[Orthez, vendredi 13 Mars 1457]
Un monde en pente douce. Droit, lisse, le toboggan des âmes.
Depuis quelques jours, Constant n'avait qu'à se laisser aller pour vivre. Il pouvait dériver, capitalisant en inertie l'élan de ses bouffées de vie. La fièvre créatrice qui rogne l'avenir à la mâchoire de l'instant est une chiquenaude, qui sait la maintenir à vie est un dieu, il a la vie courbe, celle qui, à chacun de ses instants abstraits, supportée d'un effort persistant, diffus, épais, livre à la postérité sa direction générale. Il n'y a d'avenir qu'évident.
Qui se contente de savoir la susciter chez l'autre est déjà un génie. Il est démiurge de l'évolution, architecte d'une direction nouvelle, ouvrier d'une galerie des possibles creusée au flancs du néant. C'est un créateur, mais rarement un artiste. Il ne saurait se satisfaire d'interroger la matière selon les canons esthétiques d'un procédé partiel et déterminé. Au contraire, porté par l'ampleur de son impulsion, il fait de chacun de ses actes la matière à laquelle la main de Dieu, remontant du fond des âges pour pointer une direction que lui-même ignorera toujours, donnera forme. Ce sont les créateurs des grands mouvements de foi, ceux que l'on raille, deux millénaires plus tard, mais que l'on invoque en cachette face au poids de la vie, au doute, au chagrin, à la mort bien sûr.
L'art est la consolation des mystiques avortés.
Constant, pour sa part, n'était assurément pas un dieu, et le fait qu'il vive vers le bas, ces derniers jours, en donnait un témoignage suffisamment éloquent pour ne pas avoir à s'appesantir plus longtemps sur ce point. Il n'était sûrement pas un artiste, ou du moins, déployait une énergie farouche à ce que personne ne puisse dire de lui qu'il en était un. Les artistes revendiqués sont apolliniens, ils font courir leurs doigts sur les descendants de la lyre. Ils font vibrer les cordes des harpes, des luths et des monocordes, ils égrainent la raison au son nasillard de leurs cordes. Ils ratiocinent, et intellectualisent les sens. Ils divisent, mesurent, comparent, et la musique, le souffle de l'expression, se fige en harmonie. Ils rusent par arpèges, par gammes, par cycles. Les plus fourbes se cachent derrière la rupture du rythme, mais tous restent monistes, et l'apparence de mouvement, chez eux, n'est que ritournelle autour d'un thème monolithique.
Assurément, cette vision des choses ne se tient pas, en l'état, et Constant en était suffisamment conscient pour ne jamais vraiment polémiquer à mots ouverts sur ce thème. Déjà, s'il méprisait la lyre, il n'aimait guère plus l'aulos. Les flûtes à l'haleine avinée de Dionysos ne le séduisaient pas. Les instruments pneumatiques vibrent à l'air chaud et digéré qui remonte du ventre, ils gagnent en vulgarité, en truculence malsaine ce qu'ils perdent de la pusillanimité de leurs confrères. Difficile donc, pour le jeune homme, de se positionner vis à vis de cette alternative. Impossible, toutefois, de la rejeter en bloc.
En réalité, nous sommes ici en présence d'enjeux psychologiques qu'il serait trop long d'analyser, retenons donc simplement, de manière à nous en tenir à la voix de Constant lui-même, qu'il n'était pas un artiste.
