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[RP] L'Ombre du Néant

Kalith
Retour au réel

La fin d'un rêve tourmenté, brutal, agité. Un réveil douloureux, qui lui demande un certain effort physique et mental. Elle se redresse sur le lit, son regard émeraude arpente la pièce, détaillant chaque meuble, chaque objet. Elle ne reconnaît pas cet endroit. Ou peut-être l'a-t-elle simplement oublié. Comment savoir ? Elle n'en sait strictement rien.

Des images lui reviennent progressivement. Elles assaillent son esprit. Un paysage chamarré, presque joyeux, un ressac lointain, le chant des oiseaux. Et puis une chute. Violente. Qui finit par céder la place à un abîme sans fond. Une chute inexorable. D'autres images viennent attaquer son esprit, plus lointaines, mais pas moins réelles. Suffisantes pour réveiller une ancienne douleur qui meurtrit toujours son corps.


Reste calme !

Sa main vient instinctivement toucher ses cheveux, s'enroulant dans une longue mèche brune. Elle ferme les yeux un instant. Sa respiration se fait plus fluide, moins saccadée. Elle prend une nouvelle inspiration, et repère enfin ses vêtements, soigneusement pliés sur une commode à proximité de la fenêtre. Méfiante, elle scrute une nouvelle fois les alentours avant de se lever, laissant nonchalamment glisser le drap qui dissimulait sa nudité. Elle s'arrête un moment pour regarder à travers le carreau, et étudie ce qui ressemble à la cour intérieure d'un couvent.

En récupérant ses vêtements, elle remarque un mot laissé là à son attention, ainsi qu'une lettre. Elle le parcourt brièvement avant de se vêtir, et récupère le reste de ses affaires, rangées dans un coffre. La missive pouvait attendre.

Après un dernier regard vers la pièce austère qui lui a servi de refuge, elle pousse la porte pour arriver dans une allée. D'instinct, elle s'engage dans un couloir, et se dirige vers ce qui semble être la sortie. Une femme l'interpelle au loin, cherchant visiblement à lui dire quelque chose. Elle est vêtue d'une longue robe qui trahit son mode de vie, et son appartenance religieuse. Mais la jeune femme n'a pas le temps pour cela, aussi presse-t-elle le pas jusqu'à franchir la grande porte qui mène vers la liberté.

A l'extérieur, la vie poursuivait son cours. Le temps n'avait pas suspendu son vol durant sa léthargie, et les gens continuaient de vaquer à leurs propres occupations au gré de leur existence. Vaste insouciance d'un monde infini, souffle d'un temps sur qui rien ni personne n'a d'emprise. Elle était une inconnue que personne n'avait attendue. Une anomalie dans un tableau parfait.

La jeune femme s'arrête après quelques pas, la main posée sur le tronc d'un arbre robuste. Elle reprend son souffle et laisse le temps à son esprit de s'imprégner de ces images, de ces sons, de ces odeurs. Des gens qui se hèlent à distance, des enfants qui courent, le hennissement d'un cheval, l'arôme d'un fumet s'échappant d'une taverne. Un tourbillon de sensations mouvantes et tangibles, un torrent vertigineux venant s'écraser sur une roche encore trop fragile. Vertige.

Non sans difficulté, elle se détache finalement à regret de son support éphémère, et met un pied devant l'autre jusqu'à atteindre le marché du village. Là, elle achète quelques provisions en évitant les regards et les discussions. Un homme la dévisage, mais elle l'ignore. Une vieille femme essaie d'engager la conversation, mais elle l'ignore également. Elle n'est pas là pour discuter. Aussitôt ses achats effectués, elle poursuit sa route en pressant l'allure.


Cours !

Elle ne court pas, mais le bourg est déjà derrière elle. Elle ne se retourne pas, et emprunte une route en suivant les indications sur une pancarte. Elle sait où elle va, et c'est toujours ça de gagné. Elle a des choses à régler, et des choses à récupérer. Un objectif. Un début de contour qui se dessinait autour de formes abstraites. Un phare venant guider un navire pris dans la tourmente par une nuit sans lune. Espoir.
Kalith
Tout le poids du monde

D'abord des champs à perte de vue, suivis d'étendues verdoyantes où serpentait une route qui n'était pas nécessairement pavée que de bonnes intentions. La nature sauvage succédait à la civilisation, laissant parfois entrevoir la silhouette de quelque voyageur ou vagabond errant à l'échine courbée. Comment savoir lesquels étaient honnêtes, et lesquels pouvaient être animés d'intentions viles sinon belliqueuses ? Un malheur pouvait jaillir si rapidement, là, et vous cueillir au milieu d'un champ de fleurs dont la douce vision ne le distinguait pas davantage de la ruelle sordide du premier bourg venu. Il suffisait d'un éclair, d'une opportunité. L'éclat d'une lame au soleil, ou sous le pâle reflet de l'astre nocturne, et tout pouvait se jouer en une fraction de secondes. Un corps s'arrêtait de respirer, mais le temps ne cessait pas de s'écouler pour autant, et la vie continuait. Celle des autres. La prudence restait donc de mise.

Le premier village qu'elle franchit semble plus animé que celui à l'origine de son odyssée. Elle prend un temps pour s'y préparer. Respirer. S'apaiser. Contrôler ses émotions. Elle se remémore ce qu'elle a appris. Bribes de vieilles habitudes qui lui étaient autrefois familières. Vestiges d'une ancienne vie qui lui appartient toujours. Elle sait comment se comporter, et il ne lui reste qu'à appliquer ces quelques consignes. Respirer. Sourire. Rester maître de soi.

Elle pousse la porte de la première taverne. Personne. Elle en profite pour s'asseoir à une table proche d'une fenêtre et commande un verre. Ses muscles se relâchent, son visage se détend. Alors qu'elle regarde par la fenêtre, elle se souvient de la lettre qu'elle avait reçue. La lettre. Elle avait bien failli l'oublier. Ses yeux en parcourent brièvement le contenu. Haussement de sourcil. Une personne qui prétend la connaître lui donne rendez-vous dans une ville proche. Problème, elle ne connaît pas cette personne. Peut-être l'a-t-elle seulement oubliée. Comment savoir ? Elle range la missive et commande un autre verre. Inquiétude. Questionnements.

Des clients arrivent progressivement alors que le soleil s'élève toujours plus haut dans les cieux. Elle préserve les apparences et arbore son masque le plus urbain. Des habitants la questionnent sur sa destination, sur la nature de son voyage. Les gens ont cette curiosité naturelle qui les pousse constamment à s'intéresser à ce que font leurs semblables, comme mus par un besoin irrépressible de toujours vouloir en apprendre davantage sur tout le monde. Elle répond avec le sourire, discute sereinement avec eux, mais sans trop en dévoiler. On ne connaît jamais assez la personne assise en face de soi. Elle écoute, et observe beaucoup. D'anciens réflexes lui reviennent, elle se sent plus à l'aise à mesure que le temps passe, mais il ne faut pas trop se précipiter. L'heure est venue de quitter les lieux et de reprendre la route.

La ville suivante est autrement plus impressionnante. Une capitale. Autrement dit, un lieu à forte concentration. Le brouahaha est déjà perceptible de l'extérieur, annonce solennelle d'une activité bourdonnante. Une opportunité idéale pour renouer le contact avec autrui, tisser des liens, et réapprendre à se comporter en société. Une nécessité, hélas. Elle le faisait très bien autrefois, et il n'y avait aucune raison pour qu'elle n'y parvienne plus. Il lui fallait simplement encore un peu de temps, et de confiance en soi. Le reste suivrait naturellement.


Tout ira bien.

Autant se lancer directement. Elle entre dans une taverne et s'installe à une table où elle converse avec des habitués. L'accueil est chaleureux. Une nouvelle fois, on l'étudie et on l'interroge, mais elle sait comment réagir. Elle y passe une partie de la journée et, au bout de quelques heures seulement, elle a déjà reçu plusieurs propositions. Emménager en ville, voyager avec un groupe à travers le royaume, embarquer à bord d'un navire à destination de contrées lointaines, ou encore adopter un curieux personnage. On s'étonne également de la savoir seule sur les routes, mais elle se contente de hausser les épaules en guise de réponse, et assure qu'elle sait faire preuve de prudence.

Satisfaite du temps passé à converser et à connaître un peu mieux les habitants, la jeune femme décide de mettre à profit le reste de l'après-midi pour déambuler paresseusement dans les rues de la ville. Elle rend des sourires, visite plusieurs échoppes et échange quelques mots avec les commerçants du coin. C'est une ville charmante où il semble impossible de s'ennuyer, et où les activités ne manquent pas. Elle y croise également plusieurs voyageurs de passage, et réalise tout l'attrait que l'endroit semble exercer sur les gens. Cela peut se comprendre, si on aime les coins très fréquentés.

Le soir venu, elle décide de retourner à l'auberge de la ville. Profitant du calme ambiant, elle s'assied à une table proche de la fenêtre, et se saisit d'une chope qu'elle sirote tranquillement tout en relisant cette lettre qui l'intrigue tant. Le grincement de la porte la soustrait à ses pensées, et elle replie aussitôt le vélin pour le ranger avec ses affaires. Un homme s'avance et lui propose à boire, ce qu'elle accepte poliment. S'ensuit alors une discussion pour le moins étrange, et parsemée de lourds sous-entendus. Sa respiration s'accélère légèrement, mais elle s'efforce de se montrer impassible, soutenant le regard et les propos de son interlocuteur toujours plus sous l'emprise de l'alcool. La tentation de fuir est grande, mais elle fait front et lui tient tête, cherchant à le déstabiliser et le pousser dans ses derniers retranchements.

Envolée toute notion de prudence. Elle ne va pas se laisser faire, et ne compte pas s'enfuir comme la première donzelle effrayée venue. Plus maintenant. Elle affronte sa peur avec résolution. Elle tente de renvoyer l'image d'une femme inébranlable. Sa langue se délie et se fait plus piquante, elle le provoque délibérément pour le mettre face aux conséquences qui l'attendent s'il ose aller plus loin. Ce n'est que pure inconscience. Mais elle ne réfléchit plus. Elle n'est plus elle-même.


Montre-lui qui tu es.

Mais alors qu'il semble sur le point de partir, il lui susurre des mots crus à l'oreille et lui mordille la joue, la prenant au dépourvu. Elle pousse un cri de surprise et reste un moment tétanisée, mais sa main ne tarde pas à prendre son envol. Une gifle magistrale qui le fait vaciller sur place.

Tue-le !

Immobile, elle le fixe sans sourciller, le défie du regard, en une ultime provocation. Folie. Les choses pourraient empirer, et elle voit passer un éclair dans le regard de l'homme qui lui fait face. Il finit cependant par abdiquer et tourner les talons. La porte s'ouvre en un dernier grincement, et il disparaît en s'enfonçant dans la nuit noire.

