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[RP/IG] - Ruelle Derrière les Murs, 2e masure sur la droite

--Le_vieux_du_coin
Le vieux du coin, comme tout le monde l’appelait dans la Ruelle Derrière les Murs, était le voisin direct de Rollin. Il avait vu partir le paysan-cueilleur précipitamment plusieurs jours auparavant et ne l’avait pas revu depuis. Inquiet, il était venu frapper à l’huis de la petite masure. Aucune réponse ne vint. Tirant la chevillette, il ouvrit la porte. La pièce à tout faire était proprette et exhalait une agréable odeur de plantes coupées. Portant le regard vers le crochet de fer fiché dans le mur derrière la porte, le vieux du coin poussa un soupir de soulagement. L’esclavine de Rollin, son bourdon et sa grande cape y étaient suspendus… Il était donc revenu en douce ranger ses affaires de voyage. Un sourire énigmatique aux lèvres, le vieil homme rougeaud referma la porte avec douceur. Son jeune et dévoué voisin devait sans doute encore trainer du côté du moulin d’Armavir.
--Le_vieux_du_coin
Une fois encore, le vieux voisin de Rollin pointa le bout de son nez rubicond à la porte de la masure voisine de son étable.

L'échelle n'était pas couchée le long de la façade... Il n'alla pas plus loin et tourna bride jusqu'à la Porte Sainte Barbe pour rejoindre Rollin au verger, il fallait absolument qu'il l'entretienne des problèmes de croissance de son blé.
Rollin
Au lendemain du voyage culinaire partagé par Yzalba et Rollin au moulin.


*Cela faisait maintenant plusieurs jours que Rollin avait délaissé sa masure de la Ruelle Derrière les Murs. Quelques temps auparavant, dans l’empressement et l’urgence, il avait accompagné Yzalba, Lisyane, Baronne de Courmayeur, et Radyan son fidèle écuyer. Leur périple les avait menés au cœur des montagnes, sur les berges d’un petit lac… Equipée sauvage dont le but était de retrouver le corps de GrandGousier, le Chevalier Vert, et de lui rendre un dernier hommage. De longues journées de chevauchée harassante sur les sentes caillouteuses que Rollin avait endurées pour l’amour de sa Dame, lui qui répugnait à quitter le havre rassurant que Chambéry était désormais à ses yeux.*

*Dans la douce lumière qui baignait les montagnes de Savoie, leur petit équipage était revenu dans la capitale. Chacun rentra chez soi, sachant que désormais ils étaient unis par un lien intangible mais indestructible. Rollin avait accompagné sa bienaimée et, dans la beauté d’un matin d’été, ils avaient passé le petit portail du jardin du Moulin d’Armavir. Rollin était loin de se douter de ce qui allait se dérouler à l’ombre des feuillages du jardin et dans le secret de l’écrin de pierre de la vieille bâtisse.*



*Quelques minutes à peine lui avaient suffi ce matin-là pour faire son maigre bagage, rien de plus qu’un coffre long et étroit où il avait entassé les quelques vêtement qu’il possédait. La maigre vaisselle et l’outillage resteraient-là, attendant sagement qu’on ait besoin de leurs services. De son regard sombre, Rollin parcourut une dernière fois l’unique pièce de son logis. Puis, le cœur un peu lourd et la gorge serrée, il assujettit fermement aux pitons de la façade les volets de ses deux minuscules fenêtres et, de l’intérieur, replaça les cadres tendus de peau sur les ouvertures. Enfin, il ferma la vieille porte un peu branlante, tira le loquet de bois et en ôta la cheville qui en solidarisait les deux parties. Une sorte de clé bien dérisoire en somme, mais qui donnerait du fil à retordre à celui qui voudrait forcer sa porte. Le paysan observa la façade de bois et de torchis de sa maisonnette puis, en guise de salut et peut-être pour se porter chance, il passa les doigts sur le signe qu’il avait gravé sur le linteau de bois au-dessus de la porte lorsqu’il avait emménagé. La seule chose qu’il savait écrire jusqu’à présent, son initiale en forme monogramme : « +R+ ».

*Le paysan avait entassé ses effets entre les brancards de sa petite brouette puis il avait serré étroitement le nœud de la corde qui assurait le paquetage… Une étrange sensation l’assaillit, l’impression de n’être pas seul et de se sentir observé… Avec lenteur il leva les yeux. Un vieux paysan se tenait à quelques toises de là, silencieux et souriant… son voisin… celui que tous les habitants de la Ruelle Derrière les Murs appelaient « le Vieux du Coin». Le bonhomme était bourru, rude et noueux comme les ceps qui poussent sur la terre de Savoie, mais Rollin savait que sa vieille caboche chenue recelait des trésors de sagesse et de bonté. Il s’était proposé de veiller sur la masure et maintenant que le jeune homme était prêt, il venait lui adresser ses bons vœux.*

*Il était venu comme à son habitude, un sourire tout en rondeur aux lèvres et l’œil pétillant. Ils n’échangèrent aucune parole, car ces deux-là n’avaient pas besoin de mots pour se comprendre. Rollin serra la main épaisse et calleuse de son voisin et lui sourit. « Le Vieux » lui tendit l’extrémité d’une cordelette de chanvre tressé et le jeune homme attira à lui avec une extrême douceur la grande chèvre à la robe brune et noire qui y était attachée.*

*Se forçant à quitter la masure des yeux, il enfila son esclavine de laine foncée, mit son escarcelle en bandoulière, vérifia son paquetage puis empoigna les brancards de sa petite brouette de bois. Rollin avait fait un pas, puis un second… Sans un regard, sans un geste qui de la tête ou de la main … Il s’en allait… Il avait en tête de remonter la ruelle et de tourner vers la Place de l’Hostel de Ville, puis il traverserait les ruelles encombrées de la capitale jusqu’à la baille orientale, celle qui ouvrait sur Montmélian, là où se trouvait le moulin d’Armavir, le confortable logis de sa bien-aimée. Oui… Rollin s’en allait… il rejoignait la demeure d’Yzalba… son refuge, désormais… sa maison.*

Allez, hue ! Ukâ, ma bèlèta !.. Têêê, têêê… Viens ma jolie, allez… Viens… On s’en va !



La suite au Moulin d'Armavir : Yzalba et Rollin.

_________________
Rollin, membre de la corporation des cueilleurs de fruits de Chambéry.

"Toujours Fidèle et Dévoué"
--Colinet
Avertissement : Le texte qui suit est l’introduction d’un PNJ, merci de laisser les personnes concernées intervenir. Je me permets d’insister auprès des joueurs jeunes, sensibles ou impressionnables pour qu’ils arrêtent dès à présent leur lecture. En effet, les descriptions et les discussions pourraient choquer par leur violence et leur caractère cru.

Bonne lecture !

LJD PNJ Colinet.




Colinet était un enfant du malheur… Non qu’il n’ait pas été désiré, oh ça non, mais les vicissitudes de la vie l’avaient jeté sur les routes incertaines. Âgé de neuf ans, dix tout au plus, il errait par monts et par vaux depuis deux années entières. Si son décompte était juste, c’était aujourd’hui son anniversaire, mais il n’était pas certain de son âge exact. Attendez… Sa mère était morte alors qu’il avait deux ans, fauchée par un mal étrange qui avait également emporté son frère et sa sœur. A compter de ce jour, il avait vu sept fois l’hiver revenir… à moins que ce ne soit huit ? Bah ! Après tout, peu lui importait ! Personne ne se souciait de son âge réel, et personne ne fêterait ce jour avec lui de toute façon.

Son père était un vilain des Chavonnettes, le dernier hameau du ban de Thoiry sur la face orientale des Monts dans les Bauges. Il possédait quelques bêtes et, depuis qu’il s’était retrouvé seul avec Colinet, il avait essayé d’assurer son éducation. A y repenser, il n’était pas vraiment un mauvais bougre, mais la solitude et son mode de vie fruste n’en faisaient pas à proprement parler un modèle de figure paternelle. Vint le temps où lui aussi alla s’installer au cimetière à titre définitif. Colinet avait assisté à sa lente agonie et, lorsque les masses séreuses des écrouelles écrasèrent sa trachée, l’empêchant de respirer, quand le dernier borborygme immonde sortit de sa gorge et que l’écho du dernier gargouillis se tut, Colinet sut au fond de son cœur de petit garçon qu’il n’était déjà plus qu’il devait quitter la fermette délabrée qui l’avait vu naître. Il y avait deux années de cela…

Dans le silence de la nuit, sa silhouette menue et maigrelette s’était avancée sur le chemin qui allait vers Thoiry. Avec pour toute richesse les vingt deniers qu’il avait trouvés dans la bourse du paternel, il était parti, nu-pieds et en guenilles, emmitouflé dans une vieille couverture pour protéger ses frêles épaules du froid, en se promettant de ne jamais revenir.

Dans le silence de la nuit, il grelottait et ses pieds finirent par saigner à force de heurter les cailloux tranchants du chemin. Depuis cette époque, il avait vagabondé, de bourg en cité, de hameau en ville-franche. Deux longues années à endurer la méchanceté du genre humain et l’indifférence du monde.

Dans le silence de la nuit, pas une larme n’avait coulé, aucun sanglot n’était venu. Il était parti, il était libre… libre et étrangement seul.


...


III - « Crève ! Charogne ! » Le poing qu’il avait ramassé dans la face fit vaciller Colinet. Le choc avait résonné dans tous ses os et il avait distinctement senti son arcade sourcilière éclater sous la violence du coup. Le petit garçon vit des étoiles danser devant ses yeux et il sentit du sang épais et chaud couler de sa plaie. La peur était partie… seule demeurait l’acceptation…

« Vas-y ! Fous-y une peignée ! » Un second coup à la mâchoire lui cassa deux dents et fit enfler sa joue instantanément, diffusant une douleur sourde dans tout son crâne. Colinet priait pour que tout s’arrête enfin…

« Traître ! Chat-fos ! Cul punais ! » Un coup de pied décoché à toute volée l’atteignit à l’entrejambe. Le souffle coupé, Colinet s’effondra au sol et se recroquevilla. Une douleur insupportable se propagea instantanément dans son corps, elle lui faisait l’effet d’une brûlure intense, comme s’il avait été coupé en deux par le milieu. La poussière du sentier du Verney s’agglutinait au sang qui coulait de ses blessures. Le voile rouge qui obscurcissait sa vue déformait les choses et les gens, mais il connaissait ces voix, il savait qui lui rompait les os avec un sourire de délectation. Colinet ne sentait plus ses jambes…

Une avalanche de coups de talon s’abattit sur ses côtes, en fêlant plusieurs au passage. Le craquement de ses os ne l’effrayait plus… Colinet mourait déjà…

A demi conscient, il se sentit soulevé de terre puis il bascula dans le vide…
« Va au Diable et n’en r’viens pas ! Crev’lure ! »



...