Mais était-il un mystique ? Ici, la réponse est plus simple à donner, et elle est négative. Il était pourtant fortement sujet à la créativité, et voyait régulièrement sa vie rehaussée d'une sourde intuition vitalisante. En cela, il pouvait compter sur une sensibilité écorchée. Les larmes du coeur lubrifient la rampe du canon à rêves, et bien qu'il ait appris à circonscrire ses émotions dans le cadre d'une rationalité maîtrisée, il veillait toujours à ne rien perdre de leur afflux créatif. A vrai dire, il n'avait guère le choix, il ne disposait pas d'une existence saturante sur le plan émotionnel. Il avait vécu quelque deuils, mais, si tant est qu'il y ait un sens à l'observer objectivement, rien qui soit hors du commun. Il fallait donc qu'il fasse résonner les harmonies sensibles, jusqu'au fond des évènements les plus anodins. La vie à l'endroit, tournée vers la finalité sans fin, est à ce prix. Et le coût se chiffre en risque, sur le marché des émotions, car il est nécessaire de savoir se prémunir d'une trop grande sensibilité. Chaque vie a ses microdrames, et le voile de l'existence humaine est tissé à la trame de petites tragédie microscopiques. Chaque amour est un absolu que la routine assassine, et l'être sensible est tenu par les exigences de sa propre survie à se protéger de cette surabondance émotionnelle. Il se mure, s'enferme, se perd en habitude, pour endurer l'intolérable. Il extrait son âme du milieu ambiant qui la baigne dans un lit d'émotions perpétuelles, et l'enferme dans le monde de l'idéalisation, sur la scène de la représentation sociale. L'aliénation, c'est à dire s'arracher à soi est, sur le plan esthétique et sensitif, la condition nécessaire d'une vie normale.
Nous ne sommes autistes que dans l'exacte mesure où nous ne le sommes pas.
Pour sa part, Constant était plutôt habile. Il savait, à l'occasion, se faire l'auteur de sa propre vie, et effleurer sans brûler son esprit le flux igné de l'expérience esthétique brute. Il en retirait une force de caractère et une grande vitalité ontologique, ce qui lui permettait de soutenir régulièrement l'élan de sa vie, qui ne retombait jamais trop longtemps en paresse.
En plus bref, Constant était un esprit que l'on pouvait qualifier d'original. Toutefois, une certaine inhibition d'ordre psychoaffective l'empêchait encore, à cette époque, d'exploiter pleinement les possibilité que lui donnait cette caractéristique. Il est impossible de savoir s'il parviendra un jour à la surmonter. Pour cette raison, l'influence qu'il exerçait sur autrui était proprement négligeable. Nous en venons à la proposition finale, et pouvons, en reprenant le vocabulaire qui a été posé précédemment, conclure que Constant était un mystique avorté qui refusait la consolation que lui offrait la pratique artistique. Avorté, donc, mais pas résigné. Il s'agit là d'une formulation grossière, mais pas entièrement fausse, ce qui est bien le plus haut privilège auquel une affirmation puisse tendre.
Suffit.
Il semblait nécessaire de fournir ces quelques précisions, de manière à déterminer précisément l'état d'esprit qui était celui de Constant lorsqu'il fut sujet de la cocasse expérience qu'il s'agit à présent de dépeindre. Le principal écueil qu'il s'agissait d'éviter était que ce ressenti si particulier soit interprété comme un désoeuvrement, précisément car, à l'inverse, il s'agissait plus exactement en une sorte de confiance exacerbée, bien que diffuse.
De manière plus concrète, cet épisode de doux flottement se manifestait dans la vie de Constant par une sorte de nonchalance passive. Cela faisait quelque jours qu'il ne faisait rien. Non pas d'un simple point de vue factuel, car à bien y regarder, il est strictement impossible de ne rien faire sur ce plan, et, au fond, le jeune homme avait les mêmes activités quotidienne que d'habitude. Simplement, il n'était pas vraiment là, pas investi. Il répétait les choses qu'il faisait jusque là, et s'en satisfaisait plutôt bien, en attendant un mieux qu'il ne commandait pas.
En l'occurrence, nous nous trouvions à la nuit tombée, et Constant s'apprêtait à tirer le rideau de cette journée en fermant les paupières. Il était seul, pour l'ultime scène de cette représentation quotidienne, comme souvent à l'heure de se coucher, d'ailleurs. L'air de rien, la seule exception notable à cette règle instituée depuis plus de dix ans avait été le bref séjour de la Castaña. Constant avait souvent été en position de partager son logis avec d'autres personnes, en voyage, à la belle étoile, en croisade... Mais là il s'agissait de son foyer à lui, c'était bien différent. Il investissait d'ailleurs fort peu cet endroit, humble maisonnette à quelque pas des berges du Gave de Pau. Il abhorrait le luxe, et préférait vivre dans un environnement dépouillé de tout le superflu. Quelques meubles, donc, mais du fonctionnel. Les stigmates du passage de la jeune femme, qui avait laissé là quelques affaires, constituaient les seules entorses à cet utilitarisme d'intérieur. Néanmoins, Constant aimait bien cet endroit, qui lui servait de lieu de retraite pour les fois où il avait envie de ne voir personne. Il s'y enfermait parfois, pour profiter du recueillement que lui imposait la quasi vacuité des lieux. S'il y avait réfléchi, d'ailleurs, il aurait pu voir dans l'acte d'inviter une fille, quelles que soient les conditions, particulières en l'occurrence, à venir investir cet endroit, la marque d'un changement de comportement assez significatif.