Plusieurs minutes s'égrainent, interminables. Elle n'a pas bougé, le regard toujours rivé sur la porte close. Quand elle reprend le contrôle de son corps, elle est prise de violents tremblements. Péniblement, un pas après l'autre, elle retourne s'asseoir à sa place, prenant appui sur la table. Sa main vacillante vient chercher le refuge de sa longue chevelure. Mais les tremblements ne cessent pas. Elle pousse un hurlement sauvage, et une chope part s'écraser contre le mur du fond, volant en éclats. Haletante, la tête prise entre ses mains, il lui faut de longues minutes pour commencer à entrevoir les premières lueurs d'un apaisement. Sa vieille douleur vient se rappeler à ses souvenirs, et avec elle certaines images à jamais ancrées dans sa mémoire. Absence.

Alors, elle se relève. Lentement. Calmement. Elle rassemble ses affaires et quitte l'établissement dans le silence le plus total. Un vent frais s'est levé, mais elle ne le sent même pas. Elle ne ressent rien. Une brise légère qui vient s'insinuer dans ses cheveux et effleurer sa peau. Comme une invitation à aller de l'avant. Ce qu'elle fait, sans un regard par-dessus son épaule. Les rues sont désertes, comme si aucune âme n'aurait pour idée de s'éterniser en une heure aussi tardive. Les portes de la cité franchies, elle reprend alors la route à la faveur de l'obscurité. Ombre parmi les ombres.
Kalith
Détours de pensées

Deux longues journées d'une marche harassante. Loin des villes, loin de tout. La brune évite même la route, lui préférant les chemins détournés. Elle n'a pas envie de croiser du monde. Elle souhaite être seule, au moins un temps. Silhouette solitaire dans un monde d'ensembles, tache d'encre sur un tableau verdoyant aux mille éclats. Elle se déplace à son rythme, sans forcément se presser. Elle ne fuit pas. Et pourtant, ce sentiment l'envahit, s'insinue dans son esprit et y sème le doute. D'un geste brusque, elle chasse une mèche rebelle venue strier son regard. Agacement.

Le soir, elle se débrouille pour trouver un abri et établir un camp improvisé. Ses pensées se perdent au rythme crépitant des flammes dansant au clair de lune. Elle est comme subjuguée, happée. Ses pensées se bousculent en un chant chaotique, comme autant de créatures difformes réclamant une mère qui ne répond pas à leurs appels désespérés. La jeune femme tente de se remémorer certaines scènes de son ancienne vie. Elle s'efforce de se concentrer sur les choses positives qui ont précédé la chute. Des amis, une fillette au rire joyeux, une maison chaleureuse. L'esquisse d'un sourire naît sur ses lèvres silencieuses. Combien d'entre eux se souviennent encore d'elle aujourd'hui ? Elle aurait peut-être bientôt un élément de réponse. Mais elle préfére ne rien en attendre. L'espoir est une superstition source de douleur. Une notion faite de mots abstraits dont on use pour se rassurer, quitte à se mentir ouvertement. La désillusion n'en est alors que plus cruelle.

Bientôt, une nouvelle cité apparaît. Ses murailles imposantes se dessinent dans le lointain, lui conférant une silhouette comparable à un géant assoupi entre deux collines. Elle ne peut se permettre de toujours éviter le contact d'autrui. Bien qu'ébranlée, sa foi envers le genre humain ne doit pas se transformer en une perpétuelle fuite en avant. Il lui faut également se nourrir, et ses provisions commencent à diminuer de façon non négligeable. L'heure est à nouveau venue de sauver les apparences.

Elle entre dans la première auberge afin d'y louer une chambre pour la journée. Elle en profite pour aller se coucher et prendre un sommeil réparateur de quelques heures. Elle ne se réveille pas avant le zénith étincelant de l'astre céleste, et s'étire longuement les bras et le dos. Elle consacre ensuite une partie de l'après-midi à effectuer quelques achats, avant d'aller faire un tour à la taverne en fin de journée. Elle y croise une poignée de personnes, toutes très cordiales. Echange de considérations sur les villes alentours, anecdotes passionnantes, informations utiles à propos de ce qui se trame sur les routes. Elle apprend notamment la fermeture de frontières voisines pour cause de conflit politique. Elle n'y connaît pas grand-chose, mais elle se doute que ce doit être sérieux. La prudence sera une nouvelle fois de rigueur, car il s'agirait de ne pas se heurter à une armée hostile. Pas si près du but.

Sonne alors l'heure du départ. Elle retourne récupérer ses affaires à l'auberge, et s'oriente vers les portes de la ville. Le chemin pour sa prochaine étape n'est pas si long, mais il n'en est pas moins dénué d'incertitudes. Rejetant les pensées sombres et les doutes qui l'assaillent, elle franchit la muraille pour rejoindre la route et reprendre sa marche solitaire. Une marche vers son vécu. Une marche vers l'inconnu.
Kalith
Ombres du passé

Elle traverse la ville suivante telle une brise effleurant l'herbe. Une trace de pas dans le sable, aussitôt effacée par une caresse océanique. Furtive, anonyme. Rapidement oubliée. C'est l'avant-dernière étape de son voyage, et elle ne s'arrête que le temps d'un repas frugal. L'envie n'y est pas vraiment. Son estomac est noué, et elle peine à avaler sa maigre pitance. Assise sur un muret délabré, elle observe les allées et venues d'un oiseau pour nourrir sa progéniture à l'abri d'un arbre. Léger soupir.

Il est encore tôt lorsqu'elle décide de mettre les voiles. Elle quitte les lieux sans avoir croisé âme qui vive. Ce n'était pas vraiment pour lui déplaire, mais elle doit se remettre en route. Elle ignore encore ce qu'elle fera une fois sur place. Tenter d'y reconstruire sa vie ? Le village avait probablement bien changé depuis son dernier passage, et les chances de ne plus y reconnaître personne élevées. Elle aurait bientôt réponse à ses nombreuses questions.

Peut-être pour la première fois depuis le début de ce voyage, elle se contente de suivre docilement le sentier. Le dos légèrement courbé sous le poids de ses affaires, elle progresse à un rythme raisonnablement lent. Son regard est rivé devant elle, accroché à un point imaginaire de l'horizon se dessinant droit devant. Comme pour s'empêcher de faire demi-tour. Reculer n'aurait aucun sens, de toute façon. Alors la jeune femme continue d'avancer. Elle s'arrête parfois pour reprendre son souffle ou masser ses jambes endolories, mais elle continue. Encore. Toujours.

Bientôt, la délivrance. La fin d'un voyage solitaire entrepris quelques jours plus tôt. Elle pose le sac à ses pieds, et observe un moment les portes d'un village qui ne l'attend probablement pas. Combien de temps s'est donc écoulé depuis la dernière fois où elle y a mis les pieds ? Depuis combien de temps n'est-elle pas rentrée chez elle ? Des années, probablement. Trop pour pouvoir les compter. Ou peut-être qu'elle préfère ne pas y penser. La situation lui paraît tellement absurde qu'elle lui arrache un demi-sourire.


Bordel...

Alors elle s'avance, et pénètre dans l'enceinte du bourg. Elle remonte plusieurs rues, détaillant avec curiosité le paysage, les habitations. Elle essaie de distinguer certains visages mais n'en reconnaît aucun. Même la disposition des lieux lui semble différente de la dernière fois. Certains habitants la regardent passer avec indifférence. Elle est une voyageuse anonyme. Une étrangère en ses terres. Elle voit passer devant elle les spectres d'autrefois. Probablement partis depuis longtemps.

L'emplacement de l'auberge n'a pas bougé, en revanche. Sa décoration semble avoir subi quelques changements, mais elle reconnaît bien l'établissement. Elle s'installe à une table afin de se désaltérer, et apprend à faire connaissance avec des voisins qui ne la connaissent pas. On lui demande d'où elle vient, et où elle se rend. Si elle compte rester. Les autres sont surpris d'apprendre qu'elle est du coin sans jamais avoir aperçu son visage auparavant. Haussement d'épaules. Elle se contente d'expliquer être longtemps restée sur les routes, pour un long voyage. Elle néglige les détails sans importance. Elle n'évoque bien évidemment pas non plus ce dont elle ne se souvient pas. Comment pourraient-ils comprendre ? Elle ne tient pas non plus particulièrement à se faire plaindre. Ce n'est pas vraiment son genre.

Prétextant avoir des choses à faire, elle prend congé et quitte les lieux. Elle se sent vidée, épuisée. Angoissée. Elle préfère s'isoler avant qu'une nouvelle crise ne s'empare d'elle. Ce n'est pas tant le trajet en lui-même. C'est un ensemble de choses autrement plus complexe. Un entrelacs de fils multicolores se mêlant en un tout inextricable. Un labyrinthe d'ombre et de lumière où chaque mur est illusion, et chaque issue désillusion.

Ses pas la conduisent machinalement vers une bicoque isolée. Petite mais d'aspect robuste, elle aussi semble avoir enduré les affres du temps. L'endroit apparaît négligé, presque abandonné, mais il en émane une certaine forme de pérennité. La jeune femme hésite un instant, puis elle franchit le seuil de l'habitation, où elle pose son sac. Elle avance prudemment, comme si elle y mettait les pieds pour la première fois. Ses doigts effleurent lentement les meubles recouverts de poussière, son regard parcourt la pièce de long en large. Le silence est complet, le temps comme suspendu. Elle récupère une petite boîte posée sur un meuble, et s'assied sur le lit. Elle l'époussette, puis l'ouvre pour révéler un miroir de taille modeste. Et contemple son reflet pour la première fois depuis un moment.

Elle ne ressemble à rien. Ses traits sont marqués par la fatigue, et ses cheveux emmêlés. Ses yeux verts ont perdu leur éclat d'autrefois. Elle se force à sourire un peu, mais peine à se convaincre. Sa main se crispe. Elle referme le boitier pour le ranger, et s'étend sur le lit sans même prendre la peine de se déchausser. Ses pensées vagabondent librement tandis qu'elle fixe le plafond. Jusqu'à ce que le sommeil ne vienne l'emporter, le temps de quelques heures. Une trêve bienvenue.

Lorsqu'elle se réveille, la luminosité a légèrement diminué. Elle se lève pour aller remplir un baquet d'eau, et se déshabille afin d'y prendre place. Le contact liquide sur sa peau nue la fait frissonner, mais la sensation est agréable. Elle évite de laisser son regard se poser sur les marques qui hantent encore son corps. Elle reste étendue ainsi quelques instants avant d'entreprendre sa toilette, et passe un long moment à se brosser les cheveux, le regard perdu dans le vague. Un geste machinal. Un geste qui lui avait manqué.

