s’attardant doucement comme pour clore définitivement un débat inutile, chassant les dernières volutes de l’éveil pour laisser l’enfant endormi…
De sa mère, Alphonse gardait le souvenir figé d’un être dont la fragile apparence n’avait d’égal que le bourbier de l’âme, sacrifiant un à un ses enfants à son martyr pour mieux implorer ce Dieu Tout puissant qui assurait que la fatalité se combattait avec la foi la plus pure. A quand remontait il, ce jour où il avait compris le double héritage qu’il portait en lui, déjà soumis à cette manne paternelle forgeant avec un esthétisme tortionnaire l’enfant qu’il désirait sans s‘attarder à celui qu’il avait ? Etait cette après-midi où elle avait égrené son chapelet des heures durant sur le fil aiguisé d’une longue règle dans sa chambre dépouillée, l’extase de la certitude que la voix murmurée portait mieux quand elle chevrotait de douleur, dessinée sur les moindres traits de son visage angélique ? Ou peut-être ce jour où, en guise de récompense à une sanction plus vive qu’une autre, au sortir du blâme infligé, elle lui avait caressé la joue avec une tendresse dévote en le félicitant de son air impavide...
Quatre fois le monstre l’avait couverte, quatre fois elle avait porté sa semence à terme et quatre fois elle lui avait offert les enfants, morts nés quand ils s’époumonaient pourtant dans la chambre bourgeoise mais dévorés vivants par des appétits plus intransigeants qu’eux, l’ainé sacrifié à la relève, le puiné à l’ombre, et les cadettes à la floraison des affaires.
Les baisers n’étaient réservés qu’aux enfants que l’on aime.


J'embrasserai même votre front...

Que l’on fut Gavroche ou Roitelet, certains échecs ne pouvaient pas se départir d’un inexplicable gout de victoire.

Ma chère, vous avez l’art des pourparlers… Considérez ma défaite comme entendue… Le verre fut rempli sans sommation et pourtant avec une indéfectible maitrise quand le whisky diluait le traitre de ses charmes aux veines félines jusqu’à souligner d’un second accent, le trait dessinant l’insolence de son sourire… car je vous promets que si je vous ferai honneur dans ce duel… Le verre de nouveau plein vint faire chanter celui offert par le bras de la mercenaire dans le tintement aérien d’une rencontre faisant office de sceau… j’espère bien être le premier à terre ce soir…

Trois coups écornèrent l’attention portée au traité par l’amalgame sirupeux de l’absinthe et du malt, laissant apparaitre le visage d’Hubert sitôt qu’il reçut la permission d’interrompre la réunion en cours.

C’est prêt, se contenta-t-il de dire en laissant son regard courir de l’un, à l’autre, notant la bouteille d’absinthe et la proximité des fauteuils. Le repas, insista-t-il en réponse au silence désorienté du patron, amenant enfin une réaction sur le visage du comptable s’inondant d’une lumière curieuse en se souvenant du Massala dont l’odeur entêtante avait fini par devenir parfum à force de le côtoyer.

Deux couverts, répondit le chat sans faire cas de la possible retenue femelle en se redressant pour surplomber son bureau attrapant tout en poursuivant, un vélin et une plume… nous mangerons ici… D’un geste du poignet il fit pivoter le feuillet vierge face à Anaon, présentant la plume de la dextre, diable accidentel, en lui proposant d’un sourire entendu : Notez-moi donc l’enjeu de votre gage, qu’Hubert aille le chercher pour que nous puissions convenablement démarrer les hostilités…
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Anaon

    Ma chère, vous avez l’art des pourparlers… Considérez ma défaite comme entendue…

    Et bien Alphonse je n'aurai jamais pensé que ton péché mignon soit de te faire embrasser sur le front...
    La pupille qui pétille, la balafrée n'émet aucun commentaire, bien trop réjouit par la tournure des événements pour oser la faire capoter. Le choc cristallin des verres teinte déjà comme une menue victoire. C'est simplement parfait, d'avoir pu mêler la raison première de sa visite à leur simple conversation. On évitera le protocolaire des chiffres et du commerce, pour garder le plaisant de leurs paroles badines et faussement anodines. Entretien hybride sur fond de défi. L'Anaon est une opportuniste. Extrême dans son caractère, à la fois des plus indifférentes et parfois capable d'une impulsivité redoutable. Et ce petit piquant de provocation qui accompagne toujours les paris ne peut que chatouiller ses instincts conquérants.

    Les lèvres vont éclore quand le bruit du bois la coupe dans son élan. De concert avec Alphonse, le visage se tourne vers l'entrée pour voir apparaitre la trombine du garde. C'est prêt ? … Le repas ? Le repas ! Les azurites de la mercenaire bifurquent vivement vers l'immense fenêtre. Dieux, elle avait oublié ce fameux diner qui avait affolé ses narines à son arrivée ! Combien de temps ont-ils parlé, elle et le comptable ? La balafrée serait bien incapable de juger s'il s'agit d'une minute ou d'une éternité. Et pire encore, elle ne pourrait rien rétorquer ou s'excuser, que le jeune homme prend déjà la commande.

    Alphonse l'interpelle, coupant court à son étonnement et l'aînée tourne à nouveau vers lui une mine indécise. Le regard se baisse sur le vélin poussé vers elle. Quel-qu'infimes secondes de réflexion. Bon... La main se lève pour se saisir de la plume tendue... Après tout puisque nous sommes lancés. Le menton acquiesce aux dires de l'éphèbe et c'est d'un air des plus sérieux que la femme réfléchit avant que la main ne commence ses tracés.