Mais il n'était pas dans son humeur du moment de le faire.
Il était allongé dans son lit, lisant des papiers à la lueur d'une bougie. Il serait bien trop fastidieux de chercher à détailler le contenu des documents en question, car l'occupation essentielle de Constant, durant la majeure partie de la journée, en dehors d'un temps de travail qu'il limitait au strict minimum, était de fouiner un peu partout pour trouver des choses à lire. Ce n'était pas évident, à force, car les sources de documentation étaient plutôt limitées, et surtout, non renouvelables. Il n'était pourtant pas exigeant, et lisait à peu près n'importe quoi, ce qui nous permet d'en revenir au vif manque d'intérêt qu'il y aurait à chercher à s'appesantir plus longtemps sur la caractérisation des textes qu'il lisait en ce jour précis.
Non, ce qui est bien plus important, essentiel, même, pour le cours du récit, c'est d'en venir à parler du moment où Constant s'endormit.
Commençons d'abord par poser une thèse assez simple, concernant l'activité onirique. Il ne s'agit pas ici de la défendre vertement, l'objectif n'est ni didactique ni polémique, il n'y aura donc aucune argumentation de quelque ordre qu'elle soit. Nous voulons simplement poser en quelque mots le support théorique sur lequel se brodera le récit qui suivra. L'acte d'écrire, fut-ce pour ne raconter qu'un évènement banal de la vie quotidienne, est toujours gros d'une infinité de positions philosophiques aussi complexes que profondes. L'auteur ne prend généralement pas la peine de les souligner, ce qui ne pose aucun problème tant qu'elles restent dans la droite ligne de ce qui est communément admis. Ici, il est légitime, et somme tout incontournable, d'en passer par une mise au point préalable, car l'arrière plan qui donne à l'histoire son relief va en grande partie à rebours de la métaphysique inconsciente du sens commun, tout en sachant que le récit se veut réaliste. Il est donc nécessaire d'expliciter le cadre, afin que, le cas échéant, les sceptiques puissent, au terme de leur lecture, savoir à quoi s'en tenir.
Un rêve ne dure pas. C'est un état psychique s'imposant à l'esprit dans un état de conscience paradoxal, celui du sommeil. L'état de sommeil sera ici considéré comme étant caractérisé par un relâchement des mécanismes inhibiteurs du cerveau. Le rêve ne dure pas, car ce que nous nommons ainsi est la recompilation, la mise en forme, le déroulement orienté de la masse informe d'impressions psychologique en couleurs, formes, sons, et tout autre symbole intelligible, que l'on opère au réveil, à la reprise de l'activité cérébrale. Le rêve en lui même, donc, ne dure pas, il est purement rétrospectif.
La conséquence de cette affirmation est assez simple, pour ce qui nous intéresse, et peut se résumer en disant qu'il est possible de monter un rêve cohérent, détaillé, et étendu dans le temps, alors que l'endormissement, ou le ressenti réel des émotions ayant servi de matière durant le sommeil, n'aura duré qu'un instant.
A titre d'exemple, citons l'exemple fameux du rêve de la guillotine. Le sujet rêve qu'il est condamné à mort. Il voit le déroulement du procès, la sentence, et se réveille lorsque la guillotine percute son coup. Une fois éveillé, il se rend compte que la flèche de son lit s'est démise, tombant sur ses vertèbres cervicales. Il est bien évident que l'intégralité de son récit onirique, qui avait donné l'impression de durer, est fondé sur cet évènement précis, lequel, comme le confirme la mère du sujet, témoin de la scène, provoqua son réveil immédiat. Il est donc manifeste que le rêve n'a pas duré.