Revêtue d'une tenue propre, la jeune Kalith finit par ressortir de chez elle. Prendre soin d'elle lui a fait du bien, et elle a envie de retourner se mêler aux gens. Raisonnablement. Elle retourne donc à l'auberge, où elle fait la connaissance de plusieurs personnes aimables. Des gens du coin, des voyageurs, des couples. On discute de tout et de rien. Du comté, de ceux voisins. De la guerre qui fait actuellement rage, à quelques villes de là. Certains sont bloqués sur place pour des histoires de laisser-passer. D'autres se rendent prêter main forte à l'armée, ou secourir les blessés. Tout ce petit monde s'agite, réagissant aux événéments récents et en cours. C'est dans l'ordre des choses.

Plus tard dans la soirée, elle a l'occasion de discuter longuement avec une autre femme. Echange d'expériences respectives. Partage de tranches de vie. La brune apprécie la discussion, même si elle fait ressortir certains souvenirs enfouis qui la font toujours souffrir. Elle n'en dévoile d'ailleurs presque rien, mais les deux semblent se comprendre malgré tout. Et les plaisanteries échangées sont une raison suffisante de prolonger la conversation. Elle a plus ou moins appris à s'accomoder de la douleur. En société, du moins. Elle a pris l'habitude de cacher ce qui la tourmente, de dissimuler ses maux derrière des mots. Jusqu'à un certain point. Subterfuges.

Elle songe encore aux paroles échangées au moment de quitter l'auberge. La solitude, souvent salvatrice, parfois pesante. Ce vécu qui l'empêche de profiter pleinement de la vie, et de ses envies. Ses craintes et incertitudes. Ses angoisses secrètes. Elle repense encore à la lettre reçue tout en suivant le chemin qui la ramène à sa demeure. Elle s'immobilise sur le seuil, et observe la pièce devant elle. Hésitation.


Et puis merde !

Sans réfléchir davantage, elle rassemble quelques affaires. Des provisions, quelques vêtements de rechange. Le strict minimum. Elle est sur le point de sortir lorsqu'elle fait demi-tour. Elle empoche la petite boîte posée sur une commode, et referme la porte derrière elle. Son voyage n'est pas terminé. Il ne fait que commencer.
Kalith
Destins incertains

Le chemin serpente devant elle, de plaines en coteaux, de bosquets en ruisseaux. Ses méandres se perdent dans un infini lointain. Promesses d'un lendemain. Les voyageurs qu'elle croise sont rares, le plus souvent en groupes épars. Comme elle, ils avancent vers une destination. Mais la sienne n'a rien de vraiment précis. Ses contours restent flous et incertains. Elle avisera en temps voulu, comme à son habitude. Elle ne prévoit que rarement à l'avance.

Elle passe la soirée à la belle étoile, et se réchauffe auprès d'un feu de camp à la timide lueur rougeoyante. Songeuse, elle laisse une nouvelle fois ses pensées voguer au gré du flot de ses souvenirs. Elle se remémore l'époque où elle a pris la route pour la première fois, ainsi que les suivantes. Toute sa vie n'aura finalement été que voyages. Des voyages ponctués de haltes plus ou moins brèves. Plus ou moins souhaitées. Qu'il est loin le temps où elle empruntait les chemins en regardant devant elle avec un sourire radieux, lorsque le poids de ses pensées n'était alors pas un fardeau. Un temps où elle se plaisait à rêver et fantasmer. Chimères. Rêves brisés.

Le soleil n'est pas encore levé lorsqu'elle se remet en marche le lendemain matin. Plusieurs heures s'écoulent avant qu'elle n'atteigne sa prochaine étape. C'est une cité imposante, grouillante d'activité. Des colonnes entières entrent et sortent par les portes principales, comme autant de fourmis affairées par quelque tâche d'une importance capitale. La guerre. Kalith se souvient alors ce qu'on lui avait dit à propos du conflit qui agite actuellement le comté. L'armée est présente, et la ville probablement en état d'alerte. Une voix intérieure lui souffle de ne pas s'éterniser sur place.

Elle avait vu juste. Des soldats sont visibles à tous les coins de rues, et les étals du marché semblent avoir fait l'objet d'une razzia. Elle entend les gens parler entre eux, échanger des murmures. Quelques regards intrigués ponctuent sa venue, mais elle préfère les ignorer. Elle pousse la porte de la première taverne afin d'en apprendre davantage. Elle y rencontre des habitants, mais aussi quelques voyageurs. L'accueil y est courtois, l'ambiance somme toute assez détendue, malgré ce que la situation pouvait laisser présager. Elle a également le plaisir de retrouver une femme rencontrée quelques jours plus tôt. Les deux sont ravies de se retrouver saines et sauves, et en profitent pour discuter. Curieusement, la vastité du monde ne l'empêche parfois pas de se montrer petit.

La journée touche déjà à sa fin quand un enfant fait irruption dans la salle et demande après elle. La brune est surprise de se voir remettre une missive soigneusement pliée. Le temps de relever les yeux, le messager a déjà filé, ne laissant derrière lui qu'une porte se refermant brusquement. Intriguée, elle ouvre le courrier et en parcourt le contenu du regard. Elle se fige. Il lui avait encore écrit. Il savait donc où elle se trouvait. Comment cela se pouvait-il ? Elle lit une nouvelle fois. C'était bien la même écriture. Qui est-il ? Que lui veut-il ? Le ton est familier, il semble bien la connaître. Il lui demande de le rejoindre. Il ne fournit aucune indication précise, en dehors d'un nom qui ne lui évoque absolument rien. Il donne même l'impression de ne pas pouvoir s'étendre trop longuement.

Elle décide de se servir un nouveau verre, le temps de la réflexion. Des idées, des pensées se bousculent dans son esprit. Agrégat de formes abstraites. Etait-il possible qu'il sache des choses qu'elle ignorait ? Savait-il précisément ce qui lui était arrivé avant sa longue torpeur ? Qui était-il pour elle ? Un ami, un amant, une simple connaissance ? Elle n'a qu'un moyen de le savoir. Partir le rejoindre. Mais elle n'est pas certaine de le souhaiter. Elle termine son verre lorsque sa nouvelle amie réapparaît pour engager à nouveau la conversation avec elle. Sur un coup de tête, elles décident de prendre la route ensemble. Chacune pour ses raisons. Kalith n'est pas encore sûre de vouloir retrouver cet illustre inconnu, mais elle est certaine de reprendre la route. Elle décide de s'accorder un délai pour y réfléchir.

Le trajet s'effectue sans encombre, et elle arrive dès le lendemain en vue de la première étape de leur trajet commun. La jeune femme n'aurait jamais imaginé voyager accompagnée. Elle est trop habituée à la solitude pour cela. Et pourtant, l'idée a jailli de façon spontanée. Les deux femmes se comprennent, et elles éprouvent toutes deux ce besoin d'évasion propre aux personnes que la vie n'a pas toujours épargnées.

L'endroit répond à merveille à la définition même de ville fantôme. Les rues sont vides, inhabitées. Certains champs semblent même à l'abandon, des outils jonchant le sol. Comme si toute forme de vie avait soudainement cessé d'être. Un chien errant est visible un peu plus loin. Il toise avec curiosité les deux âmes errantes qui osent s'aventurer en ce lieu de perdition avant de disparaître au détour d'une ruelle. Les deux jeunes femmes se retrouvent à l'une des rares tavernes encore sur pied, et profitent du calme ambiant pour discuter. Kalith écoute plus qu'elle ne se confie. Elle préfère quand il en est ainsi. C'est plus simple. Mais lorsque certaines questions lui sont posées, elle se fait plus évasive. Plus nerveuse. Son regard se perd dans de lointains souvenirs, comme figé dans le néant. Elle se crispe légèrement. Elle ferme les yeux, se concentre sur le rythme de sa respiration. Ses doigts jouent instinctivement avec une mèche de cheveux.


Reprends-toi, merde..

Plusieurs longues minutes passent. Interminables. Sa respiration se relâche enfin, et elle sourit légèrement. La discussion reprend sur un ton plus léger sur des choses anodines. Sans gravité. Plus agréables. Elles échangent quelques plaisanteries à propos de la ville, des endroits qu'elles aimeraient visiter. Les possibilités sont infinies. La brune aimerait voir tellement de choses, mais elle n'est pas pressée pour autant. Elle a le sentiment que son voyage est loin d'être achevé, et qu'il lui reste de nombreuses choses à découvrir. Mais une présence silencieuse subsiste dans un coin de son esprit. Une idée nichée dans un recoin, avec le germe du doute et du questionnement. Elle est partagée entre son besoin de liberté, et son désir d'obtenir des réponses. Les deux semblent difficiles à concilier, et elle craint ce qu'elle pourrait apprendre. Elle n'a aucun moyen de le savoir ce qui l'attend.

Il est bientôt l'heure de se remettre en chemin. Délaissant l'établissement morne au cœur d'une cité qui n'en a plus que le nom, elle reprend la route en vue de la prochaine étape. Là-haut, le soleil cède progressivement la place à une lune au long manteau obscur, qu'elle étend paresseusement sur les terres et les cieux. Royaume de ténèbres et de silence.
Kalith
D'ombre et de lumière

L'existence nous réserve régulièrement son lot de surprises. Parfois agréables, parfois moins, selon les circonstances. Mais elle est bien souvent dotée d'une forme d'humour caractéristique, d'un cynisme immanent qui lui est propre, et qui semble capable de nous cueillir lorsqu'on s'y attend le moins. Comme si, la plupart du temps, une joie ne pouvait qu'être de courte durée. Un coup du destin, et ce bonheur éphémère si précieux vous est alors arraché comme une brindille soufflée par un vent indifférent. Insensible à vos émotions. Et cette joie procurée par une chose en apparence si anodine se détache de vous, tel un nouveau fragment d'âme à jamais perdu.

La journée suivante permet à Kalith de découvrir une nouvelle ville. Une fois de plus, le calme semble régner en maître, et seuls quelques rares habitants apparaissent ici et là. Silhouette lointaines et indistinctes. Elle y retrouve brièvement son amie dans une taverne, mais aucun client ne vient se montrer. C'est à se demander comment les affaires font pour tourner en dépit de la faible fréquentation des établissements. Parfois, la jeune femme s'attend presque à retrouver le corps de quelque ancien propriétaire suspendu au bout d'une corde, accrochée à la poutre grinçante d'une taverne oubliée. Cette pensée aussi morbide qu'absurde la fait sourire. Il est bientôt l'heure de se remettre en route.

Le lendemain s'écoule loin de toute civilisation, le long des sentiers et d'un monde extérieur qui parle à la brune. Elle aime ces moments d'errance et de rêveries, au contact avec la nature. La nature ne vous juge pas, elle se contente d'être, et vous offre ce qu'elle a de manière désintéressée. Elle comporte certes son lot de dangers, mais rien d'aussi perfide ou sournois que celle humaine.