Colinet était un enfant du malheur… et aujourd’hui c’était son anniversaire. Il avait neuf ans, dix tout au plus… Bien que sa petite taille et sa maigreur extrême lui donnaient l’air plus jeune, ses membres bien faits et déliés et, surtout, son verbe et son caractère trempé détonnaient avec son apparence, trahissant un âge plus avancé. Sa peau très pâle, marbrée par la crasse et les hématomes, et ses cheveux ras, noirs comme la houille, zébrés de cicatrices héritées des bons soins du dernier Hostel-Dieu où on l’avait enfermé, lui donnaient un air malveillant, presque venimeux, comme si, tout enfant qu’il était, il avait été un meurtrier condamné au gibet. Et sans doute était-ce là le destin qui l’attendait. Car, si dans un premier temps il avait vécu de la charité en mendiant sous le porche des églises, il en avait rapidement été réduit à commettre de menus larcins pour assurer sa survie. Vaurien anonyme perdu dans la masse grouillante des laissés pour compte, paria squelettique au milieu des hordes abjectes de loqueteux moribonds.

Aucun des êtres humains qu’il avait croisés depuis son départ n’avait manifesté autre chose que de la pitié ou du dégoût à son égard. Oh, il y avait bien eu une sorte de cabot miteux avec lequel il s’était lié d’amitié, mais celui-ci avait fini par être tué, battu à mort par les citains d’un bourg infesté de chiens errants. Son seul legs avait été une invasion de puces et une galle sévère…

Dans le silence de la nuit, les pieds maculés de la cervelle sanguinolente de son ami canin, il décida que, quoiqu’il advienne il resterait seul. La liberté avait son prix et la compagnie d’un chien ou, pire, d’un humain était une chaîne, une entrave insupportable.

Dans le silence de la nuit, pas une larme ne coulait, aucun sanglot ne venait. Il était libre… libre et étrangement seul.


...


II - Colinet se sentit tomber. Ses assaillants l’avaient balancé par-dessus le parapet du petit pont qui enjambait la Leysse au milieu du Jardin du Verney. La chute sembla interminable… Comme une poupée de chiffon, son corps désarticulé creva la surface miroitante de la rivière dans un grand bruit d’éclaboussures. Colinet sentit un froid intense envahir son corps lorsqu’il s’enfonça dans les flots. Le petit garçon se surprit à tenter de bouger… Il acceptait de mourir, mais pas comme ça, non… pas comme ça !

Un soubresaut désespéré agita son corps rompu. Si seulement il avait eu la force de lever la tête pour voir le soleil une dernière fois. Le besoin d’air se fit de plus en plus pressant, impérieux, même ! Il sentait le sang lui monter à la tête et une brûlure insupportable lui déchirer la poitrine… Juste un bouffée d’air… rien qu’une… une dernière…

Colinet entrouvrit les lèvres, mais au lieu de l’air pur de Savoie ce fut l’eau froide et limpide de la rivière qui s’insinua en lui par la bouche et le nez. Inexorablement, elle emplissait ses poumons. L’enfant suffoquait et il tourna la tête en tous sens, tentant désespérément de trouver un peu d’air… Colinet mourrait à petit feu de la mort la plus horrible qui soit, celle que l’on voit venir en face, celle que l’on regarde dans les yeux pendant qu’elle vous arrache le cœur, celle que l’on voit sourire lorsqu’elle vous embrasse…


...


Colinet était un enfant du malheur… et aujourd’hui il avait neuf ans, à moins que ce ne fût dix. Peu lui importait de toute façon, car à quoi bon entretenir la mémoire des jours et le compte des années lorsque chaque journée, pareille à la précédente, apportait son lot de douleur et que chaque nuit, comme toutes les autres avant elle, était peuplée des démons de la peur et de l’angoisse ?

Quelques semaines auparavant, il était arrivé à Chambéry… La grasse opulence et l’infernal bourdonnement de la vie florissante de la capitale savoyarde l’avaient attiré là, comme la chandelle invite le moustique à venir mourir dans l’ultime éclat de sa flamme.

Sans trop savoir comment ni pourquoi, il s’était retrouvé embrigadé dans une bande de voyous à la petite semaine, enfants de tous âges abandonnés à leur sort qui avaient fait des ruelles sordides des bas-fonds leur terrain de jeu… Mais ces enfants-là ne jouaient plus, leur seule motivation était la survie, s’accrocher encore et toujours à la vie, par quelque moyen que ce soit.

La veille, il avait refusé de suivre les ordres du meneur, il avait renoncé à entrer dans une maison bourgeoise pour aller y voler. La veille, le propriétaire mourut poignardé car il avait surpris les comparses de Colinet dans sa demeure. La veille, le petit garçon s’était enfui et il savait qu’il risquait gros car il était désormais une menace pour ses pairs. La veille… il aurait voulu n’avoir jamais vécu cette journée-là et encore moins la nuit qui suivit. Le sommeil n’était pas venu l’emporter au loin, et même ses démons nocturnes l’avaient dédaigné, le laissant aux prises avec deux ennemis bien pires : sa conscience et la peur atroce de celui qui sait qu’il vit ses dernières heures.

Colinet grelottait dans un buisson du Jardin du Verney. Il était mort de peur et ses entrailles n’avaient pas supporté le supplice. Sous la lune et les étoiles qui perçaient le voile sombre du firmament, accroupi dans l’ordure, il repensa à sa misérable vie… . Sa mâchoire trembla et ses dents s’entrechoquèrent. Le cœur serré dans un étau, les tripes transpercées, il crevait de trouille. Sa tête était agitée de petits soubresauts nerveux et une sueur malsaine dégoulinait le long de son échine. Colinet avait froid…

Enfin, les lueurs de l’aube firent pâlir le ciel au Levant… Le petit garçon sortit de sa cachette. Aujourd’hui c’était son anniversaire et personne ne le fêterait… personne… Aujourd’hui il endurait une torture que peu ont connue, mais il se redressa… Aujourd’hui, il avait neuf ans, peut-être dix, et il entendait bien mourir debout.

Dans le silence de la nuit qui meurt, pas une larme ne coule, aucun sanglot ne vient. Il est libre et étrangement seul…

Seul…

Seul…


...


I - Colinet ne fêterait pas son anniversaire aujourd’hui… Car en cet instant il mourait. L’eau avait gorgé sa poitrine et sa bouche s’ouvrit par réflexe, une dernière fois. L’enfant sentit ses yeux brûler lorsque les petits vaisseaux qui irriguaient ses pupilles éclatèrent sous l’effet de la suffocation. La paix… enfin…

Le vaurien des Chavonnettes n’entendait plus les hurlements hystériques de ses agresseurs. Un silence irréel s’installait peu à peu, et avec lui venait une sorte de bien-être. Colinet ne ressentait plus la douleur, toute peur l’avait quitté. La main crispée qu’il avait lancée vers la surface se détendit… elle s’enfonçait dans l’ève claire à mesure que la vie abandonnait son corps. L’enfant entendit son cœur battre, très lentement. Il flottait entre deux eaux… et des souvenirs enfouis dans son inconscient ressurgirent… Il retrouvait la matrice originelle, le ventre de sa mère… Il…
...
« MAMAN ! »
Rollin
*A cette heure matinale, Rollin était habitué de ne croiser que les soldats du guet qui terminaient leur longue veille et quelques porteurs ou oeuvriers qui se rendaient aux Halles ou sur la Place de l’Hostel de Ville pour y louer leurs bras. Pour le reste, la population de la capitale savoyarde profitait de ses derniers instants de repos avant une journée de travail qui promettait d’être chaude et ensoleillée. Le paysan emprunta une traboule qui serpentait au travers du quartier des Halles pour rejoindre la Porte Sainte-Barbe , celle qui ouvrait sur le Bourg Maché. Il adressa un signe de main en guise de bonjour aux deux miliciens qui venaient d’ouvrir les immenses ventaux de bois ferré qui garantissaient la baille occidentale durant la nuit. Panier au bras, échelle sur l’épaule, Rollin allait en chantonnant au long des chemins de Maché. Remontant sur une des traverses qui menaient à la sortie du Verney, il rejoignit le verger communal quelques instants plus tard.*

*Tirant le loquet de la petite barrière de bois, le paysan posa le pied sur la parcelle verdoyante ceinte d’un muret bas de pierres sèches doublé d’une ligne de hauts arbres feuillus. La belle saison était revenue depuis un moment déjà et les fruits murissaient à vue d’œil. Rollin regarda les vieux pommiers et fit un sourire plein de tendresse. Les pommes grossissaient bien et dans quelques semaines, quand elles auraient atteint leur taille définitive et qu’elles se pareraient de belles couleurs, il pourrait à nouveau évoluer dans les grosses branches et les cueillir par paniers entiers. Mais, pour l’heure, il se dirigeait vers les basses tiges et les buissons où il savait qu’il trouverait mûres, myrtilles, groseilles et framboises à profusion. Ensuite il irait visiter l’extrémité septentrionale du verger, là où croissaient les hauts cerisiers et les pruniers centenaires.*

*Peu avant la huitième heure, la chaleur d’août se faisait déjà accablante et le paysan se félicitait d’avoir roulé et noué son doublet à la taille. Son grand panier débordait des fruits qu’il avait cueillis avec patience lorsqu’il décida de grimper au grand cerisier du fond. Non pas que Rollin aurait pu encore se charger de plusieurs livres de cerises, mais le feuillage sombre et dense du houppier créait un espace de fraicheur et d’ombre fort tentant. Avec agilité, le paysan passa du faîte de son échelle à la première fourche des branches maîtresses, puis il se coula dans le labyrinthe végétal, remontant peu à peu vers la cime. Une légère brise soufflait sur son visage et chacun de ses gestes, mesuré et bien assuré, faisait jouer sa solide musculature sous sa peau brunie… Le sourire aux lèvres, Rollin grimpait toujours plus haut et il se sentait vraiment en vie.*

*Au sommet de l’arbre, là où les branches commençaient à ployer sous son poids, son regard portait loin au travers du feuillage et embrassait toute la campagne chambérienne. Le vent léger agitait la ramure chargée de fruits couleur de sang et Rollin, cramponné au tronc, se sentait doucement bercé. Le paysan tourna les yeux vers le Jardin du Verney tout proche et admira longuement ses allées bien ordonnées et ses plantations savamment entretenues. Les sentiers étaient déserts en cette heure matinale, mais Rollin les préférait comme ça. Certes, un jardin est fait pour s’y délasser, mais y déambuler par ces journées ensoleillées valait bien arpenter le dédale encombré des Halles tant était nombreuse la population qui s’y pressait en quête d’ombre, de fraicheur et d’un air un peu plus respirable qu’au-dedans des murailles austères de la ville. Et c’est là qu’il l’aperçut… silhouette fluette et malingre furetant au long des buissons du Jardin. Un enfant en haillons, petit de taille et couvert de crasse, qui, la démarche vive et le geste inquiet, rôdait sur les sentiers poussiéreux. Le paysan était intrigué car il reconnaissait ces attitudes, ces déplacements nerveux… le petit garçon agissait comme une bête traquée qui cherche désespérément à échapper à ses poursuivants.*

