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[RP] L'Ombre du Néant

Kalith
Mélodie du silence

Les jours s'écoulent lentement. Ils s'étendent, s'étirent pareils à des ombres écrasées par un soleil étourdissant. Formes abstraites, silhouettes fantomatiques de créatures distordues par la douleur, dont le cri d'agonie se prolonge sans jamais pouvoir être entendu. Complainte étouffée d'êtres aux contours abstraits, qui aimeraient pouvoir disparaître sans jamais y parvenir.

Kalith est assise au pied d'un arbre, adossée à son architecture de bois et de sève. Son regard se perd dans l'immensité céruléenne qui surplombe une vaste étendue où l'or des champs se mêle au verdoyant. Ses pensées sont comme un projectile qu'elle s'évertue à lancer au loin, mais qui lui revient inlassablement. Tel un galet lancé dans l'eau, sans jamais de ricochet. Une pierre qui tombe, sombre jusqu'à toucher le fond pour ne jamais s'en détacher. Actrices d'une saynète muette, joueuses silencieuses d'une musique sans écho, que personne ne peut ni ne veut écouter. Mais ses traits ne trahissent rien de ce chaos secret.

La jeune femme aimerait pouvoir se détendre, se laisser aller. Elle vit plongée dans une forme de frustration quotidienne, une crainte permanente. Une crainte qui n'a rien à voir avec les angoisses dont elle fait parfois l'objet, lorsque les émotions échappent totalement à la raison. Quand son corps s'agite au point de fuir son contrôle, libérant alors cette colère qu'elle redoute tant. Une sorte de mal latent, omniprésent, qui l'empêche de s'ouvrir aux autres, et de retrouver cette forme de langueur paisible dans laquelle elle aime à se plonger par moments.

Une fois de plus, elle est en proie à des émotions contradictoires. Un désir de relâchement, d'oubli de soi, d'amusement, retenu prisonnier par de nombreux ressentiments, et la peur d'être une nouvelle fois déçue. Encore et toujours. Ses doigts parcourent distraitement sa longue chevelure d'ébène tandis qu'elle repense à lui. Elle donnerait tant pour connaître à nouveau ce sentiment, enterré depuis fort longtemps. Elle avait été heureuse en ce temps là, mais ce bonheur n'avait été qu'éphémère, et l'histoire s'était achevée dans le sang. A présent, elle doute même de sa capacité à aimer qui que ce soit. Tout ne serait probablement que défiance et souffrance. Personne ne pourrait jamais la comprendre.

Elle est seule à présent, avec pour seuls compagnons un homme à qui elle refuse sa confiance, et une amie avec qui elle n'a plus discuté depuis un moment. Seule, livrée à ses doutes, dévorée par ses craintes. Elle se questionne sur les jours, les mois à venir. Quel est donc le but de tout cela si elle est incapable de profiter de quoi que ce soit ? Elle avance pourtant au gré du vent, se laisse porter telle une feuille morte à la dérive. Une marionnette au fil brisé, qui continuerait de danser au rythme d'une mélodie depuis longtemps oubliée.
Kalith
Innocence

Le jour déclinait, mais la place du village était encore animée. Les enfants jouaient en groupes, criant et gesticulant. Les garçons s'amusaient à se battre entre eux, ou à effrayer les jeunes filles qui s'éparpillaient telle une volée de colombes farouches. Le son d'un marteau sur une enclume pouvait encore s'entendre dans le lointain. Certains artisans commençaient à ranger leurs marchandises en vue de la fermeture, et les travailleurs fourbus prenaient peu à peu la direction de la taverne pour y dépenser leur paie durement gagnée. C'était un village modeste et ordinaire, en apparence paisible. Mais comme chaque lieu en ce monde, il était composé de nombreuses histoires. Des tranches de vies qui se mêlaient, se découpaient, pour former une toile complexe.

Non loin de là, au sommet d'une petite colline, se tenait une fillette. Assise sur une souche, la tête posée sur ses genoux, elle observait en silence ce petit univers qui s'agitait sous ses yeux. Elle se tenait à l'écart, comme toujours. Elle n'aimait pas vraiment le bruit ou le désordre, et préférait garder ses distances. Elle attendait le moment où elle pourrait se retrouver seule avec les étoiles, et guettait impatiemment leur venue. C'était son moment à elle, un rendez-vous privilégié qu'elle n'aurait manqué pour rien au monde.

En contrebas, une bande de gamins passait en courant. L'un d'eux s'arrêta pour la désigner du doigt à ses camarades. Elle n'entendit pas les paroles échangées, mais leurs rires résonnaient encore tandis qu'ils repartaient en trottinant. Son regard émeraude les suivit quelques instants avant de se lever vers les cieux. Un léger sourire se dessina alors sur ses lèvres enfantines. Elles étaient là, fidèles à leurs habitudes. Elles étaient venues la retrouver le temps d'un égarement passager. Alors elle resta là à les contempler, à admirer ces corps célestes qu'elle aurait bien voulu pouvoir toucher du bout des doigts. Ses pensées s'envolèrent au loin, quittant le village pour aller se perdre dans l'immensité stellaire.

Mais toutes les bonnes choses avaient une fin. La fillette soupira légèrement avant de se résigner à devoir rentrer. Avec un peu de chance, c'était le bon moment. Elle adressa un dernier signe de la main à ses amies puis commença à descendre la colline. D'un pas tranquille, elle prit la direction de sa maison, nichée dans un coin de la petite vallée. Après un léger moment d'hésitation, elle poussa la porte pour y entrer. Il était là, vautré sur son siège, à ronfler comme un bienheureux. Des cadavres de bouteilles vides trônaient fièrement à côté, comme à l'accoutumée. Dans la pièce voisine, elle retrouva sa mère. Assise devant un miroir de mauvaise facture, elle brossait ses longs cheveux bruns.

La gamine resta un moment à l'observer depuis le seuil, en silence. La jeune adulte finit par se rendre compte de sa présence et se hâta de laisser courir quelques mèches devant son visage afin d'en dissimuler certains traits. Puis elle l'accueillit avec un sourire qui se voulait rassurant.


- Bonsoir ma chérie, tu t'es bien amusée avec tes copains dehors ?

Elle hocha légèrement la tête en guise de seule réponse. Son regard ne se détachait pas de celui de sa mère, qui cherchait manifestement à dissimuler un reflet pourtant évident. Elle tenait d'elle pour de nombreuses choses, et celle-ci n'y faisait pas exception.

- Allez, va te coucher. Sinon tu seras fatiguée demain matin.

La fillette hésita un moment. Elle l'observait, en proie à un conflit intérieur où se mêlaient différentes émotions. Comme ne sachant pas quelle envie écouter, ni quel comportement adopter. Finalement, elle se contenta de bredouiller timidement quelques mots.

- B'nuit, m'man.

Sa mère lui répondit d'un sourire, et elle fila retrouver sa chambre sans un mot de plus. Une pièce assez miteuse, qui en disait long sur leurs conditions de vie rudimentaires. Étendue sur son lit, son regard resta longuement rivé sur le plafond, comme pour essayer d'en transpercer la paroi. Elle ne pouvait les voir, mais elle devinait leur présence au-delà. Tout valait mieux que de penser au lendemain. Éternel recommencement.
Kalith
Retour au néant

Le voyage a cela de bon qu'elle n'a pas à réfléchir à sa prochaine destination. Elle se contente de suivre la route sans se poser de questions, sur les talons de son groupe désormais réduit à trois personnes. Chaque ville traversée se ressemble, et elle passe telle une ombre furtive ne s'arrêtant jamais plus de quelques instants au même endroit. Cela fait d'ailleurs plusieurs jours qu'elle est plutôt silencieuse, n'échangeant guère plus de quelques mots avec les autres, prenant soin d'éviter tout contact avec des étrangers.

Quelque chose la préoccupe depuis la veille. Il ne s'était pas montré au moment du départ, et elle était partie seule avec son amie. Disparu sans un mot, sans laisser de trace. Sans une explication. Peut-être s'était-il simplement lassé de les suivre. Après tout, cela faisait quelques jours qu'il se montrait plus distant. Plus nerveux, d'une certaine manière. Elle n'avait pas vraiment cherché à engager la discussion, et son attitude l'en avait dissuadée. Elle n'avait plus vraiment le cœur à se disputer.

Un nouveau village se profile à l'horizon. Kalith observe sa silhouette grandissante avec une certaine appréhension qu'elle ne parvient pas à s'expliquer. Son esprit est agité par de nombreuses pensées noires et des questions sans réponse. Elle est une eau calme dont les fonds troubles sont en proie à une constante effervescence. Quelque chose ne va pas, elle le sent. Mais elle ne saurait dire quoi. Ce n'est que lorsqu'elle arrive aux portes du hameau qu'elle comprend. C'est là que tout a commencé. Que tout a recommencé. Elle reconnaît les fermes et les champs qu'elle a presque traversés en courant la dernière fois.

Elle s'immobilise un instant et observe son amie qui s'avance déjà pour visiter les lieux. Sa main cherche le contact de ses cheveux, et une longue mèche brune vient s'enrouler autour de ses doigts délicats. Rien ne semble avoir changé depuis la dernière fois. La vie poursuit son cours dans une boucle qui se répète encore et toujours. Les gens suivent paisiblement le cours de leur existence, avec leurs habitudes, et leurs tâches journalières. Ils ont leurs repères, une famille, et un quotidien plus ou moins bien ordonné. Elle n'a rien de tout cela. Elle n'est que ruines et chaos. Une lande désolée, dénuée de toute trace d'humanité, où la seule présence est le hurlement d'un vent sinistre.

La jeune femme progresse lentement le long du chemin qui serpente entre les maisons en toit de chaume et les plantations. Son regard balaie le paysage qui s'étend devant elle comme pour essayer d'en définir les contours. Mais un sentiment de vertige s'empare d'elle, et ses jambes vacillent. Comme si le sol se dérobait sous ses pieds. Elle avise alors une clôture en bois et s'y appuie quelques instants, le temps de reprendre ses esprits. Quelques regards curieux se posent sur elle. Elle serre les dents, et jure intérieurement.


Allez tous vous faire foutre..