Le cours de la journée s'étire mollement au gré d'une progression sans précipitation, à contempler les variations proposées par le paysage environnant. La soirée est l'occasion pour les deux amies de converser autour d'un feu de camp. Bien qu'elle éprouve toujours une certaine difficulté à parler d'elle, Kalith répond à certaines questions, distillant quelques bribes éparses. Encore une fois, elle préfère écouter. Et lorsque la crispation commence à se faire ressentir, elle préfère changer de sujet, plaisanter de choses et d'autres. L'humour est un bon moyen de faire diversion, et de passer à autre chose. De penser à autre chose. Elle arbore alors son masque le plus coloré, son sourire le plus désinvolte, et entame cette danse de l'insouciance, ce ballet de la légèreté. La nuit se déroule paisiblement, loin de toute contrariété.

Elle se tient là, devant elle. Une grande et fière cité dont on lui a souvent parlé, mais où elle n'avait encore jamais mis les pieds. Les derniers jours l'ont ressourcée, apaisée. Elle se sent plutôt bien, et se languit de visiter l'endroit, de se perdre dans ses rues, de faire le tour des échoppes. Elle caresse même l'idée d'y séjourner plusieurs jours. Après un bref repos à l'hôtel, elle s'accorde quelques heures pour visiter librement le coeur de la ville et en arpenter les grandes avenues avant d'aller à la rencontre des habitants.

Le passage à la taverne est l'occasion de se mêler à la population, de faire la connaissance des autres personnes présentes. Les retrouvailles avec son amie sont également l'occasion de mettre un peu d'ambiance. Particulièrement de bonne humeur, elles acceptent volontiers quelques verres, sans doute un peu trop. Les rires se mêlent aux plaisanteries. Le moment est joyeux, agréable. Légèrement alcoolisée, la brune a envie d'en profiter, et se relâche un peu. D'ordinaire calme et posée, il n'est pas vraiment dans ses habitudes de se laisser aller de la sorte. Autant profiter de l'instant festif. Alors elle rit, joue la comédie, échange des regards amusés et complices. Pour la première fois depuis un certain temps, elle s'amuse. Relâchement.

Elle fait la connaissance d'un étranger aux manières fort cavalières. Peut-être même trop à son goût, mais pourquoi pas ? Voilà longtemps que quelqu'un n'avait cherché à se montrer galant avec elle. Elle se prête un peu au jeu, maniant avec une légère appréhension quelques vieux rudiments d'anglois appris autrefois.
Un autre homme l'aborde avec le sourire, probablement attiré par son aura rayonnante du moment. Il lui pose des questions, elle lui en pose en retour. Il fuit certaines d'entre elles, elle en élude également. Quelques plaisanteries et sous-entendus, des promesses, des paroles échangées. La jeune femme n'est pas dupe, mais elle est curieuse de voir jusqu'où il compte s'aventurer. L'alcool aidant un peu, elle se montre joueuse, jongle avec les mots, mais sans jamais chercher à trop en faire. Elle aime étudier les personnes qu'elle croise, a fortiori quand il s'agit d'un homme qui se montre intéressé. La discussion se transforme alors en vaste terrain de jeu, et elle apprécie quand la personne d'en face a du répondant. Sans compter qu'il y a bien longtemps qu'un homme n'avait cherché à la séduire autrement qu'en essayant de lui bondir dessus.

Mais plus la discussion se prolonge, plus une certaine forme de réticence se fait ressentir. Elle remarque certaines choses qui ne lui plaisent pas. Certains signes, certaines manières. Peut-être que la dissipation progressive des vapeurs d'alcool y est également pour quelque chose. Son instinct l'invite à la prudence, et elle reprend progressivement la maîtrise de ses émotions. Il cherche à l'embrasser, mais elle lui administre une gifle retentissante. Il en rit. Elle ne se départit pas de son sourire mais, au fond d'elle-même, elle sait déjà que tout est terminé. La pièce ne connaîtra pas de prochain acte, les acteurs ont dévoilé l'essentiel de leur rôle sur une scène qui ne leur était sans doute pas destinée. Elle se crispe intérieurement, son ton se fait peu à peu moins léger. Moins amical. Elle laisse son regard s'évader par la fenêtre, ses doigts parcourant longuement sa chevelure. Il l'imite. Elle s'interrompt pour l'observer. L'interroge froidement. Il continue de plaisanter. Mais elle ne plaisante plus. Il ne se doute pas que la partie est déjà terminée. Il croit la comprendre, mais il ne la comprend pas. Il ne la connaît pas. Personne ne la connaît réellement.

Un autre homme fait son apparition. Elle salue brièvement, et écoute les deux d'une oreille distraite, le regard toujours accroché à l'extérieur. Echange de considérations masculines, plaisanteries sur les femmes, réduites à l'état d'instruments de désir, d'objets de leurs pulsions primaires. Les deux ricanent, évoquant cette part de bestialité qui sommeille en tout homme. Ce qu'elle entend la conforte dans son choix de n'être pas allée plus loin.

Mais la discussion commence à l'ennuyer, à l'agacer. Elle intervient pour placer quelques remarques que le nouvel arrivant n'apprécie pas. Il l'invective, la juge, la condamne. Il la rabaisse autant qu'il le peut, et l'autre réagit à peine. Timidement, il lui dit simplement que c'est déplacé, sans vraiment chercher à la défendre. Mais l'autre continue son flot d'injures. Sournoise. Frustrée. Narcissique. Stupide. Les qualificatifs s'enchaînent comme autant de gouttes d'une pluie corrosive venant s'écraser sur son visage. Elle bout intérieurement. Son poing se referme. Tremble. Elle n'est pas loin d'exploser, mais elle se retient encore. Elle lui dit ce qu'elle pense de lui, de ses manières, de sa vision des femmes. Sa colère est froide, sa langue se fait tranchante, son vocabulaire plus cru, mais l'autre poursuit son récital. Il finit par fuir la discussion alors qu'elle continue de lui crier dessus, et sort de la taverne. Un autre homme entre à ce moment là, et les salue comme si de rien n'était. Comme si cette scène n'avait rien d'inhabituel ou de choquant. Il salue son ami présent, et les deux prennent de leurs nouvelles respectives sur un ton détendu.

Elle reste assise sur sa chaise, en silence. Le regard perdu au-delà de la fenêtre. Elle ne dit rien, mais elle est une furie prête à exploser. Elle se contient. Difficilement. Sa main triture nerveusement une longue mèche de cheveux. Elle est présente dans la salle, mais plus rien ne lui parvient. Les voix résonnent comme de lointains échos. On lui pose une question qu'elle n'entend pas. Son coeur bat la chamade. Des images lui apparaissent par la pensée, issues des recoins les plus sombres de son esprit. Elle mobilise toutes ses forces pour garder le contrôle de soi. Egarement.

Progressivement, elle reprend conscience de son environnement. Le dernier venu se lève pour prendre congé, ne souhaitant pas déranger. Ses lèvres remuent à peine, mais elle articule des excuses, et se lève à son tour. Son soupirant la supplie de rester, il la tutoie, mais elle n'en a que faire. Elle lui répond devoir partir. Le ton est distant. Glacial. Elle n'a plus rien à faire là. Elle n'est déjà plus là. Elle a l'impression de suffoquer, de ne plus être en mesure de respirer. Elle franchit le seuil sans un mot de plus, tournant définitivement le dos à la taverne.

Le retour à l'air libre sonne comme une délivrance. Elle s'avance dans la rue, le regard rivé devant elle. Elle ne regarde personne, bouscule involontairement un passant qu'elle ne voit pas. Elle a besoin de s'isoler. Elle est terrifiée, angoissée. Elle a besoin de reprendre rapidement le dessus sur ses pulsions. Elle accélère, court presque. L'urgence devient pressante. Oppressante.

Elle s'engouffre dans l'hôtel, se précipite dans la chambre qu'elle loue. Elle claque la porte derrière elle, la verrouille. Elle tourne en rond un moment, maugréant des paroles incompréhensibles. Une bête en cage, prisonnière de ses propres émotions. De ses sombres pensées. Elle s'empare d'un coussin posé sur le lit et y plaque son visage. Elle hurle. Un cri étouffé. De rage, de désespoir. Création de cette indicible douleur qui hante son âme blessée. En cet instant, elle les hait. Tous. Et elle se hait pour ce qu'elle est devenue. Une femme faible, fragile. Meurtrie. Une femme que la vie a autrefois brisée, et qui ne parvient plus à se reconstruire. Elle essaie pourtant. Mais elle n'y parvient pas. Un vide immense, toujours plus vaste, qu'elle peine à combattre. Des souvenirs, des questions encore sans réponse. Une ombre grandissante qui occulte toujours plus son être. Une lutte intérieure à l'issue plus qu'incertaine.

Elle repose lentement le coussin. Sa main tremblante s'empare d'une plume et d'un vélin. Elle écrit à son amie. Elle veut partir. Quitter la ville le soir même. Il n'y a plus rien pour elle ici. Elle n'a plus rien à y faire. La lettre terminée, elle s'assied au pied du lit, glissant à même le sol. Elle ramène ses jambes contre elle, et reste ainsi en silence pendant un moment. Plusieurs heures s'écoulent, lentement.

La nuit a déjà déposé son long voile nébuleux lorsque la jeune femme trouve enfin la volonté de sortir. Elle part à la recherche de son amie, et la rejoint dans une taverne après s'être assurée qu'elle était bien seule. Elle entre, salue brièvement, et s'assied. Son amie l'accueille avec un sourire, mais la brune n'a pas envie de sourire. Elle raconte, succinctement. Elle exprime son désir de quitter la ville. Sa main vient frotter son bras, son regard surveille la porte d'entrée. Il leur faut encore attendre un ami avant de pouvoir partir.

A contrecœur, elle lui parle alors des lettres reçues les jours passés. Elle ne souhaitait pas lui en parler, mais elle y est bien contrainte. Elles voyagent ensemble, et il est normal qu'elle sache. Elle n'a pas envie d'être un poids. Elle déteste cette idée. Son amie tente de la rassurer, lui propose de l'accompagner si elle souhaite aller à la rencontre de son correspondant mystérieux. Elle hoche simplement la tête. Elle craint d'apprendre certaines choses, mais ce vide qui l'habite est une nouvelle souffrance venant la tourmenter. Il lui faut des réponses. Elle a besoin de savoir. De connaître la vérité.

Cette nuit là, le sommeil lui échappe. Elle ne parvient pas à dormir, et son regard trouble reste rivé sur le plafond de la chambre. Ses yeux verts sont comme figés, reflets inanimés d'une ineffable et profonde mélancolie. Ses pensées convergent vers des images lointaines, cherchant à se raccrocher à des souvenirs agréables. Un temps où elle était radieuse, et où ses sourires n'étaient pas qu'une façade érigée pour tenter de dissimuler sa tristesse. Un temps où elle pouvait être sans se soucier de paraître, et où elle savait faire face à une situation sans céder à la panique.