    La sicaire ne sait pas de quels secrets exactement regorge l'Aphrodite, alors elle entend bien couver le plus de possibilités possibles. Consciencieusement, elle classe, regroupe et hiérarchise. Simples plantes ou onguents complets, cherchant à former des lots d'égale valeur. Jusquiame noire, Belladone, Mandragore et quelques Daturas, des classiques à la Française à l'usage pourtant très surveillé. L'Iboga africain et quelques mélanges orientaux méconnus dont l'Anaon ne peut que très maladroitement retranscrire le nom. La sicaire étale ses désirs sans trop craindre la réaction d'Alphonse sur ses choix illégaux. Méfions-nous des ennemis et encore plus des amis. On pourrait la passer à la Question simplement pour avoir écrit ces noms de plantes à sorcières. Mais descendante d'Hypocrate qu'elle est, l'Anaon aura toutes les facilités du monde à justifier ces possessions. L'aînée sait que ses compétences médicales ne sont plus à prouver, il lui sera bien aise de parler de "guérison". Ce qui distingue toujours le remède d'une drogue et la drogue du poison, ce n'est qu'une histoire de dose... Quoique qu'à cette époque la notion de drogue n'est pas clairement établie. "Magie noire" serait largement plus à propos. Ce n'est pas en cure que l'on envoie les intoxiqués, mais directement au purgatoire de l'Inquisition.

    Le nez se relève un peu pour jauger un instant l'ensemble, et de souffler doucement sur les fibres pour sécher l'encre fraîche.

    _ Sachez par avance que c'est un réel bonheur de parier avec vous, Alphonse.

    Le vélin est tendu au comptable afin qu'il en prenne compte.

    _ Je vous laisse choisir ce que vous êtes prêt à mettre en jeu... mais si jamais vous avez une proposition plus intéressante ou originale et bien... je vous en prie, surprenez-moi.

    Et de lever brièvement son verre pour mieux y tremper les lèvres.

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Alphonse_tabouret
S’il la regarda écrire, observateur attentif dont le tracé des lettres révélaient selon lui, les us de l’éducation et les coutumes de l’épistolaire, il ne chercha pas à percer les mots égrenés les uns à la suite des autres sur le vélin vierge, commande de l’envie à la garnison, dû en jeu sur le fil d’un nouveau défi, car ce qu’Alphonse regardait était tout autre, dans l’étincelle de l’œil où s’orientaient inéluctablement la pensée avant de se verbaliser.
Etait-ce le manque ou les délices, qui éclairaient les azurites femelles, le gout à venir de l’amertume délictueuse sur la pointe de la langue ou le savoir de la fébrilité de l’âme et de la chair assouvie sou peu, aux armes d’un duel qui ne comporterait ni le sang, ni l’acier, mais le hasard et ses méandres… Au vélin tendu, il n’accorda pas la moindre indiscrétion, se contentant d’y apposer le cachet de sa signature pour que la livraison soit faite immédiatement, sachant qu’il serait amplement temps, plus tardivement, d’aller vérifier auprès de l’herboriste, la commande soigneusement annotée, apprenti éclairé à qui l’art du parfum avait appris la botanique et ses compositions, car si l’on n’écornait pas l’instant, l'on ne se refaisait pas non plus. Maitre en la demeure, bâtisseur des nouvelles fondations, animal prudent tout autant que méfiant, le comptable ne savait pas se départir à long terme de ses manies, des frondaisons auxquelles il statuait, silencieux, pour embrasser la vue d’aussi loin que possible.
Si la sicaire était opportuniste, le faune était une créature ne connaissant que peu de choses à la spontanéité, et s’il s’y laissait prendre, premier réjoui de ces accidents qui mettaient en mouvements des ombres jusqu’alors insoupçonnées, il n’en restait pas moins aux tempes sylvaines les reliquats d’une vie, d’un deuil, d’un chaos de circonstances dont les saccades suffisaient à le voir préférer la maitrise de ce qui était à portée de ses pattes. Ce n’était pas la mercenaire qui subirait l’examen, mais ses vices, révélateurs au-delà de ses qualités, de ce que l’on portait en soi, écrin ou fardeau, anecdotique ou architecte.


_ Je vous laisse choisir ce que vous êtes prêt à mettre en jeu... mais si jamais vous avez une proposition plus intéressante ou originale et bien... je vous en prie, surprenez-moi.

Le sourire s’étira en la regardant amener le verre à ses lèvres, tendant le bras sans un mot, et délesté dans l’instant, par l’homme de main qui quitta la pièce en laissant la porte entrouverte, entrecoupant le confinement de la pièce des bruits de pas souriciers convergeant vers les marmites de la cuisine.

Plus originale ? … Vous aurez du mal à me faire croire que vous vous penchez à tous les fronts que vous rencontrez quand il est temps de les border, rétorqua-t-il dans un sourire rehaussant ses babines d’une malice satisfaite. Mis au lit, et rendu aux rêves d’un baiser sur le front, ainsi se jouera le lot du vaincu. Une danse, de mon choix, à l’endroit de mon choix, si c’est à vous que revient le poids de dodeliner de la tête la première… Permettez que je garde encore pour moi le lieu et l’occasion, de quoi saler l’enjeu à la juste mesure de l’étonnement…
Les surprises se jouent en plusieurs coups pour êtres réussies, vous en conviendrez certainement…

Pauvre faune ne croyant pas si bien dire, conversant presqu’innocemment si tant était qu’il eut pu l’être un jour, le comptable était loin de se douter que les lianes Anaonnes s’enchevêtraient à ce point à l’invasion judéenne de son territoire, et ne manquerait pas d’en apprendre en temps et en heure, la leçon adéquate quant à l’instant, c’était une autre instruction qui se profilait dans l’apparition d’une soubrette et de son plateau lourdement chargé sur lequel fumaient deux bols hauts, rustiques et pourtant élégants, planté chacun d’une cuillère s’immergeant dans un ragout de viande et de légumes aux incroyables senteurs aux côtés d’une carafe de vin et d’un pain doré à souhait. Les règles du service si viscéralement attachées à ses réflexes démêlèrent les gestes avinés sans la moindre difficulté, prenant le plateau des mains de la donzelle en la remerciant d’un sourire, le posant face aux deux fauteuils dans lesquels ils convolaient, noceurs d’une nuit d’apartés avant de tendre d’une main, le bol à sa convive, portant de l’autre, le sien à son nez, museau frémissant d’une curiosité pleine, conscient qu’il s’agissait là d’une première fois, et de ce fait aux aguets, de chaque seconde à suivre pour en garder précieusement les remous à sa mémoire, collectionneur de ces instants uniques chez lui, comme chez les autres.
Il me semble qu’il est de circonstance de faire un vœu, lui confia-t-il au timbre d’une douce insolence, marchand de souhaits qui n’en faisait jamais, enfant qui n’avait jamais songé à en lancer un au vent, fauve pour qui l’imagination était un luxe qu’il n’avait jamais su s’offrir, amputé depuis son plus jeune âge de tout ce qui laissait entrevoir la libération.