*Au travers des broussailles, Rollin distingua d’autres petites formes qui se glissaient avec mille précautions le long des allées. Une demi-douzaine de rabatteurs manœuvraient pour encercler leur proie. Le paysan pensa à un jeu et il admirait avec quelle subtilité se refermaient les mâchoires du guet-apens innocent. Un long sifflement suraigu retentit et instantanément les enfançons jaillirent de leurs cachettes pour se ruer sur le petit garçon qui tentait de leur échapper. Rollin leva un sourcil intrigué lorsque les deux premiers poursuivants jetèrent leur proie au sol sans ménagement. Plissant les yeux, il sentit son cœur battre un peu plus vite et une étrange fébrilité gagner ses membres… Sa respiration s’accéléra… Il reconnaissait ces manifestations et il était inquiet, de telles sensations d’angoisse n’avaient pas leur place ici. Deux autres traqueurs arrivèrent et une pluie de coups de pied s’abattit sur leur victime qui se roulait au sol, essayant vainement d’éviter la correction qu’on lui destinait. Les mains de Rollin, toujours cramponnées au tronc du cerisier vénérable tremblèrent et ses paumes devinrent moites. Les deux derniers chasseurs s’approchèrent du petit groupe. L’un d’entre eux, celui en qui Rollin voyait un meneur, avançait à pas mesurés, triomphant, l’air presque orgueilleux… Le petit garçon avait été maîtrisé et quatre paires de main le maintenaient agenouillé avec rudesse, le front touchant terre, dans une position humiliante et abjecte de soumission. Celui qui était venu avec le chef avait empoigné une oreille de la proie, le forçant à relever la tête. Le temps était comme arrêté et Rollin sut… ses sensations ne l’avaient pas trompé… il avait été homme de guerre… mais, surtout, il avait été un supplicié… Il n’avait pas osé y croire, mais il était obligé de se rendre à l’évidence… à plus d’une centaine de toises, c’était bien l’appel du sang qu’il entendait résonner. Tout s’enchaina le temps d’un battement de paupière…*

*Un choc immense ébranla Rollin quand il vit le meneur asséner un coup de pied au visage de sa proie soumise. Un gerbe de sang jaillit, brillante et effroyable, comme suspendue dans l’air. L’enfant fut trainé sans ménagement dans la poussière du chemin, sous une avalanche de coups et de cris. Le paysan écarquilla ses yeux couleur de nuit… Les bourreaux emmenaient leur victime sur le petit pont de la Leysse… L’appel du sang… et l’écho effroyable des trompettes sauvages de la mort… Ils ne voulaient pas lui donner une correction, ils allaient le tuer !*

*Une décharge électrique traversa le corps de Rollin et en un instant les réflexes qu’il croyait oubliés ressurgirent. Au risque de se rompre le cou et les os, le paysan se laissa glisser de branche en branche puis, arrivé à mi-hauteur, sauta bas de l’arbre. Deux toises le séparaient du sol mais il n’en avait cure. Que valait un membre brisé aux yeux d’une vie en péril ? L’impact au sol provoqua une vive douleur aux chevilles et aux genoux du jeune homme, ses anciennes blessures se rappelaient à son bon souvenir. Mais c’était sans compter sur sa volonté indomptable et sa détermination face au danger. Roulant de côté, envoyant valdinguer au passage le panier de fruits et la grande échelle, Rollin se releva d’un bond et, avec l’énergie du désespoir, il se lança dans une course effrénée. Son cœur battait à tout rompre, une brûlure intense enflammait sa poitrine et le sang battait douloureusement à ses tempes mais, comme la flèche jaillie de l’arc trop longtemps maintenu bandé, il courait à perdre haleine, sautant par-dessus les haies basses, se frayant un passage au travers des moissons dorées qui le séparaient du Verney.*

*Un magistral coup de pied fit vaciller la fascine sèche qui clôturait le Jardin. Après des années d’errance à essayer d’oublier son ancienne vie, Rollin se laissait à nouveau envahir par la fureur et la colère, comme une bête sauvage acculée par les chiens qui se retourne et fait front. Ses bras et ses jambes poussaient et tiraient en tous sens… Le dernier obstacle tomba. A quelques toises devant lui, le groupe des rabatteurs tentait de balancer le corps inerte de leur proie par-dessus le parapet du pont de pierre.*

NOOOOOOOOOON !

*La voix de Rollin résonna puissamment dans les allées du Jardin du Verney et des oiseaux effrayés s’envolèrent à tire d’aile. Tous les assaillants sursautèrent, surpris dans leur besogne, et détalèrent sans demander leur reste. Tous les assaillants… sauf un… Leur meneur, droit comme un I, n’avait même pas sourcillé et était resté sur le pont en regardant Rollin. Un sourire d’une indéfinissable cruauté lui balafrait la face et Rollin détailla son visage empli de haine…une douleur indescriptible transperça le cœur du paysan… Celui qui le narguait ainsi ne devait pas avoir plus de quinze ans…*

*Crachant une dernière insulte, l’adolescent avança la main… Rollin fit un geste mais… trop tard… le corps désarticulé du petit garçon bascula dans le vide. Dans un éclat de rire immonde, plein de moquerie et de morgue, le meneur détala à longues enjambées, comme porté par les ailes de la mort. Des souvenirs remontèrent des abysses de la mémoire du paysan et des images se superposèrent au paysage du Verney… Une forêt de hallebardes menaçantes brandies en tous sens hors de rangs de piquiers avançant au pas cadencé, le branle-bas effrayant des tambours lugubres battant la mesure de leur chant funèbre, la morsure brûlante de l’acier dans la chair, les oriflammes ensanglantées des Maisons nobles claquant au vent, les penons déchirés pendant au fer des lances baissées pour la charge, les cris atroces des hommes et des bêtes, le tonnerre assourdissant des veuglaires, le claquement sec des mangonneaux en action, le sifflement continu des flèches qui déchirent l’air vibrant… Le paysan en proie à la furie se jeta en avant, hurlant à plein poumon les cris de guerre de son passé :*

LOOZ ! LOOZ ! NOSTRE DAME ET SAINT LAMBERT !

*En d’autres temps, la force des devises qu’il clamait l’avait poussé à accomplir l’impossible… et même l’impensable… En ce jour, alors qu’il les invoquait pour une juste cause, Rollin se sentait soulevé de terre par la grâce et investi d’une force indomptable… De sa voix il faisait trembler le Jardin du Verney tout entier, des frondaisons verdoyantes jusqu’aux fondements de la terre où plongeaient les racines des arbres centenaires. En ce jour, dans l’abandon de son exil, il appelait sa Mesnie, rassemblait les gens de sa Maison autour de la bannière du fils de Messire Jean… Sans aucune hésitation, le paysan sauta d’un bond par-dessus le parapet, plongeant dans l’eau glacée de la Leysse…*

LOOOOOOOOOOOOZ !

*Un bruit assourdissant fracassa l’atmosphère du Verney lorsque le corps de Rollin frappa la surface de la rivière, la fendant en deux dans une immense gerbe d’écume. Le froid intense de l’eau saisit le paysan, comme si les doigts de la mort avaient percé sa peau jusqu’aux os. Une douleur indescriptible lui fit imaginer qu’on lui brisait la tête à grand coups de masse. Rollin ouvrit les yeux, l’eau brouillait sa vue, mais même aveugle il aurait su où chercher. La petite silhouette inerte s’enfonçait dans les eaux, une main tendue vers la surface, crispée et pâle comme le marbre. Trois grands mouvements des jambes et des bras propulsèrent le paysan vers le lit boueux… Rollin tendit la main… l’enfant s’enfonçait toujours… Le paysan puisa dans ses dernières ressources… L’eau limpide du Verney menaçait de l’emporter lui aussi… Déjà il sentait ses membres s’engourdir et le froid pénétrer sa poitrine…*

*Dans un coin de son esprit, Rollin entendit résonner une voix… une voix qu’il connaissait bien… une voix pour laquelle il aurait battu en brèche toutes les murailles du monde connu… une voix pour laquelle il aurait mis le Paradis à sac et planté le plus merveilleux des jardins dans les plaines sulfureuses de l’Enfer… une voix… celle d’Yzalba…. Rassemblant ses dernières forces, il se jeta dans la bataille pour la vie. Une dernière poussée… sa main large et puissante se referma sur le poignet délicat du petit garçon. Avec l’énergie du désespoir il attira l’enfant à lui et battit frénétiquement des jambes pour les faire remonter…*

PFOUAAAAH !

*Dans un véritable geyser, le visage de Rollin jaillit de l’eau… Il attira l’enfant inanimé vers la surface, le trainant de toutes ses forces vers la rive toute proche. Plantant ses doigts à même la terre de la berge, il força son corps dégoulinant à répondre à l’effort surhumain qu’il exigeait de lui. Les bras endoloris, les jambes poussant à s’en déchirer les muscles, le paysan s’extirpait de l’eau, gravissait la pente boueuse chargé de son précieux fardeaux, sa volonté tout entière tournée vers un seul but.*

*L’herbe ! Enfin !.. Le paysan déposa le petit garçon sur le tapis épais et tendre… Des larmes coulant sans retenue de ses yeux couleur de nuit. La peau de l’enfant était blanche comme la craie, zébrée de crasse et couverte d’hématomes, de nombreuses blessures jalonnaient son corps, plaies béantes qui ne saignaient plus. Ses lèvres étaient bleues et lorsque Rollin entrouvrit du doigt une de ses paupières, il dut serrer les dents pour ne pas laisser échapper un cri de désespoir… Ses yeux étaient déjà injectés de sang, couronnant d’une façon horrible le bleu limpide et glacé des iris éteints. Le paysan posa son oreille sur la poitrine inerte… aucun souffle n’était perceptible… et il n’entendait plus le petit cœur battre. Rollin savait les gestes qui sauvent au milieu de la bataille, il avait garrotté des membres, jugulé des plaies sanglantes avec les moyens du bord, tenu les tripes jaillies des ventres déchirés de ses amis, mais jamais il n’avait eu à rendre le souffle au poumon, ni le battement au cœur… Rollin cherchait frénétiquement un signe de vie, il appuya sa large main sur le torse, faisant descendre le sternum dans le crissement de ses côtes fêlées, mû par l’espoir un peu vain de le voir reprendre sa danse immuable… Rien… Il pencha l’enfant sur le côté et de l’eau s’écoula par sa bouche et son nez ensanglantés. De sa large main brunie par le soleil il entrouvrit les lèvres bleuies avec une douceur toute paternelle et guetta un souffle… Toujours rien… L’oreille collée au dos du petit garçon, le paysan écoutait mais n’entendait rien du tout… Il savait qu’on n’entend pas toujours le cœur s’il bat faiblement mais cela ne le rassurait pas. Il lui ouvrit un peu plus la mâchoire et vérifia du doigt que rien n’obstruait le fond de la bouche… Et dans le silence de ce matin d’été, grelottant de froid, de colère et de douleur, penché sur le corps de cet enfant qu’il ne connaissait pas, il pria à haute voix… Le visage baigné de larmes, qui marquaient lentement ses joues burinées de leurs sillons amers, il laissa les mots s’échapper avec ferveur, implorant la bonté et la bienveillance du Très-Haut.*

Vois cet enfant et sauve-le, Seigneur, je t’en prie
Il vivra pour honorer ton nom, je t’en supplie, rends-lui le souffle
Entends mon appel et accorde-lui la grâce de revenir au monde des vivants...