Elle reprend sa marche. Sans vraiment savoir où elle va. Elle avance, et ses pas la conduisent naturellement vers un endroit plus isolé, moins fréquenté. Elle finit alors par apercevoir une bâtisse non loin. Une construction qu'elle reconnaît instantanément. Ses yeux s'écarquillent légèrement et elle peine à retrouver sa respiration, comme si elle venait de recevoir un coup. Un sentiment de panique s'empare d'elle, et elle manque de trébucher avant de s'asseoir péniblement sur un banc situé à proximité. Des images affluent dans son esprit. Les semaines passées, les années précédentes. Elle réalise qu'elle aurait peut-être besoin de sa présence en cet instant, même si elle se refuse toujours à l'admettre ouvertement. Où diable est-il donc passé ? Se pourrait-il que la ville ait un quelconque rapport avec sa soudaine disparition ?

'Tain, fait chier..

Encore un peu tremblante, il lui faut de longues minutes pour reprendre progressivement le contrôle de ses émotions. Elle lève la tête et observe à distance le bâtiment situé à quelques dizaines de pas. Celui-là même qui l'a vue émerger de sa longue torpeur, et reprendre contact avec le monde réel. Il y a seulement deux mois. Il y a déjà deux mois. Elle finit par quitter son banc et fait quelques pas en direction du couvent. Elle s'arrête devant le portail grillagé, et observe en silence le lieu de sa convalescence. Des silhouettes vont et viennent sans lui accorder d'attention. Un endroit hors du temps, bien plus serein que ce que peut offrir la civilisation. Elle s'apprête à partir lorsqu'une voix retentit non loin.

- Alors, vous avez fini par revenir.

Elle se retourne pour apercevoir une femme en tenue de nonne, visiblement d'un certain âge. Elle l'observe sans répondre tandis qu'elle approche. L'autre la dévisage avec une expression vierge de toute hostilité. Au contraire, elle affiche même un sourire bienveillant. Kalith hésite quelques instants sur place, ne sachant quoi répondre. Mais la vieille femme poursuit.

- Vous avez tout de même meilleure mine que la première fois où je vous ai vue.

Elle observe la sœur avec méfiance, à seulement quelques mètres de distance. La situation la met mal à l'aise, alors elle bredouille la première chose qui lui passe par l'esprit. Une question idiote.

- Qui êtes-vous ?

Son interlocutrice sourit une nouvelle fois, puis ouvre le portail et l'invite d'un geste de la main à faire quelques pas en sa compagnie. Kalith marque un léger temps d'hésitation avant de se décider à marcher un peu à ses côtés. La femme d'église lui répond alors de sa voix douce et apaisante.

- Je me suis occupée de vous pendant tout le temps où vous êtes restée inconsciente. Et ce, dès le jour où vous êtes arrivée. Ce sont des gens du coin qui vous ont trouvée et ramenée ici. (Elle s'interrompt brièvement avant de reprendre) Je suis ravie de vous revoir en bonne santé. Je n'ai pas eu le temps de vous saluer le jour où vous êtes partie, or j'espérais avoir l'occasion de discuter un peu avec vous. Je suis donc heureuse de vous revoir aujourd'hui.

La jeune femme hoche pensivement la tête. Elle avait effectivement fui l'endroit sans se retourner, essentiellement préoccupée par le désir de savoir où elle était, et le besoin de retrouver le monde extérieur. Elle l'avait déploré avec le recul, mais pas au point d'être hantée par les remords. Elle ne sait pas vraiment quoi lui dire, aussi se contente-t-elle du minimum.

- Je vais bien, merci.

Un léger sourire vient une nouvelle fois éclairer le visage de la nonne. Puis elle s'arrête et pose une main sur le bras de Kalith tout en la regardant. L'expression aimable a laissé place à un voile de compassion.

- J'ignore ce qui a bien pu vous arriver, ma fille, même si je pense pouvoir l'imaginer. (La jeune femme porte instinctivement une main sur son ventre et détourne légèrement les yeux) Mais souvenez-vous d'une chose. (Elle attend de croiser à nouveau son regard pour continuer). Vous êtes plus forte que vous ne le pensez, et il n'y a aucun raison pour que vous ne parveniez pas à aller de l'avant. Vous n'avez pas eu de chance, la vie a sans doute été cruelle avec vous, mais vous devez continuer d'y croire. Car toute vie mérite qu'on s'y accroche. Trouvez une motivation qui en vaille la peine, et battez-vous pour elle. Ne renoncez jamais.

Les paroles de la vieille femme résonnent péniblement dans son esprit. Elles forment un écho qui sonne dans le vide pour s'y perdre à l'infini, un glas qui retentit au sommet d'une église trônant au cœur d'une ville morte. Mélodie funeste déchirant le silence, qu'elle est la seule à pouvoir entendre. Mais cela fait bien longtemps qu'elle n'a plus envie de danser au son d'une quelconque mélopée. Elle refoule momentanément la vague de tristesse qu'elle sent monter en elle, et répond d'un ton aussi détaché que possible.

- Je saurai m'en souvenir. Je vais devoir y aller, à présent. Merci à vous.

Elle hoche légèrement la tête et lui adresse un semblant de sourire avant de prendre congé. Elle a déjà le dos tourné lorsque la vieille femme articule une dernière phrase.

- Prenez soin de vous, mon enfant..

Mais Kalith ne répond pas, et s'arrête encore moins. Elle presse le pas pour mettre rapidement de la distance avec l'endroit, en quête d'un recoin où elle pourra s'isoler de toute chose, et rester seule un moment. Seule avec ses questions. Avec ses démons.
Kalith
Valse des ombres

Un jour supplémentaire dans cette ville, à l'attendre. La ville des souvenirs et du tourment. Il avait fini par lui écrire pour lui donner des nouvelles, et lui faire part de ce léger contretemps. Un courrier qui n'avait pas plus rassuré Kalith que l'absence inexpliquée. Il affirmait avoir vu une personne suspecte rôder dans les parages, et être resté en arrière afin d'assurer leur protection. Elle n'était pas sans savoir qu'il vivait continuellement traqué comme une bête sauvage en raison de son passé. Il n'était à l'abri nulle part, et n'importe qui pouvait se tapir dans l'ombre, guettant son heure pour en surgir. Elle en avait déjà fait les frais, et ne tenait pas vraiment à ce que cela se reproduise. Elle en avait payé le prix, et en était ressortie avec une blessure qui ne guérirait probablement jamais.

Elle l'observe tandis qu'il débarque de la façon la plus naturelle qui soit, comme si de rien n'était. Comme s'il s'était absenté seulement quelques minutes plus tôt, et qu'il signait son retour pour récupérer quelque babiole oubliée sur le comptoir. Elle maugrée intérieurement lorsqu'il manifeste un certain étonnement et une désinvolture qui lui sont propres dans ces moments là. Elle prend sur elle pour ne pas lui sauter à la gorge, et s'efforce d'afficher son masque de l'impassibilité. Mais en dépit des mots tus, la tension reste palpable entre les deux complices d'autrefois. Et elle doit lui poser la question pour apprendre qu'il ne s'agissait finalement que d'une fausse alerte. Tout cela pour rien. Toutes ces angoisses et cette tension pour rien. Elle dissimule son agacement, et lorsqu'elle sent que la discussion devient stérile, elle s'éclipse pour aller faire un tour. Elle s'isole le restant de la journée, dans l'attente de l'heure du départ. De quitter enfin cette ville qui lui rappelle trop de mauvaises choses. Elle y a passé bien trop de temps.

Le trajet jusqu'à la prochaine étape se déroule sans encombre. La jeune femme s'accorde un repos de quelques heures avant d'aller se promener pour se changer les idées. Elle finit inévitablement par le croiser après avoir rencontré un habitant du coin. Mais cette fois, il a laissé de côté son arrogance habituelle au profit d'une attitude plus amicale. Le ton est calme, l'ambiance morose. Ils échangent quelques considérations sur le monde, sur les gens. Il raconte spontanément certaines bribes de son passé. Elle l'écoute en silence, le laisse s'exprimer. Elle lui pose quelques questions, s'intéresse à son histoire et ces choses qu'elle ignorait encore à son sujet. Elle apprend à le connaître davantage. Leurs plaies ne sont pas identiques, mais elle retrouve malgré tout une part d'elle-même dans son récit.

Elle se décide également à parler, à s'ouvrir un peu. Elle évoque péniblement certaines choses qui l'ont marquée, traumatisée. Il y a longtemps. La trahison d'un être cher qui lui avait donné l'espoir, et le goût à l'ivresse des sentiments. Pour la première et dernière fois. Puis le dégoût de soi et d'autrui. La colère, déjà présente, qui se mue alors en haine et violence qui ne la quitteront plus. La mort de tout ce qui les reliait encore. Le sang, le déchirement. Le sacrifice insensé du fruit de leur union à jamais enterrée. La folie et le désespoir d'une femme une nouvelle fois meurtrie, pour qui rien ne serait plus jamais comme avant. Elle raconte nerveusement, cherchant à dissimuler la désolation et la rage qui l'animent à la simple évocation de ces souvenirs ancrés en elle. Traces d'une ineffable douleur. Il l'écoute sans sourciller, sans la juger. Il la réconforte, la conforte dans ses choix. Comme le ferait un véritable ami.

La journée s'écoule lentement au gré des confidences, au rythme des souffrances. Le jour finit par céder sa place au soir, et le trio se retrouve en taverne pour un moment de partage et d'oubli. Moment d'extérioriser les choses néfastes, de se défouler, de cracher sur les mauvais tours que la vie réserve bien trop souvent. La soirée est particulièrement arrosée, et les trois compagnons finissent à moitié ivres, haussant le ton à l'unisson comme pour conjurer ensemble le mauvais sort. Kalith laisse librement s'exprimer certaines de ses déceptions, de ses frustrations. Elle jure et adopte un langage qui lui est peu coutumier, pour la plus grande hilarité de ses amis. Elle s'oublie le temps d'une soirée, se libère des chaînes qui l'entravent à longueur de temps, et exprime ce qui lui traverse l'esprit. Certaines choses qu'elle a sur le cœur, sans retenue aucune. Les chopes volent au rythme des rires et des quolibets, et la jeune femme devient une autre personne le temps d'une fête qui n'en a que le nom. Plus qu'une fête, c'est un hymne à la souffrance, une ode à la délivrance, et un exutoire sur les vicissitudes de ce monde.