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Anaon

    C'est avec un petit brin de surprise que la mercenaire voit le comptable accepter sa liste sans même y jeter un œil lui-même. L'Aphrodite est sans doute à ce point si bien dotée qu'il ne juge pas nécessaire de s'assurer de la crédibilité de sa requête. Remarquez, ce n'est pas pour déplaire à la balafrée... Une lampée au verre est avalée et l'aînée observe la passation du vélin en laissant traîner un œil pudique, mais non moins appréciateur, sur la carrure du garde qui s'éloigne. Ah... si l'Anaon était catin, elle serait femme à soldat... Nouvelle rasade. Mais bien évidemment, elle a embrassé une toute autre façon de louer son corps et ses services. Une profession bien plus risquée, mais ô combien plus lucrative.

    Éphémère intérêt qui revient bien vite à Alphonse, l'Anaon prête une oreille attentive, avant de répondre, tout en ne loupant aucune miette de l'arrivée du repas et des gestes de chacun.

    _ Je pensais aussi par-là vous laisser décider de quoi serait composé le gain de ma victoire. Mais si vous êtes disposé à miser tout ce que j'ai pu vous noter sur ce bout de papier, et bien sachez que vous ferez de moi une femme comblée si vous jamais perdez...

    Et de livrer un mi-sourire narquois tout en tendant les mains pour réceptionner le bol tendu. Bref signe de tête en guise de remerciement.

    _ Mais j'accepte en tout point vos termes. Je n'ai plus qu'à espérer avoir à vous embrasser le front...

    Non pas qu'une danse pourrait la tuer, mais au vu de la bête et sans la connaître assez, l'Anaon se demande si elle ne devrait pas craindre ses surprises. Les inquiétudes sont pourtant aussi légères que passagères, car toute l'attention de la sicaire se retrouve happée par le plat qu'elle tient sur les genoux. Le ragout est porté à son nez avant de l'être à ses yeux. Et les narines avides s'arrondissent, boulimiques de nouvelles senteurs, incapables de s'empêcher à vouloir décortiquer minutieusement chaque bribes d'effluve et de fumet. La faute à quoi ? Elle le sait bien... La faute à ces longues heures passionnées, passées à cultiver les fleurs, à faire grandir ses simples. La grâce à ces instants passés la terre sous les ongles et le glèbe maculant ses robes. L'insassiable envie de vouloir toujours plus de couleur, plus de senteurs... Et le nez toujours enfoui dans la menthe, le jasmin exotique, les lys, le thym, les pensées... Si l'Anaon devait classer ses sens, l'odorat tiendrait sans doute la tête de liste, talonner de près par une ouïe pas moins exacerbée que son nez. La femme l'a toujours dit, dans une vie passée, sans doute avait-elle été chien. Ce qui expliquerait au passage, bien des choses sur certain trait de son caractère...

    A nouveau intriguée par l'odeur piquante des épices, l'Anaon s'enfonce dans le moelleux de son fauteuil. Un visage curieux se relève sur Alphonse, et à la mention de vœu, la balafrée ne peut s'empêcher de porter le regard au plafond, imaginant le lampion qu'elle aurait pu lancer au ciel, le soir d'un bal d'hiver, si Judas lui en avait laissé le temps... Et de concéder un sourire presque enfantin, puis d'une voix douce :

    _ J'ai toujours trouvé cela torture que de faire un vœu... Un seul et un unique. Tant il y a de choses à souhaiter et à espérer. Je crois prendre cela bien trop au sérieux...

    Exclamation brève comme un rire retenu. Quand on connait la superstition de l'Anaon, cela n'a rien de surprenant. Elle serait bien incapable de souhaiter quoi que soit, sincèrement, sans craindre d'être entendue par une quelconque oreille surnaturelle et être exaucer de travers. Il suffit de voir, parfois, comme elle peut prendre soin à l'excès à vouloir éviter tout quiproquo.

    Les azurites sont revenues sur son hôte d'un soir et son visage qu'elle languirait presque désormais de voir sans masque.

    _ Ainsi je vous laisse l'immense responsabilité de le faire pour nous deux.... Et par ailleurs.

    Le bol plein se lève un peu.

    _ J'espère que vous n'aurez pas eu l'audace de tenter de m'empoisonner pour gagner votre pari. D'une, je ne pourrais plus danser et de deux... c'est déjà suffisamment tricher que d'éponger ce que l'on est en train de s'enfiler... Donc, mon cher, pour cette incitation à la fraude, vous serez blâmé d'une double ration d'alcool dont un verre bien rempli que je veux vous voir descendre comme une vrai pilier de taverne...

    Paupières plissées, sourire rangé, mais jeu caché dans le moindre de ses plis. Si tu veux jouer Alphonse laisse-moi te saboter d'entrée.

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On ne monnayait pas les instants rares, Alphonse en était convaincu, spectateur perpétuel d’une vie dissoute au profit des autres et qui ne devait sa survie qu’à sa volonté à n’écorner aucun de ces précieux moments, les laissant suivre les remous qu’ils provoquaient invariablement, quitte à les regarder sans s’y baigner. Aurait elle demandé jusqu’au dernier grain de pavot que gardait l’herboriste qu’il n’aurait pas cillé, fort des réflexes commerçants inculqués par son père, au point des demandes incongrues que la clientèle du bordel lui soumettait en aparté, impassible toujours, au masque premier de son costume.
Le bol dans une main, il reprit sa place, l’attention doucement attirée par le fumet qui s’éparpillait en volutes nouvelles à son nez, attardant, chat au museau frémissant les voiles de l’Orient inconnu, dont le pourpre des lignes dans l’air tiraillait son imagination rachitique jusqu’à la concentrer, funambule le long du murmure Anaon. Le fossé était-il là, entre celle qui y croyait trop et celui qui ne savait pas espérer au-delà de son propre horizon ? Avait-il une seule fois souhaité au-delà de ses capacités, s’interrogea-t-il distraitement, dans les résonances du murmure Anaon, survolant l’ensemble de son œuvre et percevant dans le moindre de ses choix bien plus que l’apathie de l’intangible, mais la méfiance de se laisser porter par un immatériel peut être. Le mouvement voisin écorna son introspection, ramenant les onyx sur le visage balafré, retrouvant au fil de la voix ourlée d’une provocation amusée, l’essence de ce rendez-vous inattendu