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Rollin, membre de la corporation des cueilleurs de fruits de Chambéry.

"Toujours Fidèle et Dévoué"
--Colinet
Colinet flottait entre deux eaux, l’âme vagabonde, l’esprit éteint et le corps brisé. Aujourd’hui plus rien n’avait d’importance, il s’en allait… Colinet… Colinet…

« COLINET ?! Réveille-toi mon chéri… »


L’enfant sursauta. D’un geste il se redressa… Il était assis sur sa paillasse dans la fermette familiale des Chavonnettes. La lumière chaleureusement dorée et merveilleusement douce du soleil inondait la pièce, baignant les choses et les êtres d’un halo de grâce et de beauté. L’enfant tourna le visage vers la voix qui venait de l’appeler. Son cœur bondit joyeusement dans sa poitrine, cognant fort et vite… il sentit le rose lui monter aux joues…

« Ma… Maman ? »


Le visage irradiant d’amour, une femme, belle et souriante, se trouvait à son chevet… Il reconnaissait le nez droit et les boucles rousses qui s’échappaient par endroit de la coiffe de lin… et ces yeux… ces yeux… le bleu des profondeurs du glacier… ceux de sa mère… les mêmes que les siens. La jeune femme portait une cotte de laine claire et une surcotte à ramages végétaux d’or damassé. Elle avait l’air d’un ange et semblait heureuse et presque… amusée… Oui, amusée, c’était vraiment l’impression que Colinet ressentait.

« Oh, Maman, je suis tellement content de te voir… t’sais, j’ai fait un rêve étrange… J’ai rêvé que j’étais… mort… J’ai même pas eu peur, tu sais ?! »


Le sourire de Colinet fendait son visage d’une oreille à l’autre et ses yeux pleins d’admiration débordaient d’amour. Il sentit une main douce et chaude sur sa joue et les lèvres délicates de sa mère se poser sur son front. Sa voix irréelle résonna dans son cœur plus qu’elle ne sonna à ses oreilles :

« Je sais mon chéri… je sais… Et moi j’ai eu très peur pour toi... Rendors-toi, petite marmotte… profite de ton rêve encore un peu. » Colinet se sentit repousser avec douceur vers sa couche moelleuse. Il adorait ce petit surnom que sa mère lui avait donné.

« Mais… Maman… j’ai, j’ai pas sommeil du tout… »


Entre ses paupières lourdes, il vit une dernière fois le visage de sa mère et le sourire immense qu’elle lui adressait.


« Je sais, petite marmotte, je sais… mais il faut te reposer encore… Aujourd’hui est un jour extraordinaire… Je t’aime, mon bébé, je t’aime très fort… »


La lumière de la pièce parvenait encore à Colinet au travers de ses paupières closes, mais sa teinte chaude et dorée laissa insidieusement la place à une lueur à la fraicheur argentée et le petit garçon sentit une vague glacée l’envahir. Son corps tout entier se mit à trembler…

« Maman !.. MAMAN ?! »


L’enfant ne comprenait plus, il grelottait de froid et pourtant en un endroit au milieu de son dos il ressentait une douce chaleur. Au fond de sa bouche, un nœud l’empêchait de respirer et lui donnait la nausée. Il sentit sa poitrine inerte et, sournoisement, la peur monta en lui, rampante et perfide. Il n’arrivait pas à reprendre son souffle… et cette envie de vomir… Il détestait ça… La peur grandit lentement, instillant son venin, amer et aigre tout à la fois, dans ses veines et son esprit… La peur immonde devint panique abjecte… respirer… encore… rien qu’une fois reprendre son souffle…


« Je resterai près de toi, Colinet… Toujours… Bon anniversaire, petite marmotte… Je t’aime ! »


La voix de sa mère s’était tue. Il aurait voulu qu’elle lui parle encore, juste une fois, juste pour briser le silence irréel qui s’installait dans son esprit… Il la sentait à ses côté mais elle ne parlait plus… Le petit garçon sentit sa poitrine brûler… Et cette boule qui nouait sa gorge s’enfoncer plus avant… Une douleur insoutenable lui transperça le ventre et un spasme venu des profondeurs de ses tripes le fit se contracter. Son estomac se retourna dans le supplice d’un élancement proche de la déchirure. L ’enfant sentit ses entrailles se vider et il n’aurait su dire par quel bout…


...


Colinet voyait une tache verte devant ses yeux… verte et floue… Des flots de bile, d’eau sale et de sang se répandaient sur le sol par sa bouche et son nez… le petit garçon eut l’impression que jamais il ne cesserait de vomir, que jamais plus il n’arriverait à reprendre son souffle… les sons produits par son corps l’effrayèrent. Colinet avait l’impression de perdre pied, persuadé d’être frappé par la folie… Dans sa tête il hurlait à s’en faire éclater l’âme : « par pitié, que tout s’arrête, je vous en supplie ! »

Le petit garçon sentit quelque chose d’étrangement chaud sur sa poitrine et au prix d’un effort inouï il parvint à porter la main à son cœur. Il sentit de la peau… Une peau un peu rêche, mais chaude, presque brûlante. Une peau qui n’était pas la sienne... Le sang battait à ses tempes et engorgeait son visage… L’air refusait obstinément d’entrer dans son corps. Une voix sonna à ses oreilles. Une voix enveloppante, à la fois grave et rassurante, et dans laquelle on pouvait discerner la joie et une sorte de douleur aigüe… Colinet ne comprenait pas les mots, mais la musique des phrases l’apaisa et lui rendit courage. Lentement, l’esprit sur le point de rompre, il tenta de dominer son corps. Sa gorge se dénoua, son estomac supplicié se relâcha… Le barrage cédait… Dans un sifflement rauque et une douleur indescriptible, un flot d’air salvateur emplit ses poumons. Le petit garçon sentit sa tête cogner et le sol se dérober sous lui… Les sens chamboulés comme s’il accomplissait une chute vertigineuse. Sa poitrine s’éleva, puis s’abaissa… puis s’éleva encore… Et à chaque mouvement il avait l’impression qu’on lui enfonçait des lames acérées au travers de ses côtes brisées, mais Colinet respirait, il avalait de l’air, tant et plus, priant pour que plus jamais cela ne s’arrête.

Aujourd’hui Colinet fêtait son anniversaire… et se sentant revenir à la vie, comme s’il venait d’accomplir une seconde naissance, il décida définitivement qu’en ce jour… il avait dix ans.
Rollin
*Rollin priait avec ferveur. Il priait pour le salut d’un enfant inconnu, pour qu’une vie soit rendue… Il avait toujours été très pieux et sa foi était inébranlable car, n’en déplaise à ses ministres, il savait que Dieu ne l’avait jamais abandonné, quoi qu’on lui ait dit, quoi qu’on lui ait fait subir. Et en cet instant il lui adressait sa plus belle oraison, son poème le plus poignant. En cet instant il accomplissait le plus bel acte d’honneur qui soit, il invoquait la clémence du Très-Haut pour protéger le faible… Il le suppliait, lui qui n’avait jamais demandé merci à l’ennemi, lui qui n’avait jamais demandé grâce, même sous le fer cruel du bourreau. Le visage crispé et baigné de larme, Rollin appelait Dieu, quitte à lui donner en rançon sa propre vie.*

*L’esprit obnubilé par la prière, il en oublia ses mains… Le doigt qu’il avait enfoncé dans la bouche de l’enfant passa à l’arrière de la langue bleuie, touchant la luette… provoquant un arc réflexe dans le corps inerte qu’il serrait contre lui. Un gargouillis se fit entendre, puis un autre et encore un… Rollin releva la tête et observa le petit garçon. La teinte crayeuse de son visage avait fait place à une couleur presque violacée…. Vivant ! L’enfant était vivant et luttait pour regagner son souffle !*

*Rollin retira sa main, libérant la petite gorge. Un spasme parcourut le corps du petit garçon, il sursauta et un flot libérateur jaillit sur le sol. Au milieu d’un hurlement de joie, le paysan chercha frénétiquement un moyen d’aider le rescapé qui ne parvenait toujours pas à respirer. Des soubresauts et des hoquets étouffés faisaient onduler son torse et sa gorge et Rollin voyait les veines du cou et des tempes se dilater sous l’effort. Un éclair lui traversa l’esprit et il posa sa main sur le cœur du bambin. Puis, avec une douceur infinie, il approcha sa bouche de l’oreille du petit garçon et il lui parla :*

Tout va bien, bonhomme, tout va bien… Tu vas y arriver… J’suis près de toi et tant que j’reste là t’es en sécurité… Accroche-toi, p’tit… Faut qu’tu trouves la force en toi… Calme-toi, t’y es presque…

*Le rescapé posa sa petite main blafarde et menue sur la large patte du paysan qui reposait sur son torse. Il luttait et Rollin était émerveillé de voir à quel point ce petit bout d’homme tentait de maîtriser sa volonté et d’apaiser ses craintes.*

Allez, encore un effort… vas-y, inspire… inspire… inspire !

*Dans un sifflement sonore, le petit garçon s’arcbouta, et l’air entra enfin dans ses poumons. Plusieurs fois il inspira et expira bruyamment, toussant et crachant du sang. Au même instant, comme un secret écho venu du Ciel, le tintement des cloches de la Basilique se fit entendre… Le deuxième coup de Prime… La huitième heure de ce jour béni qui voyait revenir le supplicié à la vie… Dans un transport de joie immense, Rollin serra l’enfant dans ses bras et le berça doucement en le baignant de ses larmes. De sa gorge nouée sa voix éraillée jaillit en un rire salvateur, qui se mua en un chapelet de remerciements lancés vers le ciel :*

Deo gratias… Deo gratias… Deo gratias...
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Rollin, membre de la corporation des cueilleurs de fruits de Chambéry.