Elle soupire légèrement. Cela lui demanderait certainement du temps, mais elle ne désespère pas d'y parvenir un jour. Non par futile espoir, mais parce qu'elle veut encore croire en elle. Un jour, elle renaîtrait. Et ce jour là, le monde saurait qui elle est vraiment.
Kalith
Songes d'un lendemain d'été

Deux jours. Cela fait deux jours que le trio a quitté la capitale afin de reprendre la route. Au plus grand soulagement de la brune, qui respire à nouveau depuis qu'elle goûte au grand air. Loin de l'oppression citadine, hors de l'étreinte étouffante des murs de pierre. Elle avait attendu le temps nécessaire aux préparatifs. Sagement, sans montrer le moindre signe d'impatience. Et c'est avec le sourire qu'elle avait rassemblé ses affaires afin de retourner arpenter les chemins. Un poids en moins à supporter. Sentiment d'évasion.

Assise sur un rocher effleurant le lit d'une rivière, la jeune femme laisse ses jambes se ressourcer dans la fraîcheur aquatique. Elle sourit en entendant l'écho des voix de ses compagnons de route, restés au camp. Elle avait eu envie de les laisser se retrouver un peu, mais aussi de s'isoler pour réfléchir. Pensive, elle songe à la suite de son périple. Ces derniers jours se sont inscrits sous le signe de l'apaisement. Ils avaient dû quelque peu revoir leur itinéraire suite à certains imprévus, mais rien de bien fâcheux. Des brigands sévissaient dans les environs, et on leur avait déconseillé de traîner dans la région. Suivant cette astuce avisée, ils avaient donc effectué un léger crochet. Mais en dehors de ce bref contretemps, tout s'était déroulé dans des conditions idéales. La seule ville traversée s'était révélée d'un calme plat, et le chemin sans difficulté à leur opposer.

Son regard émeraude perdu dans l'azur ondoyant, Kalith repense à la discussion de la veille avec son amie. A propos des gens, des hommes, des femmes. A propos de la façon de faire, d'être et de paraître. Elle a perdu ses repères d'il y a un temps, elle peine à retrouver sa place dans un monde qui a continué d'exister sans elle pendant ses années de torpeur. Une torpeur dont elle ne connaît toujours pas l'explication, et qui suscite en elle ce sentiment de vide terrifiant. Elle sait plus ou moins comment réagir en présence d'autrui, là n'est pas vraiment le problème. Le véritable obstacle est de parvenir à gérer ses propres émotions lorsqu'elles se font trop fortes, de surmonter ses angoisses et chasser ses démons d'autrefois. De combattre l'effroi. De contenir ses colères noires lorsqu'elles s'emparent d'elle sans crier gare, et qu'elle laisse exploser loin des regards.

Certains mots de la conversation lui reviennent. Ils trouvent un écho en elle, se muent en autant de pensées qui vrillent dans son esprit. Aller de l'avant, maintenir le regard rivé sur l'horizon. Ne rien attendre des autres afin d'éviter tout sentiment de déception. Bannir ces dernières bribes de naïveté qui contaminent encore son être, et les doutes qui l'assaillent continuellement. Cesser de rêver et espérer, même en secret. Profiter des bons moments que la vie daigne lui accorder sans jamais chercher à obtenir davantage. Sans rien attendre de demain. Eviter que ses blessures ne reviennent perpétuellement la tourmenter dès qu'une situation lui évoque d'anciens et douloureux souvenirs. Ne plus se sentir faible, et ne plus vaciller. De bien belles résolutions, plus simples à souhaiter qu'à appliquer..

Alors elle retourne vers ses affaires, et ouvre son sac de voyage pour y récupérer quelque chose. Elle s'éloigne à nouveau, subrepticement, presque sur la pointe des pieds, et s'assied à nouveau pour rédiger une lettre. Elle a décidé de lui écrire, de l'informer de sa venue prochaine. Bientôt, elle le rejoindrait. Et bientôt, elle aurait des réponses. Encore quelques jours à patienter, et sa vie connaîtrait un nouveau tournant.
Kalith
Rencontre avec le passé

Le voyage se poursuit. Peut-être pour la première fois, elle sait précisément où elle se rend. Action délibérée d'un esprit conscient de ce qui l'attend au prochain tournant, sans toutefois en discerner les reflets latents. Ses pas la conduisent d'une ville à une autre. En chemin, rien de bien transcendant. Elle y rencontre quelques personnes, y mène quelques discussions sans rien dévoiler de ses pensées qui volent bien au-delà de ses mots anodins. A mesure qu'elle approche de son but, son sourire s'efface progressivement. Bientôt, elle ne fera plus semblant.

Il est encore tôt lorsqu'elle atteint sa destination. Debout devant la silhouette du village encore endormi, elle réfléchit un moment. Il est désormais trop tard pour faire demi-tour. Elle le sait parfaitement. Elle n'a pas fait tout ce chemin pour tourner les talons à la première occasion. Des jours durant, elle s'est imaginé cette rencontre et toutes les issues possibles. Se pouvait-il que l'homme ne soit qu'un plaisantin ? Etait-il un meurtrier prêt à l'occire pour quelques deniers ? Pouvait-il s'agir d'un homme qu'elle avait autrefois aimé, ou blessé ? Quelques bribes d'idées tourbillonnent encore dans son esprit embrumé. Mais en vérité, elle est calme. Etrangement sereine. Comme si ce qui allait se jouer était inéluctable, et qu'elle ne pourrait que l'accepter. Tout vaut mieux que l'ignorance, elle en a bien conscience.

Elle avance dans les rues paisibles, presque inconsciemment. Elle déambule longuement, peut-être des heures. Elle s'imprègne de l'atmosphère ambiante. Son regard balaie les environs comme à la recherche d'un visage familier, d'un repère auquel se raccrocher. Mais aucune image ne lui évoque quoi que ce soit. Aucun son ne lui parle. Elle ne décèle rien qu'elle aurait pu reconnaître instinctivement. Elle s'immobilise devant l'enseigne éclairée de l'auberge de la ville. L'endroit semble peu fréquenté, mais peut-être l'y attend-il déjà ? Il n'y a qu'un moyen d'en avoir le coeur net.


C'est le moment.

La salle est chichement éclairée, et l'ambiance propice au silence. Elle aperçoit un homme du coin de l'oeil, attablé. Bref hochement de tête en guise de politesse. Elle se dirige calmement vers le comptoir pour s'y installer, et commande un verre. Une voix s'élève, elle se tourne vers l'homme qui vient de lui adresser la parole. Il lui sourit, elle est impassible. Il la tutoie, elle le vouvoie. Ce doit être lui. Elle mime l'incompréhension, il s'étonne qu'elle ne le reconnaisse pas. Dans sa lettre, elle ne lui a rien dit de sa perte de mémoire récente. Un léger sourire reste accroché aux lèvres de son interlocuteur, mais Kalith n'a guère envie de sourire. Ses lèvres sont serrées, les mots en jaillissent de façon brève, lapidaire. Son esprit est fermé, replié sur lui-même derrière une barrière qu'elle a mis plusieurs jours à ériger. Son être est dénué de toute émotion apparente. En cet instant, elle n'est qu'un vaisseau de chair, une enveloppe vide de tout contenu.

Des mots sont échangés. Elle l'observe et l'écoute avec attention. Elle tente de déceler des indices, de reconnaître des signes. Si elle le connaît, elle ne s'en souvient pas. Elle le met à l'épreuve, pour voir s'il la connaît aussi bien qu'il le prétend. Elle étudie en silence son langage corporel, ce qui se dégage de lui. Selon toute vraisemblance, il est surpris qu'elle ne le reconnaisse pas. Peut-être même chagriné. Certains de ses gestes laissent entrevoir un semblant d'affection à son égard, même s'il paraît tenir à afficher un air désinvolte. Elle n'a toujours pas envie de sourire. Au contraire, sa volonté de paraître détaché et de plaisanter ne plaît pas à la jeune femme. Elle n'en démontre rien. Elle s'efforce de rester distante, isolée dans cette bulle où elle a confiné une part de son esprit, et la totalité de ses émotions.

La discussion se prolonge. Il semblerait que les deux se connaissent plutôt bien. Mais elle n'a toujours aucun moyen d'en être certaine. Alors elle lui pose quelques questions sur un ton neutre, sans aborder directement ce qui l'intéresse véritablement. Il répond. Souvent de façon évasive. Il lui cache des choses, elle en a la certitude. Il en sait davantage qu'il ne le dit. Elle fronce légèrement les sourcils.


Il se fout de ma gueule..

La brune sent sa main se crisper sur son verre. Elle inspire profondément et ferme les yeux le temps d'un battement de cils. Ses doigts viennent effleurer sa longue chevelure de jais. Léger soupir. Elle repousse la chope, et interroge l'homme de façon plus directe, froidement. Elle n'apprécie pas vraiment d'être prise pour une imbécile. Sa voix est plus tranchante. Il lui répond sans se démonter, et le ton monte un peu. Il prétend ne rien savoir de ce qui lui est arrivé, mais elle ne le croit pas et ne s'en cache pas. Elle affiche ouvertement sa méfiance. Ils n'étaient apparemment que des amis et complices. Elle est rassurée d'entendre qu'il n'y avait rien de plus entre eux. En supposant qu'il s'agisse bien de la vérité. Elle l'écoute raconter certaines anecdotes, les circonstances de leur rencontre, leur dernier voyage commun avant que leurs routes ne se séparent. Elle écoute ce récit qui ne lui évoque rien, ces choses vécues dont elle ne se souvient plus. Spectatrice silencieuse de sa propre vie.

Elle lui pose à nouveau certaines questions auxquelles il dit ne pas avoir de réponse. Il la met en garde sur certaines choses, affirmant qu'il est parfois préférable de ne rien savoir. Elle ne partage pas cet avis. Elle n'a pas effectué ce trajet pour rien. Le ton monte une nouvelle fois, et elle se met également à le tutoyer. Ses nerfs à fleur de peau menacent d'en déchirer la surface, d'exploser à l'air libre, mais elle parvient de justesse à se maîtriser. Au prix d'un effort considérable. Sa respiration s'accélère légèrement, ses doigts grattent le bois du comptoir. Il se dit désolé pour elle, de la voir dans cet état. En proie au doute, au questionnement. Mais Kalith n'a pas envie qu'on la plaigne. Elle se contente de hocher la tête sans le quitter du regard. Elle ne cesse de le scruter, de l'observer afin d'essayer d'y lire une chose qui aurait pu lui échapper.

A défaut de pouvoir ou vouloir répondre à ses questions, il se propose de l'aider à découvrir la vérité. Il semble tiraillé entre l'envie de répondre à ses interrogations, et celle de la protéger d'un mal dont la source lui est pour le moment inconnue. Il semble persuadé qu'elle n'est pas prête à entendre certaines choses, et que viendrait l'heure où elle le serait. Il sait toutefois qu'elle n'est pas femme à se laisser abattre ni importuner, et cette image qu'il dépeint lui arrache un sourire malgré elle. Elle aimerait s'en convaincre, mais elle a trop souvent eu l'impression que ce reflet n'est plus le sien depuis une éternité.