Tenons-en nous là.
A présent, revenons à Constant, qui n'avait toujours pas soufflé sa bougie. Pourtant, la tête jetée en arrière sur l'oreiller, les parchemins éparpillés sur le torse, il semblait manifeste que le jeune homme somnolait, livrant son esprit en pâture à un endormissement imminent.
Bien évidemment, l'inévitable finit par se produire, et Constant s'assoupit, engourdissant du même coup le protectionnisme cérébral. Il ne serait pas très difficile d'évaluer la durée de ce petit épisode de sommeil, qui ne dura pas plus de quelques minutes. Cela ne serait pas intéressant.
Ce qui l'est, en revanche, et hautement, est d'évoquer l'état psychique du jeune homme durant cette courte période.
Au début, l'esprit, profitant du besoin de repos de son maton, ose à peine s'aventurer dehors. Il tâtonne, hésite, marmonne, fait les cent pas sur la pointe des pieds. Petit à petit, il libère sa fantaisie, et révèle sa nature. Le filet de sa voix s'engorge de décibels, jusqu'à devenir une sirène hurlante, ses pas timides se font plus amples, percutant le sol d'une empreinte toujours plus profonde, ses tâtonnements se font danse, et la lente pavane de la prudence cède la place à la frénésie d'une gigue fantasque. Parfois, le maton se réveille à temps pour surprendre son captif, c'est alors que l'on a l'impression de garder un souvenir du rêve. Le plus souvent, l'esprit repu de récréation se calme, et retourne lui-même s'endormir dans sa cage.
Quelque fois, un dernier cas de figure se manifeste, celui où l'esprit fait tellement de bruit qu'il réveille lui même son gardien. C'est plus ou moins ce qui arriva à Constant ce soir là. Alors que son esprit retrouvait peu à peu les prérogatives de la liberté, il fut coloré d'un sentiment très fort. Il serait vain de le caractériser, mais il était intense, assez lourd pour que sa chute dans la cour de l'esprit entraîne le réveil immédiat. Combien de temps resta-t-il ? Difficile à dire, à peine celui que mettait une blonde, à cet instant et si loin d'ici, pour rendre son dernier soupir.
Le jeune homme se réveilla, donc, et traduisit de ce fait ce sentiment en une chorégraphie d'objets et de formes intelligibles.
Il était seul, dans un premier temps. Cette solitude était non seulement matérialisée par l'absence de toute autre personne avec lui, mais également par celle de toute forme d'existence alentour. A cet instant de sa recompilation a posteriori, Constant n'était entouré de rien. Il était vêtu d'une robe noire, telle que celles dont s'habillent les hommes d'Église, mais, étrangement, cela ne l'interpellait pas le moins du monde, comme si c'était là chose commune. Il tenait dans ses mains un manche de bois, terminé par une tête hérissée de poils, qu'il frottait activement sur le sol. A ce stade de la mise en forme, les actes de Constant étaient tout à fait mécaniques, et il ne les gratifiait d'aucun sens particulier.
Il avait la sourde impression que cette situation aurait bien pu durer éternellement, que c'était là la situation initiale de toute chose, qu'il soit là, au milieu de rien, à frotter un sol inexistant. D'ailleurs, à proprement parler, il ne put en aucun cas percevoir le temps qu'il resta ainsi, à répéter inlassablement cette chorégraphie habituelle. Il était encore embourbé d'inconscience, et son émergence dans ce monde minimaliste était entourée de suffisamment de flou pour qu'il soit rigoureusement impossible d'en marquer l'avènement. Il était là, et voilà tout, comme un être vivant s'égarant dans le tableau d'un peintre. Imaginez la Joconde si elle se mettait à durer, si elle se prenait, un beau jour, de l'idée de remplir son monde, plat comme l'immuable, de l'épaisseur de la vie. Pourquoi ce sourire, en permanence, toujours le même, ces vêtements, ce décor, cette coiffure ? Que pourrait-elle comprendre, si on lui donnait la curiosité, de ce monde bègue à répétition sans motif ?