"Toujours Fidèle et Dévoué"
--Colinet
Colinet ne comprenait plus rien… Son esprit était complètement chamboulé par ce qu’il venait de vivre. Tout son corps lui faisait mal, une douleur lancinante lui perçait le flanc, un mal sourd oppressait la moitié de son visage, ses membres perclus n’obéissaient quasiment plus à sa volonté… et puis il y avait le goût du sang dans sa bouche, tout à la fois âcre et piquant, acide et infect. Le pire, sans doute, était cet arrière goût infâme de relents ferreux qu’il laissait sur sa langue et au fond de sa gorge, comme la sensation ignoble d’avoir mâché des clous. Le petit garçon tenta d’ouvrir les yeux. Seul le droit répondit, l’autre, tuméfié de façon presque obscène resta clos. La lumière lui infligea une brûlure cuisante mais, au travers du voile flou qui ternissait son iris abîmé, il eut le temps de distinguer la silhouette confuse de celui qui le serrait trop fort contre son torse. Colinet n’aurait pu décrire le visage de l’homme encore jeune penché sur lui, mais il n’oublierait jamais les ténèbres orageuses de sa chevelure et la noirceur de ses pupilles… des yeux brillants, impénétrables, comme des puits insondables… des yeux étranges comme le firmament nocturne constellé d’étoiles…

La douleur causée par les rais ardents du soleil atteignit la limite du supportable, aussi le petit garçon referma-t-il son œil valide… Il aurait voulu parler, mais sa gorge déchirée ne produisit aucun son. Colinet abandonna donc l’idée, un peu frustré, il aurait tellement voulu dire à cet homme d’arrêter de le presser de la sorte, que l’étau de ses bras lui faisait mal… Et puis cette litanie de déo-machin-chose… cela lui vrillait les oreilles…

Comme s’il l’avait entendu, l’homme s’interrompit et dans la nuit de ses paupières closes il entendit sa voix profonde et douce… Elle provoquait d’imperceptibles vibrations qui résonnèrent dans son corps, comme lorsqu’il cherchait à retrouver son souffle. Il lui disait s’appeler Rollin… Il tentait d’être rassurant… mais Colinet sentait une sorte d’inquiétude et une douleur sourde dans cette voix qu’il aurait pu aimer en d’autres temps… Pourquoi avait-il fallu qu’il l’arrache une fois encore à sa mère ? Pourquoi ?.. Le petit garçon perdit le fil des mots, il sombrait lentement dans le réconfort bienfaisant de l’inconscience, là où il n’y avait pas de douleurs, par de cris, là où cet homme au regard sombre n’était pas… Là où il reverrait peut-être sa maman…
Rollin
*L’enfant toujours plaqué contre son large torse, Rollin remerciait le ciel, exultant de joie. La force de caractère de ce petit bonhomme et la grâce divine avaient permis à l’impossible de se réaliser. Le petit garçon était revenu à la vie… Le paysan le berçait toujours doucement et un sentiment étrange s’empara de lui, une peur irrationnelle qui étreignait son cœur et emplissait son esprit de doute… Rollin baissa les yeux vers le rescapé et il le vit ouvrir péniblement un œil, celui qui avait été épargné par les coups. Le globe rond était rouge sang et donnait l’impression que la pupille en son centre, d’un bleu plus profond que l’azur du ciel, translucide comme un lac de montagne, était le disque mort d’un œil aveugle… Le seul endroit où Rollin avait vu un bleu aussi irréel c’était au pied du glacier de l’Arve, près du verrou des Cluses, lorsqu’il était passé des terres de la Confédération Helvétique à celles du Duché de Savoie. Le paysan pensa au chœur des anges du retable de Saint-Bavon… Ces yeux-là n’étaient pas de ce monde… Rollin sourit doucement et de sa voix grave, vibrante d’émotion, il parla à l’enfant :*

Bonjour, jouvenceau… On peut dire qu’tu m’as flanqué une sacrée trouille ! J’m’appelle Rollin… te tracasse pas, tout va bien s’passer… j’m’occupe de tout.

*Le petit garçon ferma les paupières, dans un rictus de douleur. Rollin relâcha quelque peu son étreinte, et la tête de l’enfant bascula… Sans doute vaincu par la douleur et les épreuves endurées, il s’était évanoui. Une boule oppressante se logea dans la poitrine du paysan, fruit de son appréhension grandissante. Sans un mot, dans le silence retrouvé du Jardin du Verney, Rollin souleva le corps inerte de son protégé et, au prix d’un effort immense, il se redressa sur ses jambes flageolantes et se mit en marche. Ses vêtement, dégoulinants et appesantis par l’eau et la boue, collaient à sa peau et entravaient ses mouvements, mais cet ultime supplice ne pouvait avoir raison de sa détermination. Rollin marchait à grandes enjambées, la tête haute, portant à bout de bras, telle une précieuse relique, son fragile fardeau… Rollin marchait, transportant ce petit corps inerte aux membres ballants, et son regard disait toute sa colère et sa fierté… Rollin marchait et son regard sombre brillait d’un feu intérieur… défiant quiconque d’oser l’arrêter.*



*Le paysan fendit les vagues blondes des champs de blé doré qui entouraient le verger, laissant une trace sombre dans son sillage, puis il traversa le Bourg Maché, sous le regard étonné du peuple qui se trouvait-là. Une femme que Rollin ne connaissait pas laissa échapper un cri d’horreur et porta une main à sa bouche, comme pour dissimuler les signes de la douleur et de l’effroi… mère parmi tant d’autres ayant trop tôt perdu un enfant… Ceux que le paysan croisait baissaient les yeux sur son passage et un silence pesant tombait sur eux comme une chape de plomb. Sans un mot, des flammes dans les yeux, Rollin avançait imperturbable… Il rejoignait la masure de la Ruelle Derrière les Murs car le Moulin d’Armavir était trop éloigné.*

*Sur le seuil, le vieux voisin de Rollin qui avait été prévenu par la rumeur grandissante attendait. Sa trogne d’habitude joviale s’était comme fermée et ses traits s’étaient durcis… Le Vieux avait trop souvent côtoyé le malheur, la douleur et la peine, et, si ses yeux ne pleuraient plus depuis longtemps, tout en lui montrait la détermination de l'antique cep de Savoie qui, tordu par le poids des ans, soutient encore et toujours les jeunes sarments et les fruits. Il ouvrit l’huis à Rollin, le laissa entrer et installer l’enfant sur le lit qui occupait un coin au fond de la pièce à vivre. Le jeune paysan penché sur le grabat sentit une main sur son épaule… une main noueuse, calleuse à l’envi, le message simple d’un homme bon qui n’avait que ce geste pour manifester sa présence et donner du réconfort. Les yeux noirs de Rollin se tournèrent vers le Vieux et au cœur de sa grosse barbe chenue, il discerna un sourire maladroit. Le vieux tapota l’épaule de Rollin et sa voix âpre, roulante comme les galets d’un ru de montagne brisa le silence.*

T’inquiète donc pô, petiot… J’m’en va la chercher…

*De son pas nonchalant, le Vieux du Coin quitta la pièce, et s’en alla arpenter la ville en quête d’Yzalba, la Perle d’Armavir. Rollin sourit en voyant sa silhouette bonhomme s’éloigner. Ce brave bougre… C’était lui qui avait offert le gîte à Rollin à son arrivée à Chambéry… C’était lui qui avait promis de veiller sur la maisonnette lorsque le jeune homme avait annoncé qu’il s’installerait au moulin… Lui encore qui, dans les plis d’un sourire plein de malice et d’un clin d’œil amusé, avait offert la grande chèvre à son jeune voisin, pour qu’il l’emmène dans son nouveau foyer, là où elle serait certainement utile… Rollin l’aimait bien et quelques fois, dans les moments où le vague à l’âme se faisait plus fort, il souriait en s’imaginant terminer sa vie comme ce vieux bonhomme-là, paisible et sage.*
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Rollin, membre de la corporation des cueilleurs de fruits de Chambéry.

"Toujours Fidèle et Dévoué"
--Le_vieux_du_coin
Le Vieux du Coin n’était pas vraiment un homme à qui on la fait encore. Il avait vécu tellement de choses dans sa vie qu’il pensait ne plus jamais pouvoir être étonné de quoi que ce soit… à part peut-être de la fluctuation étrange du prix du blé aux Halles… Toute sa vie il l’avait passée à l’ombre des murs solides de Chambéry et jamais il n’avait vu ça… Oh, il avait certes connu les atrocités des armes car, comme tous les hommes du Duché, il avait servi au guet ou dans les rangs de la milice, mais c’était là affaire d’hommes entre eux… Il était chef de feu, il lui appartenait donc de prendre les armes pour défendre les siens et la terre de son seigneur, c’était là chose normale. Mais un enfant…

A force d’observer la vie autour de lui, le Vieux du Coin savait les choses d’humaine nature, il savait l’insouciance de l’enfant, l’impatience du jeunet qui veut faire ses preuves, le courage violent et un peu insensé du jeune homme fougueux, la force tranquille de l’homme mûr, l’expérience de celui qui insidieusement vieillit, la sagesse du vieillard et la débilité de celui qui devient sénile… Le Vieux connaissait tout cela… La ronde des saisons, la succession des âges de l’homme et les changements d’humeurs que provoquait la nature au fil des ans… Le vieux savait et pourtant aujourd’hui il ne comprenait plus.

Il avait perçu un émoi dans le voisinage, une sorte d’effervescence qui avait embrasé la Ruelle Derrière les Murs et les traboules avoisinantes… Certains hommes étaient revenus des champs à toutes jambes, rependant la nouvelle qu’une échauffourée avait eu lieu aux abords du Verney. Rumeur folle qui n’attend que la curiosité malsaine et la piquante morsure de l’orgueil pour enfler et prendre des proportions incroyables. Il avait tout entendu… une bande armée, des nobles en déroute, des créatures infernales…

Mais le Vieux, sous ses dehors bourrus, savait voir les choses que les autres ignorent… Il avait vu, lui, une bande de chenapans revenir ventre à terre quelques des environs du Verney, instants plus tôt. Des enfançons qui traînaient toujours dans les coins malfamés et qui n’avaient personne pour leur dire qu’ils allaient le mauvais chemin. Et le plus grand… oui, il s’en rappelait bien de celui-là… avec ses yeux haineux et son air de meurtrier.

Ce fut lorsqu’un des paysans essoufflés dit à haute voix, sur le ton de la confidence que l’on veut surtout ne pas garder secrète, qu’il avait entendu un cri de guerre étrange une sorte de « Leau », « Los », « Lôze », enfin, quelque chose comme ça, que le Vieux comprit que son jeune voisin avait quelque chose à voir dans toute cette histoire. Deux ans auparavant, lorsqu’il lui avait proposé sa grange pour dormir, il l’avait entendu quelquefois, au cœur des ténèbres, délirer dans son sommeil et les mots qu’il entendait maintenant venaient de lui, il en était certain. Il n’en avait jamais parlé au jeune étranger… peut-être parce qu’après les cris, c’étaient des sanglots qui déchiraient le silence de la nuit…

Son cœur fut comme percé lorsqu’il avait vu Rollin venir de la Porte Sainte-Barbe avec son bien triste fardeau. Nombreux étaient ceux qui pensaient l’enfant mort, mais le Vieux savait à la lueur étrange qui brillait dans le regard de son voisin, qu’il n’en était rien… Certes le gamin n’était pas bien vaillant et il avait pris une sérieuse collée, mais il était en vie, c’était un fait certain.