C’est la rareté des choses qui leur donne de la valeur, consentit-il à répondre d’une voix douce, aux tonalités distraites mais concernées, étonnamment sérieux derrière le sourire effilé qui était venu s’enrouler à ses lèvres, les yeux baissés sur le bol tenu entre ses mains, offrant à l’attention de la sicaire une éclaircie brève sur les contreforts de son royaume personnel. Vous ne sauriez que faire de trop de vœux, comme l’on ne sait que faire de trop d’argent, d’avoir, de chair… La profusion engendre la méprise, et le banal, l’indifférence…
Il me semble parfois que ce n’est pas tant ce que l’on souhaite, qui a de l’importance mais les vœux que l’on abandonne qui sont le plus parlants
, fit il en délaissant la réflexion pour dévisager la femme à ses côtés, jugulant volontairement le sourire à ses lèvres pour offrir à la contemplation un grain de vérité avant de reprendre les douces hostilités où elle les avait laissées.
Vous êtes audacieuse, reprit-il enfin en laissant apparaitre les crocs au velours de son air d’enfant sage, mais trop intrépide, rajouta-t-il dans le jeu d’une insolence docte, saisissant la bouteille de sa main libre pour remplir le verre jusqu’à sa hauteur la plus déraisonnable. Laisser à un pilier de taverne le choix d’un vœu commun, c’est l’exposer à la contamination de la fièvre... Voyons si je saurais me tenir…, fit il en mêlant à l’espiègle, l’épice de l’impertinence. Le verre fut amené à ses lèvres quand il affrontait sans sourciller les azurites, la mouvante lueur de sa prunelle s’enthousiasmant au gout délaissé des soirées que l’on laisse filer sans plus en chercher la maitrise. Je souhaite… commença-t-il en retrouvant les consonances basses de la confidence, le souffle faisant vibrer la peau du whisky, s’interrompant pour, d’un geste du poignet, amener le malt à se déverser, jusqu’à le basculer d’un geste sec et rabattre le verre vide sur la table tandis que le feu de sa gorge se déployait sous la semonce, amenant une grimace étourdie à ses traits, forçant quelques secondes le silence à s’imbiber de l’alcool avant de reprendre… que l’Enfer soit moins froid que ce qu’on le prétend…
Ses doigts crispés lâchèrent le verre pour s’accaparer la bouteille et la pencher, remplissant de nouveau le contenant jusqu’à la lie, poursuivant, la voix discrètement écorchée par la brulure, chat jouant de ses limites pour bercer l’oiseau à portée de griffes quand le pas identifiable d’Hubert se faisait entendre avant même qu’il ne signale sa présence d’un toussotement à la porte, invité à rentrer d’un sourire qu’Alphonse distillait peu, suivi du regard jusqu’à ce qu’il dépose sur le bureau une boite aux angles bruts, saluant d’un signe de tête avant de refermer sur eux la porte du bureau.

Je joue saboté depuis que je suis né.
Et toi Anaon, as-tu appris à jouer avec les mains liées ?


A vous, fit-il sans prendre le soin de désigner ouvertement la boite offerte aux exigences azuréennes, concordance tacite du duel orchestré remisée à la libre appréciation de la curiosité du ventre ou des envies des nerfs, laissant quant à lui son verre en pâture au prochain tour quand c’était la cuillère qui ouvrait désormais le chemin à une nouvelle découverte.
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Anaon
    Un brin de sérieux et de sagesse dans cet entretien qui se nappe d'une si étrange légèreté. L'Anaon médite un instant avec une réelle application aux mots d'Alphonse. La banalité est une notion tout aussi relative qu'une autre, et la platitude la plus routinière du monde peut apparaître comme étant le vœux le plus cher pour ceux qui en manquent. L'Anaon a tellement de fois envié la banalité d'une vie sans heurt, la simplicité d'une existence classique, une terre à cultiver, un mari à combler, des enfants à élever. Une vie de bonne femme sans grande aspiration, ni désir de conquête. Une existence que beaucoup ne voudrait pas et qu'elle aurait pourtant accueilli les deux bras grands ouverts. Mais tous les éléments importants qui ont jalonné sa vie sont sans cesse sortis de l'ordinaire désiré... et encore, on pourrait parler d'euphémisme pour certain de ces cas.

    "… Il me semble parfois que ce n’est pas tant ce que l’on souhaite, qui a de l’importance mais les vœux que l’on abandonne qui sont le plus parlants "


    Brièvement, presque indiscernable, les lèvres se nimbent d'un sourire énigmatique, comme si Alphonse venait malgré lui de percer l'une des raisons pour laquelle l'Anaon se dérobait à la tâche... Outre la peur de ce que cela incombe de se broder de l'espoir, et puisque que la superstitieuse ne saurait jeter, même pour le jeu, un vœux à la hâte, il lui aurait fallu tisser dans le sincère. Mais l'Anaon est une épeire qui garde calfeutrés dans sa toile ses désirs les plus profonds et ses espoirs les plus fragiles. Avouer ses rêves, c'est avouer ses manques, désigner ses faiblesses. C'est se dire, dans tous ses fantasmes et ses convoitises. Partager ses rêves, c'est comme les altérer.