Rien, probablement, elle souffrirait, pâle étincelle de vie dans un cimetière de peinture écaillée, elle en viendrait bien vite à appeler de ses voeux la fin de cette mascarade d'existence, et sourirait d'embarras, gauche et ridicule, fille prodigue de la nécessité d'un monde sans épaisseur. Elle ne pourrait rien changer, et ne pourrait même pas imaginer concrètement ce qu'il pourrait y avoir pour qu'il en soit autrement.
Constant était plus ou moins dans cette situation. Son monde à lui bougeait, mais de manière semble-t-il mécanique et déterminée. Il restait toujours cette même nécessité implacable et aveugle, cette loi impérieuse qui rendait nécessaire que les choses fussent ainsi, que lui, Constant, pour persévérer à être lui-même, devait agir ainsi, dans ce milieu, et que la moindre entorse à cette évidence le détruirait irrémédiablement. A vrai dire, la seule difficulté technique, pour un dessinateur ingénieux voulant donner une représentation picturale de la scène, aurait été de figurer le mouvement de la tige de bois, et pour peu qu'il soit possible d'en restituer le cycle dans un moment unique, Constant aurait pu rejoindre la Joconde au cercle des amputés de l'ipséité.
Toutefois, les choses ne s'orientèrent pas ainsi, et le monde s'épaissit. La première manifestation de ce changement fut le faible souffle du vent qui décoiffa légèrement le jeune homme. Pour légère qu'elle fut, cette brise timide réussit à faire tourner les ailes du moulin, et les roues de la mémoire se remirent en marche. Constant put enfin reprendre son souffle, et cessa son éternel soupir. Ne restait plus qu'à attendre.
Attendre la personne qui réveillait le monde.
A cet instant, Constant était tout à fait calme, il savait ce qu'il avait à faire. Toujours plus ou moins les mêmes réponses à fournir, les mêmes craintes à dissiper, les mêmes présentations à faire. Il épousseta sa robe du revers de la main, machinalement.
Cela ne servait à rien, ici, et le jeune homme le savait parfaitement. Il n'y avait pas de poussière, ici, pas la moindre saleté à chasser, mais l'acte était important. Les épisodes où Constant pouvait durer, chevauchant le souffle du vent, étaient très fréquents, innombrables même. Mais, comme chaque expérience vécue, ils avaient une fin, et cette finitude les rendait précieux, car de l'autre côté, lorsque la bise retombe, c'est à l'éternité qu'il retournait. Profiter, donc, tel était le maître mot. L'acte de s'épousseter avait tout d'un comportement relique, ultime bastion comportemental de l'existence terrestre qu'il avait menée, qu'il se plaisait à revisiter, à redécouvrir intégralement, entre chaque cure d'infini. C'est lui-même que Constant exhumait à travers ce geste simple. Il se souvenait à présent de quel homme il avait été, de ses craintes, de ses doutes, de ses amours déçues, interdites. Comme à chaque fois, il se prit à rêver de mourir un jour. Pour changer les rôles.
Il n'était plus tout seul à présent, et ce fut une jeune femme qu'il vit arriver auprès de lui. Une jeune femme blonde, qu'il reconnut aisément, sur la lancée de ses souvenirs de chair. Elle était allongée, encore un peu transparente. Elle ne s'en rendait probablement pas compte, mais tout cela prenait du temps, elle se transférait ici peu à peu. Bientôt elle serait pleinement là, et, lorsque, enfin, elle admettra son sort, elle se lèvera. Le temps qui était nécessaire à cette opération variait énormément en fonction des personnes, et Constant se faisait un devoir de ne pas interférer encore à ce stade du processus. Il y a des gens qui meurt lentement, qui retardent toujours plus le moment où l'espoir et son lot de censure les quitte.
Voilà, la jeune femme était debout, une de moins sur la terre. Elle regardait, surprise, cet endroit si surprenant. Qui sait ce qu'elle venait de quitter ? Un combat, une noyade, une maladie ? Elle se retrouvait là, dressée, perpendiculaire au flux du temps, les cheveux fouettés par le vent, au beau milieu de rien. Elle voyait sûrement un jeune homme brun la fixer, de noir vêtu, tenant derrière son dos un balai.