Le Vieux savait le cœur de Rollin épris de l’ancienne Mairesse, la jeune Yzalba , la jouvencelle qui tenait un des moulins dans le Bourg Montmélian. Il savait aussi que la jeunette s’y entendait dans l’usage des simples, c’était du moins ce qui se disait dans le bourdonnement incessant des jacasseries des commères près du lavoir et de la fontaine. Aussi était-il parti, aussi vite que ses vieilles guiboles le pouvaient porter, pour tenter de la trouver. Elle n’était point aux Halles, ni à l’Antre des Chambériens… Il poussa jusqu’à la boutique de la Baronne de la Ravoire… Toujours rien…

Le Vieux arpentait la ville à s’en faire péter le cœur, mais la belle restait introuvable. En désespoir de cause, il se dirigea vers son moulin.
Rollin
*Dans la pénombre de la pièce à vivre de la masure de la Ruelle Derrière les Murs, Rollin, recroquevillé sur un petit tabouret, pleurait à chaudes larmes, le visage enfouis dans ses larges mains. Les nerfs à vif, il avait craqué… L’enfant était vivant, mais pour combien de temps encore… A chaque fois qu’il posait les yeux sur le corps rompu étendu sur le grabat des images insoutenables l’assaillaient. Le jeune homme avait connu l’horreur la plus indescriptible, il avait vu, entendu et vécu des choses dont il ne parlerait certainement jamais, mais là, en cet instant, son âme, comme de la chair mise à vif par le fer, hurlait sa douleur et sa colère… Des pleurs libérateurs, presque bienfaisants qui laissaient échapper au-dehors l’amertume et les frustrations de tant d’années de doute.*

*Un long moment, le paysan resta ainsi, les épaules secouées par les sanglots silencieux. Puis, sentant la peine lentement s’éteindre et l’espoir poindre à nouveau, il inspira profondément et porta la main à sa poitrine, sentant sous le lin mouillé de sa chainse les contours familiers de la vervelle émaillée qu’il portait en sautoir… Au milieu des larmes un sourire timide naquit… Ses yeux rougis brillèrent d’une lueur étrange… D’un mouvement brusque qui fit tomber le tabouret, il se leva et farfouilla dans l’escarcelle de cuir qui pendait à sa ceinture. Il en sortit une petite bourse de cuir graissé étroitement fermée et alla s’accroupir près de l’âtre jouxtant le lit. Ses années d’errance avaient rendu Rollin prudent… son nécessaire à feu ainsi remisé n’avait pas souffert de l’humidité alors qu’il s’était jeté tout habillé dans la Leysse. Le jeune homme dégagea son vieux fusil de fer, son silex et une touffe d’étoupe qu’il posa sur le sol puis il se tourna vers la réserve de bois qu’il avait laissée juste à côté, en prévision d’un besoin impromptu. En quelques instants il avait dressé un petit édifice de brindilles, préparé du petit bois et rassemblé une poignée d’herbe sèche. Calant l’étoupe et la pierre entre ses doigts engourdis, il frappa énergiquement le silex du fer trempé de son fusil. De grandes gerbes d’étincelles oranges jaillirent. Au troisième coup, un brandon rougeâtre brilla au cœur de l’étoupe. En quelques gestes précis, Rollin déposa la braise au creux de la boule d’herbe sèche qu’il serait à présent entre ses mains. Doucement il souffla, activant l’embryon de feu… une fois… deux fois… Une flamme vacillante jaillit au milieu d’un mince filet de fumée. Soufflant toujours, le jeune homme déposa la précieuse flammèche sous les brindilles de l’âtre. Un crépitement se fit entendre lorsque le feu s’attaqua à l’écorce sèche. Posant quelques éclats de bois par-dessus, Rollin sourit, l’âme nettoyée de ses inquiétudes par la magie des flammes qu’il venait de faire naître. Bientôt la flambée s’éleva, réconfortante et joyeuse. Le paysan ôta son doublet détrempé qui le gênait et meurtrissait ses articulations.*

*Dans le secret de son escarcelle, il trouva un autre objet qu’il glissa dans la dextre de l’enfant : son vieux rosaire, un présent que sa mère lui avait offert lorsqu’elle lui avait rendu sa dernière visite, à la veille de son supplice et de son bannissement. Rollin chargea le feu de plusieurs bûches puis il remplit d’eau claire une marmite qu’il suspendit au crochet de la crémaillère qui se balançait nonchalamment au-dessus des flammes. De sous le grabat, il tira une sorte de panier plat dans lequel il remisait du linge de lit. Empoignant le premier drap à portée de main, il mordit dans la lisière à plusieurs reprises puis il le déchira en longues bandes d’égale largeur. Il roula chacune des bandes qu’il posa précautionneusement près du petit garçon.*

*Les yeux sombres du jeune homme vagabondèrent au long de la silhouette menue étendue, mortifiée et pourtant tellement paisible. Il détailla les jambes couvertes d’hématomes et de saleté, les braies et la chainse déchirées et crasseuses, le visage tuméfié, les cheveux ras noirs comme le charbon et les dessins des cicatrices qu’on devinait sur la peau du crâne arrondi. L’enfançon avait une tête à faire peur et la crasse et le sang n’amélioraient rien à son apparence générale. Rollin prit une serviette de lin suspendue au crochet près du broc et du bassin qu’il utilisait pour sa toilette et, l’ayant trempé dans l’eau déjà frémissante de la marmite, il entreprit d’éponger le sang des plaies qui s’était remis à couler et de nettoyer un peu le visage émacié du petit garçon. Le paysan faisait de son mieux pour agir avec délicatesse mais, même ainsi, il sentait les os qui saillaient sous la peau tirée de ce vaurien qui sans doute n’avait plus mangé à sa faim depuis des semaines entières… Combien de temps avait-il erré ?.. Qui était-il ?.. Tout en se questionnant sur la destinée de son protégé, le jeune homme, trempé jusqu’aux os, les cheveux en bataille et les mains rougies du sang qu’il épongeait, tentait d’effacer le masque de la mort… et de lui rendre une apparence humaine.*
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Rollin, membre de la corporation des cueilleurs de fruits de Chambéry.

"Toujours Fidèle et Dévoué"
Yzalba
Suivant toujours le vieux qui allait bon train malgré son âge et que rien ne semblait pouvoir détourner de sa mission, Yzalba arriva dans le faubourg Maché, un coin de Chambéry qu’elle ne connaissait que fort peu. On l’y avait mandée une fois où l’autre pour quelques soins, mais elle n’avait jamais pris la peine de regarder vraiment autour d’elle. Aujourd’hui d’ailleurs, toute à son inquiétude, elle se concentrait sur les soins à venir et ne regardait guère plus ce qui l'entourait…

Durant le trajet, le vieux lui avait narré en quelques mots ce qu’il avait compris des événements et Yzalba avait senti son sang bouillir en pensant à la bande de vauriens qui devaient à présent rire, fiers d'eux et de leur méfait, en se rejouant la scène à l'envi…

Soudain le vieil homme s’arrêta net devant la porte d’une masure et Yzalba, perdue dans ses pensées, pila juste à temps pour ne pas le percuter. Elle leva les yeux pour regarder la maisonnette devant laquelle elle se tenait et ne put retenir un sourire en voyant le « R » gravé sur le linteau de la porte. Elle était devant chez Rollin…

Elle remercia le vieux voisin avec chaleur. Celui-ci lui répondit d’un demi sourire perdu dans sa barbe. Entre ces deux-là, presque sans un mot, s’étaient installés confiance et respects mutuels, et rien, jamais, ne pourrait plus défaire ce que leurs cœurs avaient tissé. Yzalba comprenait, pour la partager désormais, l’affection bourrue que Rollin portait au vieux, et elle savait maintenant que le vieil homme en avait autant pour son ancien voisin.

Le vieux s’éloigna de son pas lourd, mais Yzalba savait qu’il resterait dans les parages et qu’il suffirait d’appeler en cas de besoin pour qu’il accoure…

Elle se tourna de nouveau vers la maisonnette, inspira à fond et ouvrit doucement la porte. Le sens de l’ordre de Rollin marquait l’unique petite pièce de son sceau : chacune des choses qu’il avait laissées ici, celles qui n’avaient pas leur utilité au moulin, était parfaitement rangée. Elle imaginait le quotidien de Rollin dans cette maison, avant leur rencontre…

Bien que très modeste, l’intérieur où elle se trouvait était d’une propreté irréprochable… à l’exception de la trace d’eau et de boue laissée par les pieds de Rollin. Son regard suivit la trace et elle posa enfin les yeux sur son bien-aimé. Assis près du lit, au fond de la pièce, grelottant malgré le feu dans ses vêtements trempés et boueux, il nettoyait avec un linge mouillé et des gestes très doux le visage tuméfié d’un enfant qui avait tout au plus neuf ou dix ans… Un immense élan d’amour fit battre le cœur de la jeune femme. Mais effrayée par la brutalité qu’évoquait l’état du petit garçon, une sorte de pudeur l’empêcha de manifester ses sentiments. Alors elle posa le couffin de Valentin et la besace dans un coin de la pièce et mit sa trousse de soins sur la table. Puis elle se contenta de s’approcher derrière Rollin et, en un geste maintenant coutumier entre eux, elle posa ses deux mains sur les épaules de cet homme qu’elle chérissait et les serra, lui transmettant sa chaleur et son amour et ressentant en son sein même ce qui agitait Rollin. Un profond sentiment d’injustice lui mettait les larmes aux yeux en regardant le petit corps meurtri qui gisait sur le lit.