L'heure est bien avancée, et Kalith sommeille à moitié tandis que ses compagnons retournent se préparer en vue du départ. Encore légèrement titubante, elle prend la direction des portes de la ville pour les rattraper lorsqu'elle aperçoit une enseigne dont on lui avait parlé, et qu'elle avait promis d'aller visiter avant de partir. Elle hésite un peu, puis se décide à pousser la porte de l'établissement, et s'installe à la première table à sa portée. L'accueil est courtois, elle rassemble ses pensées pour former des phrases et entretenir un semblant de discussion. Mais il s'avère bien rapidement que l'intérêt de l'homme n'est pas à la conversation. Elle feint d'abord de ne rien voir, mais les regards se font de plus en plus éloquents, insistants, et certains propos ôtent toute place au doute. Elle se rembrunit lorsqu'il pose une main sur sa cuisse, et lui demande de ne plus s'aviser de la toucher. Elle ne hausse pas le ton, elle est trop épuisée pour cela. Mais elle s'assure d'avoir été comprise. Ils échangent quelques mots supplémentaires, puis elle s'en va rejoindre ses compagnons. Cette fois, pour de bon.

Sur le chemin, l'heure n'est plus aux échanges inspirés ou aux joutes endiablées. Silencieuse, elle ressasse les événements de la journée, de la soirée. Elle repense à tout ce qui a été dit, à ce dont elle a pu parler, et que les vapeurs d'alcool ont épargné. Elle songe à son passé, et à cette tendance que certaines choses ont à se répéter inlassablement. Invariablement. Elle est un mélange de colère contenue et de tristesse refoulée. De voir que les hommes sont tous semblables, incapables de la regarder autrement que comme objet de désir ou instrument de plaisir. Incapables d'essayer d'apprendre à la connaître, et de s'intéresser à elle pour ce qu'elle est réellement. De voir que derrière cette enveloppe de chair se cache une personne sensible animée de sentiments. Trompée, abusée, martyrisée. Depuis toujours, elle n'est qu'un vulgaire jouet. Elle serre le poing, puis son regard se pose sur le dos de ses amis, qui marchent légèrement devant. Alors elle prend une profonde inspiration, et presse le pas pour ne pas se laisser distancer. Pour éviter de sombrer dans l'oubli.
Kalith
L'éclair d'un sourire

Un jour nouveau se lève sur le littoral, son aura venant timidement percer la brume matinale. Lieu de plaisance aux saveurs amères, dont la grande bleue vient effleurer la rive de ses caresses éphémères. Le regard émeraude se perd dans l'horizon lointain, destination aux contours indistincts. Il est des choses qu'on ne peut s'expliquer. Ni par les mots, ni par la pensée. Certaines laissent une trace, tandis que d'autres s'effacent dans l'oubli. Le temps passe, il fait son œuvre et se poursuit à l'infini. Des paroles s'envolent emportées par la brise, vestiges de promesses jamais conquises. Et ce qui semblait acquis est à jamais anéanti.

Le ciel est morne et glacial. Il se distille en de sombres nuages laissant entrevoir l'imminence d'un orage. Éclat silencieux d'une colère menaçant de sourdre à tout instant, mais qui se terre. Rage muette qui se contient plutôt que d'exploser en une myriade d'étincelles. Froid tranchant qui incise et lacère avec retenue, mais qui se voudrait plus mordant. Expression silencieuse d'un mal-être profond qui peine à naître au grand jour, enfoui par des non-dits. D'une tristesse qui ne sait comment se libérer, et qui semble ne trouver le salut que dans une volonté de destruction.

Les heures s'égrainent lentement au fil des discussions et des rencontres. Comme autant de silhouettes jaillissant d'un linceul opaque avant de s'y confondre à nouveau. Apparitions fugaces, présences immatérielles auxquelles il est impossible de s'identifier. Frontières d'un monde qu'elle ne franchira jamais. Mais en cet océan d'inconstance où toute chose est destinée à péricliter, se tient un rocher auquel elle sait désormais pouvoir se raccrocher. Présence amicale et rassurante, qui lui évite d'être emportée. Qui lui permet de tenir contre vents et marées.

Les journées se succèdent, mais le ciel se fait progressivement plus clément. La perspective de reprendre la route permet l'apparition d'une éclaircie nouvelle, et les nuages se dissipent peu à peu. La morosité laisse place à un semblant de ravissement. La déception à une forme de détachement. L'heure est enfin venue de songer un peu plus à elle, d'écouter davantage ses désirs. Elle n'a aucun projet, mais ne manque pas d'idées. Les événements récents sont une raison supplémentaire d'aller de l'avant, et elle dispose désormais de tout son temps.

Ainsi, pour la première fois depuis longtemps, elle décide de s'accorder un moment à elle. Plaisir coupable d'une femme qui n'a jusque là vécu que dans l'ombre d'autrui. Elle se rend sur la grand-place, et s'autorise à flâner au marché afin de s'alléger l'esprit. Son regard attentif écume les étals, tandis que sa main délicate se fraie un chemin au sein de la foule. Elle finit par trouver son bonheur dans l'achat d'une longue jupe noire qui lui faisait envie depuis un moment, mais sans oser en franchir le pas. Satisfaite de sa modeste acquisition, elle quitte les lieux un léger sourire accroché aux lèvres, et part le rejoindre en trottinant.

Demain serait un autre jour pour le duo, de retour sur les routes. Peut-être celui d'un nouveau départ. D'un recommencement.
Kalith
Anciens démons

On raconte que chaque rumeur contient une part de vérité. Que rien n'est totalement fruit du hasard, et que chaque mot peut renfermer de terribles secrets. Des secrets bien gardés, qui feraient mieux de ne jamais être dévoilés au grand jour. Boîte de Pandore que nul ne devrait songer à ouvrir, sous peine de le regretter pour toujours. Antre du mal dans lequel il est préférable de ne pas s'aventurer. Choses inavouées dont l'existence est bien réelle, mais qui ne devraient être délivrées. Au risque d'y perdre son âme à jamais.

Le périple continue. Livre ouvert dont chaque page se tourne au rythme des journées. Dont chaque ligne s'écrit progressivement sous le crissement d'une plume ne connaissant pas les affres du temps. Infatigable, elle poursuit sa tâche sans jamais s'interrompre. Des mots viennent se greffer aux mots. Ils forment de longues phrases, décrivent des arabesques complexes. Tissu multicolore qui s'étire, inaltérable. Écoulement paresseux qui s'étend jusqu'à une fin inéluctable.

La plume est légère, les premiers jours. Elle écrit l'histoire d'une jeune femme qui arpente le chemin de la sérénité. Qui aspire à laisser de côté certaines velléités afin de trouver un semblant de gaieté. Des rencontres donnant naissance à des discussions badines. Des sourires qui se dessinent sur ses lèvres fines. Son regard est expressif, souvent attentif. Sa bouche se fait tantôt rieuse, tantôt moqueuse. Son esprit retrouve une part de de cette légèreté envolée qui lui faisait défaut les semaines passées.

C'est le récit d'une jeune femme qui semble déterminée à renouer avec autrui. Avec la vie. Finies les errances, oublions donc cette souffrance. Profitons de ce que semble bien vouloir nous offrir l'existence. Des destins se rencontrent à la croisée des chemins. On compare les histoires respectives, sans jamais trop en dévoiler. Car en dépit de son envie d'évasion, la brune reste mesurée. A une exception près, le temps d'un moment quelque peu arrosé. Elle échange des mots, mais dissimule toujours ses maux. Son regard se fait parfois lointain, mais elle garde pour elle ces pensées qu'elle retient.

Les rencontres sont nombreuses. Elle discute, apprend à connaître les autres, essaie d'en retenir chaque nom. Elle est étonnée de retrouver ces consonances oubliées. Souvenir d'une époque où cette langue lui était naturelle, jalonnant un quotidien qui n'avait alors déjà rien d'un conte de fées. Elle redécouvre ces sonorités, cette mélodie d'antan que sa bouche n'avait guère plus chantée depuis un temps. Et c'est ainsi qu'elle s'exprime comme elle avait pu le faire des années durant. Quand elle n'était encore qu'une enfant.

Mais la plume est parfois joueuse. Elle se met à gratter le papier, se fait plus nerveuse. Tel un vent emportant les dernières feuilles d'un arbre dont l'existence n'aurait que trop duré. Début d'un hiver rugueux trop longtemps redouté. Elle décide qu'il est temps d'entraîner cette histoire dans une nouvelle danse insensée. Toile trop colorée qui se doit d'être entachée de noirceur. Volonté acharnée d'imposer à cette histoire une fin de malheur. Obsession d'un vide s'évertuant à arracher toute forme de vie pour la broyer. La faire disparaître à jamais.

Elle se tient nonchalante, un verre à la main. Le regard perdu à travers le carreau donnant sur la rue, elle observe les incessantes allées et venues. Elle sait que son ami a prévu de la rejoindre en journée, mais elle ignore quand. Alors elle rêvasse en guettant sa venue, profitant de l'oisiveté de l'instant. La porte s'ouvre sur un grincement qui la soustrait à ses pensées, et elle observe la silhouette d'un homme qui se dirige vers le comptoir sans même la voir. L'individu est armé et recouvert d'un masque. Il pose son barda sur le comptoir, et cherche avec nervosité un objet qui semble lui échapper. Il pousse un soupir et se rend alors compte de sa présence. La conversation s'engage, et ils échangent quelques mots courtois. Mais elle sent bien que quelque chose ne va pas.

Les traits de l'homme sont toujours dissimulés. Il avance de quelques pas vers elle, prétextant avoir besoin d'argent. Elle prétend ne pas avoir plus de quelques écus, le fixe avec un scepticisme grandissant. Il affirme ne pas pouvoir la laisser partir sans obtenir quelque chose en échange, et lui demande de retirer ses vêtements. Elle refuse, et l'invite à se tenir à distance respectable. Il affirme que cela n'a rien de personnel, avant de fondre soudainement sur elle. D'une main, il la force à se relever en la tirant par le bras. Elle lui assène une gifle magistrale et cherche à lutter, mais il est plus fort qu'elle. Il la plaque face au mur d'un geste brusque et entreprend de la fouiller tout en la maintenant fermement. Elle sent sa gorge se nouer. La terreur s'empare d'elle, l'asphyxie. Elle suffoque. L'impression de revoir certaines choses. De revivre une scène qui s'est déjà jouée il y a longtemps.

