Enfin, le jour tant attendu était arrivé. Mille et une fois, je m'étais imaginé cette journée, celle de ma première vraie allégeance, celle qui ferait de moi désormais et à part entière un membre de la noblesse languedocienne. Une personne que l'on devrait respecter et dont l'avis, les conseils et l'aide ne seraient plus repoussés en raison de mon jeune age mais bel et bien demandés. Fini l'héritier trop jeune et sous tutelle d'une lignée sommeillant depuis trop longtemps, voici venir Jehan-Djahen, Bar de Portes et d'Etsat, Senhèr de Confolenç, moi quoi ! Désormais, j'ai les mains libres, je peux agir comme il me sied sans attendre l'aval d'un tuteur trop souvent absent, sans avoir à subir les discours moralisateurs d'un précepteur tourné vers un passé révolu depuis des décennies, si ce n'est même un demi-siècle...
Qu'il me tarde d'étendre mes ailes et de pouvoir leur prouver à tous -et surtout à ceux qui me jugent sur mon sang, que je peux sortir de l'ombre de ma famille. Je ne serais ni juriste, ni médecin, ni politicien, ni guerrier ou même religieux, je serais moi ! Je tracerais ma voie et l'on ne me dira plus jamais : «
Tes grands-parents ou tes parents auraient fait ça comme ça ! » ou même «
N'essaies pas de les dépasser, la barre est bien trop haute et tu es si jeune encore ! » ; Au contre, l'on dira de moi : «
Qu'il est étonnant ce petit ! », «
Bon sang ne saurait mentir, il est à la mesure de ses aïeux ! » ; Oh oui, je le leur prouverais à tous ! Ces mois passés à Exat, seul et reclus, à réfléchir à me projeter dans l'avenir ne m'avaient amené qu'à une seule et unique conclusion. Je devais changer, secouer la poussière et m'affirmer, quitte à déplaire à mes proches. C'était d'ailleurs une bonne idée ça, peut-être qu'ils remueraient enfin si je sortais un peu du moule qu'ils m'avaient forgé. Non pas qu'il soient inactifs, mais ils n'allaient vraiment pas dans le sens que j'attendais d'eux...
Mais avant d'y aller, il fallait m'habiller. Un Baron en braies, ça ne serait surement pas du goût de mon Suzerain et encore moins de la Dame de Glace, hors je me devais de paraître tel que je suis. Beau, brillant, bien de sa personne, raffiné, cultivé et surtout, différent du reste de ma famille. Qu'ils étaient ternes avec leurs mises trop sobres, rien à voir avec Paris et la Cour. Ma famille ? De vieux provinciaux avec une vieille mentalité dans un vieux château et semblant avoir honte des biens matériels et de la richesse. La richesse, parlons-en...
Une montagne de dettes, des fortifications inachevées et de vieux soldats bedonnants, voilà ce qu'ils m'avaient laissé. Et que mon tuteur avait fait croitre... Entendez qu'il avait augmenté les dettes, laissé se délabrer les tours de guet et abandonné à la contemplation de leur nombril les gens supposés me défendre. Inutile de dire que sitôt mon allégeance acceptée, il y allait en avoir un qui aurait une belle surprise. Oh oui, ça allait lui faire tout drôle de se retrouver chassé de son domaine et jeté sur les routes... Ensuite une bonne levée d'impôts sur ces paysans qui se la coulaient douce depuis que les Shaggash avaient obtenus leurs fiefs, histoire de remplir mes coffres, rembourser les usuriers lombards -maudits spinozistes ceux-là, et me préparer un petit pécule de départ pour mes projets ! Enfin bref, oui, il me fallait m'habiller !
Une bonne chemise pour me tenir chaud, recouverte d'un haincelin vert, brodé de fils d'argent et bordé d'hermine, tenu par une large ceinture de cuir à la boucle ouvragée à laquelle pend une aumônière de bonne facture, cuir de cheval le plus fin et pierreries. De longues chausses blanches, collées et une braguette volumineuse, colorée et insolente dans laquelle j'ai cachée une brioche longue pour ma collation. Après tout, mon grand-père était noir comme le charbon et vu ce que l'on dit des gens ayant cette teinte naturelle, associer mon ascendance avec cet ornement de Cour devrait me permettre de faire le plus bel effet sur les dames, tout en asseyant ma vigueur face aux vieillards rabougris que je risque de rencontrer. Enfin, rabougris ils ne le sont pas tous. Il suffit de voir avec quelle ardeur mon oncle de cur courtise la blonde Eirwen pour être sur qu'il a conservé, si ce n'est ses deux bras, tout de sa passion. En tout cas, avec mes belles poulaines bien longues me voilà habillé. Mon miroir ne m'offre pas le plaisir de me voir en pied, il est bien trop petit pour que je puisse m'y admirer, mais le regard de la servante qui vient de me vêtir en dit long. Si elle est gentille et propre, peut-être aura-t-elle le droit de venir me laver ce soir. Donà Ariana qui s'est occupée de m'enseigner la morale, en bonne religieuse, n'approuve pas ma décision d'attacher à mon service de jeunes femmes de belle apparence. Elle ne comprend pas que si j'ai agit de la sorte, ce n'est que pour mieux récompenser les plus anciennes. Désormais, ces belles têtes grises peuvent se reposer en lavant les planchers, le linge et la vaisselle... et moi, j'aime bien mieux le nouveau décor. De toute manière, il fallait renouveler le personnel, donc autant se faire plaisir au passage, non ?
Mais déjà me voilà quittant la chambre de l'auberge, laissant mes gens uvrer pour que tout soit en ordre à mon retour. Après tout, je loue un étage entier, j'entends donc qu'un repas digne de ce nom m'attende, que du linge frais soit tenu prêt et que l'eau de mon bain soit en train de chauffer lorsque j'y remettrais les pieds. Sur le chemin, tenant le haut du pavé, je m'imagine mon arrivée, triomphale obligatoirement et les regards d'envie. Hormis quelques rares privilégiés, l'essentiel de la noblesse locale et justement locale, ils sentent le terroir, le vieux, le ringard. Ils ne savent rien de Paris et de la dernière mode, tandis que moi, je me tiens informé, je me renseigne. Je suis dans le vent, beau et sur de moi comme le Magnifique, j'inspire l'expérience et la virilité comme le Corbeau et bientôt, oui bientôt, je serais riche comme l'Ours...
Sauf que la cérémonie vient de commencer et que je suis en retard. Quand je rentre, le Roy d'Arme, mi-femme mi-glacier prononce son petit discours et invite Donà Cebyss à s'avancer. Tu parles d'une entrée réussie. J'ai seize ans, je suis beau jeune et fier, mais là je me sens con. Arriver en retard pour sa première allégeance, franchement question blaireau je m'impose là. Bon, on va essayer de se faire discret alors, ça ne devrait pas être trop dur avec les trois demoiselles qui viennent de débarquer et ceux qui déploient une banderole. Toute une cérémonie en perspective...
Et en attendant qu'on m'appelle, tout en me frayant un passage vers « oncle » Finubar, -Fifi pour les intimes, je vais en profiter pour voir s'il n'y aurait pas quelque jeune noble qui pourrait s'avérer un bon parti sans être trop laide.