Rollin leva vers elle des yeux encore rougis de larmes, et son regard effraya Yzalba, un mélange de colère, de douleur, de tristesse et d’incompréhension. Mais au fond de ce regard, une lueur apparaissait. Elle vit briller dans les yeux noirs les étoiles d’une immense tendresse pour cet enfant inconnu et au-delà de la tendresse, la compassion vraie de celui qui a déjà souffert…


Doucement, elle prit la main de Rollin :

Laisse-moi approcher, mon amour… occupe-toi de toi, vas te changer et surtout te sécher, ou c’est toi qui vas attraper la mort…

Elle serra la grande main dans la sienne :

Je vais m’occuper du petit… je te promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour le sauver…

Elle adressa à Rollin un sourire qu’elle espérait réconfortant, et son regard gris plein d’amour plongé dans les yeux de Rollin que la colère noircissait encore davantage, elle l’incita du regard à abandonner le chevet de son protégé…

_________________
Rollin
*Rollin sursauta lorsqu’il entendit le cliquètement de la chevillette de la vieille porte de la masure. Un léger picotement lui chatouilla la nuque et son cœur se serra… Il ferma les yeux l’espace d’un instant. Le jeune homme connaissait le pas léger qui faisait bruisser la jonchée sèche qui recouvrait le sol. Dans le secret de ses yeux clos il sentait une onde de chaleur l’envahir tandis qu’un parfum ténu et familier de feuilles et de plantes assaillait ses narines : Yzalba, enfin ! Il n’était plus seul pour lutter désormais… Le contact des mains chaudes, presque brûlantes, de la jeune femme sur le tissus détrempé et froid de sa chainse le fit frissonner. Une vague de bien-être, douce et apaisante se déversa en lui, lentement… très lentement. Et à mesure que la tension s’en allait, chassée par la présence rassurante de sa bien-aimée, une lassitude immense envahissait chaque parcelle de son être. Le paysan sentait ses membres douloureux, son dos rompus et sa poitrine comme déchirée… et le goût du sang au fond de sa gorge…*

*Le jeune homme leva des yeux fatigués vers sa compagne. Le miroir d’argent de son regard était doux et débordait d’amour. Des larmes, gemmes pures et brillantes comme des diamants, étaient posées au bord de ses paupières, soulignant la grâce de l’amande de ses yeux… Rollin ne pouvait pourtant ignorer le voile terne qui altérait le gris, d’habitude si joyeux et clair, des iris d’Yzalba… comme la fumée d’un bucher qui s’élève dans le ciel d’octobre. Et son cœur souffrait… Il lui avait déjà vu ce regard… Lorsque la tristesse inavouée des non-dits de son passé l’assaillait… Le jeune homme y voyait le reflet de sa propre douleur et cela lui était insupportable.*

*La jeune femme prit la main de Rollin et la musique de ses mots réveilla en lui le désir de lutter. Elle serra ses doigts délicats, étreignant un peu plus la dextre du jeune homme. Elle prenait la relève, elle venait à leur secours…*

Citation:
Laisse-moi approcher, mon amour… occupe-toi de toi, vas te changer et surtout te sécher, ou c’est toi qui vas attraper la mort…

Je vais m’occuper du petit… je te promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour le sauver…


*Rollin posa un baiser sur le dos de la main d’Yzalba… Déjà le sang de l’enfant que le jeune homme avait épongé y laissait des marques… la détestable couleur du sang d’un autre sur la peau… cette teinte rouge foncé qui brunit à mesure qu’elle sèche, et qui laisse son empreinte ténue, et pourtant indélébile, pour un long moment, malgré les tentatives de la faire disparaitre. Le paysan était sans voix… Mais ce qu’il voyait dans les yeux de sa bien-aimée n’était qu’amour et compassion…*

Merci, Yza… *La jeune femme tressaillit, son compagnon ne l’avait appelée ainsi qu’en de très rares occasions, préférant les marques de respect plus élaborées que le simple diminutif qui avait un peu perdu de son intimité.* Merci... Fais c'que tu dois, tu es la seule qui puisse encore faire quelque chose pour lui... Dis-moi si j'peux aider à quoi que ce soit…Je ne comprends pas… je… où sont donc les valeurs d'la Vertu… comment en est-on arrivé à faire des enfants les meurtriers d'leurs semblables ?.. *La voix éraillée de Rollin sortait douloureusement et semblait plus grave, plus âpre.*

*Le jeune homme posa les yeux sur le corps de l’enfant. Il ferma les paupières un instant, puis il les rouvrit, tentant un sourire qui se voulait confiant :*

Allons… A la grâce de Dieu !

*Le jeune homme laissa sa bien-aimée accomplir les gestes qu’elle avait appris auprès de son père, cet homme sage et aimant qui lui manquait tant. Il se tourna vers l’âtre, ôta ses vêtements, les étendit à sécher près de la flambée et se rinça sommairement, puis il se drapa dans une vieille couverture. Il évitait de regarder ce que faisait Yzalba, conscient qu’il pourrait plus être une gêne qu’un soutien efficace. Puis, se rendant compte qu’elle avait amené Valentin avec elle, il s’assit près du couffin et observa le nourrisson et quelle paix et quelle douceur émanaient de son visage paisible et de son corps endormi…*
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Rollin, membre de la corporation des cueilleurs de fruits de Chambéry.

"Toujours Fidèle et Dévoué"
Yzalba
Quand Rollin s’éloigna du lit, Yzalba prit le temps de vérifier qu’il s’occupait de lui. Le voyant se changer et se sécher, elle fut rassurée : il avait gardé l’esprit clair et semblait reprendre le dessus. Elle le réconforterait plus tard, il en avait besoin… mais pour le moment, c’est le petit qui l’inquiétait…

Elle mit de l’eau à chauffer pour plus tard et se lava soigneusement les mains. Elle avait remarqué qu’ici, l’hygiène n’était pas une notion très répandue chez les médecins (ni ailleurs, en fait !) mais son père était persuadé que l’infection pouvait venir entre autre de la saleté, aussi avait-il appris à Yzalba à respecter au maximum l’asepsie…

Elle s’assit sur un tabouret près du petit et, fermant les yeux, elle se concentra, faisant le vide dans sa tête de tout ce qui n’était pas ce petit garçon en danger de mort, puis son visage prit un masque sans expression, seul son regard vivait, froid et précis comme l’acier, professionnel mais sans la chaleur qu’il communiquait habituellement à ceux qui le croisaient. Yza n’avait personne à réchauffer de son regard pour le moment et consacrait toute son énergie à poser un diagnostic précis des traumatismes subis par l’enfant pour essayer de le sauver…

Elle entreprit tout d’abord de nettoyer grossièrement les plaies. Elle prit un morceau de drap propre qu’elle avait trouvé près du lit, alla chercher de l’eau chaude et entreprit de baigner l’enfant pour avoir une meilleure vision des blessures qui lui avaient été infligées. Au fur et à mesure que le sang séché disparaissait, son regard passa du froid de l’acier au gris du glacier et elle sentit monter en elle une bouffée de haine pure pour ceux qui avaient osé faire ça…

Elle respira à fond pour se calmer. Ses mains commencèrent ensuite leur exploration et elle examina d’abord soigneusement la petite tête. Elle palpa délicatement la nuque de l’enfant pour vérifier qu’aucune vertèbre n’était déplacée. Elle avait appris ces gestes auprès d’un guérisseur, dans le Caucase, et savait par exemple remettre en place une articulation luxée sans aucune séquelle… Pour l’heure, l’examen révéla que l’enfant n’avait aucun dommage cervical, ce qui lui permit de déplacer doucement sa tête pour l’examiner plus facilement.

Elle nota d’abord à l’œil droit une importante ecchymose péri orbitaire, l’enfant avait un magnifique œil au beurre noir qui, un autre jour, eut sans doute fait sourire Yzalba s’il n’avait été accompagné pour l’heure d’une paupière inférieure fendue… le petit présentait en outre un hématome important sur le côté droit de la face… Le cœur d’Yza se serra à l’idée de la violence du coup qui avait provoqué ça… Elle soupira et poursuivit son triste inventaire : les arcades sourcilières étaient toutes deux ornées d’une plaie profonde… les deux lèvres étaient fendues et une... non, deux prémolaires droites supérieures avaient été expulsées de la gencive. Ce n’étaient heureusement que des dents de lait et Yzalba se dit que l’enfant devait donc avoir entre 9 et 12 ans.

L’enfant était toujours inconscient. Elle souleva délicatement les paupières gonflées et sursauta : le blanc de l’œil était presque totalement rouge, couvert de micro-hémorragies qui cernaient l’iris ! Cela ne se voyait normalement que dans les cas de mort par asphyxie ! Malgré tout ce qu’elle avait déjà vu au cours de sa brève carrière de médecin, le cœur d’Yza manqua un temps… l’enfant avait plus que frôlé la mort, c’était un véritable miracle qu’il soit toujours en vie…

Elle descendit jusqu’au thorax et palpa doucement les côtes du petit, lui arrachant un gémissement de douleur malgré son inconscience. Elle en déduisit que plusieurs côtes devaient être fêlées… A part de nombreux hématomes un peu partout, il ne semblait souffrir d’aucune lésion interne… mais elle n’avait aucun moyen d’en être absolument certaine tant qu’il ne se réveillerait pas…

Elle commença alors à soigner les diverses blessures du petit. Elle glissa sur sa gencive blessée de la poudre de clou de girofle pour éviter l’infection dans la mâchoire et la bouche.
Elle passa sur chaque plaie une lotion hémostatique et cicatrisante qu’elle préparait elle-même à base d’aigremoine et d’achillée millefeuille. Elle traita les nombreux hématomes avec un baume à l’arnica. Elle baigna les yeux abîmés d’une lotion florale de bleuet et de camomille et pensa qu’il faudrait prévenir Rollin que la vue de l’enfant risquait d’être diminuée jusqu’à ce que ses yeux aient repris leur aspect normal.

Enfin, elle lui glissa doucement dans la bouche un sirop de plantes pour calmer la douleur et lui assurer pour quelques heures un sommeil réparateur…

Une fois ses soins terminés, elle regarda l’état général du gamin et fit la grimace… des traces de gale, bien qu’ancienne et visiblement traitée (de façon radicale et barbare à en croire les cicatrices en sillons qui ornaient sa peau), de nombreuses cicatrices sur le cuir chevelu… Sur les poignets du petit, des traces de contention témoignaient de son passage dans des hospices ou orphelinats dont elle ne connaissait que trop bien les méthodes pour faire fléchir les enfants « récalcitrants »…

Elle soupira puis se détendit enfin. Une intense fatigue la submergea, suite à l’effort de concentration qu’elle venait de fournir…

Elle se tourna vers Rollin, assis près du bébé… Valentin…de ça aussi il faudrait qu’elle lui parle… mais plus tard… plus tard…


Mon amour… je veux ramener le petit chez nous. Il n’a rien de cassé, il est donc transportable, et je serai plus à même de surveiller son état à la maison qu’ici… et puis…

Elle le regarda avec une immense tendresse dans le regard :

Je ne veux pas te laisser seul ici avec lui et sans doute tout un tas de vieux fantômes… Rentrons chez nous… Est-ce que tu te sens la force de porter cet enfant jusqu’au moulin ou bien veux-tu que j’appelle ton voisin ? Le brave homme nous aidera certainement…

Son regard interrogateur et un rien inquiet scrutait le visage de Rollin… elle avait eu si peur, et elle était si fière de lui aujourd'hui…

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--Chimere
« Je ne fais pas le bien que je veux, tandis que je fais le mal que je ne veux pas. »

Saint Paul
Epître aux Romains




Le vieux clerc était assis sur les degrés qui menaient au parvis de la basilique Sainte-Nitouche. Ce matin d’août brûlait déjà sous les rais ardents du soleil implacable, embrasant l’air de la petite place quasiment déserte. Court de taille, une bosse entre les épaules, le visage contrefait rendu encore plus laid par des binocles qui lui faisaient des yeux exorbités comme un crapaud, il attendait, suant dans l’étuve de sa bure noire. Il crevait littéralement de chaud et la couronne de ses cheveux bruns épars, agglutinés en mèches sales, perlait sur le col de son froc empuantis et raide de vieille transpiration rancie. D’un geste machinal il cura ses dents passablement jaunies avec l’ongle sale de son majeur de dextre, puis il leva sa face blafarde et luisante vers le haut clocher… Il plissa ses yeux porcins pour tenter de lire l’heure sur le grand cadrant de l’horloge… La deuxième de Prime était passée depuis peu.