La colère se mêle à la peur et lui donne la force de résister. Pour elle, pour sa survie. Elle crie, l'agonit d'injures. Elle oppose une résistance farouche et parvient à le frapper à plusieurs reprises, mais il s'énerve également, se fait plus violent. Elle cherche à récupérer la dague logée contre sa cuisse, mais il attrape son bras et lui tord le poignet. Elle hurle, se débat contre son agresseur. Elle tremble de tout son corps, incapable de réagir froidement. Ses angoisses refont surface. Celles d'une femme qui a déjà connu le pire, et qui s'apprête à le vivre une nouvelle fois. D'une main, il la saisit par les cheveux et la cogne violemment contre le mur. Elle hurle. Tremble. Gémit. Il lui arrache son corsage, dénudant sa poitrine. Sonnée. Terrorisée. Elle pousse en arrière pour tenter de se dégager. Il recule légèrement sous l'impact, mais la plaque une nouvelle fois contre la paroi de grès. Elle grimace et cherche à reprendre son souffle. Son corps, son esprit ne sont que douleur. Une lutte désespérée. Celle d'une femme vulnérable ayant déjà connu les pires outrages, qui se sent démunie face à un homme en proie à la rage.

Terrifiée. Furieuse. Meurtrie. Elle parvient à lui arracher son masque et cherche à l'étrangler, à venir à bout de cet être qui cherche encore à faire d'elle une victime. De la violence, de la luxure. Victime de la cruauté d'un monde où seule la loi du plus fort semble pouvoir l'emporter. Elle veut lui faire payer tout ce qu'elle a déjà enduré toute sa vie. Mais elle en est incapable. Submergée par trop d'émotions. Son corps est un pantin désarticulé entre les mains d'un marionnettiste qui fait d'elle l'instrument de son désir. Elle se tord de douleur tandis qu'il la maintient toujours brutalement par les cheveux. Tout en la maîtrisant fermement d'une main, il parvient à lui arracher le reste de ses vêtements de l'autre. Sa nudité se dévoile entièrement à sa vue. Ses cicatrices deviennent visibles. De sa main avide, il la touche, la caresse. Il palpe ses jambes, ses seins, ses fesses. Elle tremble, sa vision se trouble. Elle bouillonne. De rage. De honte, de dégoût. De la nature humaine, de soi. De son incapacité à faire face. Une nouvelle fois. Une fois de trop.

Mais alors qu'il commence à défaire ses braies pour accomplir son sinistre dessein, le grincement de la porte retentit une nouvelle fois. Celle-ci s'ouvre sur un visage amical qu'elle n'attendait plus. Qu'elle n'espérait plus.


- Kerghan !

Un cri spontané. Appel désespéré. Détresse d'une femme qui aperçoit à nouveau un fragment d'espoir.

- Kerghan !

Hurlement lugubre qui se répète. Déchirement d'une âme au fond du gouffre, qui entrevoit une brève lueur en surface.

Son ami marque un temps d'arrêt, manifestement sous le choc de la scène se déroulant devant ses yeux. Le temps qu'il réagisse, l'autre a déjà filé prestement. Elle crie, lui enjoint de le rattraper. Il dégaine un couteau et ressort aussitôt en courant, à la poursuite de l'agresseur. A nouveau seule, elle se baisse, chancelante. Elle récupère ses vêtements éparpillés au sol. Sa jupe, achetée seulement quelques jours plus tôt, dorénavant en lambeaux. Elle ramasse le reste, se rhabille péniblement, puis se recroqueville dans un coin à même le sol. Son corps est agité de violents tremblements, ses cheveux sont en désordre. Eux aussi décomposés par la violence du contact lubrique. Livide, elle tremble comme une fillette effrayée. Sa main vacillante se perd dans sa longue chevelure dans une tentative d'apaisement désespérée.

La porte s'ouvre encore, et elle lève les yeux pour apercevoir une nouvelle fois son agresseur. Il lui promet de revenir pour elle, que ce n'est pas terminé. Elle l'injurie, s'époumone de ses forces restantes. L'autre la dévisage une dernière fois avant de se volatiliser et disparaître pour de bon. Plusieurs minutes interminables s'égrainent avant que Kerghan ne refasse son apparition. A bout de souffle, il accourt malgré tout dans sa direction. Toujours tremblante, elle lutte pour se relever, et va à sa rencontre pour se jeter dans ses bras. Elle parvient à articuler quelques mots, le rassure en affirmant qu'il ne s'est rien passé. Qu'il est arrivé juste à temps. Il pousse un soupir de soulagement, et la serre longuement dans ses bras pour la réconforter. Elle s'effondre contre lui, en larmes. Encore sous le choc, accusant le coup des émotions. Délivrance soudaine et violente d'un torrent trop longtemps contenu. Complainte d'un cœur à l'agonie.

Il l'invite gentiment à s'asseoir, et à lui raconter les faits. Elle s'exécute, difficilement. Il insiste pour lui donner un de ses couteaux. Elle n'en veut pas, mais elle finit par accepter. Elle lui fait part de son sentiment de culpabilité. De n'être en mesure de rien, de se sentir un fardeau pour les autres. D'avoir essayé de s'intégrer, de s'être forcée sans succès. D'être incapable de se faire aimer, condamnée à toujours voir les autres lui tourner le dos. Elle confesse son épuisement. Sa lassitude de toute chose. Sa conviction de ne plus avoir sa place en ce monde. Que certaines choses continueront de se répéter inlassablement, sans rien pouvoir faire pour les éviter. Elle ne veut plus de cette vie de malheur. Elle refuse de continuer de vivre ainsi. La souffrance lui est devenue insupportable. Elle regrette ce jour où elle a échoué à tout quitter.

Il cherche à la rassurer, à trouver les mots pour l'apaiser. Elle a un léger mouvement de recul lorsqu'il prend sa main pour la rassurer, mais elle ne le repousse pas. Il lui promet de constamment veiller sur elle, de toujours rester à ses côtés pour la protéger de la cruauté humaine. Il lui confie avoir également besoin d'elle. Dépendre d'elle. Cruellement. De n'être rien sans elle, et de l'aimer à sa façon. Elle l'écoute sans prononcer un mot. Les yeux tantôt fermés, tantôt plongés dans le vague, elle écoute en silence. Elle se mure dans le silence. De ceux oppressants, qui traduisent une incapacité totale à formuler quoi que ce soit. Elle écoute les paroles de son ami. Regard toujours perdu dans le néant, une larme silencieuse parcourt son visage dévasté. Émeraudes sans éclat, égarées dans le lointain. Hymne silencieux d'une âme noyée dans un océan de noirceur. Lorsque plus aucun mot n'est assez fort pour exprimer la douleur. Brisure. Déchirure.

Alors, pour exprimer ces mots qui lui font tant défaut, elle pose sa main sur le bras de son compagnon d'infortune. Elle le serre doucement, dans une brève étreinte. Pour lui faire comprendre qu'elle a entendu ses paroles. Pour le remercier en silence d'être là. D'avoir promis de ne jamais la trahir. De ne jamais l'abandonner. De l'accepter telle qu'elle est. Duo à la vie. A la mort.
Kerghan
Le vent les portera

Quelques minutes plus tôt...

Un soleil radieux. Une chaleur étouffante. L'air est sec, la légère brise qui souffle de la mer n'apporte aux passants qu'une fraîcheur éphémère. Kerghan déambule d'un pas tranquille dans les ruelles de la grande Montpellier. Les passages discrets et multiples lui autorisent un moment de réflexion et d'intimité qu'il consacre aux récents événements. Ses émotions serpentent avec une certaine appréhension dans les méandres de son esprit tortueux. Certaines d'entre elles ressurgissent douloureusement tandis que ses pérégrinations le mènent à son lieu de destination. Une belle taverne comme il y en a tant. Un endroit respectable, si on se fie aux rumeurs locales. Il observe un moment la bâtisse et ses alentours. L'édifice se situe non loin d'un lac et il remarque un petit bosquet qu'il a traversé sans même y songer.

Poussant nonchalamment la porte, il pénètre à l'intérieur du bâtiment. Ses yeux balayent la salle et ses sens sont en alerte. Quelque chose ne va pas. Kalith n'est toujours pas là, ce qui provoque chez lui un vague sentiment d'étonnement. Elle a pris l'habitude de passer en fin d'après midi. Une pointe d'angoisse nait au creux de son estomac alors qu'il perçoit un mouvement sur sa gauche. Il tourne vivement la tête et l'angoisse devient terreur. Ébranlant son échine, un puissant frisson glacial le fait reculer instinctivement d'un pas. Devant lui, Kalith se tient debout, nue et vulnérable, plaquée de force contre un mur par un inconnu. Un animal pris au piège. Des larmes ponctuées de cris étouffés. Son agresseur bouscule Kerghan alors qu'il prend la fuite. Ce dernier, presque tétanisé, bredouille quelques questions stupides. Elle l'appelle désespérément alors que les sens du jeune homme ont disjoncté. Le son de la voix de son amie se mêle au puissant acouphène qui lui vrille les tympans. Soudain, l'animal qui est en lui reprend le contrôle. Dans son esprit, tout devient calme et tranquillité. Ses pensées néfastes et paralysantes s'effacent, pareilles à une légère brume déchirée par un souffle salvateur. C'est un couteau à la main qu'il se précipite à l'extérieur. Percutant une femme qu'il ne remarque même pas, il court à la poursuite de l'assaillant jusqu'à perdre haleine. Un badaud fait un léger bond pour le laisser passer tandis qu'il s'engouffre dans une ruelle. Débouchant sur un cul-de-sac, il s'arrête pour reprendre sa respiration. Comprenant qu'il a définitivement perdu sa trace, il interrompt ce bref repos pour reprendre en trombe la route de la taverne. Ses poumons lui font l'effet d'un vaste brasier sur lequel souffle un vent de tempête. Ses pensées s'emmêlent de nouveau et il cède à la panique. Se pourrait-il que l'agresseur soit revenu sur ses pas ? Il manque de trébucher en franchissant le seuil de l'édifice. Ses yeux se posent immédiatement sur Kalith. Elle est là, fragile, recroquevillée comme une petite proie aux portes de la mort. Sa nudité désormais couverte, elle se réfugie dans ses bras. Sans hésiter, il lâche son arme et enlace la jeune femme d'un geste protecteur. Sa main caresse doucement le dos agité de soubresauts de son amie. Les premiers mots se font hésitants et maladroits. Que peut-on dire en pareille situation ? Il la serre contre lui. L'amie aux cheveux de jais enfouit son visage au creux de son épaule. Au milieu des larmes, Kerghan apprend succinctement ce qu'il s'est passé. Il lâche un soupir de soulagement lorsqu'il entend qu'elle n'a pas été souillée.