    "Vous êtes audacieuse...mais trop intrépide"

    Le fil de la conversation reprend le bon accord et la sicaire se met au diapason dans un sourcil qui se relève sous ce brin de provocation. Et à l'explication, elle se fend d'un demi-sourire qu'elle ne brise d'aucun mot, se faisait des plus attentives à la rasade du comptable. Elle aimait bien, souvent, passer des heures en tavernes sans rien dire ni se mêler aux autres, seulement assise dans son coin pour observer la façon de boire de toutes ces bouches avides. Ça expliquait souvent bien des choses, et çà lui permettait de ranger chaque personne dans une belle petite case dont elle aimait tant abuser. Et lorsqu'elle avait fini de mettre en place son échiquier... et bien elle allait ailleurs, décortiquer platement d'autres pions. La case d'Alphonse ? La sicaire s'amuse intérieurement à cette pensée. Si l'homme est un pion-joueur, ce n'est pas qu'une seule case qu'il couvre... Mais tout un échiquier.

    Rien n'échappe à la balafrée, que ce soit la trombine du comptable que le moindre de ses mots. Et l'Anaon se retient par ailleurs de laisser filtrer toute satisfaction quant à la grimace de son nouveau comparse de beuverie. Le garde fait par ailleurs son entrée, coupant court à toute tentative de réflexion. Les azurites s'y accrochent un instant, avant de se river pleinement sur la boite abandonnée. Oh oui, toute l'attention converge vers ces petits pans de bois, mais pourtant, bien élevée, l'Anaon n'esquisse aucun geste en sa direction. Beaucoup en doute, mais la sicaire connait sur le bout des doigts les bonnes manières et les convenances. Elle n'a juste pas souvent l'envie de faire preuve de politesse. Ainsi, offrant une pleine confiance à Alphonse, la mercenaire ne prend pas le temps de vérifier la contenance de la boite.

    Les doigts reviennent à son verre, en auscultant brièvement le volume, bien moindre à comparer de celui d'Alphonse.

    _ Ainsi, vous croyez à l'Enfer...

    L'absinthe est avalée, en une volée. Fait rare pour celle qui préfère savourer, mais pour cette fois-là, la mercenaire ne veut pas la laisser s'attarder au palais, qu'elle voudrait le moins altéré pour gouter à la nouvelle saveur qui sommeille dans son bol de soupe. Déjà que la découverte aura un coup passablement avinée...

    _ Pour moi, c'est une notion tellement abstraite... Néanmoins, je me suis convaincue que l'Enfer n'est pas un lieu... mais qu'il a deux bras et deux yeux et qu'on le rencontre à tous les coins de rues...

    Verre délaissé, les doigts s'enroulent autour de la cuillère qu'elle fait tournoyer dans son bol qu'elle ne quitte pas des yeux, créant un petit siphon qui aspire toute sa curiosité.

    Si j'ai déjà joué les mains liées ? Ne la vois-tu pas, cette corde qui lie ma gorge d'un nœud coulant jusqu'à mes poignets ? Chaque geste que je fais, pour jouer, torturer, tuer, aimer me la resserre un peu plus chaque jour. C'est cela, les esprits mal tranquilles... Ça ne sait rien faire sans en calculer les conséquences, çà ne peut pas en éviter les revers. Rien ne sait être fait avec spontanéité et naïveté.

    La cuillère quitte le bol pour s'élever en laissant filer son contenu en une petite cascade, comme pour en tester la texture.

    _ C'est beau de croire à l'Enfer... ça fait relativiser de se dire qu'on a une chance de ne pas connaître le pire. Moi je crois que l'humain est suffisamment imaginatif pour le créer de son vivant...

    Et une cuillère pleine s'approche des lèvres prêtent à la goûter d'un air solennel.

    _ Si vous ne voulez pas d'un Enfer froid... Pour vous, elle ressemblerait à quoi, la Géhenne ?

    Et de refermer les lippes sur le plat tant attendu.

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C'est beau de croire à l'Enfer... ça fait relativiser de se dire qu'on a une chance de ne pas connaître le pire. Moi je crois que l'humain est suffisamment imaginatif pour le créer de son vivant...

Un rire léger mais sans joie, presque silencieux, lui échappa quand sa cuillère flottait encore à l’aube du bol tenu à sa main, condamné à même la vie à son premier souffle et dont les penchants lui avaient promis dès ses quatorze ans, le bannissement des bonne mœurs, le jugement des humains et l’exécution céleste.

Je crois que nous le forgeons nous-mêmes et que nos bourreaux, qu’ils soient à l’ombre de nos maisons ou du croisement d’une rue, ne vaudront jamais les propres maux que nous sommes capables de nous infliger.

J’ai connu le diable, je l’ai appelé Père.
Il m’a nourri longtemps, m’a privé encore plus et a laissé sa marque si profondément ancrée en moi que je ne sais voir qu’à travers elle…
Mais j’ai connu pire, Anaon, j’ai connu bien pire… j’ai connu la gangrène, l’implacable gouffre du rien, la vie à laquelle on se sent étranger jusqu’à ne plus être humain parmi les siens et s’en satisfaire…
Un jour peut-être, verras tu mes cicatrices, un jour peut être auras-tu le regard assez perçant pour lire au-delà de ce visage bien fait, la laideur de mon héritage, mon incapacité à m’éprendre de mes semblables sans les soumettre d’abord à l’examen froid de mes déviances et de mes reflexes…
Alors que feras-tu ?
M’aimeras-tu encore comme tu m’aimes ce soir, accident sur les monts de ton parcours, convive d’une nuit, éclopé retranché au fond de son antre ouvrant les bras à tes blessures, tes addictions, tes lubies de chasseuse?


Je suis mon propre enfer, conclut-il un ton plus bas, une amertume douce venant estomper le sourire de son visage durant un infime instant, prononçant la sentence à laquelle il croyait, prisonnier de son monstre, handicapé par les chaines de son passé dont il usait pour forger l’« aujourd’hui », le futur restant encore pour peu de temps, à l’aube de sa paternité, la seule abstraction qu’il répudiait en le noyant dans le surplus du présent, de ses folies, de ses nuits sans lendemain, de ses oublis vertigineux.

_ Si vous ne voulez pas d'un Enfer froid... Pour vous, elle ressemblerait à quoi, la Géhenne ?