La journée touche à sa fin lorsqu'elle quitte l'auberge, avec en tête encore davantage de questions que de réponses. Cette longue discussion a été éprouvante pour la jeune femme, qui aspire à s'isoler pour se retrouver. Elle peut enfin se relâcher un peu, à présent qu'elle est à nouveau seule. Son esprit ressasse les choses vues et entendues. Ce qu'elle a appris sur elle, certains détails encore nébuleux de sa vie passée. Les jours à venir lui permettront sans doute de dissiper davantage la brume qui recouvre les dernières années de son existence. De combler ce sentiment de vide qui ne la quitte pas, et de le comprendre. Elle s'estime prête à tout entendre, à connaître la vérité. Bientôt, elle saurait. Enfin.
Kalith
Sans moi, tu serais morte

La soirée avait débuté de façon ordinaire. D'aucuns diraient même normale, si tant est que la normalité soit un concept définissable. Le groupe s'était retrouvé en taverne, échangeant des banalités sur un ton léger, quelques réflexions sur des thèmes variés. Kalith s'y trouvait également. Appuyée sur son siège, elle écoutait, participait de façon sporadique. La tension de la veille ne l'avait pas encore quittée, mais l'instant était malgré tout apaisé. Ces échanges sans importance avaient au moins le mérite de la distraire. Partiellement. Car en vérité, son regard ne l'avait jamais vraiment lâché de la soirée.

Elle le regarde en silence, tend l'oreille lorsqu'il s'exprime. Elle observe ses moindres gestes, ses moindres expressions. Ses pensées se noient dans un flot permanent, un torrent incessant. La journée de la veille est toujours ancrée en elle. Le moment des retrouvailles avec celui qui n'était encore à ses yeux qu'un étranger quelques heures plus tôt. Elle est toujours muette lorsque leurs regards se croisent. Il semble lire en elle, percevoir le léger frémissement en surface qui trahit le trouble des profondeurs de son âme. Il lui demande si elle va bien, elle se contente de hocher la tête. L'instant est mal choisi pour avoir cette discussion. Elle espère qu'il comprendra le message. Mais il poursuit. Il essaie de la réconforter en assurant que tout ira bien. Un souffle d'agacement vient repousser une mèche de cheveux. La compassion. Elle déteste cette impression d'être prise en pitié. L'atmosphère est lourde, pesante.

Et tandis que les deux autres s'éclipsent discrètement, la brune se retrouve seule avec son compagnon de route d'autrefois. Elle brise ce silence oppressant, l'interroge sèchement sur la nécessité d'aborder le sujet en présence d'autrui. Elle lui en veut d'avoir voulu mettre à nu la fragilité de son être, sa souffrance intérieure. Elle sent la colère monter en elle. Reptation d'une bête sombre et sournoise qui grimpe lentement, inlassablement. Elle lui reproche de prétendre vouloir l'aider tout en refusant de répondre à ses questions. Il affirme ne rien pouvoir y faire, lui suggère de profiter de la vie. Qu'elle est en bonne santé, qu'il a déjà vu pire. Un choc sourd résonne en elle. Une déflagration silencieuse.

La main de la jeune femme se met à s'agiter. Elle la dissimule sous la table, et prend appui avec l'autre afin de conserver un semblant de dignité. Son regard est rivé sur lui. Un vert froid, glacial. Reflet de cette agitation sur le point d'éclore. Elle fait un effort considérable pour ne pas se laisser submerger. Il exprime certains regrets, son incapacité à changer le cours du passé. Elle n'a cependant plus envie de l'écouter. Elle réplique avec agressivité, mais le ton semble davantage exprimer cette détresse qui la ronge de l'intérieur. Un cri du cœur.


"On m'a volé ma putain de vie, tu comprends ?.."

Elle tremble de rage. Une rage trop longtemps réprimée. Il lui faut partir avant de ne plus pouvoir se contrôler. Un besoin urgent, vital. Menaçant. Elle se lève précipitamment et file droit vers la porte. Vers la délivrance. Mais une phrase vient la percuter de dos. Tel un coup de grâce.

"Je t'ai aidée, je t'ai protégée, sans moi tu serais morte.. Tu entends ?"

Elle s'immobilise sur le seuil sans se retourner. Sa main tremblante est appuyée contre l'embrasure de la porte. Elle se doutait bien qu'il lui cachait la vérité depuis le début. Elle l'a toujours su. Il admet à présent avoir des réponses, et ne pas savoir comment lui en parler. Ne pas savoir comment elle réagirait quand elle apprendrait. Mais elle n'est plus en état de poursuivre cette discussion. Tout ce qui lui importe, c'est de s'éloigner. S'isoler. Alors elle quitte l'auberge. Elle court à en perdre l'haleine pour s'enfoncer dans l'obscurité. A l'abri des regards, à l'abri de tout.

La nuit est paisible. Et pourtant, quelque part, un cri vient longuement déchirer le silence environnant. Démon de colère.
Kalith
Effondrement de l'être

La route était jalonnée de silences gênants. Les passages en ville de moments embarrassants. Les regards se croisaient, se décroisaient. Des mots étaient échangés. Parfois sur un ton glacial, souvent sur un ton lourd de reproches. Depuis la veille, ils évitaient le sujet. Ou plus exactement, ils campaient sur leurs positions respectives. Elle lui en voulait d'occulter la vérité, de lui refuser les réponses qu'elle convoitait. C'était pour la protéger, disait-il. Mais elle en avait plus qu'assez d'être considérée comme une femme vulnérable. Elle voulait savoir, et elle finirait par savoir.

Une fois de plus, elle se tient en face de lui. Elle le regarde tandis qu'il se réchauffe auprès de l'âtre. Son regard pèse de tout son poids sur cet homme qui détient la vérité cachée. Une part de sa vie qu'il lui refuse encore, prisonnière de son mutisme délibéré. Elle lui en veut, et il le sait. Elle ne fait rien pour le dissimuler. Ils s'observent mutuellement. Duel silencieux entre deux êtres qui préfèrent en découdre à distance plutôt que de s'affronter directement. Puis il finit par faire le premier pas. Il est prêt à parler, à tout lui dire. La jeune femme n'y croit pas. Elle le raille, le provoque. Elle le met au défi de le faire véritablement. Sa patience est presque épuisée. Mais cette fois, il ne se défile pas. Et il raconte.

Il lui remémore des images de ce passé oublié. Elle écoute le récit sans prononcer un mot, ses traits dissimulés derrière sa chevelure opaque. Elle l'observe en silence, s'imprègne de chaque détail. Ses paroles réveillent des souvenirs enfouis, elle revit des scènes que son esprit avait effacées.

Un plan qui ne se déroule pas comme prévu, une traque hors des sentiers battus. Un refuge dans les bois. C'est lui qu'ils cherchent, et c'est elle qu'ils trouvent. Elle s'interpose, mais sa détermination ne suffit pas à éviter le drame. Des coups échangés, des cris poussés. L'humanité dévoile ce qu'elle a de plus vicié. Des flammes rougeoyantes qui s'élèvent. Elle est encore en état de choc lorsqu'il vient enfin l'extirper de ce piège qui menaçait de la consumer. Elle est sauvée de justesse. Mais leurs routes finissent par se séparer. Elle a besoin de temps, de réflexion. Son esprit est toujours abîmé, incapable de progresser. Son corps meurtri porte le fardeau de cette nuit. Une silhouette qui la suit. Un sentiment de terreur. De désespoir. Elle ne veut plus revivre la même chose. La souffrance est insupportable. Au-delà de ce qu'elle peut encore endurer. Alors elle plonge vers sa délivrance. Vers le vide salvateur. Le néant.

Elle écoute tout. Jusqu'au bout. Une larme silencieuse perle le long de sa joue, elle la chasse d'un revers de la main. Mais à mesure que les images se précisent, la douleur grandit jusqu'à s'emparer d'elle. Le visage caché derrière ses mains, elle tente de contenir ce flot de tristesse qu'elle a si longtemps empêché de s'exprimer. Il pose une main sur son épaule. Lui aussi semble affecté. Par le récit, mais aussi de la voir ainsi ébranlée. Il lui murmure des excuses, sa culpabilité de ne pas avoir été là quand elle aurait eu besoin de lui. Il cherche à la réconforter, la prend dans ses bras en une étreinte amicale. Elle se laisse faire, mais ne parvient plus à étouffer ses émotions. Quelque chose s'est brisé en elle. Sa dernière barrière a volé en éclats, dévoilant au grand jour son âme à jamais anéantie. Son être tout entier vient de vaciller, de s'effondrer. Alors elle s'accroche désespérément à lui, et se met à pleurer..
Kerghan
Reflets d'ombre

Au centre de la pièce se trouve un homme, seul, assis à une table en bois. La pièce est chaleureuse, éclairée par une large cheminée en pierre au manteau cuivré. Dans cette immense taverne, le temps semble suspendu à jamais. Un lieu de vie laissé à l’abandon ; le pâle reflet de moments éphémères partagés entre amis. Entracte d’une pièce qui, pour ses spectateurs, n’a jamais été interrompue, et pourtant… l’homme qui se tient au centre existe bel et bien. Voûté comme Atlas supportant le poids du monde, il observe ses mains. Ces mains qui, autrefois, ont travaillé la terre et semé la vie. Des mains protectrices, bâtisseuses, des mains qui ont depuis été salies par le sang. Des mains d’assassin.

L’ombre se dresse, sans un bruit. Dans cet espace où le temps n’existe plus, les souvenirs affleurent à son esprit. Le passé est, pour certains, une plaie béante qui ne cicatrise jamais. La silhouette délace une petite bourse à sa ceinture. Au milieu de sa paume se trouve un morceau de papier sur lequel est griffonné un nom. Elle se remémore un visage et son poing se serre. Une colère sourde submerge cet homme ; ses yeux se ferment. Piégée entre deux mondes, son âme désincarnée attend patiemment l’ultime délivrance qui la libérera de cette emprise. Mais d’ici là, son corps esseulé et creux s’animera jusqu’à avoir atteint son dernier objectif. La profonde souffrance qui le ronge n’a laissé de lui qu’une coquille vide, desséchée.