Le temps s'écoule doucement pour ces deux êtres qui se portent l'un l'autre. Pareils à deux arbres aux branches emmêlées, ils s'agrippent mutuellement en pleine tourmente. Doucement, quelque chose s'effondre en Kerghan. Ces barrières qu'il a mis tant de temps à construire s'effritent comme de l'argile, et une terrible peine l'envahit peu à peu. La chaleur de son amie au contact de ses bras et de ses épaules le replonge dans un passé obscur qu'il ne pourra jamais oublier. Les yeux fermés, ses autres sens cèdent face à l'odeur apaisante de cette femme qu'il a pu sauver. Sa présence le rassure profondément et il partage un peu de cet amour qu'il a pour elle. Il la rassure, la réconforte, la cajole. Les mots s'écrasent sur les récifs d'une mer déchaînée, encore et encore, telles les vagues incessantes soufflées par Poséidon lui-même. Il sera là pour elle, quoi qu'il arrive. Elle ne doit jamais en douter. Il a besoin d'elle et il lui dit. Elle est ce qu'il a de plus précieux à ce jour. Un mince filet de lumière dans les vastes profondeurs abyssales, dernier espoir des résidents de ce lieu délaissé. Les minutes passent et ils restent ainsi, l'un contre l'autre. Ce moment est important pour eux deux. Enfin, Kerghan l'invite à s'asseoir. Elle accepte et se laisse entraîner alors qu'il lui fait une place. Se tenant face à elle, il ne parvient plus à retenir le flot d'émotions qui menaçait de le submerger, et le laisse se déverser sans retenue. Les mots sont empreints d'une grande sincérité qu'il ne peut contenir. Il lui dévoile toute l'admiration qu'il a pour elle, sa grande force mentale et sa résistance. Il lui dit à quel point il aimerait lui ressembler. La main de Kerghan tremble un peu alors qu'elle se pose sur celle de la jeune femme. La tristesse qui les accable tous les deux ravive chez lui des sentiments qu'il pensait avoir oubliés. Ponctuant certaines de ses phrases d'un maigre sourire, il parle longuement. La douleur l'a rendue silencieuse et il redouble d'efforts pour la réconforter. Rien ni personne ne pourra l'en empêcher. Tout au long de son récit, il essuie ses propres yeux baignés de larmes. L'espace d'un instant, Kerghan redevient cet homme sensible, protecteur et aimant. Les paroles se meuvent avec aisance, accompagnées de gestes doux et réparateurs. La blessure est profonde et mettra beaucoup de temps à cicatriser. Une sentiment de culpabilité sourd du profond de son être, menaçant de l'affaiblir. Il le balaye sans ménagement alors qu'il se concentre sur cette amie déchirée qui a tant besoin de lui. Car aujourd'hui, il est là pour elle comme il aurait toujours dû l'être..
Kalith
Chaos rampant

L'esprit vogue sur une mer brumeuse, égaré, désenchanté. Charrié par des flots amers, au rythme d'émotions qui se mêlent en une symphonie dissonante. Rage silencieuse. Dégoût d'autrui. Rejet de soi. Colère sourde. Tristesse indicible. Honte inavouable. L'apparence change au gré de l'instant. Elle est volatile, capricieuse. Reine esseulée sur un trône sanglant, tenant en main son palpitant comme elle bercerait sa progéniture morte. Silhouette décatie qui refuse ce destin qu'on lui impose, et se bat contre une fin toujours plus proche. Sirène agonisante, échouée sur une plage sinistre, sans personne pour en entendre l'ultime chant.

Elle traverse un de ces moments indéfinissables. Elle erre dans une sorte d'état de transe, sans aucune notion du temps qui passe. Insaisissable. Indéchiffrable. Elle évolue entre deux mondes, sous des traits déformés par un changement constant. Son cœur brûle toujours de ce mélange qui la consume de l'intérieur. Elle lutte pour ne pas sombrer, en proie à cette impression d'évoluer au bord d'un abîme sans fond. Équilibre précaire, sa démarche est instable, privée de repères. Elle est une furie silencieuse prête à exploser. Une âme dévorée par la folie, qui aimerait ne jamais être née.


Tu es faible..

Les jours passent, et elle sort progressivement un peu plus. Elle quitte l'appartement, fuyant cet enfermement permanent. Kerghan est là pour elle. Présence souvent silencieuse, rarement lointaine. Il la surveille, la veille. Gardien de granit livrant un dernier combat menaçant de le réduire en pièces. Guerrier fou menant une charge désespérée dans une bataille perdue d'avance. Elle lui en est reconnaissante, mais s'en agace également. Le sentiment d'être prise en pitié la hante continuellement. L'humiliation de s'être encore illustrée dans une position de faiblesse. D'avoir dévoilé sa nudité et les traces de ses erreurs passées.

Insignifiante..

Elle dort peu. Cauchemarde souvent. Les sourires se font rares, le visage est tiré. Les mots tranchants, moins réfléchis. Elle laisse s'exprimer son cynisme sous une forme d'agressivité contenue. Victime perdue au sein d'une foule d'inconnus, ne sachant vers qui rediriger son ressentiment. Certaines discussions l'agitent. D'autres l'adoucissent au moins un temps, et lui procurent une forme de soulagement momentané. Mais son humeur reste sombre tel un ciel orageux. Nuage funeste annonçant la fin des temps.

Personne ne te pleurera.

Elle cherche la présence des autres autant qu'elle la redoute. Elle tente de s'accoutumer, ne pas perdre tout contact. Luciole sans lueur à la recherche d'une source apaisante, qui fuit au moindre bruit. Elle s'efforce de ne pas laisser le vide la happer entièrement. Elle se bat pour la survie de son âme. Pour elle. Pour lui. Pour contrecarrer les plans de ce monde sans pitié, de cette vie cruelle qui se joue d'elle. Mais la lutte est âpre, sans merci. Et lorsque son ami a besoin de son soutien, elle est incapable de répondre présent. Agitée. Tourmentée. Elle fulmine de le voir s'apitoyer sur son sort. Devant elle, alors qu'elle mène déjà son propre combat.

Mais elle parvient à garder la maîtrise de ses émotions en lisant le désespoir dans son regard. Lui qui est censé la protéger. Les paroles continuent cependant de lui faire défaut. Elle est incapable de lui apporter l'aide dont il a besoin. De trouver les mots justes. Les spectres du tourment s'accrochent à elle, déterminés à l'entraîner vers un gouffre infini. Toujours en proie à un certain agacement, elle lui demande de se taire et se rapproche pour lui apporter un peu de sa présence. Réunion de deux âmes errantes qui s'accrochent pour éviter le naufrage. Qui luttent contre le néant.
Kalith
Symphonie du vide

Les mots volent, virevoltent dans les airs. Échange de sons en apparence anodins, mais à l'impact bien réel. Certains réconfortent, pansent les plaies. Ce sont des mots qui soulagent des maux, messagers d'une sérénité appréciée. Amitié, amour, compassion. Partage de sentiments bienveillants rapprochant les gens. D'autres en revanche les séparent. Ce sont les mots de la discorde, de la colère. Parfois formulés pour provoquer un mal volontaire. Pour infliger une blessure dont on a souhaité l'existence. Parfois encore, leur naissance est inconsciente, irréfléchie. Créateurs imprudents de tourments non souhaités, qu'on ne sait comment apaiser.

La discussion va bon train lorsqu'elle le voit se lever. Elle l'observe du coin de l'œil, en silence. Visage fermé n'augurant rien de bon, regard sombre qui en dit long. Elle l'observe toujours tandis qu'il s'éloigne sans un mot de plus. Sa silhouette se découpe une dernière fois dans la lumière extérieure, avant de s'évaporer dans un halo blafard. Elle soupire intérieurement, réalisant sa responsabilité. Pour avoir plaisanté devant lui sur un sujet aussi sensible. Pour n'avoir pas réfléchi aux conséquences que ses paroles pourraient engendrer. Voilà des jours qu'elle n'est plus elle-même, peinant à recréer un semblant d'ordre dans ses pensées agitées. Elle ne se reconnaît plus.

Passé un certain temps à méditer sur les événements récents, elle finit par se décider à quitter l'endroit. Songeuse, elle part à sa recherche, arpentant les rues sans prêter attention aux autres. Silhouette solitaire qui se fraie un chemin dans une marée humaine aux visages abstraits. Après plusieurs heures d'une morne errance, elle parvient à retrouver sa trace. Il se tient là, le regard perdu dans le vide. Seul, comme bien souvent. Hésitante, elle l'aborde avec maladresse. Les mots justes lui échappent, et la conversation devient le théâtre d'une scène confuse. Elle se montre incapable de formuler ses regrets, sa propre douleur prenant le pas sur le reste. Le ton monte légèrement entre les deux amis. Des reproches sont échangés. Blessant, heurtant. Un mur d'incompréhension se dresse entre eux. Monument érigé par les pierres d'une souffrance mutuelle, dont les fondations semblent enracinées au cœur même de la terre.

Les mots sont parfois cruels. Ils sont sévices, injustice. Incarnations d'un mal-être profond qui ne parvient à se définir. Contours inachevés d'une toile que les couleurs ont fini par délaisser. Alors elle se lève, préférant repartir de son côté et reprendre sa marche solitaire. Consciente de n'être que source de malheur, sans toutefois parvenir à l'admettre ouvertement. De ne pouvoir réparer cette part d'elle qui a été détruite, et qui continue de provoquer des dégâts. De ne plus avoir l'esprit assez clair, et d'être trop lasse pour faire semblant. Trop meurtrie pour se soucier d'autrui.

Mais il fait un pas dans sa direction. Supplique d'un ami dans le besoin. Détresse d'une âme qui n'est plus en mesure de combattre seule les ténèbres. Elle le regarde, l'écoute avec tristesse. Acquiesce lentement à plusieurs reprises. Elle entend ses mots. Froideur réclamant chaleur. Chagrin requérant soutien. Nécessité qui se fait pressante, d'une amitié en mal d'affection. Perturbée, angoissée, en proie à ses nombreux doutes, elle fait malgré tout un pas vers lui. Un pas dont elle aurait été incapable s'il n'avait pas fait le premier. Elle consent à fissurer un fragment de cette barrière qu'elle avait à nouveau dressée ces derniers jours. Barrière de honte, de colère. Vestiges de fierté d'une femme qui tente difficilement de sauver les apparences. Alors elle finit par céder peu à peu. Elle formule un semblant d'excuse jusqu'à reconnaître sa part de culpabilité. Elle lui demande pardon de ne pas être l'amie dont il aurait besoin. De ne pas être à la hauteur.