N’y tenant plus, il se leva et gravit quelques marches… Son ombre s’étendit démesurément sur les dalles disjointes du parvis, touchant de la tête le bas du portail du lieu saint. Un tic nerveux fit battre ses paupières et il pila net. Son regard allait d’un côté puis de l’autre dans un va-et-vient incessant, comme si la masse écrasante de la basilique était pour lui une menace mortelle. Il longea le bord de la dernière marche, sautillant de façon grotesque d’un pied sur l’autre. Dans l’excitation grandissante de l’attente, il sortit de sa manche le morceau de parchemin qu’il avait reçu quelques heures plus tôt. Un sourire sardonique déforma sa bouche lorsqu’il relut pour la centième fois les quelques mots griffonnés à la hâte.

Le silence pesant de la place fut brisé par le grincement lugubre de l’immense ventail de la demeure du Très-Haut. Dans un mouvement d’une étonnante rapidité, le vieux clerc fit volte-face, tous sens en éveil… La lutte commençait… Un jeune homme de haute stature, embastonné dans un harnois poli avec soin, sortit de l’édifice d’un pas conquérant. Ses cheveux blonds, coupés à la mode d’Italie, dansaient à chacun de ses pas, faisant un cadre toujours mouvant autour de son visage aux traits fins et pleins de douceur. Il paraissait avoir dans les vingt-cinq ans, mais le vert étrange et profond de ses yeux révélait qu’il avait vécu une existence bien plus longue. Les épaules larges et la démarche assurée, il souriait à pleine bouche, dévoilant des dents à la blancheur étincelante. Il fit halte à moins d’une demi-toise du clerc et ceux qui, au hasard de leur déambulation, les virent ainsi côte à côte, les trouvèrent bien mal assortis…

Le jeune chevalier prit appui sur une jambe et posa résolument la senestre sur le pommeau de la bâtarde qui pendait à son côté, donnant à sa silhouette un déhanché particulièrement gracieux, presque indolent. Et dans le silence irréel du parvis, sa voix claire et douce s’éleva :

« Ah ! C’est donc toi qu’on a envoyé ?.. ». Il leva un sourcil taquin puis, tournant le visage vers la basilique, il enchaîna : « Cette paroisse manque d’un prêtre… J’ai la désagréable impression que les ouailles de Chambéry sont livrées à elles-mêmes… ». Un sourire désarmant éclaira ses traits délicats.

Le vieux clerc ne broncha pas, et sa seule réponse fut un haussement d’épaules qui disait tout son désintérêt pour la chose.

« D’accord… Toujours aussi jovial et communicatif, Compère ! Hahaha ! ». Le rire cristallin du chevalier voltigea joyeusement dans l’air. « Bon, on va tout de même essayer de trouver un lieu plus propice à notre besogne... ». Il pointa la basilique du nez : « Je ne te ferai pas l’insulte de te mener là… ».

Le jeune homme s’était avancé et, passant un bras amical autour des épaules difformes du clerc, il l’entraîna vers les marches qui descendaient vers la place.

« On m’a dit le plus grand bien de l’Antre des Chambériens, ça te dit ? ».

Le vieil homme sourit, dévoilant une magnifique rangée de chicots. Sa voix sifflante et doucereuse se fit enfin entendre :

« Comme il te plaira, Beau Sire… Tant qu’il y a de la donzelle et du vin, je suis ton homme ! ».

Les deux compaings allèrent, donc, par les ruelles de la capitale savoyarde, laissant leur instinct aiguisé les mener à bon port. Quelques instants plus tard, ils prenaient place à une des tables, dans la pénombre délicieusement fraîche de l’Antre, la taverne municipale. La voix du jeune homme sonna fort, faisant se retourner les quelques clients déjà attablés en cette heure matinale : « Holà, patron ! Un pichet de ton meilleur vin et deux gobelets… propres, si possible ! ».

Le tavernier approcha, grommelant sur les commentaires désobligeants du chevalier, et posa sans ménagement un cruchon de vin blanc et deux gobelets. Le clerc fit un sourire narquois et le jeune homme posa une jolie pièce d’or sur le bois crasseux de la table. Sans ajouter un mot, le patron ramassa avidement la pièce et, sans rendre la monnaie, s’en retourna auprès de son bar. Le chevalier n’avait même pas levé la tête, il semblait absorbé par quelque importante affaire qui requérait l’intervention du vieux clerc attablé devant lui. Empoignant le pichet, il leur servit à boire et en vint directement au fait :

« Or donc, mon ami, la Divine Providence a encore fait parler d’Elle… C’est un jour empli de bonté et je me sens en veine… Je te laisse le choix des armes ! ».

La silhouette contrefaite du vieil homme fut comme agitée d’un spasme…

« S’il ne te déplaît, je choisis les méraulx… sur le mode des Sept Gardiens… ». Un sourire étrange balafra sa face huileuse et pâle comme la mort.

« Les meraulx ? Tiens… Quelle idée… ». Le chevalier un peu interloqué, hocha la tête avec grâce et porta la main à son escarcelle. Il en extirpa une petite aumônière de soie brochée montrant une scène courtoise. Il dégagea sept gemmes brillamment colorées et les aligna face à lui… Chacune d’elles devait valoir une fortune…

De son côté, le clerc sortit un petit contenant de cuir ouvragé mais passablement défraîchi et en fit glisser le contenu qu’il disposa en bon ordre de son côté de la table : sept méraulx de compte en plomb marqués de chiffres romains sur l’avers. D’un second étui, il tira un morceau de charbon de bois et entreprit de tracer le plateau de jeu à même le bois de la table : trois carrés imbriqués reliés par une croix. Sa voix, déjà mielleuse d’ordinaire, se fit presque vénéneuse :

« J’imagine qu’il est inutile de les nommer, tu sais qui combat pour moi… »

Le chevalier fit un sourire caustique, presque carnassier :« Inutile, en effet… A moi l’honneur, j’imagine ? »

Le vieil homme acquiesça et, à tour de rôle, ils firent glisser leurs méraulx sur le plateau. La tension entre les deux hommes était devenue palpable. Leurs yeux passaient sans arrêt d’un pion à l’autre, jaugeant et évaluant les déplacements possibles des pièces de l’adversaire. La partie était serrée et le nombre inhabituel de méraulx rendait le jeu particulièrement ardu et complexe… Les doigts du jeune homme commencèrent à trembler d’excitation tandis que le clerc suait sang et eau. Au milieu de la clientèle bruyante de l’Antre des Chambériens, ils étaient seuls, comme enfermés dans une bulle intangible, leurs esprits à nus luttant pour une cause que nul ne pouvait soupçonner.



« Nom de… »Le chevalier s’était interrompu à temps. Dans un immense fracas il avait heurté la table du plat de la main, faisant vibrer les méraulx et vaciller dangereusement le cruchon et les gobelets dans le tintement mat de leurs panses entrechoquées. Le tavernier avait lancé un regard sombre vers les deux hommes et, le temps de la surprise, les conversations animées s’étaient interrompues… pour reprendre de plus belle quelques instants plus tard…

« Ex-aequo… Quelle étrange surprise… ». Le vieil homme, l’air satisfait, affichait ouvertement une mine réjouie qui le rendait plus laid encore. Le chevalier n’en revenait pas… comment était-ce possible. Une dernière fois il vérifia le plateau… Aucun doute, Shax tenait Yelaiah en respect, Viné et Sabnock bloquaient Asaliah et Ahahel, Haagenti et Vual avaient fort à faire avec Ariel, Sealiah et Mihael… et Veualiah, le cent fois craint, tenait à lui seul la dragée haute à Bifrons et Focalor… ses meilleurs éléments. Le jeune homme n’en revenait pas et son regard, pourtant si paisible, brilla d’une lueur mauvaise. Le clerc y vit la haine, la colère et une fureur meurtrière… Un sourire difforme dévoila ses chicots : « Voyons, Compère, sois beau joueur… je ne tiens pas le Maître pour responsable des manquements de ses valets. ».

S’en était trop ! Le jeune homme s’était levé d’un bond, la main sur le pommeau de son épée. Puis, prenant conscience que tous les yeux de l’assemblée s’étaient posés sur eux, il tenta de se donner une certaine contenance en affichant un sourire faussement amusé. Le clerc s’appuya sur le dossier de sa cathèdre… royal… triomphant, même !

« Aucun de nous ne l’a emporté… Il nous faut nommer un Champion, mon ami… »

Le chevalier enrageait. Nommer un champion alors que ses meilleurs éléments étaient restés sur le carreau… Mais une pensée foudroyante lui traversa l’esprit… et un sourire mesquin lui fit relever un coin de sa bouche.

« Soit ! Un Champion sera choisi… Je veux d’abord savoir qui tu investiras de cette mission. »

Le vieux clerc ne voyait pas d’un bon œil la soudaine joie du jeune homme et son sourire lui glaçait le sang, mais il n’en montrait rien, il savait que son choix était le bon. Sa prescience était louée depuis longtemps et elle ne lui ferait pas défaut aujourd’hui.

« Le Déchu sera mon Champion ! »

Le chevalier explosa d’un rire tonitruant : « Hahaha ! Le Déchu ? Et bien mon ami, tu aurais pu tout aussi bien me laisser remporter la partie... ». Le jeune homme s’appuya sur la table, plié en deux à force de rire. Il leva un regard empli de larmes de joie vers le clerc. « Il n’a aucune chance !.. Mais si tu es sur de ton choix, alors je relève le gant… et je lui oppose Chimère ! ». Le corps toujours secoué par le rire qu’il tentait de maîtriser, le jeune homme récupéra ses gemmes et se dirigea vers la porte.

D’un geste large et plein d’entrain, il ouvrit grand l’huis et se tourna une dernière fois vers son compagnon :

« Michel… L’enfant est à moi, et tu n’y pourras rien changer ! A la grâce de Dieu, Compère ! Et que le meilleur gagne ! »

Riant toujours à gorge déployée, le chevalier était sorti, claquant derrière lui la porte de l’Antre, dans un fracas assourdissant.



Ayant vidé le pichet de vin, le vieux clerc en avait commandé un autre et l’avait éclusé avec le même allant. Aujourd’hui il avait joué gros mais cela en valait la peine. Rotant bruyamment, il se leva et se dirigea vers la sortie d’une démarche assurée malgré la quantité d’alcool qu’il avait ingérée. Le soleil inondait la rue et le clerc ferma les yeux, se laissant caresser avec délectation par la chaleur bienfaisante. Son corps de gloire et d’éther lui manquait, et le bruissement merveilleux des plumes immaculées de ses quatre paires d’ailes, et la rassurante chaleur de son nimbe doré… Le vieux clerc soupira et dans un demi-sourire il s’en alla, courbé et claudiquant… Il avait encore beaucoup de choses à faire aujourd’hui…
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