L’homme regroupe ses affaires, il s’apprête à partir. Poussant la porte de l’auberge, il plisse les yeux alors qu’une pluie fine lui fouette le visage. Voilà bien longtemps que le soleil l’a délaissé pour laisser place à une grande mélancolie. Néanmoins, ce contact humide le revigore un peu. Ses bottes s’enfoncent dans la boue tandis qu’il s’avance pour reprendre la route. Le dos toujours courbé, il lutte contre les éléments. Rien devant lui ne parvient à accrocher son regard ; tout n’est que grisaille. Dans son esprit se rejoue une scène macabre qui ne connaît aucune fin. Purgatoire d’un homme qui fut croyant, un sentiment de déréliction l’assaille. La colère se mue en haine perfide, ses yeux se lèvent brièvement vers un ciel accusateur. Les larmes roulent sur ses joues et se mélangent aux gouttelettes de pluie qui dégoulinent de ses cheveux. Ses poings sont de nouveau serrés. Rien ne l’arrêtera. Chaque pas vient après l’autre, laissant un sillon dans la terre molle. Où est cette énergie vitale dont il a tant besoin ? Inéluctablement, la tête s’affaisse et le corps ploie. Un long trajet l’attend. Des ombres l’effleurent, silhouettes d’un monde encore en vie. Voyageurs issus d’une dimension qui lui est étrangère. Il en bouscule un et ne se retourne pas. Combien de temps, encore ? Combien de temps à endurer cette vie qui n’est plus la sienne ?
Kalith
Spectre de douleur

Elle traverse les jours suivants telle une ombre. Son chemin se dessine naturellement, et elle se contente de le suivre sans réfléchir. Elle ne souhaite plus penser à quoi que ce soit. Comme si tout fragment d'humanité avait soudainement quitté son corps. Arraché à son âme, emporté dans un maelstrom destructeur dont rien ne peut réchapper. Les regards se posent sur elle, tour à tour inquiets, interrogateurs. Son absence n'échappe pas à ses compagnons de voyage. Mais ses réponses sont laconiques. Son esprit reste cloisonné, isolé du monde extérieur. Elle n'a plus envie de parler, ni de crier. Encore moins de pleurer. Elle n'est qu'une forme silencieuse, privée d'émotions, tapie dans l'obscurité d'un recoin oublié. Abîme insondable.

Elle est assise dans un coin de la pièce lorsqu'il la rejoint. L'ombre d'une nouvelle discussion vient planer sur elle, déployant ses ailes noires et menaçantes. Elle soupire intérieurement, redoutant un nouveau débat sans fin. Depuis les révélations, il semble faire un point d'honneur à veiller sur elle. Il la couve d'un regard qui se veut protecteur, et qu'elle perçoit davantage comme inquisiteur. Il la questionne sur ses rencontres éventuelles, la surveille quant à sa consommation de boissons. Il est vrai que depuis quelques jours, sa propension à se noyer dans l'alcool a légèrement augmenté. Mais elle sait encore se montrer raisonnable.

Comme elle l'imaginait, les questions pleuvent, et elle se contente d'y répondre de façon évasive. Tout ce qu'elle souhaite, c'est être tranquille. Elle aspire à un semblant de calme, de paix. A la solitude. Mais plus le temps passe, plus elle sent monter en elle une pointe d'agacement. Vient alors la question de trop. De celles qui transpercent un point sensible et ébranlent les fondations de votre être. L'agacement silencieux se mue en une colère sourde. Son regard se pose sur lui afin de jauger le sérieux de la demande. Avait-elle quelqu'un en vue ? Elle le toise froidement, ses yeux scintillant comme un ciel orageux sur le point d'éclater. De tout dévaster.

Comment pouvait-il poser pareille question après ce qu'elle avait vécu ? Après ce qui venait de lui être révélé. Sa vie n'était qu'une succession d'histoires malheureuses, de mésaventures douloureuses. Nul n'avait le droit de la torturer ainsi. Alors le ton monte. Elle libère cette colère enfouie, cette rage profonde qui la consume depuis toujours de l'intérieur. Il réplique violemment, mais elle ne l'écoute plus, ne l'entend plus. Elle lui hurle dessus, l'agonit d'injures, libérant le flot de cette souffrance trop longtemps réprimée. Elle ne répond plus de rien, et ses paroles échappent à son contrôle. Elle est incarnation de colère et de douleur. Avatar de haine et de vengeance cherchant à semer la destruction. A provoquer la souffrance pour avoir elle-même trop souffert. Ses mains tremblent. Elle aurait cherché à l'étrangler sur place si un éclair de lucidité n'avait pas fini par la ramener à un semblant de raison.

Elle se rassied lourdement sur son siège, et le soufflet retombe aussi soudainement qu'il avait enflé. Les deux s'observent de longues minutes en silence. La tempête s'est éloignée, mais un grondement lointain reste perceptible. Il semble satisfait d'avoir ravivé l'étincelle qui sommeillait en elle. D'avoir retrouvé cette image d'elle qu'il avait conservée de jadis. L'image d'une femme qui ne baisse jamais les bras, et qui lutte jusqu'au bout. Mais elle n'est plus cette femme. Elle est une femme brisée en quête d'une nouvelle reconstruction. Une marionnette désarticulée en attente d'une nouvelle réparation.

La discussion reprend sur un ton plus serein, et il finit même par formuler des excuses. Avec le recul, elle comprend sa volonté désespérée de retrouver cette amie d'autrefois. Mais elle est encore trop aveuglée par sa propre douleur pour prendre en considération celle d'autrui. Et surtout, il est trop tôt. Elle lui en veut encore trop. La brusquer n'a jamais été la meilleure manière de l'aborder. Encore moins en cherchant à la faire souffrir de façon délibérée. Mais sa réaction l'aura au moins rassurée sur une chose. Si elle se sent toujours morte de l'intérieur, elle sait désormais qu'une flamme continue de brûler, quelque part dans les abysses.
Kalith
Quatre mots

Les journées s'écoulent lentement à mesure que le voyage se poursuit. Les mots de cette dernière discussion continuent de la hanter, d'agiter ses pensées. Mais il est l'heure d'avancer, et elle ne peut se permettre de chanceler. Silencieuse les premiers temps, elle accepte progressivement de se laisser aller à un certain relâchement. Ses compagnons de route cherchent à égayer le trajet, et elle finit par se prendre au jeu. Elle fait un effort pour paraître plus souriante, pour s'ouvrir davantage. Elle fait également un effort pour lui. Elle voit bien que son amie d'autrefois lui manque. Leur complicité, leurs conversations, leurs plaisanteries. Alors elle fait de son mieux pour rivaliser avec cette image d'elle-même qu'il a conservée, et qu'il continue de voir en elle malgré le fossé qui s'est créé. Elle lutte contre la Kalith du passé pour tenter de l'égaler. Ou tout du moins, s'en approcher.

Mais parfois, la meilleure volonté n'est pas suffisante. Il est des choses sombres qui ne peuvent s'empêcher de refluer vers la surface. De surgir des abîmes pour vous rattraper. Ce sont parfois de simples pensées, de simples paroles. Perdues, détachées, elles s'envolent et virevoltent jusqu'à s'immiscer et vous agripper. Des choses qu'une amitié ne peut arrêter lorsqu'elle est à la fois l'incarnation de ce qu'il y a de meilleur et de pire. Une relation complexe où le détachement de soi devient un poids, où porter un masque devient une idée fantasque. Il suffit alors de quelques plaisanteries formulées, de quelques piques échangées, et tout peut rapidement dégénérer.

Elle ne saurait dire avec précision comment cela a débuté. Elle était encore souriante quelques minutes plus tôt, avant que les choses ne se mettent à vriller. La soirée est déjà bien avancée lorsque le ton se fait plus nuancé. Elle est bien incapable de déterminer à quel moment les paroles innocentes se sont mues en armes tranchantes. Blessantes. Elle est parfaitement consciente lorsqu'il prononce ces quelques mots à son encontre. Quatre mots. Quatre mots qui la renvoient brutalement dans le passé. Des images qui la percutent de plein fouet, des sons qui se mêlent avec fracas. C'est là que tout bascule une nouvelle fois.

Elle lui jette un regard glacial, lui demande de retirer ce qu'il vient de dire. Mais il persiste. Il refuse de s'excuser, et hausse même le ton. Son sang ne fait qu'un tour, et elle élève également la voix. Une voix cassante, qui cherche à causer des dégâts. Elle l'insulte. Plusieurs fois. Mais cela ne l'arrête pas. Il lui crie également dessus, et la discussion prend rapidement un tournant qui leur échappe. Les mots échangés sont cruels, violents. Les reproches fusent de part et d'autre. Un combat sans merci. Le début de la fin.

Tremblante, elle s'accroche à la table pour s'éviter de chavirer. La tête baissée, ses cheveux viennent camoufler ses traits déformés par la douleur. Chaque mot est un nouveau coup qu'elle subit. Chaque cri une agression qui la meurtrit. Navire perdu au milieu d'une tempête, qui lutte désespérément pour ne pas sombrer dans l'oubli. Les images tourbillonnent dans son esprit. Ses peurs, ses angoisses resurgissent. Les mots ont une importance, un sens. Et il en est certains qu'elle ne peut plus endurer. Ancrés à de trop douloureux souvenirs. La tristesse et le dégoût qui s'emparent d'elle lorsqu'elle contemple son reflet. Ce corps qui est le sien, mais qui lui a été dérobé. La vie qui s'en est échappée. Les marques qu'elle dissimule en secret. Ce manque cruel d'affection, de se sentir aimée et acceptée, mais qui lui semble impossible à concilier avec ses démons intérieurs.

D'une petite voix, elle lui demande d'arrêter de hurler. Elle a bien conscience d'être sur le point de craquer. Mais il refuse de plier, et continue de vociférer. Elle lui demande d'arrêter. Plusieurs fois. Elle l'implore de la laisser tranquille. Il ne s'arrête pas. Elle le supplie, mais il n'écoute pas. Elle n'y arrive pas, elle n'y arrive plus. Un bref sanglot s'empare d'elle, ses épaules tressautent légèrement. Elle pleure en silence, n'ayant d'autre choix que celui de subir sa colère sans rien pouvoir y faire. En cet instant, elle le hait pour tout le mal qu'il lui inflige. Pour prétendre être son ami, et la faire autant souffrir. Pour être une nouvelle fois incapable de se contenir.

Il est déjà trop tard lorsqu'il réalise. Sa voix s'adoucit quand il prend conscience de l'état dans lequel elle est plongée. Il bredouille quelques excuses et cherche à lui prendre le bras pour la réconforter. Mais cette fois, elle n'accepte pas son étreinte. Elle le repousse violemment et pose sur lui un regard chargé de haine, le visage recouvert de larmes. Elle hurle, hystérique. Elle ne veut plus qu'on la touche. Elle refuse d'être piétinée, puis prise en pitié. La confiance qu'elle avait tenté de placer en lui est brisée. Il recule vivement en lisant la lueur dans son regard. Une étincelle de folie. Un éclat meurtrier. Il s'éloigne prudemment, et chacun se réfugie dans son coin. Sa tête plongée dans ses bras croisés sur la table, elle s'enfonce dans un silence assourdissant.