Les mots se font alors plus tendres, plus sereins. C'est un de ces moments de paix que la jeune femme sait apprécier, mais qu'elle ne parvient jamais à initier. Lorsque douleur et colère se mêlent jusqu'à l'aveugler, l'empêchant de réfléchir comme elle le devrait. Difficulté à exprimer ce qu'elle ressent, qui se traduit par une forme d'agacement. Volonté de tout dévaster trahissant un mal latent, mais qui n'attend qu'une parole bienveillante pour se dissiper progressivement. Un instant qui l'apaise autant qu'il suscite le malaise. Car elle ne sait plus ce que sont les bons sentiments. La chaleur d'une étreinte, la tendresse d'une douce caresse. Des choses qu'elle a oubliées il y a bien trop longtemps, et qui ne lui sont plus naturelles. Elle ne sait comment se comporter, craignant toujours de trop se livrer. Marques invisibles d'une âme à jamais décomposée.

Les jours s'écoulent lentement, au fil de discussions et de moments d'égarement. Dédale obscur dont l'issue se dessine dans un lointain évanescent. Éclat d'une faible lueur qui lutte au cœur d'un royaume de ténèbres. Paroles, confidences partagées en soirée. Avec lui, toujours présent à ses côtés. Mais aussi une connaissance rencontrée quelques mois plus tôt, et retrouvée depuis peu. Amitié naissante entre deux femmes que la vie n'a pas épargnées, qui se comprennent sans se juger. Et parfois, quelques plaisanteries échangées, des sourires amusés. Autant d'instants importants pour elle, qui lui permettent de s'exprimer, de discuter sans crainte d'être répudiée. De se libérer d'une partie de ce poids qui l'écrase depuis bien trop longtemps. De ce cloisonnement constant qui l'empêche de respirer librement.

Mais ces temps là sont fugaces, éphémères. Et bientôt, la dure réalité jaillit une nouvelle fois, carnassière. Menace aquatique crevant la surface d'une étendue trop pacifique. Averse soudaine inondant les champs de vaines espérances. Le retour d'un mal contrarié, qui réclame son dû après l'avoir déjà laissé échapper. Mots vulgaires et offensants, éructés dans le seul but d'humilier. Les menaces fusent, accompagnées de gestes belliqueux cherchant à endommager, à souiller. Mais cette fois, elle n'est pas seule. Elle peut compter sur sa présence pour affronter ce démon de luxure et de violence. Sa dague vorace parvient à se frayer un chemin sanglant. Colère d'une femme qui réclame vengeance. Rage ne demandant qu'à se déchaîner jusqu'à ce que mort s'ensuive. Le mal est affaibli, repoussé, mais il parvient à s'enfuir une nouvelle fois. Il promet de revenir. Plus fort, plus nombreux. De revenir pour elle, pour eux.

Les deux amis se retrouvent seuls. A bout de souffle, épuisés. Vidés. La seule trace visible de cet affrontement est une entaille venant parcourir sa joue délicate. Un moindre mal, considérant ce qui aurait pu arriver. Mais les dégâts les plus importants sont ceux qui échappent à la vue d'autrui. Ceux qui se terrent, enfouis au plus profond de l'être meurtri. Déchirure secrète qui hante l'âme pour la priver de tout repos. Car l'apaisement n'aura été que de courte durée. Oblitéré par une réalité déterminée à ne rien lâcher. Lassitude, résignation. Soupir d'une essence condamnée à errer dans les limbes oubliées. Égarée dans l'obscurité d'un monde délabré.
Kalith
Abandon

Une nouvelle journée commençait au village. Une agitation inhabituelle régnait depuis la veille, amorcée par l'arrivée d'un homme au curieux accent. La jeune fille ne l'avait aperçu que brièvement, sans répondre au signe qu'il lui avait adressé entre deux salutations. Elle n'appréciait ni ses frusques chatoyantes, ni ses manières forcées qui semblaient pourtant fasciner la plupart des habitants. Et plus particulièrement les femmes, pour qui cet étranger avait des allures de prince venu de contrées lointaines. Sa parure et son chariot où s'amoncelaient quantité d'objets d'un luxe manifeste laissaient miroiter une fortune certaine. Il n'en fallait guère plus pour provoquer des rêves de grandeur chez la plupart des jeunes filles en fleur. Combien n'avaient donc jamais rêvé d'être enlevées et conduites dans un château pour y mener une vie de faste ? Au moins l'une d'entre elles.

La jeune adolescente récalcitrante suivit le chemin qui serpentait à l'extérieur du village, laissant le soin à autrui de faire dans la flagornerie. Habituée aux marches solitaires en pleine nature, elle ne craignait pas de s'isoler afin de se ressourcer. Loin, à l'écart des médisants, de ces gens qui jugent et condamnent les autres sur de simples apparences, sans rien connaître de leur existence. Ses pas la conduisirent naturellement à longer ce lac où elle avait autrefois l'habitude de se recueillir. Une époque qui lui semblait déjà lointaine en dépit de son jeune âge. Lorsqu'elle adressait encore des prières silencieuses à cet être invisible qui ne s'était jamais manifesté pour venir les aider. Elle n'y était plus retournée depuis ce jour où elle avait cru mourir une première fois, alors qu'elle n'était encore qu'une enfant. Victime de la méchanceté et de la cruauté de certains, qui avaient cru bon de lui jouer un mauvais tour. Elle fuyait l'endroit, se contentant de l'observer à distance sans jamais plus s'y arrêter.

Après de longues heures passées à vagabonder au gré de ses pensées, elle se décida finalement à rebrousser chemin afin de regagner la ferme familiale. Un lieu qui n'en avait plus que le nom depuis cet accident qui empêchait l'homme de la maison d'y travailler. Ce jour là, les choses avaient radicalement changé, initiant le début d'un cycle où la raison avait progressivement laissé place à la folie. Les rentrées d'argent difficiles avaient contraint la famille à des concessions, et certains comportements avaient définitivement basculé. Plusieurs outils gisaient encore épars, corps abandonnés sur un champ de bataille oublié.

Elle poussa la porte et s'immobilisa sur le seuil, surprise par la scène se déroulant devant ses yeux. Son père discutait avec l'étranger autour de la table miteuse, partageant les restes sordides d'une bouteille qui avait sans doute connu des jours meilleurs. Pour la première fois depuis des années, il l'interpella avec un grand sourire pour l'inviter à se joindre à eux. Des mots creux qui ne trouvèrent aucun écho en elle. Un chant qui sonnait faux, entonné par une voix qui n'était guère rompue à l'exercice.


- Entre donc, ma belle. Installe-toi, j'ai une grande nouvelle !

Le ton était amical, presque enjoué. Manifestement trop pour ne pas y dissimuler quelque intérêt. La jeune fille avisa sa mère dans un coin de la pièce. Adossée contre le mur, elle observait la scène en spectatrice silencieuse. Ses traits étaient tirés, ses cheveux désordonnés. Elle donnait l'impression d'avoir laissé son chagrin s'exprimer. Probablement en secret, mais elle la connaissait suffisamment pour savoir quand ça n'allait pas. Pour comprendre que quelque chose n'allait pas.

Prudemment, elle fit quelques pas en direction des deux hommes, mais refusa de s'asseoir. Elle écouta ce qu'il avait à lui dire, et son visage se décomposa à mesure que les paroles faisaient sens dans son esprit. Un sens absurde, difficile à assimiler. Plus encore à accepter. Trop décontenancée, accusant le choc de l'annonce, elle ne sut quoi répondre. Le large sourire paternel contrastait avec le regard maternel fuyant. Elle n'avait pas son mot à dire, et tout semblé s'être déjà joué avant même qu'elle n'ait su quoi que ce soit. Un sort scellé avant même d'avoir pu manifester le moindre émoi.

En se levant ce matin là, elle n'aurait jamais imaginé que cette journée serait la dernière au sein du village. Cet endroit qui l'avait vue naître et grandir, sourire et pleurer, vivre les premières joies et affres de l'existence. Une séparation brutale, une coupure nette. Sans discussion. Jusqu'au dernier instant, sa mère n'avait su trouver la force de croiser son regard. Aux suppliques mêlées de larmes de sa fille, elle avait préféré tourner le dos pour retourner à l'intérieur, laissant à son époux le soin de compter le butin. Ce jour là signa la fin d'une première vie, et le début d'une nouvelle. Le début et la fin de toute chose.
Kalith
Horizon sans événements

Les visages de pierre grise s'éloignent dans le morne horizon. Spectateurs silencieux d'une pièce maudite qui s'achève, emportant dans la brume ses acteurs fantasques. Le rideau est enfin abaissé, l'ultime réplique ayant été donnée. Mais il n'y a ni joie, ni vivats. Nul éclat pour sublimer cette œuvre au terne reflet. Sourires fugaces, bien vite occultés par le nuage d'une funeste réalité. Comédie dramatique à l'humour cynique, qui prend un plaisir sournois à venir hanter l'âme blessée. Une ombre creuse flotte toujours sur ce théâtre de l'absurde qui n'a que trop duré. L'heure est à délaisser cette scène au profit d'une nouvelle, peut-être plus sereine.

La jeune femme avance sur le chemin qui la conduit vers sa prochaine destination. Mais elle n'est pas seule, et c'est un groupe improbable qui progresse le long de la route serpentant en direction de l'est. Retour vers une ville déjà visitée quelques semaines plus tôt, afin d'y raccompagner une amie. Un voyage de deux jours qui lui permet de songer aux récents événements. De son séjour dans la cité du péché, elle ne retient presque que des mauvaises choses. Sa patience évanouie, elle n'aura finalement pas réussi à attendre plus longtemps un verdict qui semblait se faire désirer. Moralement et physiquement épuisée, elle n'a que trop longuement réprimé cette nécessité de partir qui l'étreignait depuis tant de journées.

La balafre s'est discrètement estompée, sans toutefois avoir quitté la chair meurtrie. Souvenir humiliant de situations qui l'ont été tout autant, et qu'elle aimerait mieux oublier. Mais de sa mémoire, rien ne pourra jamais les effacer. Quelques vêtements achetés et une bouteille de vin gracieusement offerte pour son départ resteront les seules notes positives émergeant de ce chaos infâme. Les pensées s'accrochent à certains visages qui, dans cette masse grouillante et abjecte, ont su se distinguer en lui témoignant une certaine marque d'amitié. Maigre consolation, qui a toutefois le mérite d'exister. Une page sombre se tourne, et il est temps d'avancer.

