Acte I : à Foix, la nuit, tous les chevaux sont gris
[Où l'on se remémore la longue journée d'hier]
C'était la veille. Il faisait vraiment chaud, déjà, et Athalia portait sa jupette mini et sa chemisette sexy qui ajoutaient encore un peu à la canicule. Eugène avait donc été fort ébloui et avait aussi beaucoup transpiré ce qui, comme on le sait, assoiffe notablement.
Le soir venu, notre homme avait erré en ville à la recherche de ses compagnons de voyage. Ne les voyant point, sans doute étaient-ils allés s'entasser dans un confessionnal pour se soulager devant un prêtre effaré de toute une vie de turpitudes, allez savoir ? Toujours est-il que notre Eugène en avait été réduit à philosopher seul, en tête à tête avec quelques carafes de vin frais, pour examiner quelques questions essentielles : quel est le sens de la vie, pourquoi met-on tellement d'eau dans le vin, l'horloge à automates qu'un bricoleur génial du nom de Dondi avait montée à Padoue était-elle encore en état de marche comme le lui avait dit un compagnon charpentier naguère sur un chantier de Westminster, ou bien était-elle elle aussi tombée en carafe comme le lui suggérait un voyageur italien croisé entre deux tonneaux ?
Quelques carafes vides plus loin, justement, Eugène avait décidé qu'il était temps de rejoindre ses compagnons de voyage. Rendu aux portes de la ville, il avait avisé la silhouette familière de Neige, immobile et auguste dans l'attente du départ. Eugène avait posé son balluchon à ses pieds, flatté l'encolure du cheval qu'il avait trouvée curieusement dure. D'un autre côté, les longues journées de voyage et de charge lui avaient sans doute forgée une musculature d'acier.
Eugène ne s'en inquiéta pas. Il alla louvoyer entre deux buissons pour évacuer l'excès d'eau qu'on met dans ces pauvres vins, revint faire la causette à la jument qui, pour une fois, ne lui répondit mie. Eugène ne s'en inquiéta pas plus : les chevaux ont leurs accès d'humeur, et les juments encore plus évidemment. Comme la nuit était agréablement fraîche et qu'il se sentait un peu le tournis, il alla s'allonger près de son balluchon, ferma les yeux. Une petite sieste avant le départ après tout, ça ne pouvait pas nuire et on le réveillerait avant le départ.
Acte II : A Foix encore, à l'heure où blanchit la campagne
[Où l'on se lève du mauvais pied]Aussi, quand la douce caresse du soleil levant vient tirer notre héros de sa torpeur, celui-ci, fort bien reposé et dégrisé à présent, ouvre un oeil étonné. Sensiblement au même moment, le froufrou d'un pigeon grognon attire son attention. La Bête le couve d'un regard lourd de reproches et lui tient à peu près ce langage :
Grmbllll, grmblll,
Il était une fois, dans la ville d'Foix, un touriste d'bonne foi qui a pas suivi. C'à cause du filet ? Z'êt' emmêlé d'dans ? On doit v'nir vous chercher ? Mettez une croix (X) sur l'parchemin en cas d'ui et renvoyez l'emplumé.
Athalia
Eugène saute derechef sur ses pieds. Ses yeux parcourent les environs, dans l'espoir un peu vain d'apercevoir quand même ses compagnons.
- Mais pourquoi qu'ils m'ont pas réveillé ces bougres là ! peste-t-il. Quand soudain...
...son regard se pose sur Neige, toujours là, à la place exacte où il l'avait trouvée la veille.
Le cheval n'avait pas bougé d'un poil, et pour cause...
... ce n'était pas un cheval.
Ce n'était pas le lieu de rendez-vous.
Le frisson glacé du désastre parcourt l'échine du jeune homme. Car non seulement il avait honteusement loupé le départ - et ça il n'avait pas fini d'en entendre parler - mais le plus grave c'est qu'on était dimanche.
Dimanche !
LE jour de LA robe d'Athalia !
Et qu'il allait rater ça !!
- Parrrrr les rousssstons d'Arissstoteuuuuuuuuuuuuuuhhhhhhh hurle-t-il, traversé par un bien légitime désespoir.
Acte III : un acte de Foix
[Où l'on se projette dans l'avenir]Cela dit, il fallait répondre. Or, comment se tirer de ce mauvais pas ? Une idée lui vient vite, Eugène ayant depuis longtemps constaté qu'en cas d'erreur, la meilleure chose à faire pour limiter les dégâts était de ne pas lésiner sur la mauvaise foi.
Le temps de chercher en ville un écrivain public pour lui expliquer en trois mots ce qu'il fallait écrire, car Eugène ne sait pas encore assez bien l'orthographe pour rédiger lui-même la missive, le pigeon grognon repart en direction des trois voyageurs qui l'ont honteusement abandonné, chargé d'un message rassurant.
Eugène n'a point relu le texte, ayant laissé à ce jeune écrivain plein d'enthousiasme le soin de retoucher un peu les phrases, le scribe du reste avait mis cela comme condition incontournable, refusant de travailler s'il s'agissait, disait-il, "de ne point rendre hommage à chaque trait de plume à nostre si belle si noble et si mirifique langue". C'est donc chargé du message d'Eugène reformulé en termes moins populaires que repart le pigeon grognon.
Très chère et merveilleuse Damoiselle Athalia,
Nous avons bien reçu vostre requête et nous vous remercions de l'intérêt que vous avez bien voulu nous accorder. Sachant que vostre temps est précieux, nous n'en abuserons point en réponses bavardes et nous irons de ce fait droit au but, vous narrant sans détours les événements héroïques et tragiques qui ont abouti à notre bien douloureuse séparation.
Nous sommes assurément forts marris de n'avoir point accompagné vostre équipage hier soir mais sachez qu'il s'agit là d'un odieux concours de circonstances et qu'en tout état de cause nous n'eûmes point le choix, occupés que nous estions à estourbir toute une bande d'odieux mécréants qui s'estoient sournoisement dissimulés aux portes de la ville dans l'intention de vous enlever.
Le temps que nous fassions sentir à ces coquins le poids de notre courroux et qu'il se desbandent en piaillant dans les forêts du Comté, laissant derrière eux moult victimes navrées par la danse de fer et de feu de ma vaillante épée, vous-même aviez pu prendre le large en toute sécurité et je me réjouis de savoir que vous êtes désormais arrivée à bon port.
Je ne me réjouis pas moins d'apprendre que vous brûlez de revenir me chercher. Sachez donc que je vous attendrai ici-même en quelque aimable auberge, ne me nourrissant que de livres saints et du souvenir parfumé de votre admirable présence.
Veuillez présenter mes amitiés à votre oncle, ce grand poète à la voix d'airain, et mes fervents hommages à vostre si délicieuse tante.
Vostre serviteur dévoué, votre esclave pour ainsi dire et pour les siècles des siècles,
le Vicomte Eugène du Rabailloux.
Et voilà !
Il ne restait plus qu'à écumer les tavernes pour se remonter le moral.
_________________
Eugène Cheminard, dit le rabailloux