Constant devait parler à présent. Il savait d'expérience qu'il ne gagnerait rien à la laisser dire. Les questions qu'elle poserait, il les connaissait déjà. La mort est un évènement face auquel nul n'a la force d'être original. Toujours les mêmes rengaines, les mêmes craintes, les mêmes interrogations. Mieux valait anticiper. Ainsi, sans bouger, les mains derrière le dos et un petit sourire désabusé dessiné sur les lèvres, Constant à la vie en sursis qui se tenait face à lui :
Bienvenue
Dérisoire entrée en matière que Constant appréciait. La mort n'était pas pour lui un évènement suffisamment important pour qu'il soit nécessaire d'être emphatique. La naissance oui, était un évènement au sens fort du terme, car elle mettait en scène l'irruption d'une nouveauté brusque et radicale. La mort ne créé rien, elle ne fait rien avancer, le seul enjeu, de taille, certes, mais froid et prosaïque, était de tâcher de s'acquitter de cette formalité correctement. Vis à vis de cette exigence, Constant avait postulé, de sa propre initiative, pour devenir fonctionnaire chargé de la bonne tenue de ce non évènement.
Vous êtes arrivée sur la tranche du monde, et le souffle du temps qui passe fait danser vos cheveux.
Vous êtes à la croisée des chemins, à la frontière de l'au-delà, au coeur de l'instant privilégié entre tous où vous basculez de l'autre côté.
Cet instant est à vous, il durera tant que vous aurez besoin de le maintenir, pour partir en paix.
A vos pieds, s'épanouit le monde que vous quittez, que vous pouvez à présent observer sous un angle unique.
Constant désignait le sol, qui brillait à présent d'une couleur unique qu'il ne regardait pas. Il la connaissait trop bien, lui, cette couleur indéfinissable, totale, absolue, cette qualité pure qui vous jetait aux sens l'intégralité de tout ce qu'il y a à voir.
Regardez le par la tranche, le tableau transparent du monde. Voilà ce que vous voyiez jadis comme autant de formes, de personnes, d'actes, de pensées, de sentiments. Sous vos pieds des enfants meurent, d'autres naissent, des couples s'aiment et se déchirent. Mais tout cela n'importe que très peu, voyez comme tout est simple et comme chaque évènement que vous pouviez imaginer avant ne faisait que balbutier l'évidence que vous voyez à présent.
Le monde en coupe transversale est simple, un et indivisible.
Mais pourquoi lui disait-il tout ça ? Elle devait bien le voir, après tout, et tous les mots qu'il pourrait dire n'éclaireraient en rien cette évidence qui se suffit à elle-même. Peut-être s'ennuyait-il ? A vrai dire, il l'avait suffisamment vu, ce monde en dehors duquel il vivait, il ne se plaisait plus à le découvrir. Il était là pour que les gens s'arrêtent, et puissent mourir à l'endroit, l'oeil braqué sur cette vie qu'ils quittent. Sans aide, la plupart des âmes s'envolent, et négligent d'apprécier leur mort.
La mort n'est pas un état, elle est un passage, un effort, un transfert. Au delà, il n'y a rien, pas d'état spécifique de l'âme morte. Ainsi, chaque être sera mourrant un jour, mais il n'y aurait aucun sens à dire que chacun sera mort. Il y a simplement passage de l'existence à la non existence, et seule cette transition compte. La mort n'est donc pas éternelle, au contraire, elle est brève, fuyante, comme le fil d'un rasoir. Il faut apprendre à mourir, à saisir ce passage pour profiter de lui, lorsque, dos à la porte de l'oubli, nous pouvons enfin embrasser d'un seul coup d'oeil la pièce que nous quittons. Alors, et alors seulement, nous pouvons véritablement comprendre.
Mais lui, Constant, ne mourrait pas, il vivait sur le temps de la mort des autres. Quel intérêt y avait-il pour lui à regarder ce monde dont il s'était exclu en endossant ce rôle ?
Pas grand chose à vrai dire, et comme à chaque fois, il fut pris d'une grande lassitude, qu'il combattit, comme d'habitude en se remémorant ce pourquoi il avait voulu vivre là.