S’agit-il de ce que je veux, ou de ce que je crois ?, demanda-t-il en retrouvant la lueur du débat et des vertiges sur lesquels il fallait courir, funambule, poudre aux yeux, équilibriste vacillant mais s’attachant à avoir la légèreté insolente du pied sûr quand le fil se rétrécissait jusqu’à disparaitre aux horizons des sujets plus personnels, sachant que chaque mot était perçu, entendu, possiblement corrompu à un esprit aiguisé… Sa compagne d’un soir ne promettait nulle bêtise dans ses yeux céruléens mais le poids d’un apprentissage attentif, d’une méthodologie forgée pour esquisser autour des autres, ces limites dans lesquelles ils mouvaient, joyeux ignares auxquels il aurait aimé se joindre tant les gens se découvraient perpétuellement leurs limites, chanceux innocents, quand lui, restait convaincu de connaitre les exactes latitudes des siennes.
Je crois qu’elle ressemble au vide, répondit-il sans même retenir ses mots quand l’ustensile éventrait la surface du ragout pour en piocher un morceau d’agneau.

A l’éternité sans Lui, à la persistance des souvenirs dans un monde d’oubli, à la solitude du tout quand je ne suis déjà rien…

Et je voudrais qu’elle ressemble à une gigantesque paire de seins, poursuivit-il dans un sourire rehaussé par la provocation imbécile du mâle alcoolisé, bercé par l’image avinée d’un millier d’hommes aux mains trop petites pour saisir avec volupté la moindre des courbes proposées, clôturant son souhait d’une première cuillère de ragout.

S’il lui semblait en déjà appréhender le gout pour avoir passé sa journée aux prises des volutes parfumées du Massala, la rencontre des mondes éventra son palais sans commune mesure, plongeant indubitablement le comptable au cœur d’un voyage qu’il n’attendait pas, badaud usé par l’attente et les effluves qui avaient accompagné les heures passées à son bureau.
La surprise lézarda son visage d’une expression neuve, le gout gangrénant la bouche pour l’emplir férocement, éclatant à la manière d’un soleil inconnu et projeta jusqu’au bout de sa langue, des senteurs indéfinissables, ouvrant à la façon d’un Dieu, les chemins abyssal des choses que l’on ignore. La cuillère resta, vide près de la bouche quand les yeux, se portaient, incrédules sur la viande nageant dans la sauce épicée, tachant sans succès, de rapprocher le gout à un autre déjà entraperçu quand il avait écookiesé suffisamment de tables nobiliaires pour avoir le loisir de gouter à des mets improbables et rarissimes, si bien que quelques secondes, le silence s’instaura, jetant un coup d’œil sur le visage voisin pour en lire la réaction à la découverte avant qu’il ne reprenne


Si l’enfer, c’est ici, alors, d’après vous, à quoi ressemble le Paradis ?, demanda-t-il lui à l’affut des limites territoriales dans lesquelles la sicaire avait choisi d’ornementer ses propres errances. Un bol de Massala ne sera pas une réponse acceptable, rajouta-t-il en étirant son sourire pour en retrouver le pli de l’espièglerie, délaissant un instant le verre pour remplir la panse.
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Anaon


    Les prunelles se rivent sur son bol alors que l'oreille reste attentive à la voix du comptable. L'Anaon a toujours bien su rouler sa bosse, à un point qui pourrait en surprendre beaucoup, et si elle a pu connaître la misère la plus rude, elle a tout autant pu savourer les festins les plus glorieux. En ce jour, Faste est passé, et la mercenaire doit à nouveau chercher du travail pour gagner sa pitance comme tout un chacun. Si l'argent est en réserve, on évite tout de même les folies gustatives, et autant dire qu'une bonne viande agrémentée d'une épice exotique, ce n'est VRAIMENT pas au menu de tous les jours.

    Un instant surprise par le corsé qui lui saute aux papilles, l'Anaon arrête ses gestes, comme dubitative. Un regard d'une septique curiosité se pose sur son ragout, puis une cuillère bien plus décidée qu'à la bouchée précédente s'y plonge à nouveau. Nouvelle tentative. Nouvel arrêt. Instant de jugement. Et à voir avec quelle conviction la cuillère plonge une troisième fois dans le bol, il y a tout à conclure que cela lui plait. L'Anaon aurait probablement continué sur sa lancée, si Alphonse ne lui avait pas avoué le paysage rêvé de sa Géhenne idyllique. Avec deux belles collines en guise d'horizon. La sicaire en avale un bout de carotte de travers, manque dans recracher sa cuillère, enfin, elle-même ne sait pas trop ce qu'elle fait, toujours est-il qu'elle frôle l'étouffement pendant un court moment.

    _Rooh Alphonse !

    L'index passe sur sa lèvre inférieure pour en ôter tout éventuelle goutte fuyarde, avant de se reprendre bien rapidement.

    _ Vous seriez bien trop petit pour profiter pleinement de cette chair, voyons !

    Faire passer l'inattendu de sa réaction pour un élan de bon sens et non de pudibonderie imbécile... Autant dire que cette réplique là, l'Anaon ne l'avait pas vu venir. Brièvement suspicieuse, et désireuse de ne pas mourir de surprise à cause d'un nouveau trait d'humour du comptable, l'Anaon revient à son plat avec, pour le coup, des bouchées bien plus précautionneuses. Pourtant, le prudent de ses gestes s'estompent peu à peu, et si l'Anaon prend toujours soin de savourer chaque coûteuses portions comme il se doit, on ne peut que constater l'engouement soudain qui gagne cet appétit qui semblait si peu prononcé. La mercenaire a une faim relative à ses humeurs, et il est malheureusement coutume qu'elle néglige sa santé par déni de celle-ci. Préférer l'illusoire ivresse au substantiel. Se persuader que le corps n'a besoin de rien d'autre que la brûlure d'un liquide pour lui anesthésier l'âme. Ce soir encore, c'est bien du boniment en poudre ou en flacon qu'elle est venue chercher, et si l'esprit n'en prend pas la mesure, son estomac, lui, semble pourtant des plus réjouit de l'arrivée de ce repas providentiel.

    Un instant, l'attention revient au jeune homme, en un regard sérieux qui se relève, adoucit, pourtant, d'un sourire flottant qui semble hanter ses lèvres.