Le menton reste relevé, et la démarche fière. L'allure se veut assurée, presque altière. Une forme de sérénité apparente qui lui est coutumière. Mais les traits légèrement tirés trahissent un manque de sommeil évident, fruit de plusieurs nuits de cauchemars répétés. Le regard sans lueur se fait souvent lointain, comme absent de ce monde, posé sur des choses immatérielles qu'il semble être le seul à pouvoir contempler. Les lèvres délicates se refusent le plus souvent à exprimer quoi que ce soit, emmurées dans un mutisme délibéré, un silence prolongé qui s'entête, et ne se rompt qu'à l'occasion de paroles clairsemées.

Parvenue à bon port, la première journée se déroule dans un calme absolu. Marasme solitaire, loin de la foule qui s'agite et qui murmure. Au cœur du refuge éphémère qu'elle s'est créé, elle évolue dans un univers parallèle au réel. Ombre furtive et éthérée, que rien ne semble pouvoir venir contrarier. Danse lunaire d'une âme silencieuse foulant une terre étrangère, invisible aux créatures qui s'y terrent. Détachée de toute emprise, elle erre, flotte librement sans se soucier d'être vue ou approchée. Alors un léger scintillement se dessine, rayonnement furtif d'un vide béant. Étoile égarée dans l'infini du firmament.

Les jours suivants se déroulent de façon similaire, à l'écart du tumulte citadin et des préoccupations quotidiennes. En soirée, elle se décide parfois à mettre un terme provisoire à ses échappées pour se mêler aux autres. Elle y retrouve les rares personnes qu'elle apprécie, échange quelques mots. Fidèle à ses habitudes, elle écoute plus qu'elle ne parle. Observe plus qu'elle n'attire les regards. Jamais très à l'aise lorsque trop de gens sont présents, elle se montre plutôt réservée.
Mais son esprit reste vif en dépit d'une nonchalance apparente, et il lui arrive de livrer subrepticement quelques jeux de mots et subtilités dont elle a le secret. Une forme d'humour discret qu'elle aime employer sans quitter son air impassible, et qui n'amuse généralement qu'elle. A moins de trouver un interlocuteur qui sache cueillir l'instant pour lui donner la réplique. Une sorte de divertissement caché dont elle ne laisse rien transparaître, mais dont son esprit reste friand. Un esprit exprimant une volonté mesurée de révéler une part de son identité, appel désespéré clamant nécessité de se sentir encore vivant.

La nuit, elle regagne la chambre qu'elle loue à l'auberge. Silhouette nue qui s'efface dans les ténèbres, enveloppée de draps d'une morosité obsédante. Les traces inaltérées disparaissent sous le lin carmin, à l'abri de l'émeraude itinérante. Les pensées s'envolent une nouvelle fois, dansent, tourbillonnent follement sans jamais s'épuiser. Des images jaillissent, sans jamais cesser. La torpeur emprisonne l'âme sans repos, la privant de cette quiétude qui lui fait tant défaut. Les traits déchirés plongent avec lenteur dans l'océan de jais ondoyant. Profondeurs insondables, où se noie parfois le bref écho d'un sinistre sanglot.
Kalith
Neige obscure

Le regard perdu au-delà du carreau opaque, elle observe d'un air songeur les flocons qui viennent lentement s'écraser sur l'herbe blanche. Plumes d'anges tombées du ciel, venant s'amonceler sur la terre des hommes pour y mourir en silence. Fragments d'âmes épars, disséminés dans l'infini blafard. La neige a cela de captivant qu'elle donne l'impression que le temps s'est figé, l'espace d'un instant, d'un clignement. Que les sons, étouffés par la langueur hivernale, sont dissipés avant même d'être émis. Un royaume de silence, de rêveries.

Les mois se sont écoulés avec paresse, loin de la civilisation. Au cœur d'un modeste refuge, loin du tumulte citadin, de la foule grondante. Âme ténébreuse fuyant la lumière, et toute trace d'humanité. Des mois passés à essayer de se retrouver, à tenter de soigner les blessures les plus récentes. Sa cicatrice au visage s'est évanouie depuis un certain temps, mais elle ressent toujours ce mal latent. Ce vide glacial et cruel, qui la consume de l'intérieur. Une douleur immanente qu'elle ne connaît que trop bien, et qui semble ne plus vouloir la quitter. La colère semble toutefois s'être dissipée, et plus aucune de ces crises qu'elle redoute tant n'est venue s'emparer d'elle.

Chaque jour, elle effectue une longue promenade solitaire en forêt, où elle laisse vagabonder ses pensées. Elle ne s'aventure plus loin que lorsque cela est nécessaire, et qu'elle vient à manquer de provisions. Elle se rend alors brièvement en ville, vêtue d'un long manteau et d'une capuche qui dissimule ses traits. Une fois ses affaires réglées, elle ne tarde pas à rebrousser chemin afin de recouvrer sa liberté. Seule, à l'écart des gens, et de nouveaux tourments. Seule, dans sa bulle protectrice qui la rassure. Reine esseulée sur un trône de glace, dans un royaume sans âmes.

Parfois, elle le croise au détour d'un chemin. Et même s'il ne se montre pas forcément, elle devine sa présence dans les environs. Son ami n'est jamais bien loin, prenant toujours à cœur sa mission consistant à garder un œil sur elle, tout en lui laissant l'espace dont elle a besoin. Et parfois, alors qu'elle évolue tranquillement, l'esprit égaré dans le lointain, un projectile neigeux l'arrache à ses pensées, rapidement suivi de l'écho de son rire moqueur. Elle feint alors l'indifférence et attend qu'il tourne le dos pour rassembler également un peu de neige. Mais elle manque sa cible à chaque fois, et maudit intérieurement sa malchance autant que sa maladresse.

Toute chose est cependant destinée à prendre fin. Les chemins délaissent progressivement leur toge pâle, dévoilant leurs contours timides. La jeune femme estime le moment venu de reprendre la route. Et c'est ainsi qu'après des mois d'un exil volontaire, elle décide de refaire surface, et de regagner le monde des vivants. Elle rassemble ses quelques affaires et passe prévenir son ami pour l'informer du départ imminent. Il ne leur faut que quelques minutes pour être prêts, et ils s'engagent alors le long de la piste qui serpente en direction de l'ouest.

Les premiers jours de voyage s'inscrivent sous le signe d'une certaine sérénité. Ils ne croisent que de rares voyageurs, et leurs escales en ville ne sont que de courte durée. Elle pousse parfois la porte d'une taverne afin d'y trouver la chaleur d'un foyer crépitant, mais sans jamais s'y éterniser. Elle traverse la cité des tourments tel un fantôme, évitant soigneusement la foule. L'endroit est plus calme que la dernière fois. Les visages de pierre grise ont laissé place à un blanc presque livide, et la ville semble n'être plus que l'ombre d'elle-même. Comme si elle avait franchi la frontière d'un autre monde, et que rien de ce qui s'y était passé n'avait jamais réellement existé.

Le hasard veut qu'elle y croise une ancienne connaissance, rencontrée quelques mois plus tôt. Elles échangent cordialement, sans toutefois de grande manifestation de joie. Les deux femmes ont plaisir à se revoir, mais chacune porte son lot de souffrances, et Kalith arbore à nouveau son masque impassible. Elle écoute avec attention le récit des événements récents de la vie de son amie, et comprend sa douleur. Mais elle se montre incapable de témoigner le moindre signe d'affection à son encontre. Elles se contentent d'échanger calmement et en toute amitié, jusqu'à ce que d'autres personnes ne fassent leur entrée. Quelques esprits masculins s'échauffent mutuellement, et la jeune voyageuse estime qu'il est temps de partir. Elle salue poliment après s'être déclarée ravie de retrouver son amie, et s'éloigne d'un pas tranquille pour poursuivre son périple.

Dehors, la neige a repris son ballet silencieux au gré d'un vent frileux. La silhouette parée de son manteau se détache alors peu à peu du tableau citadin. La capuche recouvrant sa longue chevelure de jais, elle s'éloigne paisiblement le long du sentier. Sans un mot, elle repart comme elle était venue. Ombre sans nom, créature insaisissable qui passe tel un souffle éphémère.
Kalith
Désordre des sentiments

La silhouette solitaire est étendue sur le lit, caressée par les premières lueurs de l'aube venant chasser l'obscurité. Scène en apparence figée qu'aucun bruit ne vient ponctuer, comme pour éviter d'en contrarier le fragile équilibre. Seul mouvement perceptible, le rythme lent et irrégulier de la respiration soulevant sa poitrine à moitié révélée par les draps défaits, vestiges d'une nuit agitée. Le regard est lointain, hanté. Tourmenté. Comme rivé sur une scène invisible qui se déroulerait encore et encore, sans parvenir à s'en détacher.

Les mois qui ont précédé se sont écoulés dans une apaisante monotonie. Évoluant à son rythme, sans jamais être inquiétée. Ses rares apparitions en ville ont été ponctuées de vagues rencontres, mais rien d'inquiétant ni de menaçant à déplorer. Quelques discussions, tout au plus. Nul heurt, nulle crise. Une ombre indistincte et sans contours, qui avance sans jamais laisser de traces. Aussitôt rencontrée, aussitôt oubliée. Un long voyage vers la sérénité, tout en prenant soin d'éviter le chemin de l'adversité.

Mais tandis qu'approchent les journées ensoleillées, resurgissent certains démons du passé. Voilà plusieurs jours qu'elle a rencontré un homme avec qui elle passe du temps à discuter. Sereinement, sans jugements ni tourments. Apprenant à se connaître mutuellement. Plusieurs jours à l'écouter, l'observer. A l'étudier à mesure qu'il s'ouvre à elle, et qu'il l'invite à en faire autant sans jamais se montrer outrecuidant ni insistant. Consentant parfois à ôter provisoirement son masque de glace à l'occasion de quelques traits d'esprit ou railleries amicales, sans toutefois se départir de son air impassible. Froide, inaccessible.