Un long moment s'est écoulé lorsqu'elle émerge de sa torpeur. Son visage est inexpressif, un masque vide de toute émotion. Elle l'interpelle froidement, d'un ton neutre. Sans animosité ni fébrilité. Elle en a assez de souffrir, et ne souhaite plus être l'objet de ses colères. Elle lui explique brièvement sa façon d'être, ce qu'elle ressent. Elle lui fait calmement comprendre sa manière de voir les choses, et dont elle entend désormais se comporter. Ils s'expliquent un long moment, il alterne excuses, confessions et contestations. Il regrette ses paroles. Elle voit bien qu'il souffre, mais elle ne s'en soucie plus. Elle ne regrette rien de ce qu'elle a pu lui dire. Quand on la fait souffrir, il faut s'attendre à souffrir en retour. A combattre dans les abysses, on finit par se laisser entraîner dans les tréfonds les plus obscurs.

Elle n'entend désormais plus se laisser faire. Elle estime avoir déjà bien trop enduré, bien trop souffert. Il est désormais temps pour elle d'aller de l'avant, de vivre sa vie comme elle l'entend. Sans vivre constamment dans la crainte d'autrui, ni être esclave de leur mépris. Une nouvelle fois, elle a pu voir à quel point il est difficile de faire confiance, et combien il peut être dangereux de dévoiler ses émotions. Mais cette fois, elle a bien retenu la leçon.
Kerghan
Danse macabre

Tic. Tac. Tic. Tac.
Le son. D’une Horloge. Qui se répète. Encore. Et encore.


La silhouette est un peu plus âgée. Le temps a fait son œuvre. Les traits tirés d’un homme qui a pris des coups. Il est assis, ses mains sont posées à plat sur la table. Le lieu est calme, doux ; il semble figé dans le temps. La femme à ses côtés est silencieuse, tout comme lui. La lumière tamisée d’une bougie éclaire leur visage et joue avec leurs contours. La flamme se tord et leurs ombres dansent, se confondent et s’éloignent. Projections fantasmagoriques de deux esprits torturés. Il a les yeux fermés. Elle l’observe avec méfiance.

La pièce n’est pas très grande. Une auberge qui n’est pas si différente de toutes les autres. Les nappes trouées font office de piètres cache-misère. Une assiette contenant un peu de nourriture siège négligemment au milieu d’une table piquée par les vers. Des mouches survolent, plongent, se posent et décollent dans une chorégraphie chaotique et démente. Une chaise est renversée et personne ne s’en préoccupe. A l’extérieur, le crépuscule gris a cédé place au sombre manteau d’une nuit sans lune.

Trônant contre le mur du fond, une horloge vétuste domine l’assemblée.

Ouvrant lentement un œil, Kerghan porte son attention sur l’œuvre colossale qui fait la fierté des habitués. L’aiguille bondit inexorablement à chaque seconde et chacun de ses mouvements est accompagné d’un son. Chaque tic suit un tac, chaque tac précède un tic. L’ordre au milieu du chaos. Illusion de sécurité.

Fermant les poings, il se redresse sur son siège. Les lumières vacillent et les ombres se meuvent. Il s’ébroue alors qu’un frisson parcourt son échine. Quelque chose ne va pas. Le tempo n’est plus respecté. Ses paupières se mettent à trembler et une boule se forme dans son estomac. Ses ongles s’enfoncent dans la chair mais il ne ressent aucune douleur. Le danger est quelque part, face à lui. Se tassant un peu sur lui même, son corps frémit et son visage se ferme. Il fait lentement abstraction de tout ce qui l’entoure jusqu’à percevoir un mouvement singulier du coin de l’œil. Le pendule oscille de plus en plus vite pour atteindre une cadence folle et démesurée. Comme possédé par l’esprit d’un démon pervers, il grince et gémit de plus en plus fort. L’homme aimerait se couvrir les oreilles mais son corps tétanisé ne répond plus. Le couinement du métal se mue peu à peu en un cri d’outre-tombe que seul un esprit profane peut entendre. Kerghan est terrifié. Ses yeux embués peinent à lire l’aiguille qui s’agite comme un ver au bout d’un hameçon. Il tourne vivement la tête vers la femme assise à quelques pas. Son visage se déforme sur les gouttes de sueur qui lui obstruent la vue, il ne la reconnaît plus.

Tic. Tac. Tic. Tac.
L’harmonie. Est. Brisée.


La lumière de la bougie se fait plus intense. La flamme grandit, elle lèche. Elle dévore tout. Il se met à hurler de toutes ses forces. D’un geste brusque, il balaye la chandelle et ses doigts se couvrent de cire chaude. Il porte la main à sa gorge et tousse, tousse encore. Il bascule en arrière et s’effondre sur le sol. Les rires, les cris et les pleurs lui vrillent les tympans. Le hurlement guttural qui déchire ses cordes vocales semble tout droit venu d’une créature infernale. Cacophonie dissonante qui le plonge dans l’abîme de la folie. Enfer d’un homme à l’âme déchirée. Au milieu du rougeoiement aveuglant se tient l’horloge, menaçante. Dans un dernier moment de lucidité, il compte les secondes. Trente. Quarante. On approche de la fin, son cœur est sur le point d’exploser. Il voudrait se débattre mais il ne peut pas, alors il s’abandonne à sa première mort.

Ses yeux s’ouvrent enfin sur la réalité. Il sent le contact froid du plancher dans son dos. Reprenant lentement son souffle, il passe la main sur son visage couvert de sueur. Il se relève difficilement, il ne sait pas ce qu’il vient de se passer. Chassant une mèche humide qui pend mollement sur son front, il s’assoit lourdement sur sa chaise. Les traits encore figés dans une expression d’horreur, il affronte le regard de la femme qui l’observe depuis le début. Il voudrait lui expliquer mais il en est incapable. Puisant dans les forces qu’il lui reste, il se tourne vers l’horloge qui trône fièrement au fond de la pièce. L’aiguille des secondes termine calmement une révolution et s’apprête à entamer son prochain tour. Une nouvelle danse qui ressemble pourtant à la précédente. Et qui se répète. Encore. Et encore..
Kalith
Le Feu et la Glace

Elle l'observe d'un air impassible. Son visage est un masque opaque qui ne laisse rien transparaître. Elle est une vaste étendue déserte, une plaine aride où la seule présence est une brise silencieuse. Un souffle glacial qui s'insinue pour dévorer toute vie de l'intérieur. Une mer morte dont les profondeurs semblent n'attendre qu'une chose. Vous entraîner dans les abysses, jusqu'à vous noyer dans ses tréfonds obscurs. Là où personne ne peut vous voir vous débattre, ni vous entendre crier. Un abîme dont l'oubli est la seule délivrance possible.

Elle le regarde s'agiter, s'agacer. Ses questions ne lui plaisent pas, mais elle n'en a que faire. Elle a le droit de savoir, et elle entend bien savoir. Elle ne le quitte pas des yeux, ne perdant rien de ses moindres gestes et grimaces. La rage déforme ses traits, et les reproches pleuvent. Mais elle y était préparée. Elle veut connaître la réponse à sa question. Le pourquoi de ce jour là. L'explication qui l'aidera peut-être à mieux comprendre certaines choses. Comment tout a débuté. La raison qui a pu le pousser à lui mentir pour la convaincre de le suivre. La cause ayant entraîné une succession de faits. De drames. Elle exige une réponse.

Imperturbable, elle le dévisage sans rien perdre de son calme. Elle ne hausse pas le ton, mais ses paroles font mouche et visent les points sensibles. Elle n'agirait pas de la sorte en temps normal. Pas avec un ami. Mais les circonstances sont particulières. Elle souffre toujours de leur dernière altercation. Il l'a piétinée, rabaissée, humiliée en dépit de ses supplications répétées. Il a trahi sa parole de ne jamais recommencer. Elle voudrait pouvoir ressentir de la compassion pour cet être qui se tord de douleur devant ses yeux, mais elle en est actuellement incapable. Implacable.

Et finalement, l'apothéose. Son masque de colère se fissure totalement pour laisser place au visage de la souffrance. Il s'effondre devant elle, et tente de dissimuler ses larmes. Enfin. Elle l'observe avec intérêt, satisfaite de son oeuvre. Spectatrice privilégiée de la lente déréliction de son âme. De son effondrement. Elle jubile intérieurement, se nourrit de sa torture. Elle s'abreuve de la détresse d'un homme impuissant qui lui a causé bien trop de mal, et qui se tient enfin à genoux devant elle. Il n'est qu'un misérable ver agonisant à ses pieds. Peut-être qu'il comprend, à présent. Qu'il réalise à quel point elle a pu souffrir par sa faute, et combien elle peut le faire souffrir en retour. Cette fois, elle a échangé son rôle de victime contre celui de bourreau. Elle réprime un sourire cruel, et se contente de l'observer froidement. Elle a tenu sa promesse.

Ses yeux sont toujours posés sur lui lorsqu'il émerge enfin de son océan de douleur. Il regagne lentement le rivage pour s'y échouer en silence, le corps et l'esprit toujours meurtris. Elle lui demande s'il a fini de se morfondre, et il lui lance un regard noir. Mais toute trace d'animosité semble l'avoir quitté. Elle ne lit plus cette lueur colérique qui s'était emparé de lui un peu plus tôt. Ils parviennent alors à échanger quelques mots plus calmes. Ils s'expliquent longuement. Elle met au point certaines choses, et il semble comprendre. Alors il se met à raconter.

Il raconte ses souvenirs, les raisons qui l'ont poussé à agir comme il l'a fait par le passé. A lui demander de l'accompagner. L'origine de cette souffrance qui n'a jamais quitté son être. Le vice, les flammes. La perte d'un être cher. L'arrachement d'une vie qui n'avait rien demandé. Le néant qui s'ensuit. Le désir de vengeance. Elle hoche la tête en silence. Certaines choses lui sont désormais plus claires. Elle ne pardonne pas, mais elle comprend. Ce sentiment de désespoir permanent, cette impression d'être condamné à revivre perpétuellement une même tragédie. Ce sentiment d'oppression, de se sentir comme figé dans un temps destiné à se répéter inlassablement, sans autre issue que la mort. Elle bien connaît cela.

Elle s'autorise alors à retirer certains fragments de son enveloppe de glace, comme pour l'accompagner dans sa souffrance. D'un ton neutre et détaché, elle évoque brièvement certains événements de son passé. Un passé lointain, mais qui a contribué à la construction de son être, à faire d'elle ce qu'elle est devenue. La femme qu'elle est à présent. Avec ses forces, ses faiblesses. Ses blessures qui ne la quittent pas, ses angoisses. Ces choses à jamais ancrées en elle, qu'elle n'oublie pas, mais avec lesquelles elle a dû apprendre à composer. Car la vie est ainsi faite. Elle donne parfois, mais elle prend souvent. Et elle ne s'embarrasse jamais de vous demander votre avis.

Elle l'observe toujours de ses grands yeux verts en amande. Des yeux au reflet sinistre, qui laissent momentanément apparaître le nuage d'une profonde tristesse. De celles nées pour avoir vu trop de mauvaises choses en ce monde.
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