    _ Mon Paradis ? Cela serait vous révéler bien trop de rêves et de fantasmes. C'est trop fragile pour être souillé en parole. Ce sont de ces choses que l'on ne doit pas dire... Comme si en les avouant, on en libèrerait l'essence, qui immédiatement se dissiperait dans l'air sans qu'on ne puisse jamais s'en ressaisir. Comme des vœux en quelques sortes...

    A nouveau, l'Anaon plonge sa cuillère au plus liquide du ragout, pour en faire ruisseler la sauce sur le tendre de l'agneau. Puis de repiquer encore une bouchée de ce plat dont elle n'espère jamais voir la fin.

    _ Quant au paradis du commun des mortels, je crois sans hésiter pouvoir dire que les hommes pour paradis n'aurait besoin que d'une bonne bouteille et d'une belle femme sur les genoux, et les femmes, d'un bon amant dans leur couche somme toute fidèle de surcroit. A peu de choses près... Et que si l'enfer pour Tabouret n'est qu'une belle poitrine, alors sans doute que son paradis est pavé de femmes amazones, doublement amputées de leur deux seins.

    Et de prendre à témoin le désigné, d'un regard qui rit ce que le faux sérieux de son visage ne montre pas.

    _ Me tromperais-je ?

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    | © Image Avatar : Eve Ventrue | © Image Signature : Cristina Otero | Anaon se prononce "Anaonne" |
Alphonse_tabouret
S’amusant du regard pétillant posé sur lui quand tout le visage avait la sévérité d’une âme sérieuse, il accorda à son hôte un rire contenu par sa bouche pleine avant de s’en délester et de retrouver l’agilité des mots à disposition

Mystérieuse Anaon qui ne délivre ni ses vœux, ni ses visions d'ailleurs , la taquina-t-il d’un sourire doux, irrémédiablement troublé par les chaleurs conjuguées de l’épice et de l’alcool, étrange tendresse loin de la compassion et proche de la tacite entente des condamnés, agitant la cuillère vide vers le visage ourlé de la mercenaire à la manière d’un sceptre qui eut pu trouver au-delà du front féminin, les secrets qu’elle gardait enfoui. S’il fut tenté d’insister, il se ravisa, prudent félin préfèrant errer aux frontières ouvertes des ombres que de s’en voir priver l’accès par un mot de trop, arpenteur infatigable de mornes plaines qu’on lui offrait tant qu’il discernait, au loin, les lueurs de ses envies, et Anaon subjuguait ses envies, inconscient candide ne sachant pas encore les vérités odieuses qui les liaient malgré eux à la coupe vorace de Von Frayner.
Sachez Demoiselle, commença-t-il en insistant sur le dénominateur et le ton volontairement docte… que mon paradis ne comporte aucune trace d’amazones… Les femmes ne sont pas faites pour passer l’éternité avec, la provoqua-t-il en arguant vers elle la malice d’une expression suffisante, replongeant sa cuillère dans son bol pour en racler le fond et avaler la dernière bouchée de son plat en laissant volontairement trainer un silence quand tout dans son attitude signalait qu’il n’avait pas fini de prendre la parole, exaspérant d’une lenteur jouée, sur-jouée, caricaturée, à la façon des pédants qui croyaient que donner du poids aux mots passait systématiquement par une mise en scène laborieuse, comme si leurs interlocuteurs n’attendaient que la bonne parole dispensée à leurs lèvres.
Cela dit… Le bol fut posé dans un bruit sec sur le bureau, geste dont le contrôle fut rendu approximatif par l’éther qui lui coulait aux veines et dont l’ambre attendait, insidieuse, qu’il ne la savoure à nouveau. Les doigts se déployèrent à la manière d’un grappin au-dessus du réceptacle pour le ramener à lui quand il se calait de nouveau dans les profondeurs moelleuses du fauteuil voisin de celui de la brune… je vous accorderai que les hommes ne sont pas plus faits pour que l’on choisisse l’infini à leur coté… Cela ressemblerait certainement à une éternité à ranger leurs chausses derrière eux… fit il en haussant les sourcils, comme vaincu par cette fatalité.
D’un geste de la main, il chassa la conversation engagée, argumentant de quelques mots entrecoupés d’une lampée vidant son verre de moitié :
Nous avons parlé de la mort, que diriez-vous désormais de parler de la vie ? Après tout, c’est bien là que, pour l’heure, nous excellons, badina-t-il sans se douter que c’était pourtant dans son antithèse qu’Anaon distillait ses armes, créatrice morbide, araignée aux toiles mortuaires qui étirait ses filaments dans les méandres les plus noirs du savoir.

Dehors, Paris dormait, heures creuses, réservées pour la plus part aux rêves des enfants, aux amants fiévreux ou aux malheureux insomniaques, crachin de nuit qui recouvrait et enveloppait chaque âme aux paupières lourdes, trop pour célébrer l’avancée du jour qui pointerait invariablement son nez au travers des premières brumes, assez pour vivre au-delà du voile, les prémices des songes. Dans le bureau du comptable, la soirée s’était poursuivie sur le fil des babillages les plus anodins, fragments de paix dans la tempête grondant pourtant derrière les murs de la conscience, parenthèse improbable ouverte sur deux mondes dont la collision aurait pu être spectaculaire si par malheur, l’un ou l’autre avait abordé dans l’euphorie de la source ou des plantes, un sujet épineux, mais qui pour l’heure, tournait l’un autour de l’autre sans heurts, astres trop égoïstes pour ouvrir leurs frontières même à l’accalmie de l’ivresse, novas qui jouaient de l’ombre pour ne point altérer la danse orchestrée par la surprise de ses retrouvailles.
Qu’il était loin des pensées faunes, le pantin articulé qui avait arraché la vie sur le visage impassible de Von Frayner lors du bal de Noel, et pourtant, qu’elle était proche, plus proche que jamais, cette odieuse connexion qui aurait effrité le délice de l’instant aux affres de la compréhension.