Elle repense aux paroles échangées récemment, à la façon dont les choses ont pu évoluer progressivement. Sa patience avec elle, sa gentillesse, ses promesses. Et surtout l'évolution de ses sentiments envers elle, de ceux qu'elle redoute tant. Plusieurs fois, elle a cherché à le mettre en garde et à le dissuader, mais jamais il ne s'est découragé. Toujours présent et rassurant, tout en respectant cette distance qu'elle lui a imposée. De nombreux silences, mais aussi des regards échangés, et cette forme d'affection qu'elle a pu lire dans le sien.

Perdue dans ses pensées, elle ramène le drap contre elle comme pour chercher à s'en préserver. Le visage noyé dans l'océan de jais décomposé, ses lèvres se tordent en une expression de souffrance intérieure. Les paroles masculines lui reviennent à l'esprit. Ses mots d'encouragement, de soutien. Ses sentiments avoués. Son désir de lui apporter ce bonheur qu'elle se refuse depuis bien des années. Mais de ces déclarations naît le germe du doute et de la douleur. L'espoir interdit, instillé par cette crainte d'être une nouvelle fois trahie. Dans sa chair déjà meurtrie, comme dans son cœur et son esprit ravagés par la sauvagerie.

Les événements de la veille repassent en boucle devant elle. L'invitation au réconfort et à la tendresse, et la crise de panique qui en a découlé malgré elle. La contradiction de ses propres ressentis, en lutte avec des réactions dont la maîtrise lui échappe bien trop souvent. Sa réaction violente, induite par la conscience d'une incapacité à réagir normalement. Un combat entre accepter et rejeter. Désirer et redouter. Où la crainte et l'envie se mêlent pour ne former qu'un. Toujours en proie à cette haine qui la consume de l'intérieur face à sa propre condition, et ce qu'elle est devenue avec le temps.

Elle se relève en soupirant, et repousse le drap dans un geste d'agacement. Puis se dirige vers l'armoire de la chambre où sont entreposés ses vêtements, et s'habille en silence. Tout en se préparant, elle s'arrête un bref instant devant le miroir vétuste posé sur la commode, et y observe son propre reflet du coin de l'œil. Elle secoue la tête, puis récupère quelques affaires et se dirige vers la sortie sans prendre le temps de se recoiffer, animée par une soudaine nécessité de prendre l'air. La porte de la chambre claque tandis qu'elle s'engouffre dans les escaliers menant à la grande salle de l'auberge, et elle prend le chemin de l'extérieur d'un pas vif. Comme une envie d'ailleurs, d'évasion. De tout, et de rien à la fois.
Kerghan
A l'heure où sonne le glas.

La pièce est de taille modeste. Une chaumière qui n’est pas si différente de toutes les autres. Les vieux bibelots qui sont posés ici et là font office de piètres cache-misère. Un bol contenant le reste d’une soupe consommée la veille siège négligemment au milieu d’une table piquée par les vers. Des étincelles volettent, plongent, se posent et s’animent dans une chorégraphie étouffante et démoniaque. Des chaises, des armoires et une penderie ont été renversés, saccagés, défoncés. Personne ne s’en préoccupe. A l’extérieur, la nuit noire, sans lune, a plongé les champs avoisinants dans une obscurité nébuleuse.
Effondrée contre le mur en face, brisée et éventrée, l’horloge vétuste de la maison familiale n’est plus que le vestige d’une gloire passée. Pourtant, doucement et à une cadence qui semble presque aléatoire, les aiguilles continuent leur avancée.

Recouvrant lentement ses esprits, Kerghan sent toute la pression du genou sur son dos qui le maintient au sol. Ses mains ont été écrasées et il ne peut plus bouger le moindre muscle sans ressentir une vive douleur. Son esprit, confus, semble vouloir rattacher ce qu’il perçoit aux choses qui ont façonné son quotidien ces dernières années. Sa femme, qui se tient au fond de la pièce, d’ordinaire souriante et radieuse, a le visage déformé par l’horreur tandis que trois hommes tentent de la violer. Leur chambre, ce petit nid d’amour qui a fait de lui un homme presque heureux, est désormais rongée par les flammes, au milieu du chaos. Les breloques, robes et vêtements, tout cela étalé, souillé, brûlé.. des mois de labeur pour témoigner son amour, jetés et entachés de rires gras et moqueurs, tandis que celle qu’il aime plus que tout au monde l’appelle dans un cri de désespoir :

- « Kerghan ! »

Une voix de peur et de panique, modulée par les larmes et la crainte de tout perdre.

- « Kerghan, pitié ! »

Son esprit, incapable de lui mentir davantage, lui envoie désormais les signaux de l’événement funeste qui se déroule sous ses yeux. Les lumières vacillent et les ombres se meuvent, reflets fantasmagoriques animés par un incendie naissant. Une main vient écraser son visage contre les lattes poussiéreuses et une voix rauque retentit au dessus de lui :

- « Regarde la se faire prendre, sale péquenot.. ça t’apprendra quelques trucs. »

Ses yeux affolés roulent dans leur orbite. Incapable d’échapper à cette scène sinistre, son regard se fige sur l’unique élément qui semble plus ou moins à sa place. L’horloge. L’aiguille des secondes sursaute brusquement, comme secouée par les cris de celle qui porte son enfant. Dans cette vision embuée par les larmes, le pendule oscille de plus en plus vite pour atteindre une cadence folle et démesurée. Les gémissements et les rires accompagnent chaque mouvement du balancier. Quelque part, le couinement d’un objet métallique dévoré par les flammes semble se muer en un cri d’outre-tombe à l’intonation féminine. Kerghan sent peu à peu toute énergie vitale l’abandonner.

Tic. Tic. Tac… Tac.
Voici. Le. Chaos.


Les lumières vives du feu sont désormais noyées dans une fumée épaisse qui surplombe la chambre. Un faible râle siffle entre ses lèvres et se transforme en une toux incontrôlée. Son bras se déplace à peine lorsqu’une flamme vient en lécher la chair meurtrie. La toux se fait plus prononcée, le forçant à rouler sur le dos. Ses agresseurs ne sont plus là. Doucement, il tourne la tête vers le fond de la pièce. Elle se tient là, petit pantin désarticulé aux yeux morts, fixés sur lui, une dernière fois. Le hurlement guttural qui déchire les cordes vocales de Kerghan semble tout droit venu d’une créature infernale. Cacophonie dissonante qui le plonge dans l’abîme de la folie. Enfer d’un homme à l’âme déchirée. Et au milieu du rougeoiement aveuglant se tient l’horloge, misérable. Dans un dernier moment d’affliction, il compte les secondes. Trente. Quarante. On approche de la fin, son cœur est sur le point d’exploser. Il voudrait se débattre mais il ne peut pas, alors il s’abandonne à sa première mort.
Kalith
Océan de brume

Le regard se perd dans le tumulte incessant des vagues s'écrasant contre les falaises. Poussées par un vent implacable, elles viennent mourir une à une contre la paroi infranchissable. Encore et encore. Inlassablement. Une histoire aux protagonistes identiques, qui se répète invariablement, et dont la fin reste inchangée. Une fin brutale et amère. Dont personne ne tire de leçon, mais qui semble dans l'ordre naturel des choses. Comme si nul autre dénouement n'était possible. Que nulle autre musique ne pouvait être jouée. Sentence inévitable, condamnation impitoyable.

Le visage est fermé, les lèvres scellées. Seule la chevelure de jais vole au gré d'un souffle chargé d'amertume. Libre, elle danse au rythme des pensées qui s'agitent en silence. Invisibles. Au son d'une rage intérieure se noyant dans un océan de souffrance. Tristesse et animosité. Déception et dégoût. Un entrelacs d'émotions changeantes, qui luttent perpétuellement pour déterminer laquelle prendra le dessus. Mais à l'issue de ce combat, nulle gloire ni fanfare. Seulement de nouvelles escarres.

Les images de ces derniers jours repassent en boucle dans l'esprit de Kalith. Un esprit profondément troublé, perturbé. Bousculé jusque dans ses derniers retranchements. Une avalanche d'émotions et de sentiments en parfaite opposition. La méfiance, toujours présente au plus profond de son être. L'espoir, aussi doux que cruel. La peur, qui la ronge constamment. Le désir, qui la fait parfois frémir. La honte, qui l'accable continuellement. Et cette colère, qui ne la quitte jamais. Furie silencieuse, folie imprévisible. Susceptible d'exploser à tout moment, sans forcément de raison.

Des journées éprouvantes pour la jeune femme, qui n'est plus habituée à faire l'objet de certaines attentions. Beaucoup de tendresse, à laquelle son corps meurtri n'est plus accoutumé. De mots apaisants, réconfortants, susurrés au creux d'une oreille davantage habituée aux quolibets. A certains moments d'égarement, quand envie d'y croire et désir d'être aimée prennent le pas sur le reste, elle redevient momentanément celle qu'elle était autrefois. Lorsque la brume de ses craintes est dissipée, elle est l'espace d'un instant la jeune femme douce, aimante et passionnée d'avant.

Mais ces trêves s'évanouissent rapidement, et certaines limites ne sont jamais franchies. Le ballet des ombres entraîne irrémédiablement son âme tourmentée dans les profondeurs insondables, là où tout espoir est interdit. Les démons qui hantent son cœur moribond y plantent leurs griffes et leurs crocs acérés, comme pour s'assurer qu'il ne reprenne à battre, et ne revienne jamais à la vie. La douceur s'estompe aussi soudainement qu'elle était apparue, et la scène devient théâtre de douleur. Parfois de rancœur. Son visage se vide de toute trace d'émotion, remplacé par ce masque froid et impassible que nul ne saurait venir fissurer.

Les mots retentissent alors telle une brise glaciale. Hiver impitoyable, vent insidieux qui cherche à s'insinuer et explorer les failles pour briser de l'intérieur. Mais parfois, sous l'emprise de quelque breuvage, ils laissent éclater ouvertement les blessures qu'ils renferment. Attitude ouvertement provocatrice, dictée par une colère sourde, le dégoût de soi et le mépris d'autrui. Comportement destructeur, qui résonne comme un cri de rage et de désespoir. Un chant d'agonie. Et quand la réaction d'en face n'est pas celle espérée, la déception n'en est que plus cruelle et douloureuse. Car même si l'humiliation totale est évitée, cela se joue parfois à peu de choses près.

Et une fois la haine évaporée, ne restent alors que les regrets. Regrets des choses dévoilées, d'un côté comme de l'autre. L'étincelle cède subitement la place aux paroles sans écho, puis au silence assourdissant. Au vide incommensurable. Avec ce sentiment d'avoir une nouvelle fois plongé dans le néant.
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