La jeune femme elle, regardait à ses pieds. Que chercherait-elle à y voir ? Peu importe, en fait. Ce qu'elle voulait, l'essentiel étant qu'une fois debout et prête à disparaître, elle sache à quoi s'en tenir. On se trompe toujours par défaut, dans l'évaluation du monde alentour. Le mal est une illusion de perspective, il convient, dans un ultime regard, de l'évacuer en voyant les choses d'un coup. Elle avait à présent un oeil en chaque recoin, chaque lieu, et pouvait tout saisir. Qu'aurait-elle pu haïr ?
Rien, en fait, pas même elle-même.
Il n'y a qu'un seul instant, qu'une seule image, une seule sensation, qui importe vraiment dans la vie d'un homme, c'est celui sur lequel il tirera le rideau de son existence, qu'il adoubera d'un clignement de paupière comme étant éternel. L'on commet souvent l'erreur de penser qu'il est plus simple de quitter quelque chose que l'on n'aime pas. En vérité, à l'heure de la mort, il n'y a rien de plus faux. L'on pleure plus une mère absente ou un père maltraitant que des parents irréprochables, et une seconde de bonheur à venir vaudra toujours plus que des siècles de souffrance passées. Qui meurt aimant ne meurt pas seul, il emmène avec lui, sur les sentiers du néant éternel, les amis, les amantes, et celui qui sait se retourner pour regarder autour de lui à l'heure du passage, celui, donc, qui revoit, non pas sa vie, mais l'univers entier défiler en un instant unique, meurt en apothéose et se fond dans le monde comme une goutte d'eau à l'océan.
Constant était là pour braquer les regards, car sans aide, rares sont les âmes suffisamment courageuse pour mourir sans penser à elles. La jeune femme blonde était debout à présent. Elle en avait suffisamment vu, et arborait sur son visage la sérénité rayonnante de la vraie certitude. Envolées les discordes, les tristesses, tous les petits froissements d'être qui ne pèsent que du poids de l'erreur. Elle avait compris, et pardonné les affronts, les traîtrises, les abandons. Elle pouvait partir à présent, sans rien regretter.
Toutes n'avaient pas eu cette chance, et les morts en apnée étaient légions, expirant à jamais, haletant en rond, éternels suffocants n'ayant pas su saisir leur chance, démiurge d'un tableau éternel où le spectre de la souffrance est peint à l'encre de leur manque de lucidité. Qui meurt en tort meurt à moitié, et répète sans cesse ce moment. Parmi eux, une personne, avait toujours attiré l'attention de Constant. Une jeune femme, morte noyée, qui aura probablement bâti un monde bien laid du pinceau des paupières à l'heure du dernier battement. Elle était probablement seule, dans sa toile, à peupler ce monde triste. Un monde froid, bleu comme l'eau qui l'aura tuée, comme son corps noyé, dans lequel seules ses mèches rousses brilleront, offrant au spectateur curieux le déchirant spectacle d'un insoutenable gâchis.
Mais le jeune homme ne souhaita pas y penser. Il était trop tard, et les âmes ne trépassent qu'une fois. Il avait seulement pu se promettre, pour lui-même, qu'elle serait la dernière à faire pareil naufrage.
La jeune femme blonde, elle n'aurait pas ce problème, et Constant en était content. Il était à présent face à elle, pour l'ultime étape du voyage. Ils se tenaient les mains, alors qu'elle se laissait tomber en arrière, face à la vie, pour rejoindre la toile de ceux qui meurent heureux, cette oeuvre si particulière, où tout le monde est ensemble, ce tableau caressé par le vent qui le met en mouvement. Celui qui vit, qui change, qui bat, qui palpite. Celui où les cheveux des rousses dansent sur le fil des bourrasques.
Il avait lâché ses mains à présent, et la regardait s'éloigner, parallèle à la mort à l'angle droit de sa vie passée. Voilà, c'en était fini, elle était morte, cette jeune femme que Constant avait si bien connu. Il était plutôt satisfait, car elle avait semblé saisir cette chance qui lui était donnée. C'était une belle mort, une vraie mort, une mort gaie.