Plus tard, à la faveur d’une bacchanale Judéenne, Anaon apparaitrait et éventrerait de sa seule présence en ces murs, le monde crée lors de cette soirée, d’une chaine de questions sans fin, mais pour l’heure, ivre, plus qu’il ne l’aurait pensé, la tête renversée aux hauteurs de son fauteuil, les tempes pleines de mots et d’alcool, un sourire trainant gaiement sur le visage quand ses paupières alourdies entravaient une vue déjà brouillée, Alphonse se demandait s’il avait gagné un baiser sur le front en guise de couverture ou une danse virevoltante aux douze coups de minuit.

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Anaon

    "Mystérieuse Anaon qui ne délivre ni ses vœux, ni ses visions d'ailleurs."

    Le sérieux de ses traits se brise délicatement quand un sourire des plus léger vient tendre un coin de ses lèvres. Presque satisfaite de cette réplique. Revenant à son plat sérieusement entamé, l'Anaon tend l'oreille. Diluant son sourire dans une nouvelle bouchée, elle se force à en amenuiser la voracité par politesse. Mais quand on dit que l'appétit vient en mangeant... Les lèvres se referment sur la cuillère quand les yeux se relèvent sur le comptable. Elle écoute, puis il se tait. La cuillère retrouve son bol. Puis suspendue à son silence... elle attend.

    Oui, elle attend, sans doute plus attentive qu'elle ne devrait. Elle n'ose pas briser la réflexion théâtrale d'Alphonse du moindre petit geste. Seul un clignement de paupières vient exprimer son doute quant à la conduite à tenir. C'est quand elle se résout enfin à déloger sa cuillère de son reste de ragout que la parole masculine éclot à nouveau et la stoppe net dans son geste. Les azurites suivent le bol posé qui sonne creux et vide contre le bureau. Son regard revient au sien pour constater qu'il arrive à sa fin. Sans doute devrait-elle rendre plus souvent visite à Alphonse à l'improviste. Si les papilles en finissent autant ravie que l'esprit...

    A la mention des hommes et de leurs chausses, la sicaire laisse échapper une exclamation amusée, bouche close, avant de jouer à nouveau avec un bout d'agneau du bout de son couvert.

    "Nous avons parlé de la mort, que diriez-vous désormais de parler de la vie ? Après tout, c’est bien là que, pour l’heure, nous excellons. "


    Le nez se redresse. Les prunelles contemplent la pomme d'Adam du comptable gigoter sous le passage du whiskey. Tendre mouvement qui forge peu à peu l'ivresse de l'homme. Les azurites embrassent son propre verre, avant de préférer les teintes chaudes du massala au vert empoisonné... Pour l'heure. A nouveau, la viande tendre s'en vient réjouir son palais pour ses dernières bouchées.

    _ La mort est fascinante de ne pouvoir être explorée qu'à travers les autres. Mais si vous le désirez... je vous conterai la vie...


    Et ils conteront alors. Dans une duplicité sincère. Une spontanéité dont ils ne montreront que la meilleure parcelle. Chacun soucieux de ne pas froisser l'agrément de l'autre ni même sa susceptibilité. C'est amusant à vrai dire, de voir comme d'un accord tacite, ces deux presque inconnus se sont conciliés pour ne jouer que du précautionneux. Sans jamais creuser ce qu'ils ont pu voir, cette fameuse soirée de l'an dernier, où ils se sont montrés capables de faiblesse. Capables de douleurs à combler. Où ils se sont sus pétris de parties sombres qu'ils n'ont pas souhaités exposer aujourd'hui. Diable, si Alphonse savait que ce soir-là, une grande partie de sa décadence était due aux affres causés par le plus terrible de Von Frayner...
    Mais pour l'heure les verres s'enchaînent, et elle contemple avec une attention particulière chaque rasade descendue par le comptable jusqu'à ce que le délié se fasse plus enivré. Bonne joueuse, elle n'est pas restée en reste, comptant cependant méticuleusement chaque verre d'absinthe ingurgité. Elle sait qu'avec ce poisson il y a une limite ou l'ivresse se change en folie, et qu'elle-même, pourtant pauvre habituée à ces excès, serait bien capable à forte dose d'y sombrer désagréablement.

    Quand Alphonse s'alanguit dans son fauteuil et installe alors un silence indolent, l'Anaon le considère, le regard soudainement nostalgique. Aux lèvres, un discret sourire, presque navré et bienveillant, qu'ont ceux qui contemplent avec résignation une chose touchante qui leur est interdite. Les azurites plongent dans son verre vide. Puis la main se délie pour poser le réceptacle sur le bureau. Le geste est précautionneux, mais assuré. Voilà son fardeau...

    Quand elle se lève de son siège, elle semble n'avoir perdu aucun aplomb. Et elle reste un instant à contempler l'éphèbe en proie au doux agrément laissé par l'alcool. Voilà ce qu'elle est incapable de ressentir. Voilà ce qu'elle envie aux autres. Ce sourire béat qu'aucun verre n'arrive à lui ficher aux coins des lèvres. Toujours l'alcool agit sur son corps. Comme tout un chacun, il lui arrive un moment, pourtant bien plus tardif que chez tout autre, où elle doit mesurer ses gestes. Où son champ de vision se rétrécit. Où elle sent une douce langueur lui appuyer sur les tempes. Mais sa conscience, elle, reste toujours intacte. Parfaitement sobre. Parfaitement claire pour diriger ses chairs qui s'engourdissent. Toujours capable de réfléchir aux moindres de ses gestes. Toujours capable de se morfondre et de subir tous ses démons. Toujours là, pour la laisser éternellement responsable de ses actes.

    Elle ne dira pas qu'elle n'a jamais connu l'ivresse. Mais son ivresse à elle, n'a rien d'une ébriété ardue et joyeuse. Son esprit ne décroche qu'au seuil du comas éthylique, quand tous se sont écroulé et qu'elle, elle flirte avec la lisière du blackout.
    Parier sur l'ivresse de l'Anaon, c'était s'assurer la défaite.

    Son sourire s'enhardit un peu plus quand elle tend la main, se saisissant de l'avant-bras d'Alphonse pour l'aider et l'inciter à se lever. La voix se fait douce et bienfaisante.

    _ Et si vous m'indiquiez votre chambre que je vous y ramène ?

    Je vous ai promis.

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