Constant, lui restait seul. Il commençait déjà à sentir la compression éternelle qui aplatit la durée. Il allait reprendre sa place dans le tableau, et replonger dans l'infini. Tel était son lot, celui qu'il s'était créé sur mesure, petit homme au défi de l'éternité. Qui d'autre aurait pu le faire ? Qui aurait pu être assez lucide pour comprendre, et assez doué pour mourir en continu, parasitant les instants funèbres des autres dans leur propre intérêt ? Personne, à l'évidence. Il devait donc le faire, rester là à mourir et renaître sur le temps des autres, balayeur funambule habitant sur la tranche du monde.
Voilà ce que l'on pouvait dire de la forme que prit le rêve. Une succession de couleurs, de formes, de sentiments isolés se bousculant à la porte du coeur, qui s'était déroulée en un instant, au moment précis où l'éveil remettait en branle la pellicule de la conscience.
Constant n'y accorda pas vraiment d'attention, il faisait régulièrement des rêves étranges, tels que celui-ci. En outre, il était somnolent, et il se faisait tard. Il souffla la bougie, et s'endormit pour de bon.
Quelques jours plus tard, il apprendra que son amie Diane d'Azayes est décédée. Comme toujours, il ne paraîtra pas spécialement affecté. Il soulignera à quiconque lui ferait remarquer ce détachement de façade que des gens meurent à chaque instant, et qu'il serait singulièrement égoïste, et proprement prétentieux, de s'autoriser à considérer que le fait que l'on connaisse la personne décédée soit de nature à donner un caractère intrinsèquement triste à la chose. Toutefois, il ne se trompera pas lui-même, et sera, sans l'admettre, réellement affecté de cette disparition. Orphelin serait d'ailleurs un terme approprié. Il se sentait comme un enfant que la perte d'une mère livrait en pâture à la vie, sans protection, sans filet. Il décida toutefois de maintenir les projets qu'elle et lui avaient en commun. En effet, il s'agissait là de deux esprits saillants, et le frottement des deux suffisait bien souvent à produire l'étincelle d'une idée, d'un concept. En cela, elle lui manquera réellement. Mais d'un autre côté, placé en face de ses responsabilités, il n'est pas faux de dire que cette disparition aura mit Constant en position de saisir son destin de ses propres mains. Elle meurt, et lui grandit un peu.
D'un autre côté, il est notable que Constant n'opèrera jamais le rapprochement entre cette nouvelle et le rêve qu'il avait fait auparavant. Il n'aura jamais l'audace d'y croire. Pourtant, ce fut au moment précis où la jeune femme gratifia le monde de son ultime soupir qu'il lui lâcha les mains.
Coïncidence ? Pourquoi pas. C'est d'ailleurs ce qu'il aurait cru si on l'avait mis en face de ce fait. Pour original et profond que soit son esprit, Constant était encore empreint d'un certain nombre d'idées fausses, héritées de la tradition philosophique. Notamment, il lui semblait encore, à cette époque, que la localisation des fonctions supérieures, que l'on nomme traditionnellement esprit, était un fait qu'il n'était pas question de discuter. Aussi stupides que lui paraissent les schémas dualistes grossiers, qui font de l'homme le résultat de l'union de deux principes séparés, il ne pensait pas encore à remettre en cause l'idée que la conscience était l'émanation du corps.
Dès lors, il n'aurait jamais pu croire qu'il y ait pu avoir, en l'absence de toute interaction entre corps, que ce soit par contact ou par vision, le moindre commerce entre esprits.
Pourtant il osera un jour, et ira jusqu'à remettre en cause toute relation de l'espace à l'esprit. Débarrassé de tout schéma spatial pour comprendre les manifestations de l'âme, il ne sera plus hostile à l'idée d'une communication à distance. Après tout, il est certain qu'un projectile ne transmet son mouvement que par choc, mais pourquoi celui qui refuse le réductionnisme de la conscience à des combinaisons de mouvement se devrait-il d'admettre cette règle dans le domaine d'étude propre et spécifique qu'il vient de dégager ?
Hélas, lorsqu'il aura admis ce principe, Constant ne se souviendra plus de ce rêve. Il se souviendra de Diane, bien sûr, mais pas de cette nuit comme une autre. Car c'était bien là une nuit comme une autre, seul l'oubli créé la banalité. Il ne saura donc jamais vraiment à quoi s'en tenir. Lui aura-t-il vraiment permis de réussir sa mort, de partir l'âme légère et le coeur plein ?
A elle de répondre...